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Vente et marché public
Table des matières
« À chaque fois que nous pensons que le problème ne nous concerne pas, c’est cette idée même qui constitue le problème »1
Présentation
1Les contrats de vente ou d’achat de biens immobiliers rentrent-ils dans le champ d’application du droit dérivé et belge des marchés publics ? Plus largement, dans quelle mesure les « opérations immobilières »2 rentrent-elles dans le champ d’application du droit des marchés publics ?
2La question peut surprendre.
3D’une part, une idée communément admise et renforcée partiellement par le contenu de la réglementation belge des marchés publics est que ceux-ci, notamment lorsqu’ils ont pour objet des travaux, sont des contrats d’entreprise. Le cahier général des charges ne constitue-t-il pas un modèle de pareil contrat dans les clauses particulières qu’il comporte ?
4D’autre part, la doctrine a parfois considéré que le 10ème considérant de la directive services (92/50/CE)3, expliquant la définition du marché de service reprise à l’art. 1er, a, 3 de celle-ci, excluait clairement, du champ d’application, les « services ayant pour objet l’acquisition ou la location, quelles qu’en soient les modalités financières, de terrains, de bâtiments existants ou d’autres immeubles ou qui concernent des droits sur ces biens »4.
5Pourtant, il n’est guère d’opération immobilière d’envergure menée par des pouvoirs publics depuis l’entrée en vigueur de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services qui n’ait fait l’objet d’une réflexion approfondie sur l’application éventuelle du droit des marchés publics à celle-ci.
6S’agit-il de grouper la construction de logements destinés à des pouvoirs adjudicateurs particuliers (société de logement de service public) avec des logements destinés au « marché privé » ? S’agit-il de constituer une « société d’économie mixte »5 qui, selon des modalités variées, peut réaliser un investissement immobilier (construction de logement, d’un ouvrage d’utilité générale, comme par exemple, un incinérateur de déchets) ? S’agit-il d’envisager une aliénation domaniale ou la vente d’un site désaffecté dont le « propriétaire » public ne veut pas entièrement renoncer à influencer la future destination ?
7La réalisation concrète de ces projets implique, d’une manière ou d’une autre, de se poser la question de savoir dans quelle mesure le droit des marchés publics doit être respecté.
8La tentation est grande, lorsqu’un esprit n’est pas en mesure de trouver de solution, de ne pas voir le problème. Pourtant, identifier les problèmes et tenter de les circonscrire, constituent la plupart du temps, la première étape vers des solutions réalistes.
9Résolument, c’est à cet exercice que cette contribution est consacrée.
10Dans le cas d’espèce, les solutions à d’éventuels problèmes ne peuvent être le fait que d’une part, des instances communautaires ou d’autre part, du législateur belge.
11Dans le chef des entités soumises au droit des marchés publics, le souci est rarement, quoique ne se plaisent à le sous-entendre certains, d’y échapper mais la plupart du temps, de prendre des décisions légales, sans pour autant abandonner le projet…
12De nombreuses « dérives » réelles ou fantasmées, très largement relayées par la presse, et donnant parfois lieu à l’ouverture d’enquêtes pénales, risquent de se multiplier sans prise de position claire des instances compétentes sur le présent sujet.
Plan
13Les origines des difficultés de concevoir et appliquer le droit des marchés publics à des opérations immobilières sont décrites. Elles proviennent, pour l’essentiel, d’une part, de la technique de rédaction et d’interprétation du droit dérivé des marchés publics (I) et, d’autre part, des options prises par le législateur belge dans sa transposition (II). Les conséquences de ces difficultés sont illustrées par des exemples concrets. Dans de brèves conclusions et sans prétendre à l’exhaustivité, certaines pistes de solutions sont dégagées.
I. Marché public et opérations immobilières en droit dérivé
Des textes de droit dérivé apparemment limpides
14La définition de l’expression de « marché public », ressortant des textes du droit communautaire dérivé des marchés publics, est composée d’éléments génériques. Elle est fondamentalement simple : il doit s’agir d’un contrat écrit, à titre onéreux, passé entre deux personnes, dont l’objet porte sur des prestations économiques6.
15Tout bien considérée, la simplicité n’est qu’apparente : l’absence de certaines précisions laissait augurer une rupture sémantique par rapport à certaines conceptions nationales7.
16Dans le cadre de la question particulière abordée, l’exigence d’un contrat, le caractère onéreux de celui-ci et la manière dont l’objet est défini constituent trois difficultés immédiatement perceptibles.
