MethIS

Méthodes et Interdisciplinarité en Sciences humaines

2030-1464 2030-1456

 

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François Dubuisson

Valéry, Husserl, Arendt : consciences d’une crise intellectuelle

(Volume 6 (2019) : Crises)
Article
Open Access

Résumé

Cet article entreprend d’interroger plusieurs textes du xxe siècle qui ont pour point commun de présenter le compte-rendu et l’analyse donnés par différents penseurs d’une crise générale et même civilisationnelle dont ils s’estimaient les contemporains éclairés. Paul Valéry, tout d’abord, qui, le premier, diagnostique une inquiétante crise de l’esprit, au sortir de la première Guerre Mondiale. Edmund Husserl, ensuite, qui entend révéler le fond de ce qu’il appelle la crise de l’humanité européenne, dans les années 1930. Hannah Arendt, enfin, qui se fait critique des crises de l’éducation et de la culture aux États-Unis, dans les années 1950. À partir des parallèles que nous ne pouvons que dégager entre ces différents discours, mais aussi en écho avec d’autres voix, nous esquissons un modèle plus global de la notion de crise (intellectuelle) et des critiques qu’elle convoie, un cadre valant au-delà de cet ancrage particulier.


The time is out of joint. O cursed spite
That ever I was born to set it right!
William Shakespeare, Hamlet, Act I, scene V.

…momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir.
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, 1919.

Les « crises » de l’Europe critique

1La présente étude entend interroger quelques textes du siècle dernier dans lesquels différents penseurs ont entrepris d’éclairer et de rendre compte d’une crise donnée : celle de l’esprit ou de l’intelligence selon Paul Valéry, à partir de 1919, celle de l’humanité européenne selon Edmund Husserl, en 1935, et celle de l’éducation mais aussi de la culture selon Hannah Arendt, en 1954 et 1961.

2Nous nous intéresserons à la manière dont chacun d’entre eux appréhende la ou les crises abordées, ainsi qu’aux résonances décelables entre ces différents textes, et à l’actualité potentielle des crises décrites et dénoncées, alors que ces trois auteurs se faisaient critiques de leur époque, à l’occasion de cette crise qu’ils entendaient circonscrire. Nous verrons que les parallèles sont parfois saisissants entre ces textes écrits à des moments différents, depuis des positions personnelles différentes, et dans des langues différentes — le français, l’allemand et l’anglais, respectivement — bien que le cadre partagé demeure relativement restreint, voire cohérent : celui d’une Europe intellectuelle durement marquée par la guerre.

3Le contexte historique global dans lequel s’inscrivent ces différents essais est, en effet, celui des deux guerres mondiales, repères inévitables et décisifs pour notre propos. Valéry écrit au sortir de la première, encore ému par ses ravages sans précédent ; Husserl s’exprime alors que, dans son pays, se prépare déjà ostensiblement la seconde ; Arendt, enfin, réfléchit en exilée sur le sol américain suite au triomphe du totalitarisme sur sa terre natale, triomphe qui fut la première étape menant à un nouveau conflit.

1. Paul Valéry face à l’effondrement continué de l’esprit

1.1. La prise de conscience amère

4Les deux « Lettres sur la crise de l’esprit » de Paul Valéry sont des commandes de la revue britannique The Athenaeum qui parurent d’abord dans une traduction anglaise, en avril et mai 1919, sous les titres de « The Spiritual Crisis » pour la première, « The Intellectual Crisis » pour la seconde. Le texte rassemblé, et original, en français, fut ensuite repris dans La Nouvelle Revue Française, en août de la même année.

5Ce texte s’ouvre sur le constat, devenu fameux, de la fragilité de toute civilisation, les actuelles étant susceptibles de rejoindre les anciennes déjà disparues : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (Valéry 1957 : 988), précise l’incipit. Valéry emploie le terme de « naufrage » et rappelle que nous pouvons sombrer à notre tour, car « l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde » (988). C’est évidemment la toute récente Guerre Mondiale qui le pousse à ce type de considération lucide, réaliste, pour ne pas dire pessimiste1. Si la crise militaire en tant que telle est bel et bien terminée au moment de la rédaction du texte, la crise économique qu’elle a générée s’avère encore bien sensible. Quant à la crise intellectuelle, elle se révèle plus difficile à saisir, car plus subtile. Et c’est bien celle-là qui préoccupe au plus haut point Valéry, et qu’il s’emploie à décrire. Il déclare même : « Les choses du monde ne m’intéressent que sous le rapport de l’intellect » (1957 : 994).

6Le poéticien français explique que la vieille Europe, secouée, tente alors de s’agripper à ses grandes figures et ses grandes œuvres, qui lui sont soudain devenues comme étrangères, et qu’elle tente de retrouver. La population, perdue, ne sait plus à quelle théorie se vouer. Or, il n’y a pas de rationnement sur les doctrines. Elles abondent toujours. Ainsi, paradoxalement, « Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre », écrit-il (Valéry 1957 : 989). L’angoisse ressentie entraîne la résurgence de nombreux dogmes et idéaux, dans la confusion la plus complète. L’âme à l’agonie cherche à puiser dans un passé qu’elle a soudain égaré.

7Le bilan est on ne peut plus tragique. Toute la culture européenne, dont nous nous glorifiions orgueilleusement — désormais une « illusion perdue », soutient Valéry (1957 : 990) —, s’est montrée incapable d’empêcher la guerre, le massacre. Le Sétois parle dès lors de « la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit » (990). Si la culture n’a pas totalement coulé, malgré tout : « L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées » (991), annonce-t-il. L’allusion aux Lumières est limpide, mais cet idéal est considéré en péril…

8Or, une telle tempête, en dépit de la métaphore météorologique ici préférée, ne surgit pas qu’en raison de causes naturelles, ou par accident ; elle est provoquée avec une insouciance criminelle, résultat d’une industrie méthodique mais aveugle. C’est pourquoi nous estimons qu’il y aurait peut-être lieu de convoquer en outre l’image d’une déforestation, plus directement humaine dans ses causes que ne l’est souvent un naufrage, même si celui-ci le demeure de manière très parlante dans ses conséquences.

