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Méthodes et Interdisciplinarité en Sciences humaines

2030-1464 2030-1456

 

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Laurence Daubercies

Les French Studies américaines au tournant du XXIe siècle
Enjeux et discours d’une crise identitaire

(Volume 6 (2019) : Crises)
Article
Open Access

Résumé

Les études françaises, longtemps prisées par les étudiants américains en raison de l’idéal de raffinement culturel européen qu’elles véhiculaient, connaissent à la fin du xxe siècle une crise de légitimité sans précédent, dont le signe principal est une baisse conséquente et durable des inscriptions. Simultanément, les analyses critiques de cette mutation se multiplient dans diverses revues consacrées aux études littéraires et à l’enseignement du français. Sur la base d’un échantillon de ces discours et par le couplage de perspectives synchronique et diachronique, nous proposons de dégager les enjeux identitaires et idéologiques sous-tendant la réorganisation du champ des French Studies américaines.


1. Le crépuscule d’un âge d’or

1Du début du xxe siècle jusqu’aux années 1980, l’enseignement du français dans les universités américaines connaît un véritable âge d’or. Durant cette période, la recherche et l’enseignement de la discipline reposent sur la fructueuse exportation du canon littéraire français. Associé à des représentations essentialistes et hautement esthétisées d’une Frenchness idéalisée, ce dernier est axé sur la transmission de valeurs humanistes, républicaines et universalisantes nées à l’époque des Lumières et fixées par la Révolution. Cependant, les années 1980 sont marquées par un indéniable changement de paradigme : entamé par la concurrence croissante de l’espagnol, l’effectif des étudiants en français décline sur les campus ; tandis que le nombre de jeunes docteurs dans ce champ s’élève quant à lui bien au-delà des possibilités offertes par le marché de l’emploi. Les French Studies américaines entrent officiellement en période de crise.

2Face au vacillement de leur identité et de leur avenir professionnels, les acteurs du champ académique sont nombreux à réagir. Dès le tournant des années 1990 paraissent divers numéros spéciaux, articles, essais et communications relevant d’une tentative collective de réinvention disciplinaire. Nous proposons ici de revenir sur la nature et l’évolution des principaux enjeux caractérisant les discours produits par les protagonistes impliqués dans cette crise. Pour ce faire, nous nous intéresserons à vingt articles rédigés par des professeurs et chercheurs officiant aux États-Unis. Ces derniers ont été publiés entre 1995 (temps fort de la crise) et 2013 (derniers développements), principalement dans des revues américaines dédiées aux études littéraires et visant une diffusion périodique auprès d’un public concerné (chercheurs et/ou enseignants) : SubStance (Kritzman 1995 : 5-20), The French Review (Petrey 1995 : 381-392 ; Willen 1996 : 762-774 ; Knox 1999 : 669-675 ; Magnan et Tochon 2001 : 1092-1112 ; Fourny 2011 : 992-1003 ; Corbin 2013 : 1210-1214 ; Durand 2013 : 1101-1112 : Tobin 2013 : 1094-1100 ; Ambassade de France aux États-Unis 2013 : 1072-1092), Nineteenth-Century French Studies (Le Hir 1995-1996 : 13-33), The Journal of the Midwest Modern Language Association (Le Hir 1996 : 76-86 ; Stivale 2004 : 88-110), Yale French Studies (Kritzman 2003 : 146‑160 ; Loucif 2008 : 115-131), Forum for Modern Language Studies (Petrey 2001 : 416-428) et ADFL Bulletin (Yaari 2002 : 33-49). Nous avons également pris en compte des articles pertinents publiés par des acteurs du champ académique américain dans des revues étrangères de portées similaires, à savoir l’Australian Journal of French Studies (Chambers 1996 : 137-156 ; Forsdick 2011 : 88-103) et la Revue d’Histoire littéraire de la France (Brody 1995 : 104-166 ; Stanton 1995 : 117-127).

3Si notre corpus compose un panorama représentatif de l’évolution des paramètres du débat, il ne prétend aucunement à l’exhaustivité absolue. L’objectif principal de notre étude est de constituer, par le couplage de perspectives synchronique et diachronique, un tableau de la progression des grands axes idéologiques sous-tendant la production discursive des acteurs engagés dans le champ des French Studies américaines depuis les années 1990. Ce choix de corpus nous semble donc être le plus à même de mettre à jour des tendances évolutives non concertées dans différents supports institutionnalisés, autonomes et à diffusion relativement large.

2. Les années 1990 : le renouveau disciplinaire

4Les neuf publications consultées pour les années 1990 évoquent massivement l’existence d’une récente crise des études françaises dans les universités américaines. Qu’elles mobilisent explicitement la notion de crise (Brody 1995 : 111 ; Le Hir 1995-1996 : 18, Stanton 1995 : 120 et Knox 1999 : 670) ou qu’elles en évoquent les signes corolaires — perte de prestige du canon littéraire français aux États-Unis (Le Hir 1995‑1996 : 14), baisse de capital symbolique de la discipline (Chambers 1996 : 137), ou encore chute drastique des inscriptions en section de français (Stanton 1995 : 120, Petrey 1995 : 381 et Knox 671), et même état de siège de la discipline (Kritzman 1995 : 17) —, l’heure est au constat d’une violente perturbation du champ académique.

2.1. Le rejet du francocentrisme

5Bien que chaque étude aborde cette crise selon un angle qui lui est propre, un thème massivement récurrent se dégage de l’ensemble : celui d’une remise en question radicale de l’idéologie francophile qui avait longtemps dominé le champ américain des études françaises et qui avait fait l’objet de remises en question de plus en plus fréquentes au cours des deux décennies précédentes. La perte de popularité de la discipline est ainsi fréquemment expliquée par l’inadéquation qui existerait désormais entre son présupposé francocentrique, assimilé à un reliquat anachronique de colonialisme, et la multiculturalité croissante caractérisant l’identité nationale américaine, mais aussi française.

