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Nicolas Prognon

La justice transitionnelle, outil juridique de résistance ou de résilience dans le Chili post-Pinochet (1989-2013)

Article
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1Certains éléments repris dans la cette contribution sont issus de la thèse de doctorat de l'auteur « La diaspora chilienne en France, l'exil et le retour (1973-1994) ».

Introduction

2Le 14 décembre 1989, l’élection de Patricio Aylwin marque le retour formel de la démocratie au Chili. Mais celui-ci doit aussi se matérialiser en instituant une justice transitionnelle. Celle-ci est élaborée autour de commissions ad hoc, une méthode expérimentée en Argentine dès 1984. Ce type d’institutions sert alors d’exemple à d’autres pays sortant de nombreuses années de dictature telle l’Afrique du Sud et sa notoire Truth and Reconciliation Commission en 1995.

3Le contexte chilien est particulier, car Augusto Pinochet a verrouillé le système constitutionnel dès 1989, ce qui garantit en sus de certaines protections juridiques, l’impunité aux responsables des violations des droits de l’homme. Ainsi au gré des différentes présidences et des changements du rapport de force entre les militaires et les civils, la pratique de la justice transitionnelle n’a pas réussi totalement à aboutir à la concorde mise en avant par Patricio Aylwin, lors de sa prise de fonction. Elle était basée sur la volonté contradictoire, d’établir la vérité et préserver l’avenir de la transition en évitant tout conflit avec l’institution militaire. Ce pragmatisme ou cette Realpolitik résulte d’un désir de démocratie visant à remplacer un régime autoritaire et à « y substituer des procédures de légitimation exigeant un temps long, scandé par les échéances électorales et privilégiant la transformation par construction. »1

4Le choix du cadre chronologique, 1989-2013, s’explique par le fait que deux événements au Chili liés à cette problématique marquent l’année 2013, d’une part les commémorations des quarante ans du coup d’État du 11 Septembre 1973 et d’autre part, la réélection de Michelle Bachelet à la Moneda. En outre, dans ce contexte, au début du mois de janvier, deux faits illustrent les atermoiements de la justice transitionnelle. Le 2 janvier, quatre anciens militaires sont arrêtés pour leur rôle présumé dans l’assassinat du chanteur Victor Jara. Le parquet de Santiago accuse Hugo Sanchez et Pedro Barrientos, lieutenants à l’époque du coup d’État, d’être directement responsables de sa mort. Hugo Sanchez s’est rendu à la police puis a été incarcéré. Pedro Barrientos vit aux États-Unis et une demande d’extradition a été présentée aux autorités américaines. Sa veuve, Joan Jara, a déclaré que « si le cas de Victor peut servir d’exemple, nous espérons que justice sera rendue, pour lui comme pour toutes les autres victimes. »2 Quelques jours plus tard, le 11 janvier, en relation avec le conflit qui oppose des grands propriétaires fonciers à la population mapuche, des membres de cette communauté sont condamnés en application de la loi antiterroriste, pourtant estimée injuste par les organisations des droits de l’homme. Ces deux décisions sont révélatrices de ce qu’est cette justice dite transitionnelle et la réalité de sa perception par une société rompue au néolibéralisme et divisée par son histoire. Cette justice ne peut s’appliquer qu’à l’aune des vertus transitionnelles consistant à penser la décision en aval de sa perception sociétale et en établissant un épineux compromis juridique indispensable à la réconciliation nationale. Certes, des progrès ont été accomplis depuis 1989, néanmoins elle reste le creuset de frustrations mnémoniques.

5Aussi la thèse que défend cet article est qu’en vingt-quatre ans, les gouvernements de transition ont tenté d’opérer un travail pragmatique de réparation, de compréhension de l’histoire nationale et de justice. Une ambivalence qui a établi une vérité historique de compromis pour assurer la pérennité d’une démocratie en construction. Notre développement s’articule autour des deux étapes structurantes de cette période. Elle a vu se succéder une phase de réconciliation avec la constitution de différentes commissions pour concevoir des réparations sous la tutelle des militaires entre 1989 et 2000. Au cours de cette décennie, l’avancée principale est que les faits sont reconnus, mais sans qu’il y ait de coupables condamnés. Puis celle durant laquelle les gouvernements de transition vont instaurer une justice plus incitative dans le domaine des droits de l’homme à la suite de l’arrestation d’Augusto Pinochet et à ses conséquences après son retour au Chili de 2000 à 2012. Ce changement de paradigme en termes de perception du passé dictatorial aboutit à des réformes constitutionnelles indispensables. Aussi, pour clarifier notre propos, nous allons revenir ci-dessous sur la notion de justice transitionnelle évoquée précédemment.

I. Conceptualisation de la justice transitionnelle

6Selon le chercheur Pierre Hazan, la matrice de la justice transitionnelle est

« la gestion par le monde occidental de l’héritage des crimes nazis. […] Les tribunaux de Nuremberg marquent la préfiguration d’une figure essentielle près d’un demi-siècle plus tard : le juge pénal international. »3

7Lors des procès des criminels de guerre nazis, les États vainqueurs, et plus spécialement les États-Unis, se posent en champions du droit et vont définir, pour les décennies de la Guerre froide, les valeurs et les principes de la justice internationale. Il s’agit d’un processus normatif qui leur permet de s’émanciper des conventions de Genève et du droit international humanitaire. La Seconde Guerre mondiale dans sa gestion de la justice internationale fait alors office de tribunal de l’Histoire. Les pays vainqueurs souhaitent condamner pour que l’on n’oublie pas les images d’horreur filmées lors de la découverte des camps, mais il convient d’élaborer une stratégie pénale qui aura vocation à être réutilisée par les futures générations. La portée universelle de ces procès donne une dimension politique à cette justice qui se retrouve dans les commissions de vérité et de réconciliation chiliennes qui vont altérer le rapport au droit dans la construction d’une vérité historique.