17Le caractère onéreux n’implique pas nécessairement une contrepartie financière et lorsque la contrepartie est constituée, à tout le moins partiellement, par le droit d’exploiter un service ou une infrastructure, la qualification de « concession » est retenue. En droit dérivé des marchés publics, la « concession » est un marché public visé par celui-ci lorsqu’elle a pour objet des travaux et, aujourd’hui, exclu de manière expresse lorsqu’elle porte sur des services8. Il est cependant aisé d’imaginer que la contrepartie peut prendre une autre forme qu’un droit d’exploiter, par exemple, dans le cadre d’un échange.
18La définition des prestations formant l’objet du « marché » prend la forme d’une liste (pour les travaux et les services) mais également des formules plus inquiétantes, précisément pour les marchés publics de travaux dont l’objet peut être de « faire réaliser par quelque moyen que ce soit un ouvrage qui répond à des besoins précisés par le pouvoir adjudicateur ».
19Si l’expression marché public fait référence à un objet matériel (travaux, fournitures et services), elle ne porte aucune interdiction, en tant que telle, de globaliser un contrat qui peut donc porter sur des objets multiples (travaux, fournitures et services) mais aussi sur des objets définis de manière fonctionnelle (conception, réalisation, financement).
20Cette « globalisation » est parfois indissociablement liée au marché, parfois voulue comme telle par le pouvoir adjudicateur (construction d’un bâtiment et services de maintenance sur 30 ans), parfois recherchée pour rendre l’opération « économiquement » intéressante (construction de logements sociaux et de logements privés et vente à des destinataires différents – société de service public et particuliers).
21Le droit dérivé est censé, en outre, être appliqué, une procédure spécifique – dite de dialogue compétitif – ayant été adoptée à cet effet, à des « marchés publics complexes », qui peuvent notamment impliquer « des solutions techniques et/ou financières/juridiques »9 diverses.
Une technique d’interprétation aux vertus insaisissables
22Au départ d’une définition fondamentalement simple de l’expression « marchés publics », les instances communautaires ont progressivement donné à celle-ci des contours de plus en plus flous.
23En droit européen, l’interprétation dite fonctionnelle est un standard. Elle est censée être pourvue d’une certaine efficacité et semble indispensable au projet d’intégration.
24Lorsqu’elle vise les paramètres retenus en droit dérivé pour définir les « marchés publics » réglementés, elle est particulièrement surprenante dans ses implications concrètes, et souvent de type « paranoïaque ». Pour éviter que par leur imagination débridée, les entités soumises au droit dérivé n’échappent aux obligations du droit dérivé et à ses paradigmes concurrentiel et libre-échangiste, la Cour de Justice a considérablement étendu la notion même de « marché public » en interprétant de manière dite « fonctionnelle » tous les paramètres repris pour les définir.
25Si les conséquences de cette jurisprudence sont synthétisées10, l’expression « marché public » devient une notion aux contours incertains.
26Par conséquent, il devint quasiment impossible d’exclure in concreto de nombreuses opérations immobilières du champ d’application du droit dérivé des marchés publics.
27À notre sens, sans une intervention complémentaire des instances communautaires, du législateur belge ou des autorités compétentes pour interpréter le droit des marchés publics11, de nombreux projets d’investissements indispensables à la collectivité sont soit inutilement retardés, compliqués, voire abandonnés en raison des risques inhérents aux formules de contrat autre qu’un marché public au sens strict (un objet simple contre paiement d’un prix payé avec des deniers publics).
L’exigence d’un contrat
28L’exigence d’un contrat a été précisée par la Cour de Justice de deux manières relativement radicales.
29Premièrement, elle a estimé que le contrat, facteur déclenchant l’application du droit dérivé, n’est pas nécessairement celui qui se noue entre celui qui commande une prestation et celui qui l’exécute12.
30En effet, la Cour de Justice en s’écartant des conclusions de son avocat général, pourtant beaucoup plus accessibles et rationnelles que l’arrêt, a considéré qu’une « convention » modélisant une charge d’urbanisme imposée par une législation, formant l’accessoire d’une autorisation unilatérale (de lotir et de construire) était un facteur déclenchant l’application du droit dérivé des marchés publics dans le chef du lotisseur privé. Le moyen pour arriver à cette aberration, conséquence de l’interprétation fonctionnelle, est l’identification « expresse d’un mandat implicite »13.
31D’un point de vue systémique, la conséquence paradoxale de cet arrêt est d’imposer l’application du droit dérivé à une entreprise privée, qui dans le paradigme concurrentiel « originel », n’a pas les mêmes comportements déviants que les pouvoirs publics. L’interprétation fonctionnelle de la Cour de Justice dans le cas d’espèce s’écarte donc manifestement des objectifs poursuivis par le droit dérivé.
