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- N° 6 (2016) / Issue 6 (2016)
- Arts et petite enfance au cœur d’une mésaventure démocratique
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Arts et petite enfance au cœur d’une mésaventure démocratique
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Introduction
1Cet article, dont le propos n’engage que son auteur, rend compte d’un événement concernant la petite enfance, aussi important que le fut la création, à Lyon (France), du « programme de résidences d’artistes en école maternelle » Enfance Art et Langages : à savoir sa suppression, survenue au printemps 2015.
2Avoir fréquenté ce terrain pendant 12 ans ne m’a pas empêché d’avoir été affecté par cette décision, que seuls ceux qui l’ont prise ont trouvé normale. Douze ans : cette durée est bien sûr relative, car, comme nous le verrons, et comme le savent les anthropologues, le terrain se prolonge souvent d’une autre manière et sans qu’on sache vraiment quand il va s’arrêter.
3Ce texte, au caractère synthétique et qui répond à une demande de la revue AnthopoChildren, relève d’une forme à la fois descriptive, narrative et analytique. Il débouche sur quelques questions et hypothèses résultant de ce qu’il faut bien appeler une « mésaventure démocratique », et tente, à partir de la critique d’une décision politique, de penser les rapports que peuvent entretenir les arts, les questions sur l’enfance et la recherche.
Contexte politique et institutionnel
4Le programme Enfance Art et Langages (EAL dans la suite du texte) existe depuis l’année scolaire 2002-2003. Les neuf artistes alors engagés se sont présentés devant les enfants-élèves1 en janvier 2003, puis une autre fois en septembre 2003. Ensuite, les artistes étaient recrutés pour une année, sur projet, renouvelable deux fois ; à trois occasions, l’action fut jugée telle qu’une quatrième année fut accordée, à titre exceptionnel et grâce à des financements annexes. Pour cette première vague (2002-2005), six artistes sur dix resteront trois ans dans la même école. Des enfants-élèves d’école maternelle – qui comporte trois sections : petite, moyenne et grande – ont ainsi vécu toute leur scolarité avec un artiste. Au point que, arrivés en école élémentaire, certains d’entre eux demandaient aux enseignants : Il/Elle est où l’artiste ?…
5Impulsé par la Ville de Lyon, le programme résulte de la victoire de Gérard Collomb aux élections municipales de 2001, arrivée de la « gauche » au pouvoir après plusieurs décennies de « droite ». Au plan national, les ministres Jack Lang et Catherine Tasca venaient de créer le Plan pour les arts et la culture à l’École (2001). L’élan était là pour mettre en œuvre « l’éducation artistique et culturelle », expression à présent homologuée pour parler de cinq décennies de politiques publiques en faveur de la culture et des arts (Filiod 2012 ; Bordeaux & Deschamps 2013). La municipalité de Lyon se singularisait alors par les attributions d’un adjoint « à l’éducation, à la petite enfance et à la place de l’enfant dans la ville ». Fondateur et véritable moteur du programme EAL, cet adjoint en entretiendra la flamme avec son homologue de la culture. L’un et l’autre construiront un environnement institutionnel fort pour promouvoir à la fois le travail des artistes, la conscience des enjeux éducatifs et culturels que porte cette « première école » et la création de ressources documentaires, pédagogiques et scientifiques2. L’Éducation nationale, la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC), l’Institut national de recherche pédagogique (INRP qui deviendra IFÉ, Institut français de l’éducation) et les établissements d’enseignant supérieur et de recherche furent donc conviés à travailler en partenariat pour faire fleurir cette « innovation » et accomplir les trois missions figurant sur les supports de diffusion EAL (brochures, site internet…) :
6– coordonner un réseau de pratiques artistiques et pédagogiques innovantes ;
7– développer un espace de ressources professionnelles sur l’éducation artistique et culturelle ;
8– animer un pôle de recherche sur l’art et la petite enfance.