9Valéry semble ici reprendre à son compte le thème rabelaisien de la « science sans conscience » (Pantagruel, chapitre VII) et du risque qu’elle représente. Il juge la science « atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications » (1957 : 990). Ce n’est pas là une critique neuve. Mais elle trouve alors à s’appliquer avec une acuité et une actualité particulières. La technique, censée venir valider le progrès scientifique et donc, selon un présupposé certes naïf, concourir au progrès moral de l’humanité, favoriserait en réalité sa destruction massive — : « Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, […] anéantir tant de villes en si peu de temps » (989), dénonce le poète. Au fond, le monde « baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale »2 (994). La science a donc fait la démonstration de sa puissance bien plus que de son caractère providentiel. Nous sommes bien loin des rêves de paix universelle de Leibniz ou de paix perpétuelle de Kant, auxquels Valéry se réfère. Ou encore, suivant l’image qu’il ne fait que suggérer (Valéry 1957 : 993) : l’homme volant imaginé par Léonard de Vinci s’est métamorphosé en machine à bombarder.

10Valéry pointe du doigt un excès de modernisme, dont il condamne le caractère désordonné ainsi que l’activité effrénée, irréfléchie, qu’il entraîne. Il émet l’hypothèse que l’Europe de 1914 était « arrivée à la limite de ce modernisme » (992). Il y a lieu de se demander dès lors si la guerre est davantage la cause ou la conséquence de cette crise. Serait-elle à la fois la fille du modernisme et la mère du désarroi ? Il ne nous paraît pas déraisonnable de hasarder l’idée qu’entre ici en jeu quelque chose comme un « effet retour », c’est-à-dire de considérer que l’horreur de la guerre puisse fonder, alimenter, prolonger, une crise intellectuelle et morale qui, déjà en germe, l’avait en partie suscitée et nourrie. La guerre ferait ainsi figure de manifestation éclatante d’une crise plus vaste dont elle ne serait pas la source première mais le versant ou la conséquence politique et matérielle, le révélateur terrible d’une démesure nouvelle et incoercible.

11C’est ce que semble indiquer Valéry dans un autre ouvrage, plus tardif, ses « Regards sur le monde actuel », dans lequel il affirme clairement : « La Crise de l’Esprit que j’ai écrite au lendemain de la paix, ne contient que le développement de ces pensées qui m’étaient venues plus de vingt ans auparavant », puisque « Le résultat immédiat de la grande guerre […] n’a fait qu’accuser et précipiter le mouvement de décadence de l’Europe » (1960 : 927), mouvement déjà en marche donc, mais trouvant là son expression la plus sinistre et la plus perceptible. Néanmoins, cette crise, « longuement préparée par une quantité d’illusions », eut bien, par elle-même, un impact des plus néfastes, puisqu’elle laissa « une situation plus incertaine, les esprits plus troublés, un avenir plus ténébreux qu’ils ne l’étaient en 1913 » (1960 : 928). Un « équilibre de faiblesses » (928), forcément instable, étant venu remplacer l’équilibre de forces d’avant-guerre.

12Il y eut, bien sûr, de nombreuses guerres avant celle de 1914-1918. Pourquoi celle-ci génère-t-elle un tel trouble, apparemment inédit ? En raison, nous pouvons du moins en faire l’hypothèse, du nombre de morts, de blessés, de défigurés, d’une ampleur jamais vue, inimaginable auparavant : la barbarie, la boucherie, facilitées par des moyens techniques utilisés sans idéal, sans conscience, sans lumière...

13L’auteur français en vient à s’interroger sur la possible fin prochaine de la prééminence européenne, celle du continent brillant jusque-là par son esprit. Et cet esprit européen, Valéry s’attèle à la tâche complexe de le définir, de le cerner. Cet esprit se caractérise, à ses yeux et sous sa plume, par « l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné » (1957 : 996, nous soulignons en prévision). Une vision vivante de la rationalité, en somme, évidemment valorisante à dessein.

14Or, il se voit forcé de déplorer un dévoiement de cet esprit, et de notre science héritée du modèle de la géométrie grecque, mais « devenue […] moyen de domination […] appareil d’exploitation du capital planétaire, — [et qui] cesse d’être une “fin en soi” et une activité artistique » (1957 : 998), écrit-il. La conception de la science pour la science, de la science « comme construction pure et séparée de tout souci autre que celui de l’édifice lui-même » (998), perd du terrain en faveur d’une vision utilitariste ou ouvertement commerciale. Cette conjoncture intellectuelle consacre le règne du quantitatif, voire de la masse, au sens physique du terme, c’est-à-dire ce moment où le spirituel cesse de peser plus lourd que le matériel sur la balance mondiale – lorsque l’esprit devient brouillard. Valéry ne peut que rejeter « l’idée de la supériorité absolue de la grandeur quantitative, idée dont la naïveté et la grossièreté sont évidentes », idée qui est pourtant « l’une des plus caractéristiques de l’espèce humaine moderne » (1957 : 1068), et domine dorénavant.

15Le ton peut paraître quelque peu défaitiste, ou à tout le moins désabusé, comme si le pessimisme et la résignation que l’intellectuel excluait de la composition de l’esprit européen l’emportaient à présent.

1.2. Les confirmations ultérieures

16Ce texte sur la crise de l’esprit sera prolongé par une conférence prononcée trois ans plus tard, en novembre 1922, à Zurich, et intitulée « L’Européen ». Valéry y déclare que l’Esprit, couronné pour l’occasion d’une majuscule, est « cruellement atteint » par la guerre et que « Presque toutes les choses humaines demeurent dans une terrible incertitude » (1957 : 1000). Il parle également de « malaise » et d’ « impression de ténèbres » (1000), évoquant toujours l’absence de lumière, l’obscurité ambiante, et même, pourrait-on dire, l’aveuglement.

17Dix ans plus tard, dans une conférence de 1932 titrée « La politique de l’esprit », Valéry estimera que rien n’a changé, sentant cette inquiétude et cette anxiété toujours extrêmement vivaces. Il affirmera même que règne une « crise de confiance, crise des conceptions fondamentales […], crise de tous les rapports humains, c’est-à-dire une crise des valeurs données ou reçues par les esprits » (1957 : 1036). C’est dire si l’étendue de cette crise est toujours maximale dans son esprit.

