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Maud Hagelstein, Alievtina Hervy & Bruno Leclercq

Introduction

(Volume 13 (2017) — Numéro 2: L'acte d'imagination: Approches phénoménologiques (Actes n°10))
Article
Open Access

1Du 25 au 29 avril 2016, le centre « Phénoménologies » de l’Université de Liège a tenu la dixième édition de son séminaire international de recherche en phénoménologie. Autour du thème général L’Acte d’imagination : approches phénoménologiques, vingt-huit chercheurs issus de vingt-deux universités différentes se sont rencontrés pendant une semaine entière pour discuter dans le détail plusieurs aspects de la problématique. Le volume actuel reprend la plupart des communications qui avaient été présentées durant cette semaine, communications ici retravaillées pour intégrer les propositions qu’avaient suscitées leur présentation originale et plus généralement l’ensemble des débats très riches qu’avait permis la constitution ponctuelle d’une vraie communauté philosophique.

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3Kant avait notoirement fait de la faculté d’imagination un intermédiaire (un peu indécis) entre la réceptivité de l’expérience sensible et la spontanéité de l’entendement. En s’installant plus nettement sur le terrain de la psychologie descriptive et en abandonnant le vocabulaire des « facultés » pour lui préférer celui des actes mentaux ou des fonctions psychiques, les brentaniens s’étaient donné les moyens d’analyser plus finement les composantes de l’acte d’imagination (mode de visée, contenu réel, contenu intentionnel...), les rapports de fondation qu’il entretient avec d’autres types d’actes, et par là le rôle qu’il peut jouer dans les fonctions cognitives ou évaluatives de l’esprit. C’est de cet acte d’imagination, envisagé par la phénoménologie en tant que psychologie descriptive, qu’il sera ici question.

1. Imagination et perception

4Comme la perception sensible, l’imagination comporte une composante hylétique — présence à l’esprit d’impressions ou de contenus réels singuliers et concrets — qui, comme le dit Husserl, la range parmi les actes d’intuition et lui permet de « remplir » les intentions de signification générales. Toutefois, contrairement aux sensations, les représentations imaginées ne se présentent pas sur le mode de la réalité, de sorte qu’elles ne jouent qu’un des deux rôles du remplissement : si elles fournissent bien, comme les sensations, des instances concrètes de ce qui était encore pensé de manière générale, elles ne permettent par contre pas de confirmer l’existence effective de ce qui était encore seulement conçu. Il en résulte soit une attitude déréalisante à l’égard des objets représentés (qui sont donc explicitement considérés comme non réels) soit une attitude de suspension du jugement de réalité à l’égard de ces objets (qui sont donc considérés indépendamment de la question de leur existence). Or, cette liberté vis-à-vis de la question de l’effectivité est aussi ce qui permet à l’imagination d’envisager des possibles non réalisés.

5Ce cadre problématique est envisagé une première fois par Délia Popa. Dans son texte « La relation entre imagination et perception : différence ou répétition ? », elle souligne, avec Husserl, tout à la fois les différences qui séparent les actes de perception et d’imagination et la parenté qui les rapproche en tant que présentifications ; elle insiste aussi sur leur entrelacement quasi-permanent dans la vie effective de la conscience. Contrairement à une lecture à ses yeux dépassée des trois synthèses kantiennes, qui fait de l’imagination le moyen de soumettre la sensibilité à l’entendement — c’est-à-dire, comme le regrette Deleuze, de l’assujettir à la recognition du même plutôt qu’à la créativité —, Husserl insiste sur tout ce que permet la présentification sur le mode de l’absence, non seulement en termes d’exploration libre des possibles par la phantasia mais aussi, in fine, en termes d’accès à de nouvelles expériences comme celle de l’alter ego ou celle de essences. Par contraste avec la perception présente, dont le rapport à l’objet est fuyant, l’imagination permet de faire revivre l’objet (ou le fait déjà vivre par anticipation) et à cet égard de lui offrir une forme d’atemporalité, voire d’éternité. Par ailleurs, l’imagination ne se contente pas de reproduire les contenus qu’elle ravive, mais elle les modifie et les transpose, de sorte qu’elle participe de la production d’un sens nouveau. L’intérêt de Husserl pour les synthèses d’association et les processus d’habitude thématisés par les empiristes tient d’ailleurs non pas dans leur fonction de répétition mais au contraire dans leur capacité de réactivation et de renouvellement.