9En 2004-2005, un professeur en sciences de l’éducation, philosophe de formation, mène une recherche et coordonne un ouvrage publié par le Centre régional de documentation pédagogique et intitulé Des artistes à la maternelle (Kerlan 2005). Parallèlement, l’IUFM de Lyon (Institut universitaire de formation des maîtres) fut contacté par la cheffe de projet d’Eal pour effectuer une recherche. Trois enseignants-chercheurs la pilotèrent. J’en fus, cette sollicitation résultant d’une visibilité plus grande due à la publication de deux ouvrages sur l’univers domestique et la culture matérielle (Filiod 2003a et 2003b). Espace, maison, objets… la résonance avec l’école maternelle allait de soi pour la directrice adjointe chargée de la recherche à l’IUFM qui devait organiser une réponse à cette demande. J’entamais alors un travail de terrain d’une année dans l’une des dix écoles engagées : de la prise de contact (juin 2004) à la fin de l’année scolaire (juillet 2005), je m’y rendis en moyenne une fois par semaine, souvent avec une caméra numérique dont disposait EAL, combinant cette approche avec d’autres moyens de collecte (observation directe enregistrée – stylo, audio, photo, cerveau –, observation participante, entretiens formels et informels, individuels et collectifs).
10Au terme de cette première vague de trois ans, les partenaires institutionnels se donnèrent un temps de réflexion : il n’y aura pas d’artiste dans les écoles pendant l’année 2005-2006, et un colloque (30/11/2005) permettra de discuter du bien-fondé de ces « résidences d’artistes en école maternelle ». Le bilan est estimé positif, les partenaires, exceptée la DRAC, s’engagent à nouveau : les résidences redémarrent en septembre 2006. Deux modifications majeures sont instaurées, elles concernent les artistes : leurs douze heures hebdomadaires deviendront 20 semaines annualisées, à raison de six ou neuf heures par semaine selon la taille de l’école ; ils seront soutenus par des institutions culturelles de la ville (Musée des Beaux-Arts, Maison de la Danse, etc.). Les circonstances ont fait que l’Iufm eut en charge le pilotage de la recherche à partir de cette année 2006-2007 et que j’en devins le responsable, après le départ volontaire des deux autres enseignants-chercheurs. À la tête d’une équipe de six « chercheurs » (moi-même et cinq formateurs de l’Iufm, spécialisés dans des disciplines artistiques ou dans l’école maternelle), j’organisais le travail de terrain avec ses spécificités, tout en prenant une place plus institutionnelle : je fis partie du groupe technique de pilotage, pour penser à la fois l’organisation de stages et de séminaires, à destination des trois métiers concernés (enseignants, artistes, Atsem3), et l’articulation de la recherche avec ces espaces de rencontre, de formation et de réflexion. Des conventions se succédèrent, de 2004 à 2015, avec un renouvellement des thèmes et des équipes de recherche, celles-ci intégrant notamment des étudiants des nouveaux masters de l’enseignement et de l’éducation mis en place à la rentrée 2009-2010.