18En 1938, encore, Valéry proclamera que « La malheureuse Europe est en proie à une crise de bêtise, de crédulité et de bestialité » (1960 : 989). Redoutant la dégradation rapide de notre culture, et revenant sur son incipit célèbre, il ajoute que « Tout ce qui s’est passé depuis ce moment n’a fait qu’accroître le péril mortel que je signalais » (1960 : 989). Terrible confirmation, terrible progression du déclin, dont Valéry ne verra jamais la fin — on ne le verra, en tout cas, jamais changer d’avis.

19Le malheur final de l’écrivain sera de vivre en prime la Seconde Guerre Mondiale, non moins destructrice que la première vis-à-vis de l’esprit. Il jugera d’ailleurs que c’était avoir « trop vécu » que d’avoir vécu encore cela, n’imaginant pas pour lui-même de lendemain meilleur (Peeters 2016 : 323). En 1942, trois ans avant son décès, il dira que sa vieillesse assiste « à la ruine de toutes les valeurs de l’esprit » (Peeters 2016 : 330), où la « ruine » doit peut-être s’entendre comme le stade ultime de la « crise », ce qui prolonge plus amèrement encore le propos de son texte de 1919.

1.3. Le manque de remède

20Il nous faut signaler que le terme de « crise » appartient en propre au vocabulaire médical, via le mot latin crisis. Valéry participe d’une telle métaphore, puisqu’il parle, dès 1919, de « l’état du patient » (1957 : 991). Il déclarera par la suite qu’il entendait décrire une « phase critique » (1957 : 1018), comme dans le cas d’une maladie. De même, Husserl associe crise et maladie lorsqu’il énonce : « Les nations européennes sont malades, l’Europe elle-même, dit-on, est en crise » (1976 : 348). Or, Valéry, à la fin de sa vie, reprochera aux médecins de ne pas traiter l’homme comme un tout cohérent (Peeters 2016 : 331), mais de le diviser en parties séparées, supposées ne pas communiquer. Cette vision d’ensemble est sans doute ce qui fait défaut pour saisir adéquatement le problème et pour y remédier.

21Dans le même ordre d’idées, un texte datant de 1925, d’abord intitulé « Sur la Crise de l’Intelligence » avant d’être rebaptisé « Propos sur l’Intelligence », peint un portrait du monde moderne d’alors tout à fait frappant par sa pertinence à l’égard de notre propos. Valéry y fait la critique des moyens techniques, mécaniques, qui affaiblissent l’intelligence. L’homme devient dangereusement dépendant des machines, analyse-t-il : « On assiste à la disparition de l’homme qui pouvait être complet » (1957 : 1045). « La machine gouverne » peut-il ainsi déjà affirmer à l’époque, puisque « Plus la machine nous semble utile, plus elle le devient ; plus elle le devient, plus nous devenons incomplets, incapables de nous en priver » (1046). L’utilité fonderait donc l’incomplétude. Selon le même texte, nous vivons (qu’il nous soit permis d’employer le présent et de nous réapproprier cette considération, ceci valant sans doute plus que jamais à notre époque) « dans l’instant » (1044) — ce dont l’invention tout humaine du passé et du futur était censée nous prémunir (1024) —, rongés par l’impatience et la perpétuelle exigence du nouveau. Dans une jolie formule, comme il en a le secret, Valéry observe chez l’homme moderne une « intoxication par la hâte » (1049). C’est ici la métaphore de l’empoisonnement, et des stupéfiants, qui prévaut : nous réclamons des doses toujours plus fortes. Nous vivons dans un abus de rapidité, de divertissements et d’excitations, qui atténue la sensibilité et déforme l’esprit. D’où crise.

22Ensuite, dans une conférence de 1935 qui développe ce propos et annonce sobrement dresser « Le Bilan de l’Intelligence », Valéry se demandera si l’esprit humain « pourra surmonter ce que l’esprit humain a fait » (1957 : 1065). Cette double appréhension de l’esprit, jugé à la fois coupable et victime, souffrant quoi qu’il en soit, et « qui ne cesse de se diviser contre soi-même » (1957 : 1022), nous invite à relire l’expression de « crise de l’esprit » selon les deux sens du génitif subjectif et du génitif objectif, comme si l’esprit causait la crise par son égarement tout en la subissant comme un affaiblissement. L’on pourrait encore dire que l’esprit apparaît ici jouer le rôle de pharmakon vis-à-vis de la crise, selon la notion ambivalente que Jacques Derrida relève chez le Platon du Phèdre : comme l’écriture, il serait « à la fois remède et poison » (Derrida 1972 : 91). Le cas se complique : l’esprit ne serait pas « pur » mais pourrait comprendre sa propre mise en crise, et se voir engagé dans un processus constant visant à guérir de lui-même.

23Valéry fait donc état d’un certain rétrécissement de la perspective — la partie envisagée au détriment du tout chez les médecins, mais aussi le court-terme remplaçant le temps long —, autrement dit un manque de recul et de vue d’ensemble. Il n’offre cependant aucune solution — l’esprit se voit valorisé mais aussi, ultimement, mis en question. Son texte ne fait pas office de tract ou de manifeste3. Il ne présente pas de programme, ne se réclame d’aucun parti. Husserl, en revanche, représente en quelque sorte le parti des philosophes. Il se fera davantage « militant », ou prescriptif.

1.4. Les affinités intellectuelles

24Dix ans après le texte initial de Valéry — alors que Sigmund Freud déplorait un « malaise dans la culture », sans employer certes le terme de « crise » —, l’intellectuel espagnol José Ortega y Gasset traitera de ce qu’il nomme « la révolte des masses », en s’inquiétant de la domination nouvelle de l’ « homme-masse » — terme dont l’acception est moins sociale que « quantitative » (proche sans doute de celle que nous avons rencontrée chez Valéry) —, cet homme « hâtivement bâti », ce « barbare moderne ». Il percevait lui aussi une crise en Europe, allant jusqu’à affirmer que « tous les […] principes vitaux : politique, droit, art, morale, religion, se trouvent […] en période de crise » (Ortega y Gasset 1937 : 87).

