AnthropoChildren AnthropoChildren -  N° 3 (janvier 2013) / Issue 3 (January 2013) 

De l’enfant-sujet dans le collectif à l’individu « dans la masse »

Marie-Laure Cadart
Chercheuse partenaire du GReCSS (Groupe de Recherche Cultures Santé Sociétés), 12, rue Alphonse Daudet 13090 Aix-en-Provence, marie-laure.cadart@wanadoo.fr

Introduction

1Alors que la France est un des pays d’Europe à la plus forte natalité, soutenue jusqu’à présent par des politiques familiales généreuses et protectrices, on y assiste depuis plusieurs années à l’émergence de mouvements sociaux inédits dans le champ de la petite enfance. Ceux-ci touchent des professionnels peu enclins à ce type de mobilisation et sont appuyés par bon nombre de parents. La petite enfance est restée longtemps une sorte de « domaine réservé » du côté de l’intime et des familles, intéressant essentiellement les professionnels du soin et de l’éducatif. Elle constitue aujourd’hui un enjeu politique et économique au cœur de débats idéologiques. Le jeune enfant serait-il en passe de changer de statut d’« être fragile à protéger » à celui d’« individu menaçant pour lui-même et la société », justifiant un train de mesures à son encontre et contre lesquelles se constitue une résistance ? Nous centrerons ici notre analyse sur l’évolution des crèches et la notion de « prévention précoce ».

Un être fragile à protéger : vers la construction de l’enfant-sujet dans le collectif

Où l’on voit apparaître la notion d’enfant-sujet

Une préoccupation sanitaire

2Nous partirons de ce moment fondateur de l’après-guerre où se mettent en place les institutions nationales et internationales, dans un élan porteur en faveur de l’enfance particulièrement touchée par le conflit. Dans un souci du « Plus jamais ça ! », l’enfant apparaît comme un être vulnérable à protéger et « l'humanité se doit de donner à l'enfant le meilleur d'elle-même » (Déclaration des Droits de l’Enfant de 1959, ONU). La santé est alors prioritaire. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), nouvellement créée, la définit comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ». En France, « le premier devoir qui s’impose aux pouvoirs publics est de sauvegarder l’existence des enfants qui viennent au monde » (Ordonnance du 2 novembre 1945 relative à la Protection Maternelle et Infantile ou PMI). Si la petite enfance appartient au domaine privé et à la famille, l’État la soutient en créant les allocations familiales, la sécurité sociale et la Protection Maternelle et Infantile. Le contrôle et les obligations sont essentiellement sanitaires : obligations vaccinales et de suivi médical des enfants, éviction du milieu familial pour des raisons de santé, etc.

La prise en compte psychologique

La recherche

3Les pouponnières sont remplies d’enfants abandonnés ou orphelins dans un état de santé déplorable. L’OMS confie une recherche sur les effets des séparations précoces sur de jeunes enfants en institutions à deux psychiatres et psychanalystes qui dévoilent la maltraitance institutionnelle, et font des propositions pour lutter contre celle-ci : John Bowlby en Angleterre, qui va initier la théorie de l’attachement, et Myriam David en France qui se battra pour que la psychologie rentre dans la formation des assistantes sociales et des professionnels s’occupant de jeunes enfants. Avec la psychologue Geneviève Appell, Myriam David va mettre l’accent sur l’organisation du travail, la qualification et les taux d’encadrement, montrant l’influence de ces paramètres sur le développement de l’enfant.

Prévention précoce : naissance d’un concept

4La prévention précoce, médico-psycho-sociale est née dans les années 1960, sous l’impulsion des pionniers de la pédopsychiatrie découvrant la spécificité du psychisme infantile en plein développement, questionnés sur la possibilité d’agir précocement. Confrontés à des enfants en souffrance, ils veulent comprendre ce qui se passe pour leur éviter de se structurer psychiquement sur un mode qui les fera souffrir et les entravera dans leurs relations aux autres comme dans leurs apprentissages. Leur position de cliniciens est de soigner les enfants, non de les adapter à la société. Ils insistent sur l’importance de considérer la situation d’un enfant dans sa globalité et œuvrent pour la mise en place de services de soins de proximité respectueux des sujets.