11Le 30 Mars 2014, Gérard Collomb, maire de Lyon depuis deux mandats, est élu pour un troisième. Après ces 13 années, son adjoint « à l’éducation, à la petite enfance et à la place de l’enfant dans la ville » n’a pas souhaité prolonger sa mission. L’équipe municipale change : le premier adjoint est affecté « à la culture, aux grands événements et aux droits des citoyens », la deuxième « à l’éducation, à la vie étudiante, à la réussite et à la promotion universitaire » (plus tard sera ajouté « à l’éducation populaire »). Exit la petite enfance. Et plus tard, EAL. J’écris dans mon carnet de terrain : « Depuis le début de l’année 2015, des rumeurs, plutôt sourdes et faibles au début, amplifiées au fur et à mesure, annoncent la fin d’EAL. La Ville ne peut plus – ne veut plus, disent certains – financer. Aucune information précise, réelle, officielle ne nous parvient cependant. »
Une recherche collaborative avortée
12Le projet 2014-2020 du maire comprend cette phrase programmatique : « Nous soutiendrons les projets innovants à travers les résidences d’artistes en maternelle (Enfance Art et Langages)… » (Notre projet pour Lyon 2014-2020, 2014, p. 312). Plus tôt, avec l’élection de François Hollande à l’élection présidentielle de mai 2012, les discours au sommet de l’État se multiplient pour valoriser l’éducation artistique et culturelle qui aura sa place dans la Loi de refondation de l’école de juillet 2013. La ministre de l’Éducation nationale et son homologue de la Culture et de la communication proposent, le 11 février 2015, peu de temps après un début d’année marqué par des attentats dans l’agglomération parisienne, une Feuille de route pour l’éducation artistique et culturelle qui incite à « de nouvelles pratiques artistiques collectives dès le plus jeune âge sur les temps scolaire et périscolaire » (MEN 2015a). Quelques mois après, paraît un texte sur les « parcours d’éducation artistique et culturelle de l’élève » (MEN 2015c). EAL, programme unique en France, en Europe et au-delà4, remplit toutes les conditions et pourrait même être utilisé stratégiquement par le pouvoir local comme un « fleuron », une « vitrine », un symbole. Finalement non, et ce, malgré une forte prise de position qu’on peut lire dans la motion arrivée en tête au Congrès du Parti Socialiste de 2015, signée notamment par Gérard Collomb : « Et mettons en œuvre cette idée belle et simple : un artiste/une école. Il s’agirait que durant l’année scolaire, un artiste soit en résidence dans chaque école de France pour conduire, avec les élèves, les professeurs et les familles, un projet culturel partagé. » (Gras d’origine)5.
13Je fus touché par cette suppression, l’annonce officielle ayant été faite lors de la restitution publique d’une recherche-développement que j’ai dirigée pendant trois ans. Ce 2 avril 2015, avant de prendre la parole, j’assiste aux discours introductifs.
14D’abord, celui de la directrice d’EAL. Un peu tendue, elle ne dira rien de la suppression d’EAL qui n’est pas officielle ; un élu, présent, en dira sans doute plus, c’est à lui de le faire. Un inspecteur de l’Éducation nationale, chargé du suivi d’EAL, enchaîne, gêné et présentant ses excuses, car il doit partir : l’adjointe à l’éducation de la Ville de Lyon l’a convié à une réunion, placée au même horaire. Une adjointe qui devait être présente et donna ainsi l’impression d’avoir fui, laissant à un élu d’arrondissement de Lyon la charge de l’annonce.
15L’élu, apparemment gêné de devoir s’exprimer devant cette cinquantaine de personnes venant de milieux professionnels divers, remercie les acteurs d’« Art et Langages » (il oubliera Enfance) avant d’annoncer « l’arrêt des résidences »et l’importance de « travailler, dans les mois qui viennent, à la valorisation des travaux réalisés ici » et de « voir avec les artistes comment ils pourront suivre, sous différentes formes, le travail engagé ». Le motif budgétaire est présenté comme la seule raison de l’arrêt. La Ville, comme d’autres, doit faire plusieurs millions d’économie, même si, en octobre 2014, le maire écrivit dans le journal municipal Lyon Citoyen (n°130), dans un éditorial intitulé Excellence et proximité. La culture est au cœur de notre action : « Aussi la culture ne doit pas faire les frais des fortes contraintes budgétaires qui s’imposent à nous. »
16L’élu ne sera pas très long ; je dois enchaîner, parler de la recherche ; je ne vois pas comment faire, car il est question de l’émulation collective qui l’a entretenue, de l’importance de continuer ; j’imagine même annoncer des perspectives. Je n’ai pas le temps d’y réfléchir que surgissent des prises de parole. Une responsable de la DRAC demande à l’élu de faire suivre un message à l’adjointe « que je pensais voir ici ce soir », sur le regret de ne pas avoir été sollicitée, ainsi que les autres partenaires, pour discuter de cette suppression. La dernière convention partenariale regroupe en effet la Ville de Lyon, l’Éducation nationale, les Universités Lyon 1 et Lyon 2, l’IFÉ et la DRAC, revenue après quelques années. N’aurait-on pas pu repenser le dispositif, s’interroge-t-on ? Non, répond la Ville, car la plus grosse part du budget provient d’elle ; elle s’estime donc dans son droit de décider unilatéralement de la suppression. L’élu est mal à l’aise et son interlocutrice renchérit en indiquant que le montant pour financer ce centre de ressources et ces huit résidences d’artistes est une somme modeste qu’il est fort possible de trouver. Au pire, s’il ne faut financer qu’une moitié, voire un quart, autant préserver ce programme unique et « reconnu, en Europe comme en France ».
