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Présentation de deux cas d’études autour de la réception des Lieux de Mémoire de Pierre Nora
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Version PDF originale1Les Lieux de Mémoire de Pierre Nora sont aujourd’hui considérés comme un classique ou, pour paraphraser René Rémond, un « livre culte » de l’historiographie contemporaine. Plus qu’un simple ouvrage, il s’agit d’un projet éditorial d’envergure monumentale ayant constitué l’ouverture d’un nouveau champ scientifique sui generis. Désormais, la présence du passé dans les présents successifs fait partie intégrante de la démarche historienne. Le rapport de la société à son histoire est lui-même historicisé, mis en perspective, riche d’une épaisseur jusqu’alors méconnue. L’analyse des « régimes d’historicité » chers à François Hartog ne fera qu’accroître le sillage conceptuel envisagé par l’entreprise de Pierre Nora. Ces Lieux de Mémoire sont envisagés dans une acception « large » puisque cette mémoire est aussi bien monumentale que symbolique. Elle se manifeste ainsi sous des rubriques telles que Le Palais-Bourbon, La Ligne Saint-Malo-Genève, Á la Recherche du Temps perdu de Marcel Proust, La Marseillaise ou Les funérailles de Victor Hugo.
2Si, depuis quelques années, la production historiographique portant sur la « Mémoire » a connu un impressionnant accroissement, si celle-ci s’est dotée de supports périodiques tels que la revue Memory Studies et si la figure de Nora a été récemment l’objet d’une biographie intellectuelle1, il s’avère toutefois stimulant d’entreprendre une étude de cas s’intéressant à la réception des Lieux de Mémoire, en France et à l’étranger, qu’il s’agisse de l’accueil réservé par les scientifiques dans des revues spécialisées ou des débats que cette publication a suscités dans l’espace médiatique de l’époque (adhésion et réticence). Considérée comme novatrice par certains, hétérodoxes pour d’autres, l’œuvre n’a pas laissé ses lecteurs indifférents. On sait que l’engouement des chercheurs intellectuels, français et étrangers, ne fut pas forcément unanime à l’égard de l’entreprise de Pierre Nora. Certains y ont entrevus une patrimonialisation du savoir historique, non sans craindre de voir celui-ci figé, transfiguré sinon nationalisé ; sans doute était-ce ignorer que Nora lui-même connaissait trop bien les écueils d’une telle perspective pour avoir consacré ses premières publications à la fortune des classiques manuels d’histoire de France d’Ernest Lavisse.
3Sans doute faudrait-il mieux sonder encore ce Nora des premiers temps, celui des années 1950-1960, qui fit ses premières armes de chercheur à Sciences Po, sous les auspices de Pierre Renouvin qui, véritable révolutionnaire mal connu et reconnu de l’histoire des relations internationales, était un sourcier hors-pair des nationalismes de l’époque contemporaine. Il fut d’ailleurs la victime directe de ces nationalismes, étant donné qu’il perdit un bras au Chemin des Dames. Il n’est pas inutile de rappeler que l’article que destine Nora aux Mélanges offerts à Renouvin en 1966, « Le fardeau de l’histoire aux États-Unis », témoigne déjà d’un intérêt personnel pour ce qu’il n’a pas encore baptisé la dimension mémorielle, mais qui en possède certains traits frappants. Relire les pages qu’il consacre aux Essais d’Ego-histoire en 1987 (Paris, Gallimard), à son discours de réception à l’Académie française en 2002 (il est alors reçu par René Rémond, autre ancien assistant de Renouvin) ou plusieurs de ses articles parus dans Le Débat – je pense par exemple à celui sorti dans le numéro de septembre-octobre 2018, « 14-18 : la marque et la trace » – permet de resituer la complexité et de mesurer les différentes strates intellectuelles qui habitent l’homme-Nora.