25Le penseur madrilène fustige la spécialisation qui règne dans les sciences et qui vient remplacer la culture générale, et exhorte à ne pas oublier la philosophie dont l’apport est essentiel. L’un des chapitres de son ouvrage porte d’ailleurs comme titre « La barbarie du spécialisme ». L’on peut y lire que « la technique contemporaine naît de l’union du capitalisme et de la science expérimentale » (Ortega y Gasset 1937 : 111), ce qui fait sa particularité historique et fonde la possibilité de son « progrès » illimité. Là aussi, une certaine idée de l’esprit européen prévaut, esprit qui se voit menacé car le scientifique perd « progressivement contact avec les autres domaines de la science, avec l’interprétation intégrale de l’univers qui mérite, seule, les noms de science, de culture, de civilisation européenne » (1937 : 114). L’homme cultivé se trouverait en voie de disparition, car « nous nous trouvons en présence d’un type d’homme scientifique sans précédent dans l’histoire », le spécialiste, qui « en arrive à considérer comme une vertu le fait de ne pas s’occuper de tout ce qui demeure en dehors de l’étroit domaine qu’il cultive plus spécialement, et traite de “dilettantisme” toute curiosité pour l’ensemble des connaissances » (115). La spécialisation divise en petites parties, cloisonne, et fait perdre de vue l’ensemble — soit la même maladie que Valéry diagnostiquait chez les médecins. Devenu spécialiste, le scientifique est par là même devenu hermétique et « satisfait à l’intérieur de ses propres limites » (117) : un « savant-ignorant » plein de suffisance. Cette dénonciation que porte Ortega y Gasset n’est évidemment pas tout à fait innocente : elle lui permet aussi de se positionner par contraste avec le sombre tableau — peu nuancé — qu’il peint, comme un meilleur modèle sans doute.

26Cette condamnation de la tendance abusive à la spécialisation qui sévit dans les sciences n’est cependant pas neuve. Au siècle précédent déjà, Auguste Comte la dénonçait fermement, la nommait « aveugle » (Comte 1844 : 78) — donc manquant de lumière ou ne la percevant plus –, et prônait le retour à une vision unifiée, invitant les philosophes à endosser le rôle nécessaire de spécialistes en généralités4. Descartes, avec son insistance sur la « sagesse universelle »5 — conçue comme un arbre unique aux multiples branches6 — est une référence constante revendiquée par Comte.

27Et la tradition philosophique française ne s’arrêtera pas là quant à la critique de la science, de Henri Bergson qui réclamait que la mécanique7 — ou la technique — se dote d’une « mystique » (Bergson 1934 : 335), c’est-à-dire regagne la dose d’esprit perdue face à la matière, au purement quantitatif — Ortega y Gasset mettait également en garde, usant du même terme, contre le danger que recèle le « mécanisme » (1937 : 115) —, jusqu’au phénoménologue Michel Henry qui accusera lui aussi de « barbarie » — selon le titre de son ouvrage de 1987 —, une certaine science impérialiste qui tend à écraser la vie et la culture sous les chiffres. Il va toutefois de soi que les propos de ces différents auteurs ne peuvent être simplement rabattus les uns sur les autres, et que nous ne signalons que la continuité qui existe sur ce point.

2. Edmund Husserl ou la philosophie comme solution à la crise

28Le texte d’Edmund Husserl ayant pour titre « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » correspond à une conférence prononcée à Vienne en mai 1935. Il ne faut pas le confondre avec le texte, plus long et plus technique, intitulé La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale — les deux se trouvant réunis aujourd’hui au sein du même volume (Husserl 1976). Nous nous concentrons ici sur le texte de la conférence, laquelle, s’adressant à un public plus large et potentiellement moins averti, nous paraît d’une portée a priori plus politique.

29Husserl ouvre son exposé en soulignant que la « crise européenne » est un sujet déjà souvent traité, auquel il entend fournir un « éclairage nouveau » (1976 : 347). Songe-t-il, notamment, à Valéry — voire à Ortega y Gasset ? Leurs textes, en tout cas, se font partiellement écho. Le constat est bien celui d’une crise majeure et le propos y est, comme l’on dirait aujourd’hui, « européocentriste », cherchant à cerner ce qui fait la spécificité et la valeur de l’esprit européen, pour ne pas dire sa supériorité.

30Mais Husserl, contrairement à Valéry, adopte un point de vue qu’il qualifie de « téléologique » (1976 : 347). Ainsi, « l’humanité européenne » signifie avant tout, à ses yeux, le « sens d’un développement vers […] un pôle éternel » (354). Développement qui n’est nullement un processus biologique, assure-t-il : il ne parvient jamais à la maturité, il n’est jamais définitivement accompli.

31À l’instar de Valéry, toutefois, Husserl situe le noyau de l’esprit européen dans la Grèce antique. Celle-ci fut le lieu de naissance d’une nouvelle attitude envers le « monde-ambiant », attitude qu’on appelle philosophie (Husserl 1976 : 355). Ce concept de monde-ambiant, Husserl l’introduit par opposition au monde supposé objectif, comme signifiant une représentation du monde, son évaluation ou son appropriation subjective (351). Il s’agit d’une configuration spirituelle, susceptible d’évoluer.

32S’est opérée chez les Grecs une transformation de l’humanité par la philosophie, l’apparition d’une « nouvelle sorte d’historicité » (1976 : 356) qui consiste en la sortie de l’humanité finie, sublimée en humanité des « tâches infinies » — infinies parce que le travail n’est jamais achevé, parce qu’il s’agit d’une visée, ou d’un idéal régulateur. C’est l’émergence de ce qu’il nomme l’intérêt théorétique, c’est-à-dire l’attitude du philosophe « décidé à consacrer sa vie à venir […] à la tâche de la Théoria, décidé à édifier la connaissance théorétique, étage par étage in infinitum » (366). On le voit : l’avenir, prenant appui sur le passé, se fait visée de la permanence voire de l’éternité, et dépassement du présent pur. L’idéal est celui d’un édifice stable, lentement bâti, mais jamais arrêté ; celui aussi d’un temps respecté. Par conséquent, l’Europe lui apparaît non comme une simple juxtaposition de nations liées par le commerce ou la politique, ou déchirées par des guerres, mais comme le lieu d’un esprit commun : celui de la philosophie, de l’intérêt théorétique, des tâches infinies.