17Les prises de parole s’enchaînent. Un responsable artistique, chargé du suivi des artistes, dit son souhait de rencontrer au plus vite l’adjointe à l’éducation. Un artiste, soulagé d’entendre enfin une annonce officielle, mais regrettant qu’elle soit « tardive », mentionne que les artistes engagés cette année ou l’année d’avant sont très motivés pour prolonger. Une enseignante remet en main propre une pétition signée, dans un intervalle de deux jours, par la totalité des parents de son école. Une inspectrice, chargée du suivi d’EAL pendant plusieurs années, dit combien ce programme est en phase avec les nouveaux programmes de l’école maternelle publiés par le ministère quelques jours avant, le 26 mars 2015 (MEN 2015b) et, qu’en quelque sorte, « nous étions précurseurs ». Elle loue au passage le travail de l’adjoint précédent et du premier inspecteur engagé dans EAL qui ont réussi le « pari » sur « le rapport entre art et école », constatant avec enthousiasme que « les enseignants, les artistes, les Atsem ont joué le jeu ! ». Avant elle, la directrice d’EAL et l’inspecteur n’avaient pas manqué de souligner l’importance de ces collaborations, y compris à l’échelle européenne (infra) et de la place singulière de la recherche.
18C’est mon tour. Je place quelques mots introductifs sur le paradoxe de la situation. La recherche-développement dont je vais présenter les orientations et les résultats est, selon moi, emblématique de ce que devrait être une recherche collaborative, domaine affirmé depuis plusieurs décennies en anthropologie comme en sciences de l’éducation et de la formation. Le monde nord-américain et anglo-saxon y est rompu6 ; la France s’y met un peu, parfois, trop ponctuellement. Et quand elle le fait, il arrive qu’une décision unilatérale en provoque l’interruption.
19Pourtant, le travail engagé dans le cadre de cette dernière convention avait de quoi faire perdurer des liens féconds entre personnes de mondes professionnels qui ont si peu d’occasions de travailler ensemble : artistes, enseignants, Atsem, inspecteurs et conseillers pédagogiques de circonscription (Éducation nationale), responsables de structures culturelles, parents d’élèves, chercheurs, formateurs, sans oublier les étudiants qui réalisent soit un stage au sein d’EAL soit un mémoire, avec tout ou partie d’EAL comme objet d’étude. La collaboration s’est intensifiée avec la convention 2011-2014 dont le sujet, Le sensible-comme-connaissance. Évaluer les pratiques au seuil de l’expérience, a mobilisé un travail collectif important. L’origine de ce projet remonte au cours de l’année 2010. Je fus alors sollicité par la directrice pour que le prochain travail de recherche soit mené sur la question de l’évaluation. Les débats étaient alors tendus sur cette question en France où résonnait encore un projet de Loi sur la détection de la délinquance chez les enfants de trois ans (Neyrand 2006 ; Filiod 2010 ; Cadart 2016). Et peut-être que, pour la municipalité, une sorte d’audit présenté à la fin de la convention serait bienvenu à quelques mois de l’élection municipale de mars 2014 ? Si c’est cela, ce sera sans moi. Je proposai donc de prendre le temps d’une réflexion sur ma conception de l’évaluation dans ce contexte doublement spécifique de l’éducation artistique et de l’école maternelle et de produire un projet à discuter dans les mois suivants. On m’accorda ce temps. Finalement, quelques postulats forts : le sensible ne sera pas opposé à l’intelligible, la connaissance par la pratique artistique ne sera pas opposée à la rationalisation scientifique, et l’évaluation sera considérée au regard de son étymologie : l’extraction d’une valeur à partir de la réalité ou le fait de donner une valeur à partir d’une position extérieure. Une méthode en découlera :
20– filmer des scènes où artistes et enfants-élèves travaillent ensemble ;
21– le chercheur, l’artiste, l’enseignant(e) et l’Atsem travaillant avec cette classe regardent le film chacun de son côté en sélectionnant les scènes qu’il juge significatives ;
22– le chercheur réalise des entretiens individuels avec ces trois acteurs ;
23– après analyse de ces entretiens, un entretien collectif est effectué avec les mêmes et d’éventuels autres acteurs (enseignants notamment) sur des scènes sélectionnées par le chercheur et résultant des choix de la deuxième étape.