6Ainsi, dans sa présentation des nouvelles pratiques des French Studies américaines pour la Revue d’Histoire littéraire de la France, Domna Stanton mentionne le « rapport colonialiste » qui « s’insinue parfois […] dans les attitudes de certains universitaires et intellectuels hexagonaux envers les études françaises aux États-Unis » (1995 : 118). Margaret Moore Willen réfléchit quant à elle aux modalités d’insertion des littératures subsahariennes et caribéennes dans le cursus des étudiants américains en soulignant la nécessité de « rechercher des indicateurs qui valorisent ces différentes cultures et fournissent un contrepoint aux valeurs européocentriques » (Moore Willen 1996 : 762, nous traduisons). Dans la seconde partie de son étude comparative des canons américains et français en matière de littérature française du xixe siècle, Le Hir propose une variante spécifiquement théorique de cette idée. Après avoir souligné « l’indifférence des chercheurs français pour la critique américaine dans le domaine des études françaises du xixe siècle » (1995-1996 : 18), elle s’emploie à développer une analyse bourdieusienne de la crise en cours comme symptôme de la perte du capital symbolique des théoriciens français (très populaires aux États-Unis à partir des années 1960) dans le champ académique américain (1995-1996 : 18-23). On retrouve le même registre de préoccupations chez Chambers, qui s’exprime comme suit dans l’Australian Journal of French Studies :

Toutes les disciplines […] aiment valoriser leur objet. Mais la francophilie fait simultanément le jeu d’une idéologie bourgeoise locale de ce que Bourdieu appellerait la « distinction » (c’est chic de pouvoir commander en français au restaurant) et d’une version de l’assimilationnisme qui prévalait dans la politique coloniale française depuis le début du siècle : l’idée que la manière d’améliorer des individus non français était de les transformer en approximations (nécessairement imparfaites) d’individus français (1996 : 142, nous traduisons).

7Kriztman évoque lui aussi les liens existants entre la francophilie souvent caractéristique des French Studies américaines et le présupposé d’universalisme des valeurs françaises. Selon lui, de la fin du xixe siècle au milieu des années 1970, l’enseignement du français aux États-Unis était basé sur « l’idéal platonicien d’un modèle culturel dont l’impératif universel dérivait d’un chauvinisme discret, déguisé en forme de vertu publique » (1995 : 7, nous traduisons). Kritzman associe alors la crise du modèle littéraire français à une crise généralisée de l’identité française, dont les racines sont également à chercher sur le vieux continent. Il s’interroge alors : « la crise identitaire propre à la France — la perte de son statut d’exception, son rôle en tant que nation impériale messianique, son intégration dans la communauté européenne — met-elle en danger notre propre pratique disciplinaire des études françaises ? » (1995 : 19, nous traduisons).

8Si l’existence de cette lecture « anticolonialiste » de la crise des French Studies est reconnue par tous, l’adhésion n’est toutefois pas unanime. Ainsi, certains continuent à défendre la francophilie contre ses pourfendeurs, jetant un regard sceptique sur le bien-fondé des remises en questions identitaires en cours. Tel est le cas de Brody, qui, en 1995, présente non sans une certaine nostalgie la situation américaine aux lecteurs de la Revue d’Histoire littéraire de la France. Il associe cette vague disciplinaire « exceptionnaliste » au tournant identitaire d’une Amérique qui chercherait à affirmer son identité moyennant la rupture avec les idéaux culturels du vieux continent (1995 : 114). Petrey défend plus explicitement encore l’adhésion à l’identité culturelle française, qu’il estime consubstantielle de la survie d’un quelconque attrait estudiantin pour les French Studies. Il rappelle que : « que cela nous plaise ou non, les étudiants américains ont traditionnellement étudié le français en raison de son association avec la tradition élitiste d’hégémonie européenne » (1995 : 385-386, nous traduisons) avant de souligner que « sans quelque chose comme un concept de l’identité française, les départements de français et les majeures en français n’ont tout simplement pas de sens » (1995 : 390, nous traduisons).

9Cause ou conséquence, le désamour des étudiants américains pour les études françaises est indissociable de l’émergence d’une réévaluation du rapport identitaire, épistémologique et pédagogique au canon littéraire français et au mythe essentialiste d’unification culturelle inhérent à la domination hexagonale. Un tel phénomène n’est naturellement pas sans générer son lot d’exagérations. À tel point qu’en 1999, une fois passée la phase la plus aiguë de la crise, Edward Knox en appelle à la prudence face aux « lectures personnelles et psychologiques plus profondes » qui conduiraient à assimiler la vague de remises en question disciplinaire caractéristique des années 1990 à la « réparation d’une relation œdipienne/coloniale par un apprenant précédemment manipulé » (1999 : 673). Il dénonce ainsi les limites d’une seule interprétation « identitaire », qui a conduit de nombreux analystes à envisager le meurtre symbolique des matrices culturelles européennes par l’ancienne colonie américaine comme seul facteur explicatif au déclin croissant des études françaises aux États-Unis.

2.2. En quête d’une nouvelle identité disciplinaire

10Il est capital de signaler que ces différents discours commentent la réévaluation du rapport au modèle français en lien avec l’introduction d’une discipline relativement nouvelle dans le champ académique américain : les Cultural Studies. Qu’ils les envisagent avec enthousiasme (Chambers 1996 ; Kritzman 1995 ; Le Hir 1995-1996 ; Le Hir 1996 ; Moore Willen 1996, Stanton 1995 et Knox 1999) ou y voient une menace relative pour les French Studies américaines (Brody 1995 et Petrey 1995), tous sont unanimes quant à l’impact de ce nouveau modèle théorique sur leurs pratiques. À titre d’exemple, citons Stanton, qui établit un lien entre la crise des études françaises et le succès des Cultural Studies :

Le fait que cette crise ait promu la perméabilité des frontières disciplinaires explique en partie la tendance récente des départements de langues et de littérature à s’orienter vers un cursus pluridisciplinaire « d’études françaises », qui rassemble l’histoire, la sociologie, la science politique et la culture populaire. En particulier, on voit un virage vers le culturel, un phénomène répandu à travers les sciences humaines aux États-Unis aujourd’hui (1995 : 122).