5Michel Soulé, un des pionniers de la pédopsychiatrie en France, est persuadé qu’une action précoce pouvait et devait être entreprise. Il s’appuiera sur des données épidémiologiques pour démontrer la pertinence du concept et l’efficacité des actions préconisées. La prise en charge de l’enfant doit être globale et tenir compte de son contexte de vie autant que des symptômes directs et/ou indirects qu’il présente.

6Il développera la notion de « clignotants », d’indicateurs de risques, qui ne sont pas des symptômes de pathologies, mais doivent constituer autant de repères à prendre en compte quand ils sont cumulés pour un même enfant. Il parlera aussi de « l’émergence de la demande masquée » à entendre même en l’absence de demande explicite des familles. Dans un fascicule à l’usage des professionnels édité en 1980, il préconise la mise en place de mesures de repérage de très jeunes enfants en souffrance, tout en mettant en garde contre une extension abusive du concept de prévention précoce et de ses dérives. S’il faut tenir compte des facteurs sociaux, il alerte contre « des conclusions abusives selon lesquelles appartenir aux classes défavorisées ne comporterait plus un ‘risque éventuel’ à préciser à partir de différents signes, mais un danger absolu à supprimer ». Il situe la politique préventive « à l’articulation de données contradictoires qui infiltrent les rapports sociaux », admet les « objections qui montrent les dangers d’une doctrine ou d’une politique actuelles qui voudraient appliquer ‘la prévention’ sans en mesurer les risques et les possibles abus » et insiste sur la nécessité de toute politique de « s’accompagner constamment d’une réflexion pour maintenir les facteurs dynamiques que représentent la liberté d’un individu, son autonomie et même son goût du risque » (Soulé 1980 : 16-17).

7Conscient du risque de prédominance de l’épidémiologie sur la clinique, il insiste sur le travail à mener auprès des professionnels : formation, travail d’équipe et supervision, travail en réseau…

La diffusion dans les crèches

8L’après Mai 68 est marqué par un foisonnement d’idées, une libération de la parole et la création d’initiatives innovantes en lien avec les modifications de la famille. Les jeunes parents veulent s’autonomiser de leurs propres parents et se tournent vers les crèches pour faire garder leurs enfants, faisant confiance à la professionnalisation qui s’y instaure.

9De nouveaux textes précisent les taux d’encadrement des adultes auprès des enfants et leurs qualifications, et autorisent les parents à entrer dans les crèches, même si c’est encore sur la pointe des pieds… La psychologie pénètre aussi petit à petit avec divers modules dans les formations initiales des professionnels, des postes de psychologues et, de façon plus timide encore, des temps d’analyse des pratiques professionnelles. Les références théoriques sont la théorie de l’attachement et la psychanalyse. Ceci est en rapport avec la diffusion par les médias des nouvelles connaissances sur la psychologie du bébé et l’importance des interactions précoces. Françoise Dolto, psychiatre et psychanalyste, contribue à transmettre les connaissances de la psychanalyse d’enfants auprès du grand public. Le bébé est reconnu comme être humain à part entière avec sa vie psychique et ses spécificités propres, un être fragile en plein développement dont les premières années marqueront de manière définitive sa vie future.

10Cette vision du jeune enfant est celle qui prévaut dans le rapport de de Bouyala & Roussille (1982) – L’enfant dans la vie, pour une politique de l’enfance, paru en 1982, centré sur l’enfant pris dans sa globalité : les crèches doivent être « des lieux de vie et de développement pour l’enfant », l’accueil devant y être organisé « autour de ses besoins et de ses possibilités ». Il y est vu comme futur citoyen mais aussi comme enfant-citoyen.

11À partir des années 1980, les politiques de la Caisse Nationale des Allocations Familiales (CNAF) soutiennent financièrement les innovations et incitent à améliorer l’accueil du jeune enfant tant quantitativement que qualitativement par le biais de « contrats enfance » passés avec les communes. Ceci va dans le sens d’une reconnaissance de l’importance du travail mené auprès des jeunes enfants. Si ce travail est peu valorisé financièrement, il acquiert un statut social et une fonction symbolique réelle dans cette aide au grandir des enfants à laquelle il participe.