32D’un point de vue plus technique, si l’opération en tant que telle permet d’éviter une dépense de deniers publics14, il s’agirait alors de considérer que la charge d’urbanisme est une exécution en nature de l’obligation de payer, ce qui relève d’une idée de taxe ou de contribution particulière à une dépense qui, sans cela, aurait dû être financée par la collectivité.
33Il convient de s’interroger sur les conséquences de la logique adoptée dans cette affaire, dans d’autres domaines de l’action unilatérale des pouvoirs publics. De nombreux agréments, licences et autres autorisations sont parfois accordés à condition de se conformer à tel ou tel type d’obligations. Par exemple, une autorisation de police d’organiser une manifestation sportive est accordée à condition de contracter une assurance incendie spéciale : l’organisateur doit-il, dans le prolongement de l’arrêt La Scala, se soumettre aux contraintes du droit dérivé des marchés publics pour choisir son assureur ? Une réponse positive ne peut, en aucun cas, s’inscrire, ni dans la tradition des États membres, ni dans le cadre des objectifs du droit dérivé des marchés publics. Par contre, elle s’inscrit dans la « logique » de la jurisprudence de la Cour de Justice.
34En toute hypothèse et à défaut de précision ultérieure de la Cour de Justice, du législateur belge ou des diverses Commissions marchés publics (fédérale ou régionales), il semble donc que de nombreuses opérations immobilières sont rattrapées par le droit dérivé des marchés publics lorsque des charges d’urbanisme sont imposées à des entreprises privées, à tout le moins lorsque leur objet revient dans le patrimoine des pouvoirs publics15. Mais, comme le transfert de propriété16 dans le patrimoine d’une entité visée par le droit dérivé des marchés publics n’est pas considéré comme un critère déterminant dans la qualification, il est délicat de limiter l’interprétation de cet arrêt à cette hypothèse, mêmes si les conséquences deviennent alors d’autant plus absurdes.
35Deuxièmement, l’exigence d’un contrat ne doit pas être comprise trop strictement. À vrai dire, la souplesse que s’autorise la Cour de Justice revient à nier le sens premier du texte et d’autres dispositions du droit communautaire17.
36Depuis l’arrêt Teckal18, la Cour de justice a considéré une opération complexe, allant d’un choix d’un mode de gestion d’un service public impliquant la création d’une structure publique avec la rédaction de statuts et l’adoption d’une décision du conseil communal de recourir à cette structure, pour assimiler cet ensemble à un « marché public communautaire ».
37Dans le cas d’espèce, l’entité publique « prestataire » avait été créée spécifiquement pour réaliser les « prestations économiques » dont l’exécution était convoitée par les entreprises privées à l’origine de la procédure contentieuse. La loi italienne réservait aux communes la possibilité de gérer leurs services de plusieurs manières : en régie, par concession à des tiers, ou encore en ayant recours à des entreprises spéciales, des institutions sans intérêt commercial ou des sociétés par actions à capitaux publics locaux19. L’entreprise spéciale était une entreprise disposant de la personnalité juridique et dotée d’une autonomie de gestion qui pouvait également regrouper plusieurs communes20. Les communes qui avaient décidé de constituer pareil groupement entendaient l’utiliser pour l’accomplissement de leur objet social. Lorsqu’elles le firent en adoptant une « décision » de confier au groupement la gestion du service de chauffage de certains bâtiments communaux, cette décision fut attaquée au motif qu’elle n’avait pas été précédée d’une mise en concurrence.
38L’application du droit dérivé à ce type d’opération est donc clairement posée par le droit communautaire. Par extension, la création d’une structure dont le capital appartient à des entreprises privées et à des pouvoirs publics est, de la même manière, potentiellement concernée21. Il en est ainsi, en matière de travaux ou d’opérations immobilières, lorsque la constitution d’une société peut être considérée comme le moyen de « faire réaliser un ouvrage répondant à des besoins précisés » par un pouvoir adjudicateur.
39Malheureusement, les modalités de mises en concurrence pour ce type de « montage » se révèlent très largement insuffisantes22, sauf à interpréter de manière très souple les exigences liées à la nouvelle procédure dite de dialogue compétitif23.
Le caractère onéreux du contrat ou de l’arrangement
40La forme ou les modalités de la contrepartie sont en effet, à plusieurs titres, fondamentales dans toute conceptualisation d’une catégorie juridique « marché public ».
41Premièrement, elle est, sous l’angle pratique, déterminante pour l’élaboration des techniques de passation pertinentes en général24, et en particulier lorsqu’il s’agit de faire appel au « marché » ou de faire « autre chose », comme une réorganisation administrative par la création d’une entité publique à laquelle les autorités créatrices vont nécessairement affecter des moyens financiers pour son fonctionnement. Des techniques d’affectation relevant de mécanismes budgétaires peuvent-elles être réduites, comparées ou assimilées au paiement d’un prix25 ? Dès que la contrepartie d’une prestation est autre qu’un prix, des problèmes d’évaluation se posent26.