24L’évaluation serait construite à partir du résultat du croisement des points de vue.
25Cette recherche-développement donnera lieu à un travail important sur l’image animée, impliquant des étudiants de master et des enseignantes, et aboutissant à un site internet construit en écho au rapport final (Filiod 2014-2015). Où l’on apprécie la question du temps qu’on laisse aux enfants-élèves, notamment les plus en difficulté, pour évaluer leur « créativité » ; où l’on prend en compte l’importance d’un regard renouvelé sur l’enfant-élève, grâce à l’image animée et aux échanges collectifs ; où l’on s’interroge sur la nature de l’école « maternelle », souvent considérée comme « pré-élémentaire », etc. La même méthode sera mise en œuvre entre 2011 et 2013, puis entre 2013 et 2015, dans un programme européen, cARTable d’Europe, initié par EAL et le Centre Dramatique de Wallonie pour l’Enfance et la Jeunesse (CDWEJ)7.
EAL et Co-présences : de la mobilisation citoyenne à l’esquisse d’un projet
26Les réactions suivant le 2 avril 2015 sont nombreuses. L’annonce étant officielle, l’incompréhension étant tellement énorme, une mobilisation pour le rétablissement d’EAL se met en œuvre. Les actes s’enchaînent, entre textes, images, rencontres, échanges :
27– un « collectif de soutien à EAL » se constitue ; des sites internet sont créés, une pétition en ligne recueille près de 1000 signatures8 ;
28– des courriers, provenant de France, de Belgique, d’Allemagne, relayant les signataires nationaux et internationaux de la pétition, sont adressés au maire et à ses deux adjoints (culture et éducation) : les auteurs sont parents d’élèves, artistes, chercheurs, partenaires institutionnels, élus. La presse locale et nationale s’en fait l’écho ;
29– la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche et son homologue de la Culture et de la communication sont alertées, réagissent en faveur du comité de soutien, tout en signalant leur impossibilité d’intervenir dans les décisions locales. Plus tard, l’emblématique ex-ministre de la Culture, Jack Lang, écrit au maire de Lyon, puis au collectif de soutien et à moi-même, pris dans la dynamique sociale, politique et relationnelle de la mobilisation ;
30– une forme poétique et citoyenne s’élabore place des Terreaux, face à l’Hôtel de Ville, le 27 mai ;
31– le 22 juin a lieu une exposition-bilan du programme européen, manifestation que n’inaugurera pas l’adjointe à l’éducation, malgré la venue d’une délégation de Belgique enthousiasmée par le partenariat européen de quatre ans. Un texte, lu sobrement ou théâtralement par des artistes, des enseignants, des Atsem, des chercheurs, recense tous les événements depuis le 2 avril. Les deux chercheurs rendent compte des résultats de recherche en insistant sur la dimension collaborative et ses bienfaits.