11Avant de nous arrêter sur l’idéologie sous-jacente à l’évocation des Cultural Studies dans notre corpus, il convient d’exposer brièvement leur histoire. Dans un ouvrage intitulé Introduction aux Cultural Studies (2003), Armand Mattelart et Érik Neveu reviennent sur les prémices du mouvement. Les Cultural Studies trouvent leur origine dans les études anglaises en Culture and Society, qui remontent au xixe siècle. Ces dernières influencent d’abord les English Studies, dont le contenu et les publics font l’objet d’une redéfinition progressive. C’est dans ce contexte qu’a lieu « la lente gestation d’une conception sociohistorique de l’idée de culture » (Mattelart et Neveu 2003 : 8) qui engendre les Cultural Studies anglaises. Leurs instigateurs (Richard Hoggart, Raymond Williams et Edward Thompson), influencés par la résurgence des théories marxistes, partagent un intérêt historique pour les luttes de classes ainsi que les sociabilités et produits des cultures dites « populaires ». Les travaux de Hoggart sont consacrés à la classe ouvrière, mais aussi à l’étude des milieux marginaux, du genre, des races et des nouveaux médias. Williams et Thomson, tous deux liés au mouvement politique de la New Left, font quant à eux considérablement avancer la recherche en histoire matérielle de la culture. Les Cultural Studies s’institutionnalisent en 1964, avec la création du Centre for Contemporary Cultural Studies à l’université de Birmingham. Ce renouveau disciplinaire repose sur une approche inédite des rapports de domination sociale, mettant l’accent sur la culture et les pratiques des dominés. Sous son impulsion, l’intérêt de nombreux analystes se porte alors sur toutes les formes de « sous‑cultures ». En raison de leur nature polymorphe, les Cultural Studies peuvent être considérées comme relevant davantage du « mouvement » intellectuel et idéologique que d’une « discipline » prescriptive dont les contours et les pratiques auraient été strictement codifiés.

12Cette vague « culturaliste » gagne rapidement le monde anglo-saxon et les États-Unis, où elle s’intensifie dans le courant des années 1980. La veine américaine incorpore de nouveaux outils théoriques, tels ceux fournis par le mouvement poststructuraliste de la French Theory (Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Roland Barthes, Michel de Certeau, Michel Foucault et Gilles Deleuze) et d’autres disciplines des sciences humaines (sociologie, anthropologie, histoire). Les Cultural Studies connaissent également à cette époque un tournant ethnographique et octroient une place grandissante à l’étude des pratiques et des processus de constructions identitaires, lesquels sont envisagés sous l’angle de la pluralité. Dans les départements de Lettres, les partisans les plus radicaux du mouvement en appellent à l’abolition pure et simple de tout canon et entrent en campagne contre l’hégémonie des « dead white European males » jusqu’alors révérés par l’institution littéraire. C’est la définition même de la « Littérature » qui est en jeu. Originellement associées aux littératures anglaises et anglophones, les Cultural Studies séduisent rapidement d’autres champs nationaux. C’est ainsi qu’est fondée en 1992 l’Association of French Cultural Studies. Notons qu’à ce stade, les études françaises ont déjà commencé à dévier du canon littéraire institutionnalisé et de la conception francocentrique de la littérature pour accorder une importance croissante à des champs nouveaux actuellement connus sous le nom de Gender, Postcolonial, Queer et aussi, plus spécifiquement, Francophone Studies, ainsi qu’à l’étude de productions et d’auteurs jusque-là qualifiés de « marginaux » ou « secondaires ».

13Les débats et publications qui marquent le champ des French Studies durant les années 1990 révèlent ainsi les tentatives de définition identitaire liées à l’influence croissante des Cultural Studies. Il est naturellement impossible de délimiter clairement les causes des effets parmi les phénomènes concomitants que sont le désintérêt des étudiants pour les études françaises, la remise en cause de l’idéologie francophile dominante et l’expansion des Cultural Studies aux États-Unis. Tout au plus peut-on voir dans cette corrélation la marque d’un changement irrémédiable de paradigme idéologique, dont les discours ici analysés sont à la fois les vecteurs et les témoins.

2.3. Des Cultural Studies aux French Cultural Studies : un parcours sinueux

14En dépit d’une indéniable parenté et d’une frappante corrélation temporelle, l’association directe des études françaises au mouvement des Cultural Studies anglophone n’est pas une évidence absolue. Certains ont d’ailleurs estimé que les deux approches étaient incompatibles par essence. Tel est le cas de Brody, qui dénonce la dangereuse concurrence faite par la notion de « culture » au concept même de « littérature », affublé de connotations de plus en plus « élitistes et phallocratiques » à mesure qu’il est exclusivement associé à la domination des susmentionnés « dead white European males » (1995 : 114-115). Pour Brody, une conception aussi vindicative de l’identité culturelle peut mener à de dangereuses dérives, en ce qu’elle « se fait le lieu d’une invite à l’individu à mieux se renfermer dans sa monotone mêmitude » (1995 : 114-115). Son avis, plutôt alarmiste, est partagé par Petrey, alors professeur à la State University of New York. Selon lui, la leçon fondatrice des Cultural Studies, selon laquelle toute tentative d’imposition d’une unicité culturelle au sein d’une nation moderne constitue une forme de violence et d’injustice, menace l’essence (et, par extension, l’existence même) des études françaises dans les départements américains. En effet, comment attirer les étudiants prospectifs vers la découverte d’une langue qui ne renvoie à aucun imaginaire national et culturel cohérent ? Il en conclut qu’« au niveau le plus fondamental, les Cultural Studies et les French Studies partent de prémisses opposées et œuvrent en direction de destinations incompatibles » (1995 : 389-390). Pour les plus pessimistes, la nouvelle vague disciplinaire constitue donc un dangereux antagoniste plutôt qu’un véritable enrichissement du regard porté sur l’héritage français.