42Deuxièmement, la contrepartie est également fondamentale si l’on veut bien considérer la relation conceptuelle entre le « marché public » et la notion « d’aide d’État » en droit communautaire. Comment distinguer les deux concepts sans nécessairement préciser la corrélation entre les obligations mutuelles des parties, leurs caractères réciproques et leurs bénéficiaires, toutes questions qui se concrétiseront nécessairement dans différentes formes de contrepartie ?
43Troisièmement, la contrepartie est également fondamentale pour l’identification de catégories spécifiques de « relations » que l’on entend soumettre ou pas au droit communautaire dérivé. L’exigence du caractère onéreux permettait d’englober les concessions dans l’expression « marché public ». Le droit communautaire ne l’a fait que partiellement, en intégrant les concessions de travaux et non les concessions de services. L’explication est politique27. Le résultat pratique est de fragiliser une série de projets pour des problèmes secondaires de qualification. Celle-ci reste problématique malgré les tentatives de clarification de la Cour de justice et de la Commission européenne.
44Les conséquences de cette imprécision peuvent bien évidemment se répercuter dans des opérations immobilières, pour lesquelles il n’est guère habituel de se soucier du droit dérivé des marchés publics. En effet, la construction ou la rénovation du parc immobilier sont largement subsidiées par des fonds publics. Très souvent, la combinaison, sur un site particulier, d’opérations menées pour partie directement par des pouvoirs publics (logements sociaux ou moyens, équipements collectifs – culturels, sportifs, récréatifs) et par des promoteurs privés, est recherchée pour la viabilité économique de l’ensemble.
45Comment organiser concrètement la mise en concurrence ; selon quelles modalités et surtout, à quel moment, pour rencontrer les exigences du droit dérivé, du droit primaire28, ou des principes généraux de droit belge29 ?
L’objet de l’acte juridique ou de la relation de type consensuel
46Une des difficultés les plus redoutables de l’expression « marchés publics » en droit dérivé réside dans le fait que ce dernier donne finalement peu de précisions sur l’objet de la « relation » qu’il entend régir30.
47Or, la diversité des « actes » et « contrats » pris ou passés par les pouvoirs publics, sans être infinie, reste une réalité objective.
48Certains arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes ne permettent plus d’exclure les « actes unilatéraux » lorsque ceux-ci s’inscrivent dans le cadre de relations complexes, multipartites, qui vont engendrer, d’une manière ou d’une autre, l’exécution de prestations économiques31.
49Que dire si l’on considère encore que le contrat est devenu aujourd’hui un des instruments juridiques les plus prisés par les administrations pour réaliser des politiques qui, naguère, l’auraient été par le biais d’actes unilatéraux32, que cela soit dans leurs rapports avec les citoyens, fussent-ils opérateurs économiques, ou pour « gérer » des relations entre des pouvoirs publics, ce qui donne parfois lieu à l’utilisation d’une terminologie qui reste, à maints égards, ambiguë33 34.
50La complexité de l’objet de la « relation consensuelle à titre onéreux », même réduit à des prestations économiques, peut encore résulter de circonstances particulières.
51L’entité qui commande la prestation peut ne pas être en mesure de déterminer la manière de satisfaire le besoin qui l’amène à rechercher cette prestation auprès d’une entité juridique extérieure.
52Certains « objets » sont intrinsèquement complexes : soit qu’ils sont multiples dans une même opération – achat d’un terrain et réalisation de bâtiments ou infrastructures impliquant un préfinancement et un financement de la construction –, soit que les caractéristiques de la prestation ou des prestations qui forment l’objet du contrat sont complexes du point de vue technique – acquisition d’un logiciel d’exploitation développé sur mesure ou mise en place d’une technologie de pointe dans l’exploitation d’une centrale nucléaire ou d’une centrale d’épuration des eaux usées.
53La complexité est une notion au demeurant toute relative. Elle est liée à l’expertise du pouvoir adjudicateur, variable selon le domaine d’activité dans lequel il est compétent35.
54Les réalisations humaines impliquent souvent la mise en œuvre de contrats ou d’actes juridiques qui, bien que distincts dans les traités juridiques, doivent se combiner dans la réalité pour les besoins d’un projet36. L’achat d’un terrain peut précéder ou accompagner la réalisation d’une infrastructure et participer au financement d’une opération. Le « domaine public », notion identifiée dans certains ordres juridiques37, se présente souvent comme le support soit de travaux publics, soit d’une activité de service public, soit encore d’une activité autre.