32Et durant toutes ces semaines, le collectif de soutien à EAL a expressément demandé une réunion aux élus. La négociation doit porter sur le maintien de cinq résidences, un artiste ayant abandonné9. Le 3 juillet, les élus reçoivent enfin une dizaine de personnes. Ils ont l’air surpris : malgré la proximité des congés d’été, les artistes ont des projets pour la rentrée scolaire prochaine et un budget à faire valoir ! Il suffit que la Ville s’engage financièrement pour que les autres partenaires suivent. Promesse est faite d’une réponse avant le 14 juillet. Appel en urgence le 16 juillet à un chargé de mission qui assure que la réponse arrive. Et elle arrive : quelques milliers d’euros seront débloqués. Crier victoire pour une si petite somme à se partager en cinq projets pour une année scolaire ? D’autres partenaires sont nécessaires. Les artistes travaillent, seuls, avec détermination et face aux pesanteurs institutionnelles et administratives, et parviennent, à l’automne 2015, à obtenir un budget plus important. L’Éducation nationale, la DRAC et l’ACSé (Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité) permettent de poursuivre, sous une autre forme, et avec un autre nom : Co-présences. Avec beaucoup moins de temps d’intervention. Et peut-être pour la dernière année10. Le 8 juin 2016, le collectif Co-présences a été invité à l’ESPÉ de Lyon pour faire état des activités de l’année, échanger des points de vue avec un public diversifié.
Un terrain qui se prolonge : des perspectives de recherche (malgré tout ?)
33Que reste-t-il donc à dire et à penser de l’arrêt définitif de ces « résidences d’artistes en école maternelle » ? Appartiennent-elles définitivement au passé ou les formes proposées se présentent-elles comme le terreau de nouvelles expériences partenariales ? En guise de conclusion à cet article, je soumets quelques questions, remarques et hypothèses.
34En premier lieu, j’insisterai sur la détermination avec laquelle des artistes entretiennent un lien avec les institutions éducatives et les enfants dont elles s’occupent. En sociologue du travail artistique, il serait aisé d’interpréter cet engagement en termes d’emploi. Le travail artistique se caractérise par une pluralité d’activités (Liot 2004 ; Bureau et al. 2009) du fait de la coexistence d’un marché de l’Art, de politiques culturelles impulsées nationalement, mises en œuvre à l’échelle locale et où se tissent des réseaux dans lesquels les artistes construisent une professionnalité. Toutefois, le fait que l’art reste une activité « prestigieuse » continue de motiver les jeunes artistes qui savent pourtant que « seule une très faible minorité vit exclusivement de son art » (Buscatto 2012 : 801). Dans ce cas, l’étude du travail artistique peut porter son attention, moins sur la difficulté d’accès au marché de l’Art que sur les recompositions de ce travail, en tenant compte de ce qui est hors de ce marché. Cela demanderait de parler du « travail de l’artiste » ou « des artistes » plutôt que du « travail artistique », distinction que j’ai proposée ailleurs (Filiod 2008 : 92). Prendre acte d’une demande politique, sociale et culturelle qui existe en France pour que les artistes interviennent ou résident dans des lieux qui ne sont ni des musées, ni des galeries, ni des salles de spectacle, mais des lieux éducatifs, implique les chercheurs dans une étude plus fine de ce que les artistes font là. La question de l’engagement et des motifs politiques est une piste à explorer. Dans un article contemporain de celui-ci (Filiod 2016), je montre comment le souci du rapport entre l’individuel et le collectif, les références à la citoyenneté, à l’égalité, aux valeurs de respect, de tolérance, irriguent l’expérience du travail au quotidien de ces artistes. Au point que l’on pourrait parler de « contre-culture discrète », d’un engagement politique à l’échelle « infra-ordinaire » (Filiod : 152-154). Dans le cas présent, dès lors que les artistes de Co-Présences sont tous danseurs, chorégraphes ou circassiens, nous pourrions faire l’hypothèse que l’opérateur de ce politique est le corps11.