12Ainsi, alors que les enfants de crèches étaient appelés « les petits créchards » ou « les petits crécheux » (Rapoport 2007 : 76), les crèches deviennent les modes de garde que les parents recherchent en priorité, faisant confiance aux professionnels reconnus dans leurs compétences. Elles deviennent ces lieux d’accueil où il fait bon vivre si y sont mis en application les savoirs sur les jeunes enfants dans une organisation adéquate respectueuse de chacun, centrée sur l’enfant.

L’apogée d’une certaine vision globale de l’accueil de l’enfant

Le décret du 1 août 2000

13Le 1 août 2000, la parution du décret réformant l’accueil des jeunes enfants s’inscrit dans cette logique de prise en compte globale de l’enfant. Il constitue une véritable révolution dans le monde de la petite enfance, marqué par une forte culture sanitaire et peu ouvert sur l’extérieur jusqu’alors. Il va permettre de passer de la garde à l’accueil, donnant à chaque enfant la possibilité d’une socialisation précoce en dehors de la famille, dans un temps choisi avec les parents, quel que soit leur statut socio-économique et leur statut face à l’emploi, et ouvre les établissements aux enfants porteurs de handicap ou de maladie chronique. Ils « veillent à la santé, à la sécurité et au bien-être des enfants qui leur sont confiés, ainsi qu'à leur développement » et « apportent leur aide aux parents afin que ceux-ci puissent concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale » (article R180-1 du Code de la Santé Publique).

14Il s’accompagne de mesures financières permettant d’accueillir toutes les familles, quels que soient leurs revenus, favorisant l’accès aux familles en difficulté. Il promeut un accueil à la carte, individualisé, selon les besoins des parents.

15Au-delà de la simple garde des enfants, les crèches se voient chargées d’autres fonctions : socialisation de tous, intégration d’enfants porteurs de handicaps ou de maladies chroniques, accueil d’enfants dont les parents sont en difficultés multiples, soutien des parents dans leur fonction parentale… Chaque établissement doit élaborer un projet d’établissement comportant un projet social décrivant le contexte local, la manière dont le lieu d’accueil s’insère dans la vie locale, le village, le quartier, quels services il rend… Le terme « social » ne doit pas être pris dans un sens réducteur d’assistance, mais bien dans un sens « sociétal » de développement local, un sens du « vivre ensemble » et un projet éducatif centré sur l’enfant et sur les valeurs à mettre en œuvre autour de lui : respect de chaque enfant, de sa personnalité de son rythme de développement, de sa culture familiale, etc. Certaines crèches relèvent le défi.

Le sujet dans le collectif

16Le rôle social des lieux d’accueil se décline au niveau des enfants, leur permettant une « socialisation » à l’extérieur de la famille, favorisant ainsi la rencontre avec d’autres enfants et d’autres adultes, dans un cadre à la fois stimulant et sécurisant dont nous avons évoqué la construction et la complexité. Il se décline aussi au niveau des parents, notamment de femmes pour lesquelles la possibilité de faire garder leur enfant représente la condition première à leur insertion professionnelle et sociale.

17Nous sommes dans une dimension collective qui respecte le sujet en tant qu’être social, dans un apprentissage précoce de la vie citoyenne, à l’opposé d’une collectivité où règne « la loi de la jungle » et ses effets délétères pour de jeunes enfants.

18Cette approche globale préconisée dans le rapport de Bouyala & Roussille (1982) rassemble autour de l’enfant les différents acteurs et les institutions, chacun ayant sa place dans une pluridisciplinarité active et complémentaire dans les domaines du soin, de l’éducatif, du social… Dans cet état d’esprit, une prévention précoce « prévenante » peut se développer en crèche.

Le bébé dangereux : vers l’individu dans la masse

Critique et dérives de la prévention précoce

19Pourtant, cette approche globale peut aussi être aliénante rejoindre la définition de la santé de l’OMS dans ce qu’elle a d’utopiste et d’irréel d’état de « complet bien-être » (n’oublions pas que cette définition date de l’après-guerre, dans une époque du « plus jamais ça » et l’illusion d’une biomédecine aux effets bénéfiques exponentiels).