15Il est également intéressant de noter que, parmi les partisans du renouveau disciplinaire, plusieurs entreprennent de conférer aux French Cultural Studies une identité autonome en les distinguant de leur — parfois — encombrante aînée anglaise. Dans un article de 1995 intitulé « Defining French Cultural Studies », Le Hir tente ainsi de répondre à « la peur que les études culturelles françaises puissent en fait n’être qu’un simple reconditionnement d’anciennes pratiques et théories critiques sous la commode catégorie disciplinaire employée par l’actuelle critique culturelle anglo-américaine » (1995 : 76, nous traduisons). Elle s’emploie alors à détacher les French Cultural Studies de l’influence exclusive du phénomène anglo-américain pour les rapprocher d’un mouvement propre au champ français, à savoir la sociologie pratiquée par Pierre Bourdieu, soulignant leur propension commune à la réflexivité et à l’analyse des pratiques culturelles du point de vue des relations de domination qui les sous-tendent (1995 : 80-85). S’il est indéniable que les travaux du sociologue ont contribué à l’occupation du « terrain du culturel » en France (Mattelart et Neveu 2003 : 75), il demeure périlleux de les considérer comme l’équivalent direct des French Cultural Studies américaines. On connaît en effet la méfiance que Bourdieu a conservée à l’égard du mouvement américain, tandis que Le Hir elle‑même souligne que « de nombreux praticiens des Cultural Studies aux États-Unis tendent à voir Bourdieu comme un grand théoricien, et par conséquent comme un ennemi des Cultural Studies plutôt qu’un allié » (1995 : 79, nous traduisons). Quoi qu’il en soit de cette identification précise, la volonté de rapprocher le mouvement naissant d’une identité proprement « française » ne constitue en rien un épiphénomène. Par exemple, dans un article de 2002 (légèrement ultérieur au pic du débat), Monique Yaari commence sa présentation du rapport entre Cultural Studies et French Cultural Studies par un historique qui minimise fortement la dette des études françaises à l’égard du mouvement culturaliste anglophone :

Intellectuellement, le tournant culturel des études françaises n’a pas essentiellement évolué à partir des versions anglophones des études culturelles (avec leur origine et base théorique dans l’École de Birmingham et leurs avatars subséquents aux États-Unis et en Australie) ou de la théorie critique allemande (l’École de Francfort, actuellement représentée par Jürgen Habermas). Il s’agit plutôt d’un développement substantiellement autochtone au champ des études françaises — une excroissance de la pensée française du vingtième siècle (histoire, sociologie, anthropologie, sémiotique, philosophie) […]. Reconnaître son autonomie relative — ainsi que ses contributions et son dialogue avec le champ global des Cultural Studies — devrait réduire les « angoisses d’influence » […] (2002 : 33, nous traduisons).

16En 2004, Charles Stivale, retraçant un bref historique des Cultural Studies, évoque quant à lui l’existence d’une « trifurcation » entre les variétés nationales de Cultural Studies liées à l’étude de langues et littératures étrangères (dont le français) ; les Cultural Studies appliquées au champ anglo-américain ; et une troisième forme de Cultural Studies plus spécifiquement inspirée du mouvement originel de Birmingham, désormais principalement pratiquée dans les départements de communication (2004 : 90-91). Qu’elle soit crainte, négociée ou revendiquée, la proximité entre les French Studies et le champ global des Cultural Studies fait l’objet de nombreuses attentions critiques entre le début des années 1990 et le tournant du nouveau millénaire. Une telle profusion de discours identitaires parfois antagonistes constitue la marque évidente d’un champ en pleine reconfiguration.

2.4. Une double mutation pédagogique et scientifique

17Cette transformation est envisagée dans une double perspective par ses commentateurs de tous bords. Le rapport nouveau aux Cultural Studies est en effet présenté comme susceptible d’avoir un impact sur deux aspects interdépendants, mais pourtant bien distincts, de la crise : le pédagogique d’une part, et, de l’autre, le théorique/épistémologique.

18Le Hir mentionne « des taux d’inscriptions en Français pour le premier cycle déclinant à l’échelle nationale », une « surproduction des docteurs en français pour un marché du travail réduit » et un « nombre relativement haut de colloques organisés sur “le futur du français aux États-Unis” pour l’année académique 1993-1994 » (1995-1996 : 18). Elle envisage ces constats comme les symptômes d’une crise dont la véritable nature serait bien moins pragmatique, et qui trouverait son origine dans « les débats rhétoriques entre ceux qui sont en faveur de la théorie littéraire et ceux qui rejettent » (1995 : 18, nous traduisons). Les mêmes points sont soulevés par Stanton dans la Revue d’Histoire littéraire de la France. Elle souligne la « baisse des inscriptions dans les cours de français » et la « surproduction de doctorats en littérature française par rapport à un nombre réduit de postes » avant de signaler que « cette situation fait partie d’une plus grande crise dans les études littéraires, crise qui se situe […] dans la définition même du sujet, la littérature […] » (1995 : 120). Chambers s’appuie quant à lui sur un ethos de pédagogue — il signale que son raisonnement est éclairé par « vingt ans d’expérience pédagogique aux États-Unis » (1996 : 137, nous traduisons) — avant d’expliciter la double nature du rapport problématique à la francophilie traditionnelle des French Studies : « Qu’il soit nommé “identité française” ou “l’âme française”, ce concept homogénéisant de francité a posé les bases d’une pratique pédagogique et scientifique des French Studies qui repose sur le concept de représentativité, et plus particulièrement sur le texte représentatif […] » (1996 : 141, nous traduisons). Par ailleurs, Moore Willen appelle de ses vœux la prise en compte de la littérature francophone africaine en argumentant que « la célébration des littératures de langue française résultant de cette nouvelle valorisation présente l’opportunité d’une vision culturelle variée pour les étudiants comme pour les professeurs » (1996 : 771). Le plaidoyer de Kritzman en faveur du renouveau théorique permis par les Cultural Studies est entièrement et explicitement axé sur l’exposé de leurs potentielles mises en pratiques pédagogiques : « Nos étudiants doivent gagner une compétence culturelle — la capacité d’appréhender des motifs culturels du point de vue de leurs significations multiples, de leur syntaxe et de leurs interrelations au sein d’un contexte global » (1995 : 11, nous traduisons). Même les plus réfractaires à la modulation du champ disciplinaire envisagent la portée pédagogique de ce phénomène théorique. Ainsi, Brody évoque lui aussi les réticences américaines à l’égard non seulement du « contenu exact » du canon littéraire français, mais aussi des « méthodes pour l’enseigner » (1995 : 105).