8La justice transitionnelle fondée sur ces bases va prétendre « répondre aux crimes du passé et aux violences du présent »4, avec comme objectif principal la reconstruction d’une communauté nationale. Elle connaît une montée en puissance en s’internationalisant dès le début des années 1980. En se basant sur la périodisation proposée par Pierre Hazan5, on dégage trois étapes : la première de 1982 à 1992 lors de la sortie des régimes dictatoriaux en Amérique latine et en Afrique pour réconcilier les sociétés, la deuxième entre 1992 et 2001 qui conserve un but identique, mais dans un contexte différent du fait de la multiplication des conflits identitaires et de la judiciarisation des relations internationales à l’instar de l’établissement du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie en 1993, et une ultime phase dans l’ère post-11 Septembre.

9Elle consiste à rendre compatibles justice et transition politique. Le paradigme apparaît aux États-Unis dans les années 1980 dans le cadre du processus de démocratisation qui se produit dans plusieurs régions du monde. Cette nouvelle donne conduit à la théorisation de ce que l’on va nommer la transitologie. Si l’on s’en tient à la définition des transitologues O’Donnel et Schmitter, la transition politique se conçoit comme un « intervalle entre un régime politique et un autre »6 aboutissant à une démocratie. Pour ce faire,

« le temps devient un facteur important du succès ou de l’échec du train des réformes [pour] permettre aux acteurs de consolider leurs positions et d’éluder les pressions inhérentes à la résolution immédiate des problèmes. »7

10De fait, la transition

« où se mêle la dimension objective et qualitative de la dimension temporelle, permet de rappeler que les démocratisations sont des dynamiques qui se déroulent non seulement dans le cadre du temps calendaire et du temps des horloges, mais aussi dans ce temps vécu de la mémoire et du croire. »8

11Selon Norbert Lechner,

« le temps de la transition politique est un moment de forte désynchronisation où certains exigent la perpétuation de l’existant, où d’autres revendiquent la révolution ici et maintenant et d’autres enfin aspirent à des ruptures pactées. »9

12Dans ce contexte de pactes ou de compromis, la justice transitionnelle agrège des outils variés aux finalités parfois contradictoires et elle est symbolisée par les commissions de vérité10. Elles regroupent un éventail de dispositifs comme : les poursuites judiciaires, les structures permettant la mise au jour d’une vérité historique, les initiatives favorisant la réconciliation nationale, les politiques de réparations et les réformes institutionnelles visant à prévenir toute crise politique. C’est pourquoi cette justice renonce à tout recours à la justice ordinaire. Elle apparaît comme « une rhétorique justificatrice imbriquant commissions de vérité et droit pénal international pour légitimer dans le même temps la constitution d’une expertise. »11 Il lui incombe de faire accepter aux populations une indisponibilité du droit.

II. RÉCONCILIATION, VÉRITÉ, RÉPARATION ET TRANSACTION AVEC LES FORCES ARMÉES (1989-1998)

1. La Commission Nationale de Vérité et de Réconciliation (CNVR) : une expertise sans coupables : agir dans la mesure du possible (1989-1991)

13Préalablement aux élections de décembre 1989, des réformes sont engagées et des lois sont votées sur le thème des droits de l’homme. Cette thématique polémique a, dès l’intronisation de Patricio Aylwin, un poids symbolique notable. Lors de la cérémonie d’investiture, au moment où le président dictateur Augusto Pinochet enlève la bannière tricolore pour la lui donner, les députés de la Concertation se lèvent pour montrer la photo d’un disparu qu’ils ont épinglée à leur veste. De même, le nouveau président prononce son premier discours au Stade national qui a été un centre de torture sous la dictature et des écrans géants affichent les noms de centaines de disparus. Dès le 29 avril 1990, il signe le décret suprême no 355 créant la CNVR chargée d’élaborer un rapport sur les violations des droits de l’homme commises entre le 11 septembre 1973 et le 11 mars 1990.

14Ce texte stipule que 

« la conscience morale de la nation requiert l’établissement de la vérité sur les graves violations des droits de l’homme et que c’est seulement sur la base de la vérité qu’il sera possible de satisfaire les conditions indispensables pour réaliser une réconciliation nationale effective ; que seule la vérité réhabilitera la dignité des victimes et permettra une certaine réparation pour les dommages subis. »12

15Par contre, dans son article 2, il est signalé que « la commission ne pourra pas se prononcer sur la responsabilité d’individus pour les faits relevés »13. La possibilité de condamner les responsables étant nulle et celle de retrouver les disparus presque illusoire, quatre tâches incombent alors à la commission : dresser un tableau, aussi complet que possible, des graves violations des droits de l’homme, réunir les informations permettant d’identifier les victimes, recommander des mesures réparatrices puis légiférer pour empêcher, ou prévenir, de nouvelles violations des droits de l’homme. Pour répondre à ces objectifs, le président de la République s’appuie sur neuf personnalités d’origines diverses et de tendances politiques parfois opposées14. Son intention est de faire en sorte que la commission apparaisse impartiale. Elle est dirigée par le sénateur Raúl Rettig Guissen qui lui donne son nom. Il est indéniable que le travail effectué par la commission Rettig a été important et a une valeur documentaire15. Le premier bilan officiel, présenté le 4 mars 1991, fait état de 2.116 cas de personnes tuées par des agents de l’État et 165 par des mouvements armés d’opposition au régime militaire. Il s’agit juste d’une estimation, car les victimes recensées correspondent aux cas ayant fait l’unanimité des membres de la commission et 641 cas de décès n’ont pas obtenu cet accord unanime. Par conséquent, il est fort probable que le bilan humain soit beaucoup plus lourd.

16Le rapport accable les forces armées sans toutefois livrer de noms ; l’authenticité des crimes commis pendant la dictature peut être reconnue par la société chilienne. Après la lecture de ce rapport, en mars 1991 le président Aylwin a demandé pardon aux victimes et à leurs familles. Dès lors, les passions et les rancœurs se sont ranimées, chez les militaires, chez les familles de victimes et au sein des organisations des droits de l’homme. Le texte ne permet pas aux familles de déterminer où sont les corps des disparus et elles entendent faire de la recherche de la vérité le préalable à l’ouverture de procès. Le gouvernement fait de cette vérité un impératif dans la mesure où elle contribue à la réconciliation. L’opposition regrette le peu de place accordée à la légitimité du coup d’État tout en admettant le manque de légitimité des transgressions des violations des droits de l’homme. Par contre, le général Pinochet rejette toute responsabilité et il affirme publiquement que les disparus ne sont que des inventions16. La CNVR est l’illustration parfaite de cette vérité et d’une justice dans la mesure du possible voulue par le président Aylwin.

