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- Volume 6 (2019) : Crises
- La maladie comme crise – La crise comme maladie
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La maladie comme crise – La crise comme maladie
Réciprocités entre sujet et société
Résumé
Le présent article souhaite aborder la crise comme un événement à résonance sociopolitique et la comparer avec des maladies largement répandues et semblables du point de vue de leur étiologie ou de leurs symptômes. Parmi les crises, nous comptons tant les crises économiques que les bouleversements sociaux qui en dépendent et, réciproquement, en fournissent les conditions. Parallèlement à l’étude historique du concept de crise et à son développement théorique, nous tenterons de décrire les réciprocités entre domination, crise et maladie ainsi que la façon dont la société appréhende ces concepts.
Tabla de contenidos
Toutes les transitions sont des crises, et qui dit crise ne dit-il pas maladie ?
(Johann W. Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister)
1Le mot krinein en grec ancien possède une variété de significations, qui couvre les verbes « se disputer », « décider », « différencier » et « juger ». Étymologiquement, les mots « crise » et « critique » trouvent leur origine dans le concept de krinein. Friedrich Nietzsche pensait que la critique
[est] elle-même dépourvue d’effet, car elle ne se traduit que par de nouvelles critiques. On est convenu de considérer un grand nombre de critiques comme un effet produit ; un petit nombre ou l’absence complète de critiques, au contraire, comme un insuccès. Au fond, qu’il y ait pareil “effet” ou non, toutes choses demeurent en état. On se livre simplement pendant un certain temps à un nouveau bavardage, puis à un bavardage encore plus nouveau et, dans l’intervalle, on fait ce que l’on a toujours fait. La culture historique de nos critiques ne permet pas du tout qu’il y ait un « effet », au sens propre, c’est-à-dire une influence sur la vie et l’action. Sur l’écriture la plus noire, ces critiques appliquent aussitôt leur papier buvard, ils barbouillent le dessin le plus agréable de gros traits de pinceau, et veulent faire prendre ceux-ci pour des corrections. (Nietzsche 1907 : 179-180)
2Une crise, en revanche — et ceci renvoie à la composante étymologique de « séparer », « décider », « différencier » et « juger » — désigne un changement déterminant, elle représente une caractéristique qui se distingue d’un état normal et instaure une rupture en regard de la valeur moyenne d’une société. Dans le système social, il existe déjà une continuité de déviations a priori. Si, au sein de ce système, la crise en tant que moment de changement ne débouche pas sur une issue positive, alors elle conduit à une catastrophe. Ces deux possibilités diamétralement opposées — changement positif ou négatif — sont constitutives de la crise.
Déstabilisation et dénormalisation
3Il y a donc crise jusqu’à ce qu’une normalité soit rétablie. Cette configuration pourrait être comparée, dans sa conception pyramidale, à la courbe d’une tragédie dans la forme dite « fermée » du drame théâtral selon Aristote et Friedrich Schiller (Freytag 1863). Après l’exposition et la phase ascendante ou « moment excitant » (erregendes Moment chez Gustav Freytag) viennent le climax et la péripétie, c’est-à-dire le tournant dramatique qui conduit à la victoire ou à la défaite. Après la phase descendante et son rebondissement retardateur, le drame se termine par la catastrophe. Celle-ci signifie soit la résolution du conflit, autrement dit le rétablissement de l’ordre du monde, soit, dans le cas de la tragédie, la chute du héros.
4Jürgen Link, connu pour sa théorisation scientifique du normalisme, définit la crise en période de paix comme une « perte de normalité » (Link 2013 : 11, nous traduisons). Il compare le stress d’origine médicale avec le stress dans le domaine de la finance. Il considère que la notion de stress, en tant que concept normaliste, a joué un rôle prépondérant dans la crise économique mondiale de 2007 (2013 : 43). Dans sa comparaison tabulaire, Link fait le lien entre pression due à la chute des cours et aux pertes financières d’une part, et charge corporelle et psychosomatique d’autre part. Dans le cas du stress médical, l’équilibre de la personne descend sous la normale suite à de fortes sollicitations physiques et mentales, puis une décharge d’adrénaline rehausse ce point d’équilibre. Pour le stress financier, la situation du crédit descend sous le niveau normal et des stimuli envoyés par l’État font remonter la situation du crédit grâce à la montée des cours et les profits. La « dépression » suivante se caractérise par une deuxième chute de l’équilibre ou un deuxième krach des cours boursiers négativement exponentiel ; elle se termine dans les deux cas par un effondrement (2013 : 45-46).