4Ma brève présentation n’a pas pour objectif de développer un discours sur la méthode portant sur la manière d’étudier les Lieux de Mémoire, mais bien d’inviter le lecteur à saisir l’importance d’une analyse plus large de ce phénomène éditorial et épistémologique, tant en France qu’au-delà des frontières de l’Hexagone. Ce numéro spécial des Cahiers Mémoire & Politique se propose de publier à ce propos deux réflexions, deux cas d’études, qui tendent à répondre à cette vaste problématique. Ceux-ci sont portés par Analays Alvarez Hernandez et Sébastien Ledoux. Analays Alvarez Hernandez, professeure adjointe au Département d'histoire de l'art et d'études cinématographiques de l'Université de Montréal, nous propose une stimulante et originale réflexion intitulée « Challenging Canada’s politics of commemoration through sites of contested transnational memories ». Non sans revenir sur les caractéristiques de la commémoration dans le contexte culturel et politique canadien, en tant que nation multiculturelle, elle souhaite également souligner le « gallocentrisme » de la définition, aux accents parfois identitaires, des lieux de mémoire. Cette mise au point fait office de base réflexive afin d’analyser le rapport du multiculturalisme au monde muséal canadien, mais aussi de mesurer les similitudes entre la recherche d’une véritable Canadianess de ce milieu et la Frenchness, emprunte de « nostalgie » selon l’auteur, présente dans la monumentale entreprise éditoriale de Nora. Ce regard d’outre-Atlantique est non seulement dynamique mais permet également d’envisager une approche de certains concepts propres au projet français et dont la manifestation, sous d’autres formes et dans d’autres disciplines, apparaît dans le contexte culturel canadien.
5Sébastien Ledoux, Chercheur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et enseignant à Sciences Po Paris, travaille depuis de nombreuses années sur ces questions mémorielles et est un de principaux spécialistes du domaine dans le champ scientifique français. Auteur d’un ouvrage, tiré de sa thèse, sur Le devoir de mémoire, il est un connaisseur averti de l’historiographie des études mémorielles, jusqu’à se demander, comme dans son article paru en 2017 dans Vingtième siècle, si la mémoire est un bon objet d’étude pour l’historien...En prise directe avec le temps présent, Sébastien Ledoux est impliqué dans les recherches en cours portant sur la mémorialisation des attentats de Paris de janvier et novembre 2015, non sans être associé aux projets en cours, menés par Vincent Duclert, autour de l’enseignement des génocides et plus particulièrement des massacres perpétrés au Rwanda. Ici, dans un texte intitulé « La genèse des lieux de mémoire et leur retraduction dans les politiques du passé en France (années 1970-1980) », il revient sur des questions relevant, certes de l’histoire, mais aussi de la sémantique (le passage de la notion de souvenir, après 1918, à celle de mémoire). Cette sémantique de la mémoire, qui reprend une nouvelle vigueur sous le premier septennat de François Mitterrand, qui considère Paris comme une « ville de mémoire », est alors le lieu d’un enjeu important. Le Président de République souhaite redonner une nouvelle image de son propre passé à la France, après les années giscardiennes. C’est précisément à cette époque, comme l’analyse finement Sébastien Ledoux, que le champ politique fait de la mémoire un terme au caractère normatif. Jean Laurain, ministre des Ancien Combattants et Victimes de Guerre, contribuera significativement à ce passage, à l’implantation de ce nouveau sens. Mais il est surtout accompagné d’un homme, Serge Barcellini, qui le conseille dans la modélisation de la transmission historique des conflits au XXe siècle et de leur mise en valeur par le discours officiel de l’État. La notion de « lieu de mémoire » intègre le lexique du ministère en 1985, à peine un an après la publication du premier volume de l’entreprise de Nora. Á partir de cette étude minutieuse et éclairante, Sébastien Ledoux interroge ce dialogue entre champ politique et champ intellectuel, aux emprunts de vocabulaire qui nourrissent ces diverses sphères, aux échanges, aux appropriations et, enfin, revient aux racines du projet des Lieux de Mémoire.
6Nous espérons que ces deux études contribueront à nourrir la réflexion, tandis que la mémoire des attentats de 2015 est l’objet d’une grande attention des historiens du temps présent ou de ce que l’on appelle parfois l’histoire immédiate. Mieux comprendre, d’une part, les appropriations intercontinentales et interdisciplinaires de l’esprit véhiculé par l’œuvre dirigée par Nora et sa cohorte d’auteurs, et, d’autre part, le dialogue sémantique mais aussi entre mondes politique et intellectuel, semble une entreprise plus que nécessaire à l’appréhension de notre propre temps présent, de notre propre régime d’historicité, tel que nous le vivons en 2019.
Notes
1 voy. Dosse François, Pierre Nora: homo historicus, Paris, Perrin, 2011, 657 p.
Pour citer cet article
A propos de : Vincent Genin
Docteur en histoire. Chargé de recherches du FWO - KULeuven et EPHE, GSRL (Paris)