33Pourquoi ce point est-il si important ? Parce que c’est précisément le recul de cet intérêt désintéressé pour ce qui n’est pas utilitaire, qui se situe, aux yeux de Husserl, à l’origine de la crise vécue. C’est bien, avertit-il, le « manque d’une rationalité authentique de tous les côtés, qui est la source de cette obscurité insupportable dans laquelle l’homme se trouve » (1976 : 380). L’image mobilisée est toujours, comme chez Valéry, celle de la lumière s’affaiblissant, s’absentant, l’idée d’une déroute de l’Aufklärung. Cette essence européenne aurait subi un renversement funeste.

34L’on pourrait néanmoins objecter, prévoit le philosophe allemand, que cette vision relève uniquement de préjugés rationalistes naïfs, ou d’un intellectualisme coupé du monde, « réactionnaire » (Husserl 1976 : 371). Au contraire, Husserl prétend ce rationalisme radical et révolutionnaire, car il s’oppose à un autre rationalisme, dévoyé, et qu’il juge dominant. Il écrit sans détour : « Je suis certain […] que la crise européenne s’enracine dans l’erreur d’un certain rationalisme. Mais cela ne veut pas dire que […] la rationalité en tant que telle soit quelque chose de mauvais » (371). Il y aurait donc quelque chose comme un bon et un mauvais rationalisme. Un bon à retrouver, à réveiller, par-delà le mauvais. Un rationalisme victime et un rationalisme coupable. Il s’agit pour lui d’en revenir à la rationalité « dans le sens élevé et authentique qui est le seul dans lequel nous en parlons, en tant que sens grec originel » (372). En décalage avec celle-ci, l’on trouverait un rationalisme qui est effectivement, quant à lui, naïf, et qui n’est autre que celui de l’époque moderne : Husserl nomme « objectivisme » cette conception qui tend à ignorer l’ancrage spirituel de toute science.

35Il expose en effet dans ce texte le hiatus illégitime qui s’est formé entre sciences de l’esprit et sciences de la nature. On renverse les choses, nous explique-t-il : on oublie que les sciences de la nature sont le produit de l’esprit, ou bien l’on cherche sciemment à gommer cet aspect, et l’on prétend ensuite fonder les sciences de l’esprit sur le modèle des sciences de la nature :

Mais le chercheur en sciences de la nature ne se rend pas clairement compte que le fondement persistant de son travail de pensée, lequel est pourtant subjectif, consiste dans le monde-ambiant de la vie, que celui-ci est constamment pré-supposé comme le sol, le champ de travail, sur lequel seul ses questions, ses méthodes de pensées ont un sens (Husserl 1976 : 377).

36C’est là une critique que d’autres phénoménologues rependront à leur compte, parmi lesquels le français Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception de 19458. Notons que Valéry relevait déjà, quelques années auparavant, « la propriété de nos esprits de ne pas traiter comme choses de l’esprit des choses qui ne sont que l’esprit » (1957 : 1033), comme s’il y avait chez l’homme une tendance constante à « naturaliser » ses propres productions, ignorant leur origine humaine, voire à nier que c’est son propre esprit qui a engendré ce qu’il a engendré…

37Husserl fait finalement preuve de moins de fatalisme que Valéry, puisque son explication distingue entre des valeurs qui appauvrissent l’esprit et un projet rationnel positif, qu’il lui semble urgent de réactiver : il convient selon lui de se remettre au plus vite aux « tâches infinies », ce qu’il présuppose possible. C’est le réinvestissement de ce désintéressement qui seul devra permettre de surpasser la crise. La philosophie serait la réponse à cette crise, sa solution même, car c’est le parasitage de celle-là, sa corruption, qui aurait permis voire provoqué celle-ci. Nous avons dit que Husserl se faisait plus préconisateur que Valéry. Son point de vue est aussi plus tranchant en ce qu’il sépare plus clairement un bon rationalisme d’un mauvais, évitant toute contradiction embarrassante de — et pour — l’esprit. Autrement dit, il distingue — un peu trop facilement sans doute — le remède du poison. Si le tableau est sombre, la situation est claire, pour Husserl du moins.

38Husserl décèdera trois ans plus tard, sans assister directement au chaos qui est bien en marche à ce moment-là, et qui menace alors ses propres manuscrits, depuis sauvegardés à Louvain.

3. Hannah Arendt ou la pensée en exil

39Hannah Arendt traite en particulier de deux crises — bien qu’elle juge qu’« une crise générale […] s’est abattue sur tout le monde moderne » et « atteint presque toutes les branches de l’activité humaine » (Arendt 1972 : 223) —, à savoir une crise de l’éducation et une crise de la « culture », qui concerne surtout l’art en l’occurrence. Nous les considérerons d’abord chacune en elle-même, avant de nous concentrer sur la caractérisation plus générale de ce qu’est une crise dans le chef d’Arendt — caractérisation qu’il nous paraît possible de dégager à partir de ces deux textes — avant de retourner vers les auteurs précédents à la lumière de cette mise en perspective nouvelle.

3.1. La perte de l’exception scolaire

40Le premier de ces textes brosse le tableau noir de l’éducation dans les États-Unis des années cinquante — qui sont une « projection de l’esprit européen » dit une formule de Valéry (1960 : 987) — où la philosophe allemande s’est installée après avoir fui le régime nazi. Elle observe que la pédagogie moderne — « devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner » (Arendt 1972 : 234) — a pour effet de retirer au professeur ce qui fondait son autorité légitime : cette maîtrise du contenu enseigné, autrement dit le savoir, par rapport auquel est privilégié le « savoir-faire ». L’autorité — laquelle est à distinguer nettement de la terreur en usage dans les régimes totalitaires, qu’Arendt a analysés par ailleurs — fait donc défaut dans le seul domaine où elle est requise et souhaitable, où son action est bénéfique. En l’abolissant de la sorte, les adultes refusent de prendre leurs responsabilités face aux enfants, estime-t-elle (1972 : 244).