5Jürgen Link n’est pas le seul à comparer crise médicale et crise économique. L’OMS étudie d’ailleurs leurs rapports et leur interrelation (WWO 2011). Tout comme la dépression économique constitue le contrepoint de la prospérité, la dépression médicale représente le contraire de l’état maniaque.
6Selon Link, lors d’un processus qui modifie la normalité et crée un « new normal » (néologisme issu de la crise aux États-Unis, Link 2013 : 12), de nouveaux liens, ou plutôt de nouvelles frictions, naissent, de nouveaux conflits dans la relation entre normalité (quantifiée, traçable sous la forme de statistiques, de rapports, etc.) et le normatif, soit la dimension de ce qui est communément reconnu et fait consensus (2013 : 34). Les frontières de la normalité sont, d’après lui, toujours précaires (2013 : 59) car elles s’estompent rapidement. C’est pourquoi on peut parler d’un normalisme flexible, dans lequel les limites de la courbe de distribution normale sont étirées autant que faire se peut (2013 : 111). Une crise consiste donc en une rupture avec une normalité jusque-là valable et acceptée par le plus grand nombre. Les événements au sein de la politique ou de la société ayant un impact social réussissent ainsi à modifier et adapter cette normalité.
Le tournant du siècle en 1900 et l’entrée dans la modernité
7Le détour qui va suivre vise à montrer quel impact exerce la Modernité sur les valeurs normales au sein de la population et via quelles crises psychosomatiques l’individu réagit à cette influence. L’épuisement dû à l’urbanisation ainsi qu’à de nouvelles conditions de travail et attentes quant à la productivité constitue le revers et le contrepoint de la Modernité, dans laquelle s’exprime tantôt ouvertement, tantôt de façon réprimée un malaise vis-à-vis de la culture. On y reconnaît la négation du travail et de la productivité, concepts modernes centraux. L’homo exhaustus apparaît comme une réelle menace pour l’homo economicus ; le fantasme angoissant de la stagnation, de la régression, de la dépression économique comme psychique est mis en parallèle avec l’idée de progrès.
8Cette évolution à l’allure de crise, entamée à l’époque moderne, s’étend jusqu’à aujourd’hui. Elle englobe aussi bien la maladie à la mode qu’était la neurasthénie aux environs de 1900 que de nouveaux avatars du concept d’épuisement et les diagnostics qui y sont liés, comme le burn-out et la dépression. De plus en plus, l’épuisement est perçu comme un diagnostic de l’époque entière, décrivant « la situation problématique de tout un ordre économique et social » (Neckel/Wagner 2013 : 203 ss.).
9En 1880, George M. Beard décrit dans son ouvrage A practical Treatise in Nervous and American Nervousness la pathogenèse ainsi que les symptômes de la neurasthénie et de la nervous exhaustion. Par le vocable ‘neurasthénie’, Beard entend des « maladies fonctionnelles du système nerveux » (1881 : 4, traduction personnelle) auxquelles il associe différents symptômes allant de l’épuisement, la perplexité, les bourdonnements d’oreilles, les dents sensibles, jusqu’à une sécheresse anormale de la peau. Beard est conscient de l’apparent arbitraire des symptômes, mais le justifie en disant que la neurasthénie peut s’étendre à toutes les fonctions des organes. Même s’il ne considère pas que la maladie puisse mettre une vie en danger, il la qualifie tout de même de particulièrement difficile à supporter et « plus grave que certaines morts » (1881 : 16, traduction personnelle). Ceci peut sans doute être expliqué par le fait que Beard ne juge pas les symptômes fatals en eux-mêmes, mais bien comme signes d’une évolution sociale et technique ratée, voire même comme une dégénération génétique.
10Les professions intellectuelles souffrent pour lui de la phase d’entrée dans la Modernité technicisée. Beard compare l’humain à une batterie déchargée après une forte sollicitation, une métaphore et une image qui reviennent plus tard dans la description du syndrome du burn-out. Le but de son traitement est le suivant: « To widen the edge of nerve-force, and to teach the patient how to keep from slipping over the edge » (1880: 13). Il propose donc une méthode d’optimisation et de contrôle des ressources pour agrandir sa propre force et agir efficacement dans le cadre de ces nouvelles capacités.