19En résumé, les discours sur la crise des études françaises aux États-Unis considèrent unanimement le rapprochement entre French Studies et Cultural Studies comme un phénomène aux ramifications simultanément pédagogiques et scientifiques.

3. Le passage au xxie siècle : déplacements

3.1. Une crise durable

20Le bilan des French Studies sur les campus américains près de dix ans après la culmination du débat théorique n’est guère encourageant. Petrey fait dès le début de son article de 2001 un constat similaire à celui établi six ans plus tôt par Le Hir (1995-1996 : 13-33) et Stanton (1995 : 117-127) quant à la baisse des inscriptions étudiantes et des perspectives d’emploi pour les jeunes docteurs (2001 : 416). Il ajoute que « les récents essais relatifs à l’état de la profession, qui sont en désaccord radical sur ce que le futur sera ou devrait être, sont toutefois en accord sur le fait que le présent est consternant » (2001 : 416, nous traduisons). En 2003, Kritzman souligne qu’« au sein des universités américaines certains départements de français ont perdu leur attractivité en matière de théorie critique » et que « pour aggraver encore la situation, les French Studies ont été témoins du départ de certains collègues qui ont totalement fui la discipline française pour les départements d’anglais, littérature comparée et Cultural Studies anglophones au cours des dernières années » (2003 : 147, nous traduisons). Cinq ans plus tard, Sabine Loucif confirme qu’« alors que les inscriptions en langues étrangères ont augmenté depuis 1980, l’intérêt pour le français a diminué au point que l’on peut parler d’une crise durable » (2008 : 115, nous traduisons). Plus récemment encore, Alain-Philippe Durand reconnaissait qu’« il existe des nouvelles alarmantes concernant la fermeture de programmes de français dans les écoles secondaires et universités » (2013 : 1101). Jean-François Fourny, Professeur à l’Ohio State University, décrit quant à lui la situation récente en ces termes :

Pourtant, les symptômes du déclin et de la mort annoncée sont nombreux. Le marché du travail est de moins en moins encourageant. La compétence des étudiants gradués se détériore et, avec elle, leur discipline professionnelle. Les professeurs laissent entamer des thèses qui (et quand on les achève) conduisent au triangle des Bermudes professionnel : quand on y est, on disparaît (l’étudiant, pas le professeur qui ne risque rien à se faire plaisir). Les colloques se transforment en conclaves solipsistes où l’on disserte pendant des heures (ou des jours) sur des auteurs connus de pas plus d’une dizaine d’autres membres du clergé. C’est toute une mentalité de secte d’initiés qui se développe, passant son temps à débattre en petit comité d’obscurs points théologico-littéraires susceptibles, dirait-on, d’affecter durablement la structure ontologique de l’univers (2011 : 997).

21Si le passage au nouveau millénaire n’a visiblement pas remédié à la défection des études françaises par les étudiants américains (ni à la fuite des financements), il n’en demeure pas moins que la révolution théorique de la décennie précédente a entraîné un indéniable renouvellement des pratiques de recherche et d’enseignement. Un champ d’études nouveau a ainsi connu un développement particulièrement prospère : celui des Francophone Studies, qui se focalisent sur les langues, littératures et cultures francophones extérieures à l’espace national français.

3.2. Une résultante disciplinaire majeure : les Francophone Studies

22Outre un statu quo (voire une progression de la dégradation) concernant les chiffres, l’entrée dans le xxie siècle est effectivement marquée par un léger déplacement du débat sur l’avenir des French Studies américaines. La ferveur épistémologique et idéologique des années 1990, liée au boom du débat sur les Cultural Studies, semble quelque peu retombée. L’heure est au bilan des acquis disciplinaires hérités de la période précédente, tel celui établi dès 2001 par Sally Sieloff Magnan et François Tochon en ouverture d’un article publié dans The French Review :

Qu’implique l’enseignement du français au tournant du millénaire ? Nous savons que le français, comme toutes les langues, n’est pas limité à ses composantes linguistiques ; la communication est imbriquée dans des situations culturellement spécifiques. Nous devons prendre en compte la manière dont le français est façonné par, et reflète, de nombreuses cultures francophones. Nous réalisons que notre tâche en tant que professeurs de français est multidisciplinaire car le français ne peut être séparé des contextes par l’intermédiaire desquels la pensée en français a lieu (2001 : 1092, nous traduisons).

23Ce sont ainsi surtout les Francophone Studies qui font à présent débat quant aux modalités de leur implémentation systématique. Prenons l’exemple de Petrey. En 2001, sa thèse reste substantiellement identique à celle déjà énoncée précédemment : il souligne les dangers d’une dislocation identitaire pour l’attractivité et le futur des études françaises. Il affirme se situer sur ce point à contre-courant de la majorité de ses confrères, qui enjoignent à « s’éloigner de l’Europe pour aller vers les nations francophones d’autres parties du monde — l’Afrique, l’Asie, les Caraïbes » (2001 : 418, nous traduisons), persuadés que le déclin de la discipline est en lien avec la désuétude et la nocivité de l’européocentrisme qui avait longtemps constitué son essence. On constate cependant une évolution notable dans la structuration de son argumentation, qui s’organise à présent autour des dangers spécifiques des Francophones Studies, plutôt que des Cultural Studies au sens large (Petrey 2001 : 416-427).