55En définissant largement l’objet de la relation consensuelle, le droit dérivé des « marchés publics » englobe-t-il toutes les situations qui viennent d’être décrites38 ?
56Il reste délicat d’imaginer des procédures de mises en compétition fiables pour la passation des marchés complexes, notamment lorsque des actes unilatéraux sont suivis de contrat(s) ou lorsque plusieurs contrats doivent être conclus pour la réalisation d’un projet immobilier particulier. L’application des contraintes du droit dérivé, des principes généraux (en droit communautaire et en droit belge) ne donne aucune précision utile pour opérer certains choix. Certains auteurs évoquent, à juste titre, l’impossibilité de procéder à une analyse juridique fiable39.
57La Cour de justice et la Commission européenne, en dépit des analyses nuancées, imprégnées de considérations « économiques », n’ont pas rencontré, à ce jour, ce problème méthodologique, conséquence directe de la technique d’interprétation fonctionnelle des paramètres utilisés pour définir l’expression « marché public » . Cet échec débouche sur des difficultés pratiques infinies : l’organisation d’une mise en compétition efficace suppose de choisir un moment opportun et des modalités pertinentes pour la réaliser.
58Si la définition de l’expression « marché public » en son objet est simple, elle implique une extension considérable de son champ d’application en matière de travaux et donc par répercussion sur les opérations immobilières. Cette extension pourrait susciter de redoutables problèmes méthodologiques pour les contrats qui présentent des objets mixtes, multiples ou complexes ou des investissements qui impliquent des engagements multilatéraux (plusieurs parties).
59L’objet d’un marché de « travaux » peut être relatif à l’exécution, la conception et l’exécution conjointe ou « la réalisation, par quelque moyen que ce soit », d’un ouvrage selon les besoins précisés par les pouvoirs adjudicateurs.
60Cette dernière précision est, sans doute, la plus redoutable lorsqu’il s’agit d’envisager une opération immobilière. Cette expression ne peut recevoir une interprétation restrictive40. En effet, l’objectif poursuivi par le législateur est précisément d’étendre la notion de marché public : aussi, ne peut-elle, dans le système d’interprétation constant de la Cour de Justice et des juridictions belges, être interprétée de manière restrictive.
61Dès lors, et sauf précision des instances communautaires, l’application du droit dérivé ne peut raisonnablement être écartée lors de la conclusion de transactions immobilières avec charges, dès lors que ces dernières portent sur la réalisation de prestations économiques au sens du droit dérivé (singulièrement lorsqu’elles consistent dans la réalisation de travaux ou d’un ouvrage) et entendent rencontrer « des besoins seulement précisés » par un pouvoir adjudicateur.
62Il est encore important de mesurer que « la précision d’un besoin » ne peut être assimilée à l’élaboration de clauses techniques détaillées décrivant l’objet du marché.
63Concrètement, la réalisation d’un ouvrage dont l’affectation en logement est exigée, peut suffire, dans une interprétation fonctionnelle, quel que soit l’acte juridique dans lequel elle est demandée. La rédaction d’un cahier des charges décrivant minutieusement la surface des logements, le type de matériaux à utiliser n’est pas nécessaire à « la précision d’un besoin ».
II. Marché public et opération immobilière en droit belge
Principe de la transposition belge
64L’extension du champ d’application du droit dérivé des marchés publics sans assouplissement des modes de passation41, se double d’une série de difficultés liées à la transposition belge.
65Certaines, relatives aux dispositions relatives à l’exécution de certains marchés publics (promotion42 et concession), ont été parfaitement mises en avant par la doctrine43. D’autres sont liées à la notion même de marché de travaux en droit belge, aux modalités concrètes de procédures de passation dans des opérations plus complexe.
66Plutôt qu’un relevé systématique44, trois thèmes liés aux transactions immobilières sont choisis pour les difficultés récurrentes qu’ils posent : les transactions immobilières initiées par des pouvoirs publics au bénéfice de tiers, la question de la « maîtrise foncière » et les investissements mixtes.
Le principe des dispositions réglementaires en matière d’exécution
67Dans plusieurs contributions, Messieurs Delvaux et Moïses ont relevé que le cadre réglementaire applicable à l’exécution des marchés de promotions et des concessions de travaux constituait le plus sûr obstacle à leur réalisation effective45.
68Les « problèmes » sont bien connus des praticiens. La « bancabilité » des projets46 suppose des mécanismes qui ne posent aucune difficulté en droit civil47 mais sont précisément rendus impossibles par des dispositions précises du droit des marchés publics qui figent, en quelque sorte, une « certaine » répartition des risques, celle qui est considérée comme acceptable dans l’ordre juridique belge48. À vrai dire, les « problèmes » mis avant résultent plus de l’approche des risques par les banques que de la réglementation, dont le souci reste principalement la protection de l’intérêt général. Ils révèlent, en creux, toutes les limites des formules dites de « partenariats », la prise de risque étant une formule séduisante dans l’ordre des idées mais nécessairement limitée dans l’ordre de faits.