11La neurasthénie arrive à point nommé dans l’Europe Centrale de 1900. C’est une époque où les instituts psychiatriques sont en vogue et durant laquelle est initiée une phase de rapide renouvellement de la psychologie, entre autres grâce à des études cliniques à la Sorbonne. En Allemagne également, la recherche de causes externes aux maladies prend de l’ampleur, et c’est ainsi qu’est introduit le diagnostic clinique de neurasthénie dans le but de désigner un épuisement nerveux. Cette maladie est considérée comme une conséquence de la modification des conditions de travail, notamment de la mécanisation progressive et l’augmentation de la pression concurrentielle (Mosse/Tugendreich 1913). À cette époque, beaucoup de maladies sont reliées au système neuronal et interprétées comme maladies nerveuses. Dans le même temps, la neurasthénie est pensée comme réaction à l’urbanisation et le progrès social et technique qui l’accompagne (Kury 2013).
12Dans cet « âge de la nervosité » (Radkau 1988), la neurasthénie constitue la première « maladie de civilisation » (Roelke 1991 : 120-121), car elle ne donne pas uniquement lieu à un discours médical, mais aussi à un discours social. Elle marque une cassure par rapport à l’état normal de la civilisation, une crise de l’identité culturelle et collective (Emcke 2010) dans laquelle s’articule toujours une interdépendance entre société et sujet.
13Comme Michael Krummacher le décrit dans Krisenerzählungen im medizinischen Alltag, ouvrage dans lequel il se penche sur les catégorisations historiques des diagnostics médicaux, « les conditions de vie auxquelles une société est soumise ou se soumet sont déterminantes pour qu’une maladie devienne une crise de l’état de santé général » (2013 : 230). Il suppose que les crises qui laissent derrière elles des traumatismes dans les sociétés sont suivies de carences en besoins humains élémentaires et d’un appauvrissement social. Ce n’est alors pas un individu, mais « une génération ou société qui est changée dans son essence » (ibid.).
14Avec la Guerre mondiale, la crise disparaît aussi vite qu’elle est apparue. Les secousses de la Première Guerre mondiale affaiblissent le motif de l’urbanisation comme cause d’un trouble psychique, et les expériences racistes et antisémites du national-socialisme ne permettent plus non plus une argumentation en partie génétique à la neurasthénie, en tout cas plus sous la même forme.
Après la crise comme avant la crise
15Pour reprendre l’analogie de l’économie et de l’individu dans la société, le dépassement d’une "maladie de civilisation" reste un concept prisé, comparable au schéma théorique que Marx fait de l’économie capitaliste de marché, qui se développe en cycles et prend la crise comme condition systémique, toujours renouvelée. Le cadre sémantique reste, tandis que les événements politiques et sociaux ne font que créer de nouveaux cadres de référence.
16Ainsi la neurasthénie est-elle remplacée par le burn-out1. Le fait que le remplacement de l’une par l’autre ait lieu malgré la grande similarité des deux concepts s’explique selon Patrick Kury par un développement de la réception. Dans la Modernité classique et jusqu’au national-socialisme, les modèles explicatifs de la biologie s’appuient sur les schémas de l’hérédité, de la dégénérescence et de la dégénération, alors que dans les années 70 a lieu une démocratisation dans la façon d’appréhender les expériences individuelles de sollicitation excessive (Kury 2012 : 113).
17Ce que l’on nomme syndrome de burn-out désigne une maladie qui, d’un point de vue historique, peut être située dans un champ entre impératifs d’auto-optimisation d’une part, et ruptures et reculs sociaux d’autre part. Temporellement, elle survient après que ses prédécesseurs, la neurasthénie du tournant du siècle et la « maladie des managers » qui se limitait grosso modo aux chefs d’entreprises masculins durant la reprise économique des années 50, ont été abandonnés. La discursivisation du burn-out oscille entre protestation, résignation et affirmation des obligations de la socialisation et de la normalisation2. D’un point de vue sociologique, le décloisonnement du travail peut être appréhendé comme un phénomène complexe qui se manifeste non seulement par une flexibilisation temporelle et spatiale, mais aussi dans l’attitude subjective par rapport au travail.
18Le décloisonnement et la flexibilisation fonctionnent de concert dans le discours du travail au sens d’une fluidité des frontières entre privé et professionnel, temps de travail et temps de loisir. Des libertés ambivalentes sont accordées : par exemple, des horaires flexibles qui permettent de commencer le travail plus tard. D’un autre côté, cela suppose des heures supplémentaires non payées, ou la possibilité du homeworking (à nouveau au nom de la flexibilisation), qui implique d’être constamment joignable. Par le rattachement de ces libertés à des formes de domination indirectes, de nouvelles obligations psychosociales naissent, qui peuvent déboucher sur des états d’épuisement pathologiques ou rendus pathologiques. Ceci peut être mis en relation avec l’augmentation nette de syndromes d’épuisement et de dépression enregistrée par les autorités sanitaires (Ehrenberg 2008).