17Les efforts des gouvernements ont pour but d’élaborer un récit historique qui doit rompre avec la mythologie du régime militaire afin de rendre acceptable la réalité de la répression. Néanmoins, la réconciliation élude la question de la justice des victimes. Les faits relatés prouvent la responsabilité effective et morale du régime militaire, mais ils incriminent aussi l’Unité Populaire17. Le consensus recherché paraît partiellement obtenu et la commission préconise des mesures de reconnaissance. Une plaque commémorative est installée au cimetière central de Santiago portant 400 noms des disparus, un parc de la paix est aménagé sur les décombres de la Villa Grimaldi, un ancien centre de torture de la DINA18. De plus, des mesures de réparation sont actées : une pension de 537 dollars mensuels maximums par personne, les victimes perçoivent une somme en fonction d’un pourcentage déterminé selon le degré de violence subi, une bourse d’études pour les enfants nés dans le cadre d’un mariage, et l’exemption du service militaire pour ces mêmes personnes19.

18La justice transitionnelle est placée sous le signe des réparations à tous les niveaux. Parallèlement des programmes spécifiques sont votés qui définissent le statut des victimes. L’Office national du retour (ONR) est créé en 1990 pour gérer la question des retornados jusqu’en 1994 ou le programme d’exonération politique de 1993 à 2003. En 1991, un programme national de santé est mis en place pour prendre en charge les personnes victimes de violations des droits de l’homme20. Malgré les critiques qui sont adressées au gouvernement, la commission a permis une évolution des mentalités vis-à-vis des personnes qui ont subi des violations des droits de l’homme. Celles-ci ne sont plus perçues comme de potentielles coupables, mais reconnues comme de véritables victimes.

19La réconciliation fait lentement tomber les tabous diffusés par la presse, avant et sous la transition. En contrepartie, ces individus doivent accepter la non-condamnation des coupables. La justice est partiellement sacrifiée sur l’autel de la réconciliation. Pour rendre possible le travail de deuil et en guise de justice, des exhumations des corps sont effectuées grâce à des indicateurs protégés par le secret de l’instruction. Pourtant les gouvernants sont inexorablement bridés par les « enclaves autoritaires »21. La justice transitionnelle doit donc approfondir ses objectifs au risque de provoquer des tensions avec l’institution militaire. En ce sens, le 11 septembre 1990, le général Pinochet profère des menaces de pronunciamiento au cas où il estimerait les circonstances dangereuses pour la stabilité du Chili. De son côté, l’Église participe au processus ; le 7 mars 1991, un espace est ouvert pour recueillir des témoignages de militaires et toutes les informations aboutissant à la découverte de corps de disparus. L’option réconciliatrice est préservée, car la confidentialité est garantie. Cependant, la politique de vérité du président Aylwin prend fin, le 1er avril 1991, avec l’assassinat du leader de l’Union Démocratique Indépendante (UDI) et idéologue du régime pinochétiste, Jaime Guzman imputé au Front Patriotique Manuel Rodriguez22. Dès lors la réflexion nationale sur les violations des droits de l’homme est momentanément suspendue.

2. La Corporation Nationale de Réparation et de Réconciliation (CNRR) : relancer le débat sans nommer les coupables (1991-1998)

20Malgré cela, le 19 août 1991, la justice transitionnelle est relancée lorsque l’évêque auxiliaire de l’archevêché de Santiago, Sergio Valech, dépose une plainte criminelle au XXIIe Tribunal criminel de Santiago au motif de

« délits éventuels d’inhumation illégale en relation aux personnes qui se trouvent actuellement enterrées en qualité de N.N. (non identifiées) dans la division numéro 29 du Cimetière Général de Santiago »23.

21Celle-ci permet d’entamer des enquêtes susceptibles d’instruire des procès. Dans la foulée de cette décision est publiée au journal officiel la loi 19.123 qui stipule la création de la CNRR. Son objectif est

« la coordination, l’exécution et la promotion des actions nécessaires pour l’accompagnement des recommandations contenues dans le rapport de la CNVR »24.

22Cette nouvelle commission n’a pas de compétences judiciaires et elle est directement placée sous l’autorité du président de la République afin de rappeler la mainmise du politique dans la gestion de cette justice. La corporation va donc enquêter sur les disparitions et sur les exécutés-politiques sans chercher les responsables. Ces procédures d’enquêtes sont strictement encadrées, car l’identification n’est possible que sous certaines conditions et elles doivent être précédées de dénonciations25.

23Concrètement, son action prolonge celle de la CNVR, mais la CNRR travaille en toute discrétion vu qu’aucun document n’est rendu public, a minima ils peuvent être transmis aux tribunaux. Ainsi, les mesures de réparation de la CNVR sont entérinées26. Inévitablement, le bilan s’alourdit. En 1992, la CNRR reconnaît 123 nouvelles disparitions et 776 exécutions extrajudiciaires ou décès survenus sous la torture. Toutefois cette quête pour établir une vérité consensuelle demeure sous la tutelle de l’armée qui n’hésite pas à rappeler que la transition a fait allégeance au régime militaire en organisant des démonstrations de force tel el boinazo, en 199327. Le président chilien opte alors pour un dialogue avec les militaires, il est définitivement acquis que l’adoption de sanctions est caduque sans une réforme de la loi pénale. Une évidence s’impose, le gouvernement doit soumettre les forces armées à son autorité pour conserver sa légitimité malgré les enquêtes et l’impasse déterminée par la loi d’amnistie.