69Ces problèmes, et d’autres, comme la question de l’octroi des droits réels sur le domaine public49, illustrent une difficulté plus générale du système juridique belge, qui semble évoluer avec les savoirs dominants ambiants50, tout en restant emprunt d’une approche traditionnelle de l’action publique. Or, faire coexister, pour les besoins d’un projet, des contraintes qui résultent des législations protectrices de l’intérêt général qui encadrent l’action publique avec celles issues de législations censées s’appliquer à des particuliers et des entreprises, est une tâche souvent impossible dans la rédaction d’un ou de plusieurs contrats nécessaires à la réalisation de certains investissements.
Les « transactions immobilières » initiées par des pouvoirs publics au bénéfice de tiers
70Le marché de promotion porte, dit-on, sur le financement et la réalisation (et, éventuellement, la conception) de travaux51 (et ou de fournitures). Sans ambiguïté, le marché de promotion a pour objet la construction d’un bâtiment soit pour l’usage propre du pouvoir adjudicateur, soit pour des tiers (par rapport aux parties contractuelles)52. Dans la deuxième hypothèse, la promotion peut impliquer soit la vente à un tiers, soit la location. La réglementation exige que les conditions que doivent remplir ces « tiers » doivent être précisées dans le cahier spécial des charges.
71Ces conditions, déterminées par le pouvoir adjudicateur, participent-elles à la définition de la notion de marché public de promotion ? À notre sens, il est impossible, sur base des textes et de leur interprétation jurisprudentielle, de répondre par la négative. La technique d’interprétation fonctionnelle parasite toute tentative de concrétisation, qui se solderait par une telle limite de la notion de marché public.
72Dans l’hypothèse de la vente à des tiers, il n’est pas évident de savoir si la réglementation belge exige un paiement étalé sur un minimum de dix ans du prix de vente pour être qualifié de promotion. À vrai dire, il n’est pas certain, compte tenu des conditions généralement consenties à des particuliers, pour l’octroi de prêt hypothécaire pour l’acquisition de logement, que la formule du financement par un professionnel de l’immobilier se révèle intéressante sous l’angle économique. Il n’est guère plus aisé de déterminer, à la lecture des dispositions réglementaires, dans quelle mesure, dans cette formule de promotion impliquant la vente à des tiers, la réglementation belge impose un paiement étalé au minimum sur dix ans par un pouvoir adjudicateur.
73Ces questions ne sont pas purement académiques.
74En effet, en fonction des réponses, dépend l’application des dispositions en matière de promotion de travaux à des transactions immobilières, certes initiées par des pouvoirs adjudicateurs, qui se limiteraient à mettre à disposition d’un promoteur (public ou privé) un terrain en vue de réaliser des bâtiments destinés à des tiers (qui peuvent être définis de manière plus ou moins générale ou par référence à certaines réglementations selon une interprétation stricte53 – ou non identifiés, dans une interprétation large54).
75Imaginons que des réponses négatives soient apportées à ces questions dans l’hypothèse du marché public de promotion, il n’en reste pas moins que de telles opérations sont susceptibles de rentrer dans l’expression « faire réaliser un ouvrage qui répond à des besoins exprimés » par le pouvoir adjudicateur et dès lors d’être qualifiées de marché public de travaux.
76Malheureusement, les clauses relatives à l’exécution des marchés publics sont conçues pour certains contrats particuliers dont elles figent les risques transférés de manière inadéquate pour ce genre d’opérations55.
Le « véhicule » d’une structure sociétaire
77Il ne fait plus guère de doute que la création d’une structure dont le capital appartient à des entreprises privées et à des pouvoirs publics est, de la même manière, potentiellement concernée par le droit des marchés publics56.
78Il en est ainsi lorsque la constitution d’une société peut être considérée comme le moyen de « faire réaliser un ouvrage répondant à des besoins précisés » par un pouvoir adjudicateur.
79Cette solution ne surprend guère lorsque la société apparaît comme un élément « étranger » à l’économie du projet, par exemple parce que dans les faits, le « partenaire » public, par des conventions annexes, assume juridiquement l’essentiel du financement alors que le partenaire privé se voit confier l’exécution des travaux.
80Mais qu’en est-il lorsque l’objet de la société est la construction de(s) bâtiment(s) ou d’ouvrage(s) (éventuellement, accompagnée de leur exploitation) ?