19Selon cette vision, la dépression est la maladie d’une société dont la norme de comportement ne repose plus sur la culpabilité et la discipline, mais sur la responsabilité et l’initiative, suivant ainsi le modèle de l’individu auto-entrepreneur (Bröckling 2007). Cet idéal regroupe toute une série de stratégies globales d’activation et d’optimisation du sujet par lui-même, ainsi que des « stratégies contemporaines de direction des personnes » (Bröckling 2007 : 16 et 76 ss.) et se rapproche du système néolibéral. Cette vision suppose en effet un élargissement général de la forme mercantile et de l’économisation de domaines sociaux et culturels ainsi qu’une dominance de pratiques de direction indirectes et informelles. Des stratégies de marché se trouvent alors transférées sur le sujet, qui accepte avec une motivation intrinsèque son identification avec le travail et doit — en accord avec la flexibilisation et le décloisonnement du travail — s’affirmer sur le marché en tant qu’entrepreneur de lui-même.
Consomption
20Le concept de burn-out apparaît pour la première fois dans le roman A Burnt-Out Case de Graham Greene, paru en 1960. Ce texte dépeint le parcours du protagoniste Querry, un architecte autrefois renommé, qui quitte son environnement quotidien, se rend dans une léproserie en Afrique, dans laquelle il s’investit activement par la suite. Il n’arrive plus à dessiner de projet architectural, à être créatif ni à vivre sa sexualité. En raison d’un sentiment de perte de sens suite à une surcharge de travail, il ne ressent plus d’envie ni de joie. Son état mental et émotionnel s’améliore grâce à son engagement au dispensaire. Le mot ‘burn-out’ est ici pourvu de plusieurs significations : en effet, les lépreux ont une chance de guérison, car certaines parties de leur corps sont déjà mortes, ‘brûlées’. D’ailleurs, le New York Times comprend le titre en référence à la lèpre et commence sa recension de l’ouvrage par l’expression « the somewhat forbidding title » (Gorham Davis 1961 : 290).
21Le psychologue et psychanalyste germano-américain Herbert Freudenberger publie en 1974 le premier article scientifique sur le burn-out, dans le lequel il décrit ce processus comme le fait « d’échouer, de s’user ou de s’épuiser en faisant à exigeant de soi-même trop d’énergie, de force ou de ressources » (159, traduction personnelle). Historiquement parlant, ce changement de perspective coïncide avec une mutation post-fordiste sur le marché de l’emploi et dans le monde de plus en plus décloisonné du travail au sein du ‘turbocapitalisme’ et du choc pétrolier (en tant que crise économique) dû à celui-ci. L’aliénation du travail s’accompagne de l’injonction d’une auto-euphorisation et d’une motivation intrinsèque ainsi que d’une identification avec l’emploi exercé (Neckel/Wagner 2013), en adéquation avec le concept d’auto-entrepreneuriat. Parallèlement à cela s’imposent des modalités de socialisation sous une forme telle que nous « percevons [la société] comme fait existant objectivement et en dehors de notre personne […] particulièrement sous la forme de l’emprise qu’elle exerce sur nous » (Berger 1969 : 104, traduction personnelle). Les institutions de cette société sont pour le théoricien social Peter Berger des modèles d’orientation pour notre comportement et influencent même nos attentes.
22Les travailleurs et les demandeurs d’emploi ressentent une insécurité professionnelle en raison du marché libéralisé du travail et du démantèlement actuel de l’État-providence3, tandis que la sphère privée se trouve de plus en plus, à la suite de ce processus de déterritorialisation, valorisée du point de vue de la fonctionnalité. Ceci demande, selon Pierre Bourdieu, une exploitation de ressources individuelles ; une situation qu’il désigne par le néologisme « flexploitation » (Bourdieu 1998 : 99).
23Dans le discours du burn-out, il existe un consensus large sur la nécessité de s’accommoder des situations de travail données et de s’armer dans ce but. Il faudrait développer des méthodes d’équilibre vie-travail, réguler son stress et se maintenir en forme. Quel est cependant le savoir général, le contenu normatif qui caractérisent ce discours ambiant sur le burn-out ? Quels sont donc les symboles collectifs et les dispositifs qui en rendent visible la structure sous-jacente et montrent comment l’ordre des choses (Foucault 2006) est institué ? Cette question ne peut être élucidée que par une étude intensive des médias journalistiques ; quelques exemples à suivre illustreront le discours posé comme hégémonique. Les interactions d’acteurs institutionnels et la constitution de l’identité collective (Emcke 2010) s’influencent mutuellement ; les acteurs et actrices occupant des positions de pouvoir établissent et organisent le discours. Dans cette étude, l’attention est portée sur le monde du travail en mutation et à la façon dont il impute des responsabilités et exigences aux travailleurs et travailleuses. Nous observerons aussi la manière dont ces facteurs se retrouvent dans les formes de représentation du burn-out et dans les stratégies de gestion qui y sont liées.