24Ironie de l’histoire, cette dernière invoquée par les militaires pour empêcher toute poursuite est pervertie par le cas des disparus. Le non-lieu recherché est impossible à établir sans corps, car la disparition est assimilée à un enlèvement, cas pour lequel il n’existe pas de prescription. Donc les enquêtes se poursuivent. La solution réside dans l’abrogation de ce décret-loi, néanmoins, cette décision est loin de faire l’unanimité au Parlement. Pour sortir de cette ornière, le président dépose un projet de loi au Parlement, le 4 août 1993, pour encadrer les enquêtes judiciaires dans le but de retrouver les corps. Face à l’opposition commune des associations de victimes, du général Pinochet et des partis politiques, pourtant divisés, le texte est enterré en septembre 1994. Pourtant, il existe toujours des exceptions et l’impunité relative dont jouissent les bourreaux de la dictature va se fissurer avec l’affaire Letelier28. Le 3 mai 1995, le général Contreras, chef emblématique de la DINA est condamné à sept ans de prison en même temps que le brigadier Pedro Espinoza pour le crime de l’ancien ministre Salvador Allende. Juridiquement cet acte échappe à la loi d’amnistie. Malgré des manifestations de militaires devant l’hôpital où est enfermé Contreras puis devant la prison de Punta Peuco où il est emprisonné en octobre 199529. Le gouvernement impose sa volonté aux forces armées. Bien que l’on puisse objecter que cette décision est consécutive à la pression exercée par les États-Unis sur les autorités chiliennes. La portée de cette arrestation pousse l’opposition à demander que la page des violations des droits de l’homme soit tournée pour arriver à une réelle réconciliation nationale. C’est pourquoi, pendant son mandat de 1993 à 1997, le nouveau président, Eduardo Frei, tisse des relations de coopération avec les commandants en chef et il prolonge la politique possibiliste de son prédécesseur. Il concocte un projet de loi qui nécessite deux réformes constitutionnelles relatives au terme des sénateurs désignés et à la soumission de l’armée au pouvoir civil. L’objectif affiché reste la quête de la vérité. Il est également prévu de ne pas appliquer l’amnistie pour les délits de séquestration et d’arrestations illégales suivies de disparition, imprescriptibles en tant que crimes permanents. Ces propositions de caractère transitionnel sont archivées en juillet 1997. En deux mandats présidentiels de la concertation, les avancées en termes de condamnation sont minces et les réparations ne peuvent constituer à elles seules les bases d’une réconciliation et d’une politique du pardon.

3. Le tournant de l’affaire Pinochet et ses implications sur la justice transitionnelle au Chili et à l’échelle internationale (1998-2000)

25Conformément à la constitution de 1980, le général Pinochet devient sénateur à vie le 11 mars 1998. L’application de cette disposition pousse cinq sénateurs démocrates chrétiens à poser une accusation constitutionnelle contre l’ancien dictateur en arguant que ses positions politiques et sa conduite depuis 1990 sont une menace pour la sécurité nationale30. Même si cette accusation est déboutée par les parlementaires, elle constitue une première. L’autre fait de portée mondiale, en raison des nombreuses années de résistance de la diaspora chilienne qui a toujours maintenu vivace l’actualité de la dictature chilienne, est son arrestation à Londres le 16 octobre 1998. Les répercussions sont immédiates et elles ont des contingences aussi bien au Chili qu’au niveau de l’application du droit international31. Jamais un ancien dictateur n’avait été arrêté à l’étranger pour des crimes commis dans son propre pays.

26Entre 1992 et 1994, des plaintes sont déposées par les familles des victimes contre le général Pinochet, elles sont complétées, en juillet 1996, par des recours enregistrés en Espagne. En janvier 1998, le juge Juan Guzmán Tapia est désigné pour enquêter sur ces plaintes. Et, le 16 octobre 1998, l’ancien dictateur est arrêté à Londres à la suite d’une demande d’extradition notifiée par les juges espagnols Balthazar Garzón et Manuel Castellón García au motif de génocide, torture, terrorisme et crimes contre l’humanité. Débute alors un bras de fer juridique pour procéder à son extradition et le 3 mars 2000, il est accueilli triomphalement dans un aéroport militaire chilien.

27Cependant, cette affaire Pinochet a des répercussions sur l’application de la justice transitionnelle. Le regard porté par les Chiliens sur les violations des droits de l’homme est différent et l’attitude des militaires plus conciliante. En contrepartie de l’argument souverainiste consensuel de demander le retour de l’ancien caudillo, Ricardo Lagos propose la tenue d’une table pour le dialogue sur les droits de l’homme. Le ministre de la Défense, Edmundo Pérez Yoma, est chargé de ce nouveau projet, en 1999, avec l’aval du Sénat et du président de la République32. Néanmoins, cette modalité supplémentaire de la recherche de la vérité s’inscrit dans la lignée des propositions de 1997, le point essentiel signalé par les organisateurs est l’apparition des corps. Les protagonistes de cette table de dialogue aboutissent à un document de consensus où les militaires reconnaissent publiquement les violations des droits de l’homme qu’ils avaient systématiquement niées auparavant et la désignation de juges spéciaux pour traiter des dossiers traitant des cas non résolus. Ce premier rapprochement réel entre autorités civile et militaire isole le général Pinochet qui n’est plus la voix unique de l’institution. D’ailleurs, dès 1998, le général Izurieta (1998-2001) est chargé de gérer les conséquences de son arrestation. En revanche, rien ne semble indiquer que la hiérarchie soit prête à lâcher Augusto Pinochet. Elle avance encore l’argument hypocrite et lénifiant selon lequel

« ce serait une erreur de dire que durant le régime militaire, personne n’a commis d’erreurs, mais de là à penser qu’il y a eu une politique institutionnalisée de violations des droits humains, c’est modifier les faits. »33

28Néanmoins, son arrestation est un électrochoc sociétal. Elle pousse les avocats des droits de l’homme et les associations militantes à renouveler des actions en justice à son encontre et contre les responsables d’exactions et elle conduit lentement l’opposition à prendre ses distances avec l’héritage de la dictature. Désormais, le personnage Pinochet ne fédère plus ses anciens réseaux clientélistes. Un nouveau regard est porté sur l’histoire nationale dont la finalité n’est pas le consensus, mais de rechercher la réalité historique. En février 1999, onze historiens rédigent le Manifiesto de Historiadores en réponse à la Carta a los chilenos adressée par Pinochet à ses compatriotes et aux fascicules publiés par l’historien conservateur Gonzalo Vial dans le journal la Segunda pour légitimer la dictature34. Le carcan de la vérité négociée sans justice se délite, car la dénonciation n’est plus seulement le fait des victimes. Ce « drame juridique »35 marque un tournant quant à l’internationalisation de la justice transitionnelle.