24Le même déplacement de perspective se retrouve dans un article de Kritzman, publié en 2003 dans les Yale French Studies. Tout en adoptant toujours une visée opposée à celle de Petrey, dont il dénonce l’« aristocratisme imaginaire » (148), il centre lui aussi explicitement son analyse de la situation qui lui est contemporaine sur le rôle croissant joué par les problématiques identitaires inhérentes aux Francophone Studies. Il encourage ainsi ses collègues professeurs de français à adapter leur pratique pédagogique en vue d’« élargir le champ d’observation pour inclure toutes les régions où sont parlées des langues francophones, même si certaines de ces langues sont marquées par l’empreinte d’un passé colonial » (2003 : 154, nous traduisons).

25Dans un article de 2008 où elle fait le point sur le statut du français dans l’enseignement supérieur américain, Loucif retrace, à partir d’enquêtes chiffrées, l’évolution du canon pour l’enseignement et la recherche depuis le début des années 1980 (Loucif 2008 : 115-131). Les résultats de son étude font écho aux préoccupations manifestées par ses homologues : il est statistiquement avéré que le canon progresse dans le sens d’une intégration toujours croissante d’auteures féminines, mais aussi — et surtout — d’auteurs issus de la francophonie, avec une accentuation notable du phénomène au niveau du troisième cycle d’enseignement — l’équivalent des niveaux de maîtrise et de doctorat européens (122). Plus sarcastique et désabusé est le bilan des tentatives de renouvellement pédagogique liées aux Francophone Studies qu’établit Jean-François Fourny :

Les études françaises souffrent maintenant d’avoir été pendant aussi longtemps des études « blanches », d’abord dans le Vieux Sud, puis chez les snobs à prétentions aristocratiques de la Nouvelle-Angleterre du genre Henry James, Edith Wharton et Jacqueline Kennedy. Néanmoins, le public de nos salles de classe a depuis évolué sensiblement et s’est beaucoup diversifié, faisant mentir les stéréotypes patriciens du passé. Et les études littéraires « francophones » essaient depuis quelques années de contrer ce défaut : en se concentrant sur le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest et les Caraïbes, elles essaient de montrer que le français n’est pas seulement (ou nécessairement) un objet d’études pour des élites réelles ou supposées (2011 : 994).

3.3. Enjeux pédagogiques

26Il convient également de signaler que cette évolution thématique du débat s’accompagne d’une modulation méthodologique. Si la controverse antérieure au sujet des Cultural Studies concernait simultanément l’enseignement et la recherche, les publications du nouveau millénaire semblent particulièrement focalisées sur le versant pédagogique du problème — « Between Cultural Studies and Cultural Competence » (Stivale 1999 : 669-675) ; « Reconsidering French Pedadogy » (Sieloff Magnan et Tochon 2001 : 1092-1112) ; « Toward a Cultural Curriculum for Graduate Studies : The Case of French » (Yaari 2002 : 33-49) et « Cultural studies in the classroom » (Stivale 2004 : 98-101). Les discours qui n’affichent pas structurellement leur visée pédagogique ne sont toutefois pas en reste du point de vue de leur contenu. Il convient aussi de remarquer que plusieurs d’entre eux tendent à opérer une distinction croissante entre pratiques pédagogique et scientifique. Ainsi, dans son évocation des dérives possibles de l’enseignement des Francophones Studies, Petrey note que de nombreux scientifiques tendent à amalgamer leurs intérêts de recherche — nécessairement pluridisciplinaires — à leurs pratiques d’enseignement, éloignant dangereusement le fil conducteur des leçons de leur composante « française » ou « francophone ». Il exemplifie son propos par la présentation d’un cas qui semble un peu caricatural, soulignant qu’« il est tout à fait insensé de structurer un usage pédagogique du rap français autour de l’idée que cela devrait motiver des étudiants de premier cycle à se consacrer au raï et à l’arabe » (2002 : 425, nous traduisons).

27Cette préoccupation pour le rapport entre recherche et enseignement se retrouve chez Loucif, qui met inversement en évidence « l’existence de corpus divergents de textes, l’un, plus traditionnel dans le domaine de l’enseignement, et l’autre, plus ouvert, dans le domaine de la recherche, qui inclut des femmes et des auteurs francophones sans exclure des figures plus canoniques » (2008 : 125, nous traduisons). Fourny, plus cynique, pointe la nature purement esthétique de nombreuses réformes pédagogiques et affirme que de nombreux professeurs se contentent de « servir du vieux vin littéraire dans de nouvelles bouteilles » (2011 : 998). Kritzman abonde lui aussi dans ce sens. Prenant explicitement le contrepied des arguments alarmistes avancés par Petrey, il souligne l’incapacité relative de la révolution théorique à faire systématiquement évoluer les pratiques pédagogiques.

Et pourtant, comme certains d’entre nous ont été complètement naïfs quand nous avons pensé qu’avait eu lieu une révolution théorique qui avait altéré nos pratiques pédagogiques. La théorie, du moins pour moi, était supposée faire sauter les présupposés institutionnels et remettre en question les conséquences de l’acception de hiérarchies incontestées. Mais, hélas, c’est parfois l’opposé qui s’est produit (2003 : 152, nous traduisons).

28Loin des échanges épistémologiques et théoriques qui avaient dominé les années 1990, l’heure est surtout au bilan réflexif et à la mise en place de solutions pragmatiques quant à l’orientation du curriculum étudiant.