Tendances actuelles vis-à-vis du burn-out
24Le « phénomène » burn-out est de plus en plus discuté ces dernières années, tant dans le discours scientifique (psychologique, médical, sociologique) que médiatique. Le burn-out n’a pas (encore) d’entrée propre comme clef de diagnostic dans le catalogue International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems, ou ICD-10. Cette absence s’explique par l’imprécision du diagnostic différentiel de cette affection. Dans le même temps, on trouve des tests payants à réaliser soi-même en ligne pour voir si l’on est touché. Ces tests sont fournis par des cliniques spécialisées en burn-out. Le fait que le burn-out ne soit souvent pas pris au sérieux en tant que maladie (d’où l’expression « maladie à la mode »4) laisse entendre le reproche à ceux et celles qui en souffrent de n’être pas assez productifs ou résistants à la pression. L’impératif d’auto-optimisation et l’auto-économisation qui s’y inscrit se retrouve dans le discours sur le burn-out dans plusieurs contextes. C’est ainsi le cas dans des publications médicales comme auprès des partenaires sociaux, notamment les syndicats, ce qui montre à quel point une logique économique néo-libérale s’est installée dans la thématisation du burn-out.
25Par exemple, dans un article médical publié par une administration agissant sous l’autorité du ministère fédéral allemand, il est explicitement demandé « d’explorer plus avant les aspects économiques et l’impact financier (tant sur les caisses d’assurance-maladie que sur les patients) » (Huber et al. 2010 : 115) qui accompagnent le syndrome du burn-out. Dans la librairie scientifique de l’union des syndicats autrichiens (à Vienne), on ne trouve en mars 2016, parmi 37 livres au total dédiés au burn-out, que deux ouvrages qui traitaient de la question suivant une perspective critique de sociologie du travail.
Une étude de cas de burn-out et son traitement dans les médias
26Le cas d’une patiente atteinte de burn-out est devenu célèbre dans le monde germanophone : celui de Miriam Meckel, anciennement secrétaire d’État, professeure d’études médiatiques à Saint-Gall (Suisse) et rédactrice d’un magazine germanophone renommé dans le domaine de l’économie. Dans une interview, Meckel reprend les principes néolibéraux de l’auto-optimisation au service de la productivité : « L’idée de départ selon laquelle quelqu’un qui a vécu une crise ne serait plus productif, est fausse. Une telle crise peut même être bénéfique » (Der Spiegel : 2010, traduction personnelle). Cet avis correspond à une métaphore fréquente décrivant le burn-out comme une batterie vide que la personne touchée peut recharger et renforcer (Bröckling 2013).
27Par moments, la représentation de l’humain ressemble à celle d’une machine ou d’un ordinateur qu’il faut consolider ou rendre plus puissant après un crash. Sur Internet, des mesures applicables immédiatement promettent, sous l’intitulé une remise sur pied rapide lorsque l’épuisement guette : « Batterie vide ? Épuisé ? Ces 7 étapes vont te recharger » (traduction personnelle). Enfin, sur la couverture d’un livre de bien-être (Prévenir le burn-out : Comment des voleurs d’énergie cachés nous mènent à l’épuisement, traduction personnelle), une personne visiblement abattue est présentée avec un câble et d’une fiche électrique dans le dos. Ces stratégies préventives et actives de gestion du burn-out le transforment même en une version positive : la recherche du ‘burn-on’, un concept dans lequel certains formats de coaching se sont spécialisés.
28Une grande partie des représentations du burn-out et des techniques pour le gérer promeuvent une vision entrepreneuriale de l’individu. C’est l’idée selon laquelle on peut empêcher l’épuisement de façon préventive grâce à sa responsabilité personnelle (et une bonne ‘autogestion’). Les travailleurs doivent, en cas d’échec, se sortir de façon responsable de leur crise en utilisant certaines stratégies de dépassement. Par l’optimisation de leur style de vie, les malades sortent de la soi-disant crise plus forts qu’auparavant. Nous restons ainsi dans la métaphore du ‘burn-out’, c’est-à-dire de la consomption totale. Comme le phénix renaissant de ses cendres, les patients deviennent plus productifs, plus forts, plus efficaces. Le burn-out devient donc une possibilité de maximiser la performance.