29Une brèche s’est ouverte :

« les affaires Pinochet […] ont permis d’établir qu’il existe des limites à l’immunité dont jouissent les agents de l’État lorsqu’ils se retrouvent accusés de crimes internationaux devant les tribunaux […]. Elles ont produit une jurisprudence historique. »36

30Il est désormais possible de réactiver le débat sur la loi d’amnistie.

III. L’interminable fin de la transition vers une justice transitionnelle plus incitative (2000-2012)

1. La judiciarisation de l’affaire Pinochet et la Commission Valech, un pas vers un compromis mémoriel ? (2000-2005)

31En mars 2000, on pouvait penser que le retour du général Pinochet allait sonner le glas des avancées juridiques dans le domaine des droits de l’homme. Si controversé qu’il soit, cet événement national était requis par la société chilienne dans son ensemble. Cela dénote d’un changement profond, elle estime que la redondante réconciliation nationale ne peut plus s’affranchir du procès de l’ancien dictateur. La démocratie pactée voit ses fondements remis en cause par les conséquences judiciaires de l’internationalisation de l’affaire Pinochet. Au même moment, de nouvelles accusations sont déposées auprès de la chancellerie chilienne : demande d’extradition formulée par la justice argentine, en novembre 2000, pour l’assassinat du général Carlos Prats en 1974, en décembre 2000, le juge Guzmán l’inculpe et l’assigne à résidence en tant que responsable du commandement de l’escadron militaire lors de l’opération Caravana de la Muerte d’octobre 1973. Il est à noter que l’État chilien s’associe à sa démarche et le socialiste Ricardo Lagos annonce que la justice ne subira aucune entrave mettant en exergue l’évolution de la justice transitionnelle.

32À ce titre, son immunité de sénateur lui est retirée, des poursuites sont alors enclenchées et un mandat d’arrêt est délivré. L’ancien dictateur fait appel de cette décision et les motifs d’inculpation se transforment aussitôt en complicité. Il est évident que ces événements ont changé la donne au Chili. En outre, les procédures se multiplient au niveau international. Le 11 septembre 2001, une accusation est portée contre Pinochet et Kissinger pour leurs rôles dans le cadre du Plan Condor37. Ainsi, en 2002, des membres du Congrès américain demandent qu’Augusto Pinochet soit jugé pour terrorisme à cause de sa responsabilité dans l’attentat qui a tué Orlando Letelier. Du côté des victimes, rien de concret n’est obtenu par les familles. Cette même année, la Cour suprême classe définitivement le dossier, sous le prétexte récurrent d’inaptitude mentale et les 300 plaintes recensées contre Pinochet n’aboutissent pas. En 2003, selon Amnesty International et les organisations non-gouvernementales (ONG) chiliennes38, à peine quelques dizaines des corps retrouvés ont été remis aux familles et des erreurs ont été signalées aux autorités compétentes. Ricardo Lagos admet alors que : « il n’a pas la force politique nécessaire pour obtenir du Congrès une dérogation de la Loi d’amnistie de 1978. »39

33La commémoration des trente ans du coup d’État amène le président chilien à créer une commission pour examiner les dossiers de milliers de victimes de la torture. Le gouvernement s’engage également à accélérer les poursuites à l’encontre des forces armées qui seraient alors jugées par des tribunaux civils. Ces annonces concernant les droits de l’homme sont intitulées No Hay Mañana Sin Ayer. Ainsi, le 11 novembre 2003, est publié le décret suprême n1040 qui crée la Commission Nationale sur les Prisonniers Politiques et la Torture, baptisée Commission Valech du nom de l’archevêque de Santiago qui la préside. Sur une durée de six mois, elle va statuer sur tous les cas de violations des droits de l’homme commises entre le 11 septembre 1973 et le 11 mars 1990, non considérés par les instances antérieures en vue de proposer des réparations. On retrouve ici les grandes lignes de la commission Rettig, établir la vérité et que les victimes obtiennent réparation pour conduire à la réconciliation nationale40. Elle est placée sous l’autorité du président de la République et elle ne dispose d’aucune compétence juridictionnelle. Pour obtenir les informations nécessaires, elle collabore avec des ONG militantes, les résultats rendus publics, en novembre 2004, confirment l’ampleur de la répression avec 33.221 cas de détentions recensées et 27.255 personnes reconnues comme victimes41. De leur côté, les organisations des droits de l’homme et le juge Garzon estiment que plus de 300.000 personnes ont été arrêtées et torturées sous le régime militaire. Des indemnités sont attribuées aux victimes conformément aux critères fixés depuis 1991 et complétées par d’autres aides comme les bons de réparation pour les enfants et les pensions de grâce pour des situations spéciales de dépendance économique42.

34De façon concomitante, la position de l’armée continue d’évoluer. Le général Cheyre (2002-2006) décide de reconnaître la responsabilité de l’armée dans les violations des droits de l’homme. Le 5 novembre 2004, dans le document « Armée chilienne : la fin d’une vision », il annonce : « l’armée chilienne a pris la dure, mais irréversible décision et moralement inacceptable d’un passé »43 en assumant symboliquement sa part de responsabilité. Les dirigeants de l’armée n’en admettent pas moins que les crimes sont le fait de comportements individuels déviants. On avance lentement vers la reconnaissance d’une politique systématique de violation des droits de l’homme. Parallèlement, les partis politiques de droite décident de se débarrasser d’un passé encombrant44. La société chilienne paraît prête à tourner la page de la démocratie entravée par les enclaves autoritaires et la présence de l’ancien dictateur. En novembre 2003, le cas Pinochet revient sur le devant de la scène médiatique ; l’ancien dictateur, soi-disant inapte à subir une procédure judiciaire, donne une interview d’une heure à une journaliste cubaine de la chaîne de Miami WDLP Canal 2245. La nouvelle est reprise par les médias chiliens et le juge de la Fundación de Ayuda Social de los Iglesias Cristianas (FASIC), Hernán Quezada dépose plainte contre lui pour la mort de plusieurs personnes dans l’Opération Colombo46. En effet, il estime que son incapacité affirmée est invalidée par cet entretien. Son immunité d’ancien président est levée malgré une ultime tentative d’expertise médicale qui, cette fois, échoue. Dès lors, les procédures à son encontre vont s’enchaîner et certains aveux confortent les victimes. Le 24 novembre 2005, il est assigné à résidence et il est encore mis en accusation en janvier 2006 pour 29 autres cas dans cette opération. Pour couronner le tout, Osvaldo Romo, tortionnaire de la DINA, reconnaît la responsabilité conjointe de Contreras et de Pinochet dans l’Opération Colombo.