35En deuxième lieu, quel avenir pour des recherches collaboratives entre chercheurs, artistes, enseignants, Atsem (et autres, cf. ci-dessus) pour étudier, ensemble, des comportements énigmatiques d’enfants-élèves, les jeux de symétrie et d’asymétrie qui s’insinuent dans les situations et les interactions entre adultes et enfants ou encore les apports des pratiques proposées par des artistes et qui diffèrent souvent de ce que proposent des enseignants ou des parents (Filiod & Kerlan 2014) ? Les idées ne manquent pas chez les chercheurs, et j’ai bien entendu les miennes. Mais d’autres en ont, notamment les artistes, qui sont sans doute autant « en recherche » que les chercheurs (Hermès 2015). Des propositions viennent en effet des artistes eux-mêmes et il n’est pas dit que le terrain labouré pendant ces douze ans ne se poursuive pas sur des thèmes proches de ceux ayant déjà fait l’objet d’études ou de recherches. Cela n’empêchera pas d’avoir en face de soi le problème d’un financement peu élevé et d’une absence de coordination institutionnelle locale qui permettrait de faire vivre ces recherches (ce que permettait, on l’aura compris, EAL). Faute de financement, un travail en mode slow science, doublé d’un mode low budget, n’est pas à exclure.
36Enfin, en troisième lieu, retour vers la décision politique. Les critiques formulées dans ce texte vis-à-vis de la municipalité de Lyon ne cherchent pas à discréditer l’équipe municipale ou à ironiser sur les écarts entre déclarations et actes. Il faudrait étudier plus en profondeur les mécanismes à l’œuvre, y compris les stratégies de carrière des élus et les jeux politiciens internes à l’équipe municipale. D’une part je ne l’ai pas fait et d’autre part ce n’est pas mon objectif. Quoi qu’il en soit, le personnel politique a des arguments. L’éducation artistique et culturelle fait bien partie des actions menées. À Lyon, il n’y a aucun problème pour énumérer les actions mêlant artistes et enfants, plus largement artistes et citoyens. La dominante reste toutefois la fréquentation des musées municipaux, les spectacles et autres « grands événements », attribution explicite de l’adjoint à la culture. Les élus se sont d’ailleurs ingéniés à rassurer les réfractaires à la suppression d’EAL en disant que le budget qui y était assigné serait utilisé pour développer encore plus le travail avec les activités liées aux musées. En quelque sorte, mettons plus d’argent pour en faire profiter la totalité des enfants et non quelques-uns ; ouvrons ces lieux aux enfants et aux familles qui ne s’y rendent pas ou n’osent s’y rendre. Le propos est louable, mais discutable. Il peut en effet sous-entendre que la minorité d’enfants-élèves engagés dans des résidences EAL étaient en quelque sorte des privilégiés, alors qu’elles étaient majoritairement menées dans les écoles identifiées « éducation prioritaire », c’est-à-dire destinées aux enfants-élèves dits « en difficulté » ou « de milieu défavorisé ». Et sur le temps long, ce sont près de 10 000 enfants-élèvesqui ont bénéficié de ces résidences. Une question découle de ces choix politiques : quelle « éducation artistique et culturelle » valorisent-ils ?
37Depuis que celle-ci existe dans les politiques publiques, on constate qu’elle relève de plusieurs formes (Bordeaux 2004 ; Gardner 2008) :
38– rencontrer des œuvres et apprendre à les connaître ;
39– réfléchir sur ces œuvres, les comprendre, apprécier des techniques, les intentions de leurs auteurs ;
40– produire des œuvres, qu’elles soient visuelles ou/et sonores ou/et corporelles.
41Le dernier registre sous-entend la possible présence d’un(e) artiste. Dans une moindre mesure, les deux autres aussi, les artistes mettant à profit leurs connaissances et compétences pour se consacrer à la « médiation artistique et culturelle » pendant des biennales, festivals, expositions temporaires, etc. Dans tous les cas, la question de la transmission se pose.