29La théorie de la gouvernementalité selon Ulrich Böckling, Susanne Krasmann et Thomas Lemke (à la suite de Foucault) peut être mise à profit pour aborder ce phénomène (Bröckling et al. 2010). La gouvernementalité y est considérée comme une « technologie du soi », dont « l’entrepreneur de soi-même » est une version actuelle. Celle-ci, comme les impératifs de responsabilité individuelle, de flexibilité, de créativité, et d’autogestion, confirme le succès actuel des principes néolibéraux. La théorie de la gouvernementalité montre comment le burn-out se trouve finalement appréhendé comme une chance pour ‘l’individu consumé’ d’aboutir, par la gestion adéquate de son mal, à une nouvelle efficacité possiblement plus élevée.
30Considérer l’image d’entrepreneur de soi-même sous l’angle du genre place le système du genre dans le rapport entre discours, subjectivation et formation du sujet. Les travaux de Andrea D. Bührmann et Werner Schneider sur le concept de ‘doing gender’ permettent de bien saisir ce déplacement, car ils font bien ressortir la façon dont les exigences de performances sont spécifiées selon le genre. Pour citer les auteurs :
C’est seulement au moyen de critères donnés culturellement, des représentations dominantes des sexes, c’est-à-dire de ce qui est masculin ou féminin, des connaissances supposées “vraies” sur les sexes, que les humains sont identifiés comme masculins ou féminins et traités en conséquence. Le sexe, ou plutôt sa détermination et son assignation (de quelque façon que ces actions soient pratiquées) marquent le point à partir duquel on accorde et/ou assigne une position particulière dans la société aux individus — en termes de structure sociale également. Cela signifie que l’on n’est pas simplement homme ou femme, mais qu’on est fait homme ou femme par un processus de ‘doing gender’. (Bührmann/Schneider 2008 : 123)
31Suivant ces considérations, il est facile de saisir les descriptions différentes de cas de burn-out selon le sexe. Elles opèrent de façon fortement hiérarchisante. La narration des cas obéit, chez les malades masculins, à une attitude légitimante : la crise, c’est-à-dire le burn-out, doit être déclenchée par leurs hautes performances. Chez les patientes, en revanche, c’est souvent une instabilité émotionnelle qui est dépeinte.
32La théorie des actes de langage nous apprend que la langue agit à de nombreux égards comme acte performatif guidant l’action dans des contextes sociopolitiques. Selon cette théorie, « agir au moyen de la langue est une forme réglée de l’action humaine » (Zipfel 2001 : 30). Ce rôle est notamment perceptible dans des éléments du langage tels que des figures de style, des structures syntaxiques, des collocations ou des connecteurs, comme nous le verrons dans les paragraphes suivants.
Métaphores malades
33Dans sa publication sur les négociations d’adhésion entre l’UE et la Turquie, Karin Bischof montre comment on utilise des synecdoques liées au corps pour caractériser des appareils d’État. Selon elle, les
métaphores prennent depuis toujours une place centrale dans la pensée et le discours politiques. Les métaphores corporelles, en particulier, influencent la perception des structures politiques de pouvoir et de la collectivité politique. De la nation sous les traits de Marianne jusqu’à Britannia comme allégorie de l’empire colonial ; de la polis dans la conception aristotélicienne du “corps du peuple” en passant par le Léviathan de Hobbes et l’‘état-veilleur de nuit’ libéral aux terminologies juridiques des “organes de l’État” et des “organismes” dans l’état de droit libéral ; de l’État-providence en tant que “Vaterstaat” (littéralement “état-père”) jusqu’à la polémique néo-libérale contre l’État-providence comme “état-nounou” mettant l’individu sous tutelle ainsi qu’à “l’état activateur” : toutes ces métaphores ne sont pas simplement des exemples de rhétorique réussie, elles renvoient aussi à des sous-structures issues de conceptions prééminentes pour la création de sens […]. (Bischof 2015 : 7)
34Pour Bischof, cette pratique conduit à des effets de naturalisation, à des déformations et à des angles morts dans les modèles de perception et d’interprétation dominants (ibid.). Jacques Rancière utilise également la représentation métaphorique de la collectivité comme organisme quand il traite de la politeia, l’état idéal selon Platon, ainsi que celle du corps mystique du christianisme en citant la formule et l’image chrétiennes du corps fraternel : « Nous sommes […] un dans le corps du Christ » (Rancière 1999 : 133). Toutefois, il souligne la menace de division interne dans cette représentation physiologique. En effet, il ne part pas d’une utopie déhiérarchisée dans laquelle pourrait exister un corps collectif du peuple. Selon lui, il est indispensable « que l’État de droit ne fonde une quelconque égalité communautaire qu’au prix de projeter l’instance juridico-politique en arrière d’elle-même, dans la méta-juridicité des Droits de l’Homme, et de rencontrer à ce niveau la question indécidable de savoir si c’est l’égalité qui fonde la communauté ou l’inverse » (170).