20Cette vision de la « santé complète » peut justifier un train de mesures pour « le bien-être » des enfants que certains philosophes et sociologues avaient craint dans les années 1970-1980 avec l’instauration d’un quadrillage des populations au détriment de leur liberté de sujets pensants, désirants, agissants : Michel Foucault, avec le concept de « biopouvoir » et de « médicalisation de l’existence » ; Robert Castel et Anne Lovell, en 1979, dans le livre La société psychiatrique avancée parlent de leurs craintes de voir réalisées les propositions de dépister systématiquement les enfants potentiellement dangereux, devant la séduction que ce type de projet peut présenter à certaines administrations, « le tout au nom du progrès, du savoir, de l'efficacité dans la gestion des hommes et du bien des intéressés eux-mêmes. » (Castel, Lovell 1979 : 244). Ils avaient anticipé le risque de voir des traitements de contention comportementaux et médicamenteux supplanter les approches d’orientation psychodynamique que nous venons d’évoquer.

Le virage libéral et gestionnaire, les mouvements sociaux

21Crise économique, harmonisation européenne, ouverture du « marché de la petite enfance » ont chamboulé ce domaine qui, du privé familial, s’ouvre au privé lucratif, tout en étant sous injonction de l’Etat contrôleur en matière de prévention précoce, notamment pour les familles étiquetées « vulnérables ».

22La petite enfance s’inscrit aujourd’hui dans le mouvement de libéralisation des services initié lors de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, menant à terme à une dérégulation et à une privatisation de tous les services publics obligés de s’ouvrir à la concurrence. Ainsi, insidieusement, la petite enfance glisse de l’égide de la santé (OMS) à celle du commerce (OMC)…

23Alors qu’en France les crèches relevaient des secteurs public, mutualiste ou associatif à but non lucratif, le champ de la petite enfance s’est ouvert depuis 2004 à des entreprises privées à but lucratif. Elles ont désormais la possibilité de créer et de gérer des établissements d’accueil des jeunes enfants, en bénéficiant de fonds publics. Pour parfaire la libéralisation du secteur, la France a inclus en décembre 2010 la petite enfance dans la directive européenne « Services » (ex-Bolkenstein), soumettant ainsi les crèches à la libre concurrence du marché intérieur européen, malgré un mouvement de contestation sans précédent rassemblant des professionnels de la petite enfance réunis depuis 2009 dans le collectif « Pas de bébés à la consigne » et des acteurs politiques locaux.

24Le temps s’accélère pour déconstruire un édifice patiemment monté, centré sur l’enfant en devenir. Selon l’idéologie néolibérale, l’enfant devient un individu dans la masse qui doit devenir conforme et adapté à la société. Les crèches deviennent alors des lieux d’élection pour une prévention précoce s’inscrivant dans le formatage des enfants et des dépistages standardisés des troubles en tout genre commencent à s’y pratiquer. Les crèches sont promues pour tous les enfants, mais à moindre coût. La socialisation en crèche a montré ses effets positifs particulièrement pour les enfants de milieux sociaux défavorisés, quand celles-ci sont de qualité. S’appuyant sur ces constats et dans une politique de promotion du travail féminin, des effets d’annonce de création de grande ampleur de places de crèches sont faits par le Gouvernement promettant 200 000 places nouvelles d’ici 2012. Le décret du 1 août 2000 est réformé le 7 juin 2010 et s’oriente vers moins de qualification et moins de professionnels auprès des enfants.

25Depuis 2005 se réalise la « prédiction socio-anthropologique » de Castel et Lovell : une succession de rapports parlementaires s’appuient sur des expertises scientifiques (au demeurant contestables et contestées) pour faire entrer dans les textes de lois des mesures de contrôle précoce des comportements des populations.

26L’enfant devient un danger, une menace s’il n’est pas dépisté précocement, selon des grilles de repérages standardisés. Ainsi, ce n’est pas l’enfant en devenir qu’il convient d’accompagner « dans le respect du développement psychique singulier de chacun et un ajustement compréhensif lors des moments de crise qui émaillent inévitablement ce développement » (Collectif Pas de 0 de conduite, 2011 : 23), mais bien « l’enfant perturbateur », (selon une catégorisation récente de l’Éducation Nationale) à contenir et à normaliser.