3.4. Les sciences humaines en question ?

29Cette tendance pragmatiste semble avoir connu un tournant particulièrement utilitariste au cours de la présente décennie. La discussion s’est en effet délestée de ses composantes les plus théoriques (et parfois même pédagogiques) pour se consacrer à une promotion fonctionnaliste de la discipline : il s’agit désormais de remédier concrètement, « sur le terrain », au désamour des jeunes Américains pour les études françaises, irrémédiablement symbolisé par des taux d’inscriptions toujours en berne en dépit du renouveau notable insufflé à la discipline. De manière assez significative, le numéro spécial que The French Review a consacré, en 2013, à l’avenir du français aux États‑Unis comprend une contribution signée par le « Service de coopération et d’action culturelle » de l’« Ambassade de France aux États-Unis ». Celle-ci est « Le français aux États-Unis : une priorité de l’ambassade » (2013 : 1072-1092). Ses auteurs annoncent leur stratégie promotionnelle dans ce paragraphe introductif :

Dans un monde qui se resserre, un marché de l’emploi qui s’internationalise et devient de plus en plus concurrentiel, la formation de haut niveau s’avère un facteur de réussite déterminant. Elle fait l’objet d’une compétition internationale qui encourage la mobilité étudiante et, partant, l’apprentissage des langues étrangères. Le bilinguisme, voire le multilinguisme, n’est plus seulement apprécié pour ses vertus culturelles ; il l’est aussi pour son impact économique car, à égalité de diplômes, la maîtrise de plusieurs langues confère un avantage comparatif (2013 : 1073).

30Dans un article publié dans le même numéro, Durand expose longuement le plan de recrutement mis en place dans son université et qui a permis de multiplier par huit le nombre d’étudiants choisissant une majeure en français.

Soyons clairs : les éléments que je viens de mentionner concernant l’importance de la langue française dans le monde sont de très bons arguments, et nous devons continuer à en faire la promotion dans des brochures, lettres et sites internet. Cependant, je propose que nous ne nous concentrions plus uniquement sur les capacités linguistiques dans la promotion et la défense de l’étude du français. Nous devons également inclure régulièrement et souligner les autres compétences pratiques et immensément « marketable » que l’étude du français fournit aux étudiants. Nous devons montrer aux administrateurs qu’un diplôme en français est un excellent investissement qui résulte presque toujours en offres d’emploi, y compris pour les étudiants qui ont des résultats moyens, ceux qui obtiennent un emploi dans lequel ils ne sont jamais amenés à parler français, ceux qui ne sont pas intéressés par les affaires internationales, les relations internationales ou l’enseignement (2013 : 1103, nous traduisons).

31On constate ici que la préoccupation de rentabilité économique du cursus a pris le pas sur les considérations intellectuelles ou pédagogiques. On peut trouver une ligne argumentative similaire chez Ronald Tobin qui publie, toujours dans le même numéro, un essai au titre plutôt provocateur : « French Studies : Plus de souvenirs que d’avenir ? ». Il y est question d’attractivité du diplôme et de mise en lumière de sa fonctionnalité : le français « ouvre les portes à des carrières internationales » (comme l’exercice de la médecine dans les pays d’Afrique), développe « une écriture soignée » et initie à « toutes les formes de professions littéraires » — qui ne sont pas abordées avec plus de précision (2013 : 1095, nous traduisons). Afin d’optimiser l’attractivité des études françaises sur le marché universitaire, Tobin appelle aussi à l’augmentation des partenariats entre les entreprises françaises et européennes et au développement de contacts avec la France par des voies technologiques (2013 : 1098-1099). D’autres évoquent la possibilité de donner la priorité « au rôle de la France en Europe, aux affaires, à la traduction, à la sociologie et aux relations internationales et interculturelles » et même de « retirer à la littérature sa place centrale dans les programmes d’études » (Fourny 2011 : 997-998).

32La réflexion culturelle, théorique, épistémologique et même pédagogique passe désormais largement à l’arrière-plan des débats. La défense des French Studies (et des French Cultural Studies) est ainsi subordonnée à la justification de leur rendement économique au sein d’une idéologie de type néo-libéral, désormais adoptée par un nombre croissant d’universités. Cette tendance est toutefois dénoncée par certains représentants de la discipline. Ainsi, Treacy Corbin, dans The French Review, dénonce les stratégies de « vente » désormais imposées aux professeurs de français et plaide pour un retour à la valorisation du contenu. Il pointe du doigt les exagérations absurdes auxquelles sont conduits ses confrères, contraints de « marketer » leur discipline en fonction de critères sans lien avec son essence et sa vraie valeur. Il argumente avec humour que « la CIA ne va pas vous recruter au sortir de l’université pour votre familiarité avec Proust comme elle le ferait si vous maîtrisez le farsi, le pachto ou l’arabe » (2013 : 1211, nous traduisons). Il souligne également la nécessité de mettre en place des programmes « conçus pour responsabiliser des penseurs analytiques et des citoyens globaux éthiquement engagés » (2013 : 1214, nous traduisons).

33L’argument « utilitariste » et l’argument « humaniste » constituent ainsi les deux principaux axes sous-tendant les discussions les plus récentes sur les French Studies. Ces derniers tendent par ailleurs à s’intégrer — explicitement ou non — au débat sur la crise de légitimité sociale et politique touchant le champ global des humanités. Notons que l’argument « humaniste » a été bien illustré par la publication, en 2010, d’un essai signé par la philosophe Martha Nussbaum et intitulé Not for Profit. Why Democracy Needs the Humanities. Dans son chapitre introductif, intitulé « The silent crisis » (1-11), la philosophe évoque une « crise mondiale de l’éducation » (2). Elle développe une argumentation qui illustre et dénonce la subordination de l’enseignement à des objectifs de croissance économique, tendance inquiétante qui constitue selon elle un danger pour la démocratie mondiale. Le constat de base de son argumentation est le suivant :

Les lettres et les sciences sociales sont évacuées, à la fois au niveau de l’enseignement primaire/secondaire et de l’enseignement supérieur, pratiquement dans chaque nation du monde. Considérées comme d’inutiles fioritures par les politiciens, dans des temps où les nations doivent faire disparaître toutes les choses inutiles afin de rester compétitives sur le marché global, elles perdent rapidement leur place dans les programmes, ainsi que dans les esprits et cœurs des parents et de leurs enfants. En effet, ce que nous pourrions appeler les aspects humanistes des sciences et des sciences sociales — l’aspect imaginatif, créatif, et l’aspect relatif à une pensée critique rigoureuse — perdent aussi du terrain, alors que les nations préfèrent rechercher le profit à court terme par la culture de compétences utiles et hautement appliquées, appropriées à la rentabilité (2010 : 2, nous traduisons).