35Susan Sontag met en avant dans son article « Illness as Metaphor » l’aspect construit d’autres maladies, telles que la tuberculose et le cancer, ainsi que leur forte connotation politique et sociale. Elle montre que les deux affections sont décrites comme insidieuses, incurables et honteuses. Leurs symptômes sont mystifiés : ainsi, dans le cas du cancer, on parle de la tumeur comme pourvue d’énergie et la maladie est invisible. Lorsqu’elle se fixe ensuite en forme ulcérée, il est la plupart du temps déjà trop tard. Les deux maladies font aussi partie du domaine politique : Adolf Hitler dit des juifs qu’ils sont la « tuberculose raciale des peuples » (70). D’autres décrivent Israël comme cancer au cœur du monde arabe (71).
36La tuberculose et le cancer, utilisés comme images, parviennent dès lors à condamner des maladies et des idéaux stigmatisés et réprimés. On conçoit ainsi l’oppression comme issue d’un environnement qui nous prive soit de force (tuberculose) ou de flexibilité et spontanéité (cancer). La maladie ainsi que son développement et ses symptômes sont alors transposés, par un tour rhétorique, sur l’objet ou la situation qu’on veut diffamer. Par effet de retour, les métaphores modernes de la maladie déterminent aussi « un idéal de bien-être social par analogie avec la santé physique » (65). La société est ici supposée « en bonne santé par principe, la maladie (le désordre) devant toujours être éliminée » (68).
La crise, la société et le sujet
37Jean Guitton parle des « effets bénéfiques de la crise » et se réfère à Hippocrate qui prédisait : « Souvent le mal apparaîtra comme le début d’un grand bien. Les crises se présenteront comme crises purificatrices, unificatives » (1968, cité par Lefébure 2009 : 413). Cette vision part à nouveau d’un modèle de la crise comme moment de changement et de séparation.
38Dans Ursprünge des modernen Krisenbewusstseins (1963), Ehrenfried Muthesius constate que les critiques culturelles et interprétations globales de la crise foisonnent depuis la Première Guerre mondiale et par la suite la grande Dépression et la Deuxième Guerre mondiale. En 1918, Paul Valéry remarque :
La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature, même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase. (Valéry 1919 : 324)
39Valéry décrit une accumulation de divers facteurs comme les traumatismes de guerre, les peurs, un idéal ébranlé, ainsi que le mésusage criminel de l’esprit et des sciences en temps de guerre. Tout cela engendre selon lui une crise profonde, voire existentielle du sens.
40L’OMS souligne le rapport fréquent entre crise économique et épreuves psychiques individuelles : « Sous l’effet de la crise économique qui a débuté en 2007, la Région européenne de l’OMS a connu des changements, à savoir une hausse du chômage, une augmentation de la pauvreté ainsi qu’une réduction des dépenses publiques, autant de mesures qui sont préjudiciables à la santé mentale » (WHO 2011). Elle montre en outre « les pays qui atténuent les effets des crises économiques grâce à un filet de sécurité sociale protègent leurs populations contre les risques de troubles mentaux et accélèrent la reprise économique ». Parmi ces mesures d’adoucissement, l’OMS compte les programmes actifs de politique d’emploi, les mesures de soutien aux familles, les programmes d’allégement de dettes, ou encore les limitations de la disponibilité de l’alcool. Toutes ces actions ressortissent au domaine d’activité de l’état social, et la responsabilité de leur exécution est attribuée à l’État. On lui confère clairement un pouvoir d’action structurel et une violence symbolique au sens bourdieusien.
41Ce point est traité plus avant dans « Depression amidst Depression. Mental Health Effects of the Ongoing Recession », qui a servi d’étude primaire à une recherche menée par l’OMS au sujet des conséquences sanitaires chez les individus durant et après une période de récession. Le titre met déjà en avant la considération conjointe des dépressions économiques et psychiques. Dans d’autres articles de l’OMS, les personnes souffrant de la ‘crise’, ou plus précisément de ses conséquences individuelles se voient placer à un autre niveau d’action, voire conférer une agentivité ; ce sont les malades eux-mêmes qui sont considérés comme responsables. L’OMS ajoute à sa définition de la dépression que les personnes sans emploi ont une prévalence plus élevée de cette affection (WHO 2017). Elles doivent donc la prévenir par des stratégies préventives et un travail réflexif.