27Ainsi, la petite enfance devient la cible de projets de prévention précoce dans lesquels les crèches sont concernées. En 2005, pour lutter contre la délinquance future, il est envisagé de dépister les troubles de comportement prédicteurs de délinquance dès trois ans et de prévoir des programmes d’intervention dès la crèche. Le syndicat des hauts fonctionnaires et commissaires de police émet des préconisations en ce sens dans un rapport sur la sécurité intérieure ; un projet de loi de prévention de la délinquance prévoit un bilan de santé à trois ans pour dépister ces troubles.

28En janvier 2006, la pétition « pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans » lancée sur Internet par des médecins, psychologues, psychiatres et psychanalystes recueille 200.000 signatures. Elle constitue l’acte de création du collectif du même nom qui depuis assure une fonction de veille et de propositions pour une prévention précoce prévenante centrée sur l’enfant en devenir. Trois colloques, cinq livres, un forum citoyen des « bonnes idées de la prévention » ont été réalisés1.

29Mais ceci n’empêche pas la parution de deux lois en mars 2007 dans lesquels l’enfant est souvent vu comme un danger pour lui-même et pour les autres, les parents démissionnaires et infantilisés (lois sur la protection de l’enfance et la prévention de la délinquance).

30Le 16 février 2010, le Gouvernement lance les États Généraux de l’Enfance dont le premier objectif vise « à améliorer la transmission de l’information préoccupante, prévue par la loi du 5 mars 2007, pour éviter que le nomadisme de certaines familles ne leur permette d’échapper au contrôle et à la surveillance des services sociaux » (communiqué de presse). En réaction, sont convoqués les « États génÉreux pour l’enfance »2 appelant à une large mobilisation de tous ceux à qui la cause des enfants et de leurs familles importe dans ce pays, pour donner le coup d’envoi d’une « révolution tranquillement radicale » pour tous les enfants en France : 120 associations ont rédigé un cahier de doléances accessible en ligne3 qui a fait ensuite l’objet d’un livre4.

Le retournement d’un concept

31Nous avons vu progressivement l’idée de prévention précoce se retourner contre les enfants qu’elle était censée protéger. Le bébé devient un danger potentiel pour la société, s’il n’est pas dépisté et pris en charge tôt. Ce qui était proposition singulière pour chaque enfant devient programme standardisé, étalonné et exportable… L’enfance n’est plus « à protéger » mais « à contrôler et formater », chacun devenant alors un individu dans la masse. Les familles sont suspectées, catégorisées, comme leurs enfants qui, « pour leur bien », sont en voie d’être étiquetés « RAS » (rien à signaler), « à risque », « à haut risque » dès l’âge de cinq ans à l’école maternelle…

32Les parents sont soumis à des injonctions, passibles de « sanctions » prévues par la loi, sous l’égide du maire ou du président du Conseil Général : Contrat de responsabilité parentale, Stage de responsabilité parentale, Conseil des droits et devoirs des familles… Ils ne sont plus les responsables de l’enfant dans l’intimité de la famille, mais sous contrôle, soumis à la loi qui les menace de sanction et les infantilise.

33François Ansermet (2003 : 13) a posé la complexité d’une prévention qui tient compte des sujets, battue en brèche actuellement :

34« Aborder la prévention dans une perspective psychanalytique passe par une démarche qui tient compte du sujet et de sa possibilité de réponse au-delà des universaux qui le portent. Le sujet est en effet, par définition, exception à l’universel. Il peut toujours choisir autre chose que ce pour quoi il est déterminé. On se trouve ainsi dans une sorte de malentendu. On est convoqué au nom d’universaux déterminants et reconnus à risque. Pourtant, on ne peut s’orienter qu’à partir des réponses et des inventions propres au sujet, qui sont fondamentalement imprévisibles ».