41Arendt juge en fait le conservatisme — qui, en politique, « ne peut mener qu’à la destruction » — essentiel au niveau de l’éducation — laquelle, « par sa nature même, ne peut faire fi de l’autorité ni de la tradition » (1972 : 250) —, car il permet précisément la nouveauté et le changement — le progressisme — au niveau politique :

Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d’éduquer d’une façon telle qu’une remise en place demeure effectivement possible […]. Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle […]. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine (247).

42Il importe au plus haut point de ne pas enlever aux enfants « leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf » (252), quelque chose de non prévu par ceux qui les précèdent. Or, pour ce faire, l’école, cadre de la transmission et de l’apprentissage, et domaine « prépolitique » (244), doit fonctionner selon un modèle distinct, peut-être même inverse, de celui de la société, de la vie publique et politique. La différence tient au fait que l’éducation met en jeu les rapports entre adultes d’un côté et enfants de l’autre, la politique ceux des adultes entre eux, considérés comme égaux. Il s’agit de deux régimes différents, à ne pas confondre.

43Et c’est ce lien essentiel entre conservation et renouvellement qui se desserre désormais. En effet, cette crise dans l’éducation est, selon Arendt, « étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé » (247). L’inscription dans la continuité vacille. Pourtant, « Éduquer, selon les termes de Polybe, c’était simplement “vous faire voir que vous êtes tout à fait digne de vos ancêtres” » (249), rappelle l’expatriée. Cette crise de l’éducation s’avère bien « le reflet d’une crise beaucoup plus générale et de l’instabilité de la société moderne » (238).

44Valéry, pour sa part, écrivait déjà que « notre enseignement participe de l’incertitude générale, du désordre de notre temps » (1957 : 1073), comme si s’y cristallisaient forcément les errements de la société et de la science.

3.2. L’impérissable en péril

45La seconde crise considérée par Arendt provient du fait que la culture se voit confrontée à la société de masse — rappelons-nous l’emploi du terme par Valéry et Ortega y Gasset —, mais surtout menacée par le « philistinisme », c’est-à-dire une mentalité exclusivement utilitaire, « une incapacité à penser une chose indépendamment de sa fonction ou de son utilité » (Arendt 1976 : 275). Le philistin utilise la culture à des fins secondes, s’en « saisit comme une monnaie avec laquelle il achète une position supérieure dans la société » (261), la transforme en valeur échangeable, en marchandise, pour son propre profit.

46Or, les objets culturels, aux yeux d’Arendt, ont la particularité de ne pas revêtir d’utilité immédiate. Leur pouvoir spécifique consiste à arrêter l’attention et émouvoir par-delà les siècles. Ils se définissent par leur permanence voire leur immortalité potentielle, par le fait qu’ils survivent à une civilisation donnée — nous savons à présent qu’elles sont mortelles – en tant que « témoignage durable de l’esprit qui l’anime » (Arendt 1976 : 257). « Seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet culturel » (260), proclame-t-elle. Ce caractère durable de l’objet culturel s’oppose au caractère fonctionnel, lequel préside à la disparition de l’objet concerné, à sa ruine.

47La société de masse, en effet, ne veut pas tant la culture que le loisir, explique Arendt : elle consomme et consume, ingère et digère ses produits : les « jeux », au même titre que le pain, se doivent d’être frais, de la dernière fournée, selon une sorte d’idéologie de la péremption qui rejette l’ancien. Elle s’avère toutefois moins néfaste sur le plan culturel que le philistinisme, qui, quant à lui, touche à la culture, évalue et dévalue les objets culturels – lesquels ne devraient pas être jugés sur leur fraîcheur puisqu’ils visent la pérennité —, « en use et abuse pour ses propres fins égoïstes » (Arendt 1976 : 262). Or, la culture véritable est écart par rapport aux pratiques de la consommation et de l’utilisation. C’est la contemplation – « regarder rien que pour voir » (280) — qui constitue la plus libre — désintéressée, dirions-nous — des occupations, comme le disait Cicéron, dont le modèle humaniste peut et doit nous inciter à « nous élever au-dessus de la spécialisation et du philistinisme » (288). Ce sera, sur ce point, la conclusion d’Arendt.

48La permanence se perd — le « dessein de durer », disait Valéry dans « La politique de l’esprit »9 — et l’heure apparaît grave : à en croire Arendt, « l’Amérique et l’Europe sont dans la même situation : le fil de la tradition est rompu » (262). Est-ce à dire que l’Occident sombre ? Qu’il perd ses phares ? Les éléments mis en lumière par ces deux critiques font en tout cas écho à celles précédemment envisagées : à savoir la question du rapport problématique au temps et de l’utilitarisme, principalement. En d’autres termes, le refus de l’histoire et le triomphe de l’instant — sans oublier l’impératif du profit.

3.3. Le cœur de la crise

49Semblent se dessiner, à travers l’analyse de ces deux cas, les contours généraux de ce dont la crise serait le nom selon Arendt. Elle consisterait ainsi, foncièrement, en « l’écroulement d’un pan du monde, de quelque chose de commun à tous » (Arendt 1976 : 230), en une rupture de l’équilibre nécessaire entre la tradition et l’innovation, entre la tendance à la conservation et à la création originale, ou, en d’autres termes encore, elle se marquerait par l’apparition d’une brèche entre passé et futur, dans leur égarement simultané, dans un rejet de ce qui a précédé accompagné d’une incertitude quant à ce qui va suivre, dans le brouillage du rapport aux origines entraînant l’effacement des fins. Elle serait à la fois perte des repères et des perspectives, des racines et des fruits — si l’on reprend l’image cartésienne de l’arbre du savoir. Il y a crise si l’on abat sans (pouvoir) replanter.

50La crise serait donc une perte d’équilibre. Est-ce à dire qu’elle est une chute ? Ou bien le risque accru d’un saut irréfléchi, le danger d’un gouffre soudain ouvert. La béance, pourquoi pas. Mais ce n’est pas, en l’occurrence, l’histoire qu’elle ouvre, mais la continuité qu’elle fracture. Le temps n’est plus retrouvé.