34Cette tendance est confirmée par les responsables de la coopération culturelle de l’ambassade de France aux États-Unis, qui soulignent que « l’avenir du français aux États-Unis ne saurait se penser sans référence à l’avenir de l’enseignement des langues étrangères, et plus généralement encore des “Humanités” » (2013 : 1073). Naturellement, les arguments « utilitariste » et « humaniste » ne constituent pas deux pôles radicalement opposés, mais plutôt des touches argumentatives pouvant coexister en proportion variable dans les discours des différents acteurs du champ critique. En témoigne la colonne signée en 2010 pour le New-York Times par la même Martha Nussbaum, dans le cadre d’un débat intitulé « Do Colleges Need French Departments ? »1. La philosophe y fait précéder l’exposé des arguments fondateurs de son livre susmentionné d’un bref argument introductif dans lequel elle réintègre un argument « utilitariste » en faveur des sciences humaines, soulignant que « l’enseignement de la pensée critique et de l’argumentation (une compétence associée aux cours de philosophie) est essentiel afin de permettre un sain débat au sein d’un monde des affaires qui peut trop facilement devenir complaisant ou corrompu. Nous, aux États-Unis, sommes en train de nous éloigner des sciences humaines au moment précis où nos rivaux découvrent leurs valeurs » (http://nytimes.com). De même, Durand, qui propose un programme promotionnel plutôt utilitariste et orienté vers le « marché », se revendique de Nussbaum lorsqu’il argumente en faveur d’« un curriculum interdisciplinaire, transculturel, au sein duquel les sciences humaines jouent un rôle central » (2013 : 1104).

35L’existence de tels discours souligne implicitement l’impossibilité présente à négocier le rôle intellectuel et social des sciences humaines (et donc des études françaises) en dehors de l’espace paradigmatique imposé par la culture entrepreneuriale, détentrice de la légitimité dans l’idéologie sociale et politique, mais aussi, de manière croissante, dans la culture universitaire. L’argument humaniste peine ainsi à exister en dehors de toute forme de subordination à d’autres domaines plus valorisés de l’organisation sociale (tels la politique, la citoyenneté ou encore, très souvent, le business). Il ne représente par conséquent pas une alternative idéologique, mais une tentative — désespérée ? — de rééquilibrage des forces en présence au sein d’un paradigme dominant qui lui est pourtant fortement antagoniste.

Conclusion

36Les départements de français des universités américaines, longtemps prisés par les étudiants en raison de l’idéal de raffinement culturel européen qu’ils promouvaient, connaissent à la fin du xxe siècle une défection estudiantine majeure et une crise de légitimité sans précédent. C’est alors que les analyses critiques de cette mutation commencent à se multiplier dans diverses revues consacrées aux études littéraires et à l’enseignement du français aux États-Unis. Or, ces discours critiques portent la trace des enjeux identitaires, idéologiques et pédagogiques présidant à la réorganisation du champ des French Studies, dont nous avons tenté de retracer l’évolution.

37Les réflexions des années 1990, hantées par le spectre de l’expansion des Cultural Studies anglaises, œuvrent majoritairement — mais non sans rencontrer certaines résistances — à une profonde remise en question épistémologique du rapport au canon et à l’élitisme supposé du modèle culturel français, selon une double portée pédagogique et scientifique. L’ouverture croissante des études françaises à l’analyse culturelle multifocale de productions et d’acteurs autrefois considérés comme marginaux (sur les plans géographique, générique, social, linguistique et théorique) mène à l’institutionnalisation progressive des French Cultural Studies, dont les Francophone Studies semblent constituer l’un des acquis les plus prospères. L’entrée dans le nouveau millénaire et la stabilisation du nouveau champ disciplinaire sont marquées par une réorientation des débats sur l’avenir des French Studies, toujours menacées. Les réflexions épistémologiques et théoriques des années 1990 cèdent ainsi la place à des réflexions plus exclusivement pédagogiques sur les modalités de mise en place systématique des nouvelles pratiques dans le curriculum étudiant. Au cours des dernières années, le débat a connu un ultime revirement que nous pourrions qualifier d’« utilitariste » : les French Studies doivent désormais assurer leur survie par la justification de leur rentabilité économique, et ce afin de répondre aux attentes d’une idéologie sociale et politique qui ne leur reconnaît qu’une très faible valeur intrinsèque. Loin de se résorber, la crise des French Studies américaines semble survivre aux tentatives de reconfiguration disciplinaire et est désormais profondément indissociable d’une crise de légitimité des sciences humaines au niveau mondial.

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Notes

1 Ce débat a été lancé suite à l’annonce de la suppression des programmes de français, d’italien, de classiques, de russe et de théâtre par la State University of New York, Albany, en octobre 2010.

To cite this article

Laurence Daubercies, «Les French Studies américaines au tournant du XXIe siècle», MethIS [En ligne], Volume 6 (2019) : Crises, URL : https://popups.ulg.ac.be/2030-1456/index.php?id=488.

About: Laurence Daubercies

Assistante à l’Université de Liège, Laurence Daubercies a soutenu en février 2018 une thèse de doctorat qui paraîtra prochainement sous le titre "Devenir Voltaire. Du dramaturge au(x) personnage(s)". Dans le cadre de ses recherches, elle est également passée par l’University of Washington (Seattle) et l’Université de Lausanne, et a publié plusieurs articles traitant notamment de Voltaire, de Grétry, du théâtre du xviiie siècle et des processus d’autoreprésentation sociale, littéraire et dramatique des auteurs de cette époque.