2. Les réformes constitutionnelles, les prodromes à un volontarisme relatif en matière des droits de l’homme (2005-2013)

35De plus, l’année 2005 est celle de la réforme de la Constitution voulue par le président Ricardo Lagos. Ces modifications constitutionnelles entament la fin de la parenthèse de la transition vers la démocratie et sont des développements de l’affaire Pinochet. Dans la nuit du 13 juillet 2005, le Sénat vote à la majorité des amendements à la constitution de 1980, réduisant de six à quatre ans le mandat du président de la République et éliminant, de facto, les statuts de sénateur désigné et de sénateur à vie. En même temps ils restituent au pouvoir civil la faculté de changer les commandants des forces armées et de la gendarmerie. Le pouvoir civil dispose désormais du pouvoir décisionnel nécessaire pour intervenir dans des domaines auparavant dévolus au Conseil de Sécurité nationale. Ces dispositions entrent en vigueur le 11 mars 2006, jour de l’intronisation de Michelle Bachelet, nouvelle présidente de la République, issue de la seconde génération des victimes de la dictature.

36Durant son mandat, la justice transitionnelle connaît ses derniers sursauts, aidée en cela par le passé de la nouvelle présidente et, surtout, du décès d’Augusto Pinochet, le 10 décembre 2006. Elle décide de s’engager dans le domaine des droits de l’homme. En août 2007 se produit une première avec la condamnation à perpétuité d’Hugo Salas, ancien général de l’armée de terre et chef des services secrets, pour le meurtre de 12 militants communistes à Santiago en 1987. Mais à la suite de cette décision, en septembre, la Cour interaméricaine des droits de l’homme montre les limites de la justice transitionnelle, elle indique que les dispositions de la loi d’amnistie ne peuvent pas s’appliquer dans le cadre de l’affaire Luis Alfredo Almonacid Arellano arrêté et abattu par les carabiniers47.

37Des décisions symboliques sont prises pour que cette vérité longuement élaborée via les commissions imprègne d’une part la mémoire collective et, d’autre part, qu’elle soit un outil pédagogique pour préparer l’avenir. Dès 2007, le 30 août est choisi comme la date commémorative à la mémoire des disparus. De plus, le Chili va se doter d’outils du droit international pour contourner la loi d’amnistie. Cependant, ces textes n’ont pas le pouvoir de changer les mentalités conservatrices d’une partie de l’opinion publique.

38En 2008, le gouvernement ratifie le Protocole facultatif de la Convention contre la torture et autres traitements cruels, inhumains et dégradants l’Organisation des nations unies (ONU). Et en 2009, il intègre dans sa législation la notion de crimes de lèse humanité, les statuts de Rome de la Cour pénale internationale et ceux du Protocole contre la torture. En 2010, la présidente inaugure le Musée de la mémoire et des droits de l’homme tandis qu’est fondé l’Institut national des droits de l’homme. Sous le mandat du président Sebastián Piñera, en 2011, est créé un sous-secrétariat aux droits de l’homme pour coordonner les politiques de réparation à apporter aux victimes. Cependant cette apparente mansuétude du premier président de droite, démocratiquement élu depuis 1958, fait surtout suite à la prolongation du travail de la Commission Valech avec la Commission Valech II, ou Commission Calficadora, en 2010 pour recevoir de nouveaux témoignages et élargir le nombre de victimes reconnues. Par ailleurs, le Chili se dote d’instruments du droit international qui permettent d’éluder la loi d’amnistie.

39À la fin de cette même année, l’affaire Pinochet connaît son ultime rebondissement en France. La procédure a débuté avec l’arrestation de Londres lorsque les familles d’Alfonso Chanfreau, de Jean-Yves Claudet et de Georges Pesle se sont constituées parties civiles. La justice française a considéré alors que la disparition forcée et celle des corps de ces Franco-Chiliens forment un délit de détention et de séquestration aggravé par des actes de torture et de barbarie. Les familles sont suivies dans leurs démarches par les ONG des droits de l’homme françaises et chiliennes. Une instruction a été ouverte en octobre 1998 par le juge Le Loire et, en février 2007, le dossier est renvoyé devant la Cour pénale de Paris. Dès lors, les dix-neuf militaires inculpés font l’objet d’un mandat d’arrêt international. Le procès, initialement prévu en 2008, se tient finalement du 8 au 17 décembre 2010, et les treize accusés sont condamnés à des peines allant de 15 ans de réclusion à la perpétuité48.

40Ces condamnations sont historiques. Les mandats d’arrestation sont délivrés en juin 2011, les accusés sont recherchés par Interpol et les condamnés devront être extradés puis accomplir leurs peines en France. Le caractère international de la justice transitionnelle s’est imposé formellement à l’amnistie et au fonctionnement déficient en la matière de la justice chilienne, du fait de la compétence extraterritoriale de la justice française lorsque ses ressortissants sont concernés. L’Observatoire des droits de l’homme a publié, en février 2012, un bilan de ces deux décennies de justice transitionnelle. L’État chilien reconnaît 3.216 victimes directes de la répression et 799 agents de l’État ont été condamnés. Sur ces derniers, 176 n’ont jamais été incarcérés, 62 sont en détention, 12 ont été condamnés puis libérés à la suite d’une réduction ou d’une commutation de peine et 549 sont en procès ou condamnés sans sentence définitive49. Si ces données peuvent laisser perplexe vu le volontarisme affiché des gouvernements et les nombreuses lois votées pour régler la question des droits de l’homme, elles mettent en exergue le volontarisme des différents acteurs pour aboutir à un règlement judiciaire de la question des violations des droits de l’homme durant la dictature.