35L’enfant n’est plus à protéger : on doit se protéger de lui et l’aider à s’en protéger. Il devient menaçant. La classification des enfants et des familles selon le niveau de risques, de compétences, est donnée pour « un bien », comme une contrainte nécessaire de la société de masse qui traite avec des individus standards, anonymes… et rationnels. Les théories sont employées de façon tronquée, à des fins utilitaires, pour élaborer des programmes de formation applicables au plus grand nombre, ou encore promouvoir des réformes qui garantiraient un « produit fini » armé pour une société de la concurrence : le « bébé sécure » de la théorie de l’attachement comme modèle justifiant la présence continue des parents pendant les premiers mois de vie motivant une réforme du congé parental, plus court et mieux payé. Ainsi s’étend la notion d’« investissement social de l’enfant » avec l’idée de retour sur investissement ! L’enfant n’est plus tout à fait celui de ses parents, mais celui de la société sous la responsabilité de ses parents qui doivent eux aussi être conformes. L’obligation n’est plus seulement de soigner et d’éduquer, mais de participer à la quête de performance de sa progéniture. La socialisation extrafamiliale de très jeunes bébés devient la norme, sans se soucier du vécu de l’enfant dont la vie psychique n’émerge plus qu’en cas de problème. L’enfant est catégorisé de plus en plus tôt contre l’avis des pédopsychiatres et psychologues, risquant par « effet Pygmalion » de le faire devenir ce que l’on projette sur lui. Le bébé est devenu un atout dans le marché de la sécurité intérieure (badges, vidéosurveillance, puces électroniques à la crèche), de la formation continue.

36La pluridisciplinarité n’est plus une richesse mais source de conflits contre lesquels un projet de « métier unique » de formation rapide émerge. La mixité sociale n’étant plus un atout, des crèches à deux vitesses apparaissent : pour les « riches » avec un contrôle réduit de l’État qui octroie cependant des aides financières ; pour les « pauvres » où la notion d’« individu dans la masse » prévaut, avec un fort contrôle social et des modèles standardisés et exportables.

Un peu de bon sens pour conclure !

37On voudrait « tout faire en crèche » (puis à l’école maternelle) ; on voudrait tout prévenir, dans une urgence du temps de la petite enfance, dans une erreur d’utilisation des savoirs accumulés sur l’enfant, en voulant une rentabilité immédiate de ces savoirs. Dans l’immense course au profit, la petite enfance est une cible. La peur de l’autre mène loin et les « attaques aux bébés » se multiplient, comme cette plainte déposée en gendarmerie contre un bébé mordeur en crèche qui a entraîné la venue de trois gendarmes pour connaître le nom du coupable !

38Permettons-nous une métaphore agricole… en évoquant la même erreur que pour l’agriculture industrielle, où l’on a voulu accélérer la pousse, diminuer les « mauvais produits » avec les effets délétères que l’on sait aujourd’hui… Les savoirs accumulés sont à utiliser à bon escient. Certains seront des sédiments fertiles, assimilés et insoupçonnés ; on peut y classer les recherches et théories sur l’enfant mises en application depuis longtemps et qui ont fait leurs preuves.

39Œuvrons pour un collectif respectueux de chacun autour des enfants, en sachant nous révolter d’une façon créative et efficace. La sagesse n’est-elle pas dans le partage des savoirs et la maîtrise raisonnée des risques ? La petite enfance échappe-t-elle à cela ?

Bibliographie

Ansermet, F. (2003). Psychanalyse et prévention: la prévention, entre nécessité et contingence, Naissances: cahier de l’Association de formation et de recherche sur l’enfant et son environnement (AFRÉE), 18: 13-21.

Bouyala, N. & Rousille, B. (1982). L’enfant dans la vie, pour une politique de l’enfance. Paris: La documentation Française

Castel, R. & Lovell, A. (1979). La société psychiatrique avancée: le modèle américain. Paris: Grasset.

Rapoport, D. (2007). La bien-traitance envers l’enfant. Des racines et des ailes. Paris: Belin.

Soule, M. & Noel, J. (1980). Document P. Paris: Centre d’ouverture psychologique et sociale (COPES).

Collectif pas de 0 de conduite (2011). Manifeste pour une prévention prévenante. Toulouse: Erès.

Le cahier de doléances des Etats génÉreux pour l’enfance (2010)[etatsgenereuxpourlenfance.blogspot.com]

Notes

2 etatsgenereuxpourlenfance.blogspot.fr
3 etatsgenereuxpourlenfance.blogspot.com/p/le-cahier-de-doleances.html‎
4 Les états generEux pour l’enfance. 2012. Plaidoyer pour la cause des enfants. Toulouse, érès.

To cite this article

Marie-Laure Cadart, «De l’enfant-sujet dans le collectif à l’individu « dans la masse »», AnthropoChildren [En ligne], N° 3 (janvier 2013) / Issue 3 (January 2013), URL : https://popups.ulg.ac.be/2034-8517/index.php?id=1682.