81Quelles conséquences peut-on raisonnablement tirer de l’arrêt rendu par le Conseil d’État de Belgique, certes, siégeant en référé, qui s’est clairement avancé dans la direction de l’application du droit des marchés publics à un projet dont le « véhicule » était une société d’économie mixte ?
82La section législation du Conseil d’État ne semble pas percevoir les conséquences pratiques de cette option en matière de qualification qui pourrait être plus radicale qu’il n’y parait. Elle évoque, à diverses reprises, dans son avis rendu sur le projet de loi de transposition des directives du 31 mars 2004, le « contrat d’entreprise » pour caractériser le « marché public ». Cette évocation est logique car le cahier général contient, dans ses dispositions relatives aux marchés publics, essentiellement, des clauses usuelles dans les contrats d’entreprise.
83Mais elle débouche sur une impasse dans l’hypothèse de la société : quelle que soit la créativité des juristes, les clauses d’un contrat d’entreprise ne ressemblent en rien à celles d’un contrat de société et la rédaction d’un groupe de conventions est délicate à concevoir dans une perspective de standardisation (pourtant indispensable à l’organisation d’une mise en concurrence).
84Or, si des dérogations au cahier général des charges57 sont possibles, quoi que souvent considérées avec méfiance par les cours et tribunaux, une inapplication intégrale du cahier général des charges n’est pas envisagée par le droit belge des marchés publics.
La maîtrise foncière
85Sans surprise, toute entité ou personne qui veut faire construire un bâtiment ou un ouvrage se pose nécessairement la question du lieu. Sans surprise non plus58, la plupart des sociétés actives dans l’immobilier (promoteur, entrepreneur, etc.) investissent dans l’achat de biens existants et de terrains. Le pouvoir adjudicateur ne dispose pas toujours des terrains situés idéalement pour la réalisation des investissements immobiliers qu’il envisage.
86La question du site est souvent cruciale, sachant que les immeubles sont nécessairement implantés à un endroit particulier, il était un peu simpliste de considérer que l’exclusion du champ d’application de la directive service de « l’acquisition ou la location, quelles qu’en soient les modalités financières, de terrains, de bâtiments existants ou d’autres immeubles ou qui concernent des droits sur ces biens »59 suffisait à clarifier les choses alors qu’existait une définition des travaux aussi large.
87Il ne semble pas « réaliste », dans des États membres et dans l’Union européenne, qui ont adopté une économie de marché dont la liberté d’entreprendre et le droit de propriété constituent deux piliers fondamentaux, d’imposer aux pouvoirs publics la voie de l’expropriation d’un professionnel immobilier pour disposer d’un site qui peut alors être remis en compétition pour les besoins d’un investissement.
88Il est cependant regrettable que ni le droit dérivé, ni le législateur belge n’aient prévu une hypothèse de procédure négociée qui soit clairement applicable à cette situation. En effet, comme les hypothèses de procédures négociée doivent être interprétées strictement en droit dérivé et en droit interne60, à nouveau, la prise de décision légale est délicate à défaut d’un encadrement législatif pertinent.
89L’art. 17, §2, 1°, f qui autorise la procédure négociée sans publicité, dans l’hypothèse où « les travaux, les fournitures ou les services, ne peuvent en raison de leur spécificité technique, artistique ou tenant à la protection des droits d’exclusivité, être confiés qu’à un entrepreneur, un fournisseur ou un prestataire de service déterminé » est parfois avancé comme base juridique lorsqu’un terrain ou un bien appartient à une entreprise pour passer directement un marché de travaux (de construction ou de rénovation) avec elle61.
90La solution, certes commode, n’est guère convaincante sans autre précision. La propriété d’un terrain ou d’un bien ne présente aucune spécificité technique ou artistique. Elle implique, sans doute, le droit de jouir de la manière la plus absolue qui soit du bien, mais cette jouissance n’est garantie que moyennant les exceptions prévues par la loi. Or, la loi a précisément prévu des procédures d’expropriation pour cause d’intérêt général.
91Il semble indispensable, d’établir, par des investigations préalables et des éléments de faits et de droit précis, que le terrain ou le bien en lui-même est absolument indispensable par rapport à l’investissement public envisagé.
Les opérations immobilières « mixtes »
92Il existe des hypothèses dans lesquelles les investissements sur un site particulier sont consentis à la fois par des pouvoirs publics et par des entreprises privées (parfois pour les besoins de tiers), notamment dans ce qu’il est convenu d’appeler, « l’urbanisme opérationnel »62.
93Une des caractéristique principale de ce type de projet est souvent d’être littéralement « porté » par des hommes, en ce sens que la réalisation effective est liée notamment à la maîtrise foncière du site, à l’octroi de subsides diverses et souvent à des implantations commerciales : sans prises de contacts, entreprises de séduction diverses et usuelles dans le monde des « affaires », il n’existerait pas.