3.4. Le commun de la crise

51La vision dégagée chez Arendt converge-t-elle avec celles présentées précédemment par Valéry et Husserl ? La réponse se révèle assez largement positive. Pour chacun, l’oubli (décidé) du passé semble provoquer l’obscurité quant à l’avenir. Pour chacun, la crise est totale ou presque, mais s’enracine dans une impasse intellectuelle et philosophique. Pour chacun, le retour au référent grec (commun) se montrerait salutaire, par-delà la modernité mal comprise.

52Chez Valéry, les passages ne manquent pas qui vont dans ce sens. Ne pouvant tous les citer ici, nous nous limiterons à quelques exemples particulièrement parlants : dans « La Crise de l’Esprit », tout d’abord, l’auteur français convoque l’image poétique d’un Hamlet européen qui « songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours », et qui « chancelle entre les deux abîmes », entre les « deux dangers [qui] ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre » (1957 : 993), comme étiré et errant entre deux pôles au lieu d’être appuyé fermement sur deux piliers. Le texte de « L’Européen » professe quant à lui que l’esprit « est à la fois ce qui devance et ce qui retarde ; ce qui construit et ce qui détruit » (1957 : 1002) — sa dualité apparaît ici positive —, qu’« il faut que notre pensée se développe et […] qu’elle se conserve », et encore qu’« entre l’acquisition et la conservation, un équilibre mobile doit se rétablir sans cesse » (1006). Nous sommes comme rivés à ces deux impératifs, non pas écartelés, ou tiraillés, idéalement, mais soutenus par leur réunion. Cet équilibre s’est cependant changé en un combat « entre la veille et le lendemain » (1957 : 1032), proclame « La politique de l’esprit », qui enseigne par ailleurs que la distance « entre les deux aspects de l’activité de l’esprit, son aspect de transformation et son aspect de conservation », se fait croissante (1033). Ensuite, dans « Sur la Crise de l’Intelligence », l’on peut lire que « pendant une crise, le temps semble changer de nature […] au lieu de mesurer la permanence, elle mesure la variation », et que « toute crise […] trouble un équilibre mobile ou immobile qui existait » (1957 : 1041), formules qui pourraient passer pour des définitions de portée universelle. Plus tard, à l’occasion d’un discours prononcé à Sète en 1935, Valéry, s’adressant à des étudiants, investit à nouveau la thématique décisive du temps, définissant la vie comme « la conservation d’un avenir » (1957 : 1428) mais se sentant forcé de reconnaître que « jamais l’avenir ne fut si difficile à imaginer », et même que « le présent nous apparaît comme [...] un conflit sans issue entre des choses qui ne savent pas mourir et des choses qui ne peuvent pas vivre » (1957 : 1431). Enfin, les pages de « Tel Quel » contiennent encore cet apophtegme qui sonne comme une confirmation aux accents plus réjouissants : « Ce qui est le meilleur dans le nouveau est ce qui répond à un désir ancien » (1960 : 561). Le thème du rapport au temps, de la continuité brouillée, s’avère donc, ici aussi, central. L’on fait difficilement mieux en termes de concordance de vue.

53Chez Husserl également, nous l’avons vu, un rapport pacifié au temps, voire le réveil d’un certain « passé » négligé, constituerait la seule voie viable pour l’avenir, voie fondatrice d’une véritable visée de l’éternité. Arendt tiendra sensiblement le même discours concernant la nécessité d’un retour au modèle des anciens Grecs, malheureusement largement abandonné, dans son texte « Qu’est-ce que la liberté ? », qui côtoie, au sein du même volume, les deux textes que nous avons parcourus. Elle y exprime en outre son regret de ce que la politique en soit réduite à une simple administration de la sphère économique, laquelle est jugée avoir pris le dessus (1976 : 202).

54Ces trois auteurs ne sont toutefois pas les seuls à envisager le problème en ces termes. Au début des années trente, l’italien Antonio Gramsci exprime une position semblable, énonçant on ne peut plus clairement que « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître » (1996 : 283), autrement dit dans le fait que le passage de flambeau ne se fait plus.

4. Un discours et un modèle pour une crise

55Nous ne pouvons ignorer le fait que ces différents auteurs mobilisent là un topos donné, celui de la crise, presque devenu un lieu commun, et servant à attirer l’attention et à se poser en diagnostiqueurs compétents qu’il convient écouter. Ils font sans doute montre par là d’une certaine prétention, peut-être à incarner des phares dans la nuit ou, du moins, à se placer au-dessus de la mêlée, pour reprendre le titre d’un texte de Romain Rolland composé pendant et portant, précisément, sur la première guerre mondiale. Il s’agit donc aussi, bien entendu, d’un type de discours cherchant à produire certains effets — voire à cultiver un certain ethos – et qu’il est possible d’analyser d’un point de vue rhétorique.

56Mais l’on découvre une communauté de pensée entre ces trois intellectuels qui va, nous semble-t-il, au-delà de la seule stratégie rhétorique. Ils s’accordent dans leurs conceptions critiques, comme peut-être, plus largement, une bonne partie de l’Europe lettrée de la première moitié du xxe siècle. Pourtant ces Européens en partie contemporains, certes issus de la même culture, ou de la même « civilisation », font figure d’esprits indépendants. Et tous jugent l’utilitarisme à courte vue pernicieux, dommageable pour l’esprit, intoxicant même, pour ne pas dire asphyxiant tels les gaz de la Grande Guerre. Ils convoquent tous à leur manière l’opposition entre quantité et qualité, certes très classique et à l’allure de poncif, mais toujours à l’œuvre, toujours opérante semble-t-il.

57La convergence de ces observations peut nous interpeller, elle nous indique qu’il y avait là quelque chose, une instabilité au moins ressentie à laquelle, sans doute, nous n’avons pas mieux remédié aujourd’hui. Force nous est de constater que ces témoignages, dont le plus ancien a un siècle, dessinent une perspective que nous habitons toujours, ou pouvons toujours habiter. Duquel des points soulevés pourrait-on, en effet, tranquillement affirmer qu’il appartient définitivement au passé et que sa critique est devenue superflue ou obsolète ? Non du règne d’un certain modernisme techniciste, d’une science pouvant se montrer déshumanisante, instrument de domination en déficit d’esprit, ou de la prévalence d’un point de vue quantifiant. Il serait par ailleurs téméraire, nous semble-t-il, de soutenir que l’idéal rationnel ou culturel désintéressé a regagné du terrain entre-temps.