CONCLUSION

41Après plus de deux décennies de transition politique, le Chili a pu se doter d’un système judiciaire qui a permis de condamner quelques militaires responsables de crimes. Certes, d’aucuns pourront critiquer une certaine lenteur dans sa construction, mais celle-ci est une conséquence directe de l’héritage des dix-sept années de dictature. Tourner la page est un long processus dont la temporalité n’est pas appréhendée de façon identique que l’on soit du côté des tortionnaires ou des victimes.

42Toutefois nous pouvons reconnaître qu’en vingt-trois ans, la démocratie chilienne a été consolidée et elle a réussi dans la mesure du possible à assumer son lourd passé. Néanmoins, la multiplication des lieux de mémoire et des diverses commémorations montre que les conflits de mémoires entre les Chiliens persistent dès que la problématique des droits de l’homme est abordée. Les stigmates de cette période sombre sont toujours présents.

43Ainsi, l’avenir de la justice chilienne dans le domaine des droits de l’homme passe désormais par son internationalisation et par la disparition des derniers vestiges autoritaires à savoir notamment le système binominal50, un système éducatif inique et l’application brutale de la loi antiterroriste à l’encontre des Mapuches51. Une telle décision politique rendrait à la justice toute la dignité tant de fois demandée par les victimes de la répression et de la violence d’État. Elle permettrait de mettre définitivement à l’impunité dont ont profité certains agents de l’État.

44Comme nous l’avons mentionné, la justice transitionnelle a permis de rompre avec certains mythes diffusés par la propagande officielle pour aboutir à des procès. Mais le Chili est encore profondément marqué par la révolution néolibérale impulsée par le régime militaire du général Pinochet et hanté par les vieux démons de la violence politique. La brutalité des carabiniers à l’encontre des manifestants lors du mouvement social de l’automne 2019 démontre que l’empreinte de la dictature pèse encore sur la société chilienne. Il appartiendra au nouveau gouvernement de rompre avec ces pratiques policières.

45C’est pourquoi l’élection de Gabriel Boric, ancien leader du mouvement étudiant de 2011 et signataire de l’Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution en 2019, le 20 décembre 2021, marque une rupture et inaugure une phase de recomposition de la représentation politique chilienne. Engagé dans ce processus, le nouveau président a permis la formation d’une Assemblée constituante qui a rédigé pendant un an un nouveau projet de loi fondamentale. Ce texte, déjà critiqué par l’opposition, sera présenté par référendum à la population le 4 septembre 202252. Une victoire refermerait irrémédiablement la parenthèse historique ouverte dramatiquement le 11 Septembre 1973 et finalement se conclure par une véritable réconciliation entre les Chiliennes et Chiliens.

Notes

1 Lefranc Sandrine, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002, 368 p.

2 20minutes.fr et Reuters, « Chili : Quatre anciens militaires arrêtés pour leur rôle dans la mort du chanteur Victor Jara », 20minutes.fr, 2 janvier 2013, disponible à l’adresse suivante : https://www.20minutes.fr (consultée le 3 octobre 2022).

3 Hazan Pierre, Juger la guerre, juger l'histoire, Paris, PUF, 2007, 256 p.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 O’Donnell Guillermo et C Shmitter Philippe, Transitions from Authoritarian Rule, John Hopkin University Press, 1986, 190 p.

7 Santiso Javier, « A la recherche des temporalités de la démocratisation », Revue française de science politique, 1994, pp. 1079-1085.

8 Ricoeur Paul, Temps et récit, tome 3, Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1984, 320 p.

9 Lechner Norbert, Los patos interiores de la democracía, Santiago de Chile, Flacso, 1988, pp. 72-81.

10 Lefranc Sandrine, « La justice transitionnelle n'est pas un concept », Mouvement, 2008, pp. 61-69.

11 Ibid.

12 Informe de la comision nacional de verdad y de reconciliation, Santiago, Chile, tomo 2, 1991, 505 p.

13 Ibid.

14 Les membres de la commission sont : Jaime Castillo Velasco, fondateur de la Commission chilienne des droits de l’homme ; José Luis Cea Egaña, professeur de droits constitutionnel et d’études politiques ; Mónica Jimènez de la Jara, assistante sociale et professeur à l’Université catholique ; Ricardo Martin Díaz, ex-membre de la Cour suprême en 1964 et sénateur désigné par le général Pinochet ; Laura Novoa Vásquez, avocate ; Gonzalo Vial Correa, ministre de l’Éducation de Pinochet en 1979 ; José Luis Zalaquett Daher, avocat et Jorge Correa Sutil, doyen de la Faculté de droit Diego Portales.

15 Le rapport se compose de six volumes d’environ cinq cent pages. Il décrit d’abord ses objectifs et sa méthodologie, les normes, les concepts et les critères utilisés. La seconde partie s’efforce de retracer le contexte sociopolitique de l’époque du coup d’État, puis indique les lignes du nouveau cadre légal et institutionnel de 1973 à 1990. La troisième partie du rapport fait état des violations commises par des agents de l’État ou par des particuliers, pour des raisons politiques ; les violations sont étudiées selon trois phases : de septembre à décembre 1973, de janvier 1974 à août 1977 et de septembre 1977 à mars 1990. Les faits relatés sont, malgré la limite d’interprétation liée à leur caractère récent, précis et éloquent. La commission analyse ensuite les réactions des divers secteurs de la société : elle accuse la Dirección de inteligencia nacional (DINA) , la Central Nacional de Información (CNI) et les différents corps des forces armées. Elle étudie également les diverses méthodes utilisées. La cinquième partie présente une série de propositions et de recommandations pour réparer les crimes commis et elle propose de consolider le respect des droits de l’homme à travers la création d’un organisme dépendant du gouvernement. Le sixième volume contient la liste de toutes les victimes.

16 Garcia Castro Antonia, La mort lente des disparus au Chili sous la négociation civils-militares (1973-2002), Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, 280 p.