42Mais ce qui se transmet lors d’une ou deux visites de musée par an n’est pas de même nature que ce qui se transmet dans des résidences artistiques au sein d’écoles pendant plusieurs années. La dominante de l’éducation artistique et culturelle résultant de ces choix politiques semble être de l’ordre de la sensibilisation, avec la fréquentation des structures culturelles comme activité principale. Ce qui peut vite revenir à une logique de consommation du patrimoine culturel. La mésaventure démocratique vécue par les citoyens dont il est question ici découle du recul des représentants de la politique publique vis-à-vis d’une logique bien différente : celle d’une pratique artistique au long cours qui permet la construction, par des enfants-élèves, d’un rapport à la création, aux apprentissages – y compris ceux d’une culture démocratique –, et aux processus cognitifs. Considérer que les rapports les plus féconds entre arts, (petite) enfance et recherche se situent dans cette dernière logique peut conduire à deux scénarios : celui, déjà évoqué, du slow science & low budget, et celui du recours à des financements privés.
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Notes
1 Cette catégorie, qui intègre le double statut – générationnel et scolaire – des êtres concernés (Filiod et al. 2007 : 10 ; Necker & Filiod 2014 : 98), me semble appropriée dans le contexte du premier niveau du cursus scolaire. Elle n’a, à ma connaissance, jamais été utilisée comme telle, malgré quelques réflexions sur l’articulation entre « métier d’élève » et « métier d’enfant » (Sirota 1993) ou sur les rapports dialectiques entre « enfant », « élève » et « apprenant » (Recherches en didactiques 2011).
2 La formule « première école » est de Jean-Pierre Chevènement (MEN 1986 : 8-9), ministre de l’Éducation nationale (1984-1986). Elle est parfois retournée en « école première », notamment par le pédagogue Philippe Meirieu. Concernant les ressources, le site eal.lyon.fr, détruit par la municipalité au cours de l’été 2016, a été en partie sauvegardé. Les documents les plus significatifs du point de vue de la recherche (rapports, actes de colloque…) sont regroupés dans une rubrique, EAL Archives, sur le site : espe-eal.univ-lyon1.fr
3 Agents territorialisés spécialisés des écoles maternelles : personnel dont la mission principale est d’assister l’enseignant(e).
4 Les résidences d’artistes en milieu scolaire sont nombreuses, mais, à ma connaissance, très rarement en école maternelle et jamais sur une durée aussi longue.
5 http://congres.parti-socialiste.fr/motions/motion-a-le-renouveau-socialiste
6 Pour les sciences de l’éducation et de la formation, voir notamment Bednarz (2015).
7 Créé en 1986, le CDWEJ est porteur de l’opération L’Art à l’école (cdwej.be). Les résultats du travail mené en parallèle en France par moi-même et en Belgique par Sophie Necker, enseignante-chercheure à l’EspÉ Lille Nord de France, ont donné lieu à deux articles (Necker & Filiod 2014 ; Filiod & Necker 2016).
8 soutieneal.wordpress.com ; https://www.facebook.com/soutienEAL; https://www.change.org/p/maire-de-lyon-gérard-collomb-élus-education-et-culture-anne-brugnera-georges-kepenekian-suppression-d-enfance-art-et-langages-sans-concertation-aidez-nous
9 Sur les huit résidences en cours, deux arrivaient au bout du cycle des trois ans. Parmi les six restantes, trois allaient achever leurs deux ans, les trois dernières poursuivant leur première année.
10 Les sites créés pour l’occasion (https://www.facebook.com/copresences/ – http://co-presences.blogspot.fr/) ont ainsi une durée de vie inconnue à ce jour.
11 Cette hypothèse peut être renforcée par le fait que l’artiste ayant abandonné l’aventure était plasticien. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que des plasticiens n’aient pas ce type d’engagement.