94Aussi longues que soient les approches informelles, à un moment donné du projet, celui-ci va impliquer la conclusion de conventions et l’adoption d’actes unilatéraux. En excluant même les difficultés opérationnelles liées à la définition potentielle de marché public de travaux pour des transactions initiées par des pouvoirs publics destinés à des tiers, comment assurer le respect effectif de l’égalité de traitement, de la transparence, etc. dans pareil projet ?
95Suffit-il d’invoquer ultérieurement l’existence d’une convention de revitalisation, l’importance relative des investissements privés pour conclure un marché de gré à gré (car le montage nécessairement itératif en pratique de ces projets impliquera, la plupart du temps, la réalisation concrète d’un marché public de travaux) avec une entreprise particulière ?63
96Pour que cette interprétation de l’art. 17, §2, 1°, f, ait quelque chance d’être reçue, ne faut-il pas, à nouveau, que le choix initial du partenaire à la convention de revitalisation ait été opéré après une certaine mise en concurrence, dans les paradigmes concurrentiel et égalitaire dominants ? À nouveau, le déficit d’encadrement législatif laisse les gouvernants seuls face à leurs juges.
En guise de conclusions
97En toute humilité, Il n’est pas exclu que les problèmes décrits dans la présente soient le fruit de la confusion d’une pensée qui émane peut-être d’un esprit malade… Pourtant, ma pratique m’a permis d’observer, de près, le malaise grandissant de nombreux fonctionnaires et mandataires politiques confrontés à la passation de marchés publics et de transactions immobilières plus ou moins complexes. Il est également possible que les fous aient une propension certaine à se rencontrer…
98Sans doute, est-il de bon ton de dépasser une certaine idée du monde et d’avoir l’humilité de limiter ses conseils à la prise de la moins mauvaise décision possible dans un contexte incertain et changeant.
99Il n’en reste pas moins que le droit dérivé des marchés publics et le droit national le transposant contiennent tant d’approximations qu’il est devenu quasiment impossible, aujourd’hui, de mener une procédure de passation qui ne contienne pas des éléments susceptibles d’être censurés par une juridiction au nom soit d’une interprétation fonctionnelle des concepts, soit au nom de principes généraux qui modifient la portée d’une règle précise de comportement64.
Des pistes de solutions
100Paradoxalement, il n’est guère aisé, en dépit des formules devenues sacramentelles, de faire coexister un paradigme concurrentiel et égalitaire dans la passation des marchés publics et singulièrement dans le cadre de toute transaction qui se noue entre des pouvoirs publics et des entreprises privées.
101Du point de vue du concept en droit dérivé, il n’est guère possible, à la fois, d’étendre à l’excès une notion de marché public à passer selon des modalités précises et rigides et de promouvoir, à la fois, l’application de principes généraux de transparence et d’égalité à toute transaction qui n’est pas un marché public, sans définir de manière précise les critères de qualification du marché public.
102Sur ce point, le droit dérivé ne peut faire l’économie d’une réforme fondamentale. Les actes juridiques qu’il est possible d’identifier à l’occasion des transactions usuelles passées par des pouvoirs publics ne sont pas infinis.
103En droit belge, l’option de transposition est, certes, la plus aisée, puisqu’en recopiant le texte des directives, la prise de risque est minimale. Cette dernière est simplement reportée sur les pouvoirs adjudicateurs et les entreprises.
104Du point de vue des mécanismes de passation (en droit dérivé et en droit belge), il est indispensable de développer une approche spécifique en fonction du type de transaction : un contrat particulier (entreprise ou vente) avec paiement d’un prix (denier public), un contrat avec plusieurs objets ou un groupe de contrats, un système de financement autre que le paiement d’un prix constitue des situations objectives qui impliquent des modalités de mises en concurrence différentes. Dans la première hypothèse, les modalités peuvent être plus strictes, dans les autres, si elles ne sont pas plus souples et ne permettent pas une mise au point séquentielle des projets, elles sont un obstacle à la mise au point équilibrée d’un projet.
105Surtout, il importe d’intégrer deux aspects à la mise en concurrence : concevoir la protection de l’initiative privée (elle ne l’est pas dans les faits) et clarifier les modalités acceptables de mises en concurrence pour les projets immobiliers pour lesquels la maîtrise foncière n’est pas publique.
106Du point de vue de l’exécution en droit belge, il serait peut-être utile, dans la mesure où la notion de marché public est entendue largement, de prévoir la possibilité pour les pouvoirs adjudicateurs de formaliser des contrats adaptés au projet (qui ne sont pas nécessairement des contrats d’entreprises) et, dès lors, de s’écarter entièrement du CGC.
107Octobre 2006