17 Informe de la comision nacional de verdad y de reconciliation, op. cit., pp. 34-39.

18 Lefranc Sandrine, « La démocratie raisonnable et les corps des ‘disparus’ chiliens », L’Ordinaire Latino-américain, IPEALT UTM, 2003, pp. 113-120.

19 Informe nacional de derechos humanos, Medidas de reparacion en Chile desde 1990, Santiago, Universidad Diego Portales, 2012, 27 p.

20 Programa de reparación y atención integral en salud : PRAIS.

21 Garreton Manuel Antonio, Neoliberalismo corregido y progresismo limitado : los gobiernos de la Concertación en Chile 1990-2010, Santiago, Editorial Arcis CLACSO, 2012, 221 p.

22 Lefranc Sandrine, Politiques du pardon, op. cit., p. 49.

23 Garcia Castro Antonia, La mort lente des disparus au Chili sous la négociation civils-militares (1973-2002), op. cit., p. 157.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Instituto de derechos humanos, Medidas de reparacion en Chile desde 1990, op. cit., p. 9.

27 Le 28 mai 1993, le journal La Nación annonce l'ouverture d'une enquête pour délit de fraude fiscale à l'encontre d'Augusto Pinochet Hiriart. En réponse à cette information, des généraux des forces armées se réunissent dans une enceinte militaire face au palais de la Moneda en tenue de combat.

28 En 1976, l'ancien ministre des Affaires étrangères Salvador Allende, Orlando Letelier et sa secrétaire Ronnie Moffit, ressortissante étasunienne, sont assassinés à Washington par un commando de la DINA.

29 Ce centre de détention a été spécialement bâti pour accueillir les militaires condamnés dans le cadre de la justice transitionnelle.

30 Garcia Castro Antonia, La mort lente des disparus au Chili sous la négociation civils-militares (1973-2002), op. cit., pp. 198-199.

31 Compagnon Olivier, « L'affaire Pinochet : la démocratie chilienne dans le miroir de la justice », Cahiers des Amériques, 2004, n46, p. 54.

32 « Acuerdo de la Mesa de diálogo sobre derechos humanos », Estudios Públicos, n79, hiver 2000, Santiago du Chili, disponible à l’adresse suivante www.cep.cl (consultée le 23 avril 2021).

33 Maldavsky José, « Le linge sale de la dictature chilienne », avril 2005, disponible à l’adresse suivante www.monde-diplomatique.fr (consultée le 12 décembre 2020).

34 Grez Sergio et Salazar Gabriel, Manifiesto de Historiadores, Santiago, LOM, 1999, 117 p.

35 Hazan Pierre, Juger la guerre, juger l'histoire, op. cit., p. 75.

36 Roht-Arriaza Naomi, The Pinochet Effect : Transnational Justice in the Age of Human Rights, Philadelphia, Pennsylvania Studies in Human Rights, 2005, 378 p.

37 Entre 1975 et 1990, certaines dictatures latino américaines décident de conduire des opérations illégales et violentes contre leurs opposants sur plusieurs continents dans le cadre de la guerre contre le marxisme. Voir Dinges John, Les années Condor : comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents ?, Paris, La Découverte, 2005, 298 p.

38 L’Association des ex-prisonniers politiques, le CODEPU, le Service Paix et Justice, le Centre de santé mentale et des droits de l’homme et l’ILAS (Institut latino-américain de santé mentale).

39 Villaroel Gilberto, « Militares procesados: casos pendientes », 5 septembre 2003, disponible à l’adresse suivante : http://news.bbc.co.uk/hi/spanish/specials/2003/chile (consultée le 15 décembre 2020).

40 Informe comisión nacional sobre prisión política y tortura, Santiago, 2004, 536 p.

41 Ibid.

42 Instituto nacional de derechos humanos, Medidas de reparacion en Chile desde 1990, op. cit., pp. 6-7.

43 « L'armée chilienne reconnaît ses crimes pendant la dictature », Le Monde, 5 novembre 2004, disponible à l’adresse suivante : https://www.lemonde.fr/ (consultée le 11 janvier 2021).

44 Solervicens Marcelo, « Bilan du gouvernement de Ricardo Lagos et réflexions sur les perspectives du processus politique chilien pour l’année 2005 », Le Monde Diplomatique, p. 4, disponible à l’adresse suivante : https://www.lemonde-diplomatique.fr (consultée le 11 janvier 2021).

45 « Pinochet : J’étais démocrate », The Guardian, 26 novembre 2003, disponible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com (consultée le 11 janvier 2021).

46 Forton Jac, Pinochet le procès de la dictature en France, Villefranche de Rouergue, Toute Latitude éditions, 2009, 189 p.

47 Silva Allende Matías, « La situación del decreto Ley de amnistía después del fallo Almonacid Arellano », Persona y Sociedad, Universidad Alberto Hurtado, 2011, vol. 25, nº 2, 2011, 161 p.

48 Dossier de prensa FIDH-LDH-CODEPU, El juicio de la dictatura de Pinochet, Paris, 2011, 12 p.

49 Disponible à l’adresse suivante : http://www.icso.cl/observatorio-derechos-humanos/cifras-causas-case-statistics/ (consultée le 25 avril 2021).

50 Couffignal Georges, « Stabilité politique et crise de la représentation au Chili », Cahier des Amériques latines, 2001, n68, pp. 109-124.

51 Bengoa José, « Los Mapuches : historia, cultura y conflicto », Cahiers des Amériques latines, op. cit., pp. 89-108.

52 RFI, « Chili: le projet de nouvelle Constitution remis au président avant son vote par référendum », disponible à l’adresse suivante : http://www.rfi.fr (consultée le 5 juillet 2022).

Pour citer cet article

Nicolas Prognon, «La justice transitionnelle, outil juridique de résistance ou de résilience dans le Chili post-Pinochet (1989-2013)», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahier n°8. « Mémoires, résistances et droits », URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=287.

A propos de : Nicolas Prognon

Nicolas Prognon est docteur en histoire de l’Amérique latine, chercheur associé au laboratoire Framespa de l’Université Jean Jaurès de Toulouse et enseignant.