58S’il nous fallait à présent résumer, de manière inévitablement schématique, ce que nous pouvons retirer de ces trois penseurs, dont nous avons voulu demeurer au plus proche des textes, nous dirions que la crise se présente, dans sa configuration générale, comme une perte d’équilibre ou de stabilité entre le passé — c’est-à-dire la conservation de la tradition — et l’avenir — c’est-à-dire la propension à l’innovation et à la création ; perte dès lors d’une vue d’ensemble pourtant cruciale, et division en morceaux qu’on ne relie plus. Nous relèverions de surcroît qu’il est question d’une crise contaminant tous les domaines, culminant en conflit et même en ruine, mais qui, fondamentalement, est une crise de l’esprit, une crise « intellectuelle », causée par un certain modernisme « mécaniste », par la suprématie idéologique du fonctionnel ou de l’utile, ainsi que du chiffrable — possibilité que recèle l’esprit lui-même. Ce qui rend palpable ou concrète cette crise (plus qu’il ne la cause), et permet de la saisir en acte, c’est alors aussi bien le tumulte de la guerre que l’état du système éducatif, de la science et de la culture, travestie en économie. La réaction la plus saine à adopter face à cette crise, du moins à en croire, en particulier, Husserl et Arendt, consisterait en définitive à tenter de retrouver l’attitude philosophique des anciens Grecs, ou, à tout le moins, un idéal désintéressé, enraciné dans une culture plus générale, moins subordonnée à d’autres fins.

59Demeurons cependant circonspect : un tel modèle de la notion de crise, synthèse des réflexions parentes de quelques grands penseurs, circonscrit a priori un phénomène donné, une crise intellectuelle aux répercussions certes étendues, mais historiquement déterminée et située. Le modèle mis en avant décrit un cadre de pensée, une grille d’interprétation, qui permet de comprendre la cohérence d’un type de bouleversement et de mise en question particuliers, dont nous voyons en tout cas qu’ils se sont incarnés en Europe — ainsi qu’aux États-Unis — au moins entre les années 1919 et 1961, selon les bornes choisies pour notre examen.

Bibliographie

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Derrida, J. (1972), La Dissémination, Paris, Seuil (= Tel Quel).

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Merleau-Ponty, M. (2010), Œuvres, Paris, Gallimard (= Quarto).

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Peeters, B. (2016), Paul Valéry, Une vie, Paris, Flammarion (= Champs).

Valéry, P. (1957), Œuvres I, Paris, Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade, 127).

Valéry, P. (1960), Œuvres II, Paris, Gallimard (= Bibliothèque de la Pléiade, 148).

Notes

1 L’auteur Emil Cioran, l’on ne s’en étonnera guère, se montrera, quelques décennies plus tard — en 1952 pour être exact — plus pessimiste encore, se fendant, dans ses Syllogismes de l’amertume, d’une référence directe au texte célèbre de 1919 : « Notre mal étant le mal de l’histoire, de l’éclipse de l’histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d’en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d’apoplexie, vers les miracles du pire, vers l’âge d’or de l’effroi » (Cioran 2011 : 203). Aggravant, selon sa propre expression, le memento mori proféré par Valéry, Cioran ne rappelle pas seulement que chaque civilisation individuelle est périssable, susceptible d’être remplacée par d’autres, mais emploie le singulier pour prévoir un avenir vide de civilisation.

2 Serait-ce à dire que le « Progrès » n’est pas une injustice commise à l’égard de la génération qui précède — suivant l’aphorisme de Cioran, à nouveau, dans De l’inconvénient d’être né (2011 : 833) — mais à l’actuelle ?

3 « Je ne signe pas de manifeste, Je ne fais pas de politique », déclaration rapportée par Benoît Peeters (2016 : 310).

4 « Une classe distincte […] ayant pour fonction propre et permanente de lier chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n’aura plus à craindre qu’une trop grande attention aux détails empêche jamais d’apercevoir l’ensemble » (Comte 1830 : 31).

5 Dans la première de ses Règles pour la direction de l’esprit, où il écrit notamment que : « Les hommes […] ont pensé qu’il faut cultiver [les sciences] chacune à part, sans s’occuper de toutes les autres. En quoi certes ils se sont trompés » (Descartes 1937 : 5-6).

6 Dans la Lettre-Préface aux Principes de la Philosophie (Descartes 1937 : 428).

7 Mécanique dont il y avait beaucoup à attendre mais qui, « par un accident d’aiguillage », a donné le « luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous » (Bergson 1934 : 334).

8 Il écrit notamment : « …je ne puis pas me penser comme une simple partie du monde, comme le simple objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie […]. Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir d’une vue mienne ou d’une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire. Tout l’univers de la science est construit sur le monde vécu […], il nous faut réveiller d’abord cette expérience du monde dont elle est l’expression seconde. […] dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie ou une rivière » (Merleau-Ponty 2010 : 659).

9 « Nous avons perdu le loisir de mûrir […]. Entre tant de croyances mourantes dont j’ai parlé, il en est une qui a déjà disparu : c’est la croyance à la postérité et à son jugement » (Valéry 1957 : 1039).

Para citar este artículo

François Dubuisson, «Valéry, Husserl, Arendt : consciences d’une crise intellectuelle», MethIS [En ligne], Volume 6 (2019) : Crises, URL : https://popups.ulg.ac.be/2030-1456/index.php?id=486.

Acerca de: François Dubuisson

Assistant du Département de Philosophie de l’Université de Liège, François Dubuisson finalise actuellement une thèse de doctorat portant sur les conceptions du langage de Ludwig Wittgenstein et Ernst Cassirer, sous la direction de Bruno Leclercq. Également membre de l’Unité de Recherches "Traverses", et passé par l’Université d’Évora au Portugal en 2016, il est l’auteur de plusieurs articles, portant notamment, mais pas exclusivement, sur la philosophie du langage.