42Dans un article de la même organisation consacré au lien entre santé mentale et bien-être sur le lieu de travail, il est par ailleurs mentionné : « work could and should be a source of personal growth and satisfaction » (Baumann et al. 2010 : 24), mais précisé que le travail ne doit pas nuire à la santé mentale, car cela conduit à des erreurs, à l’incapacité de prendre des décisions et à un absentéisme accru. Dans la publication liée au colloque de l’OMS sur le même sujet (« La santé mentale et le bien-être sur le lieu de travail »), on trouve des conseils pour réagir aux défis que pose le monde du travail moderne pour le bien-être psychologique, ainsi que pour surmonter les obstacles à l’emploi de personnes souffrant de problèmes de santé psychique. En toile de fond de « la récession économique mondiale » (WHO 2010), il s’agit de générer des « perspectives d’intégration d’autonomisation » (ibid.).
43La mise en relation de la crise et de la maladie met distinctement en lumière une tendance dans le rapport au burn-out : on cherche des causes extérieures à cette maladie et on crée des manières de les décrire. La maladie est utilisée en tant que métaphore pour désigner un scénario négatif, mais se trouve toujours individualisée ; l’organisme général sain est affaibli par un individu malade.
44On attend cependant de ces soi-disant patients et patientes qu’ils se débarrassent de ce stigmate, de la faiblesse et de la maladie. Si le credo du libéralisme est que tout peut être mis sur le marché, pourquoi pas le corps humain ? Dès lors, aussitôt qu’on passe à l’échelle de la société, ce n’est pas seulement une appropriation du corps, de l’esprit et de l’âme qui a lieu, mais un processus de normalisation qui s’engage. La nouvelle norme efface les symptômes civilisationnels de crise qui avaient été rendus visibles sur le marché du travail par les décloisonnements et les flexibilisations, et continue en même temps à insister sur l’homo economicus, l’auto-entrepreneur, qui s’optimise via des technologies du soi comme le demande le marché néolibéral. Les circonstances critiquables ne font donc pas l’objet d’une protestation sociopolitique, mais sont adaptées et l’humain s’y conforme, s’y adapte à son tour, se plie à la nouvelle norme.
45Un regard plus large, qui ne procède pas à la personnification d’une maladie, met l’accent sur des défis sociopolitiques, des périodes de crise, des inégalités économiques, etc. Quelques organes publics, par exemple l’OMS, soulignent de plus en plus le danger d’une simultanéité de la crise économique et de ses conséquences profondes sur la population, c’est-à-dire les interrelations de la maladie, de la pauvreté et de la prospérité sociale. C’est cette vision qui permet de déconstruire les représentations néolibérales du marché et de montrer à quel moment l’image de l’auto-entrepreneur s’effrite indubitablement.
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Notes
1 Ce qu’on appelle « Managerkrankheit » est apparu dans l’espace germanophone dans les premières années de l’après-guerre, c’est-à-dire dans les années du miracle économique et est traité par Patrick Kury dans Von der Neurasthenie zum Burnout. Cette affection prend en réalité place entre neurasthénie et burn-out mais n’est pas traitée plus en détail ici en en raison de sa très courte existence historique.
2 V. parmi les réflexions de théorie de la société chez Peter Berger les modalités de sociabilisation humaine, au sein desquelles des affirmations normatives sont instituées par la pratique sociale et deviennent des obligations tout en apparaissant et en étant perçues comme objectives.
3 Vgl. u.a. Sauer, Birgit, « Neuliberale Verhältnisse : Staatlichkeit und Geschlecht », dans Butterwegge C., Lösch, B. (Hrsg.), Neoliberalismus. Analysen und Alternativen, Wiesbaden, 34-49.
4 L’étude de la symbolique collective au sein du discours sur le burn-out pourrait entre autres valider la conception du burn-out comme maladie à la mode, comme le suggère le titre de l’émission hart aber fair (2011) : « Le burn-out : maladie à la mode ou vraie épidémie » (“Burnout – Modekrankheit oder echte Seuche”). Même le quotidien Der Standard (2011) pose l’alternative « Burn-out : entre vraie maladie et mode » (“Burnout : Zwischen echter Krankheit und Mode”) ; le Bild, lui, titre « Le burn-out, mal du siècle » (“Volkskrankheit Burnout”) en 2011.