6Toutes ces questions, où se jouent pour Husserl les rapports entre imagination et perception, se retrouvent traitées par toute la tradition phénoménologique. Sous le titre « Unpacking “the imaginary texture of the real” with Kant, Sartre and Merleau-Ponty », Kathleen Lennon montre que le mouvement amorcé par Kant dans la Critique de la raison pure puis autrement encore dans la Critique de la faculté de juger, à savoir le rejet d’une certaine conception empiriste de l’imagination entendue comme (re)production dans l’esprit de copies de perceptions sensorielles, se prolonge dans les travaux phénoménologiques de Sartre ou de Merleau-Ponty. En dépit de certains points d’accord, par exemple sur la dimension affective du « voir comme » ouvert par l’imagination, il y a toutefois, entre les deux Français, un désaccord majeur sur le caractère plus ou moins net des oppositions entre absence et présence, entre activité et passivité de la conscience ou encore entre subjectivité et intersubjectivité, désaccord qui implique des conceptions significativement différentes des rapports entre imagination et perception.

7La dimension affective de l’imagination évoquée par Kathleen Lennon est développée de manière particulièrement originale par Erez Nir. Dans « Imagination and the image: A revised phenomenology of imagination and affectivity », il prend en effet le parti de s’intéresser moins à l’aspect représentatif qu’à l’aspect affectif de l’imagination. Au lieu d’être, comme chez Sartre, représentation d’une absence et ainsi de s’opposer nettement à la perception, l’imagination est plutôt, selon lui, la « forme affective » de toute expérience. Par « forme affective », il ne faut pas seulement entendre la valeur affective que revêt accidentellement l’objet de l’expérience — et dont Erez Nir dit qu’elle est elle-même intuitivement donnée à défaut d’être actuellement perçue. La « forme affective » est plus fondamentalement le centre même de l’expérience imaginative, ce qui est spécifiquement visé en elle et à l’égard de quoi l’objet de l’expérience n’est qu’un moyen plus accessoire ; quand la mariée rêve d’une robe magnifique, c’est cette forme affective qui compte plus encore que l’objet précis qui se prêtera à elle.

8Intitulé « Vies et morts de l’imagination : la puissance des actes fantômes », le texte d’Annabelle Dufourcq interroge pour sa part l’idée même, constitutive du présent volume, que l’imagination doit se concevoir comme un acte. Après avoir, avec Blanchot, souligné une tension entre deux facettes antagonistes de l’imagination — l’activité de rendre présent ce qui est absent et, en sens inverse, la résignation face à la mort de la chose réduite à ce cadavre qu’est son image —, Annabelle Dufourcq montre comment la phénoménologie, et singulièrement Husserl, s’efforce plutôt de penser, sous la modalité de l’imagination, l’entre-deux d’une présence fluctuante, d’un présent hanté par l’absence. Cela suppose toutefois de dépasser le seul modèle de l’imagination conçue comme une modalité d’acte distincte de la perception et de l’intention de signification. Ce modèle néglige en effet : premièrement, le caractère motivé de l’image, qui par sa « ressemblance » à l’objet imaginé, suscite l’activité imaginative ; deuxièmement, la difficulté de distinguer nettement appréhension perceptive et appréhension imaginative dans la contemplation d’une image (où se mêlent inextricablement les traits de l’objet-image et du sujet-image) ; troisièmement, la coexistence plus ou moins conflictuelle (et plus ou moins pacifique) de dimensions perceptives et imaginaires dans la perception elle-même. Tout ceci impose de reconnaître un certain flottement dans l’imagination : flottement au sein du schéma d’apparition du perçu (ce qu’Husserl appelle « fantôme ») entre ce qui relève de transformations imaginaires de la chose et ce qui relève de simples modifications perceptives de ses apparences ; flottement aussi, du point de vue des « actes », entre ce qui relève de l’activité imaginative et ce qui relève de la passivité perceptive (flottement résumé par l’expression paradoxale de « synthèses passives », qu’Annabelle Dufourcq qualifie pour sa part d’« actes fantômes »).

2. Imagination et imagerie mentale

9Si l’imagination se distingue de la perception par sa dimension active, créative et productrice de valeur affective — et si elle enrichit la perception de cette triple dimension lorsqu’elle s’y entremêle —, elle semble partager, avec la perception et d’autres modes de représentation, un certain contenu qualitatif fait d’« images mentales ». Et l’on réduit parfois l’imagination à cette fonction d’imagerie mentale qui dote la représentation de qualités sensorielles quasi-matérielles. Les rapports entre imagination et imagerie mentale sont toutefois complexes, et ils exigent des investigations propres.

10Dans « Imagination, représentation et impression : quelques remarques grammaticales de Wittgenstein », Charlotte Gauvry fait écho aux critiques adressées par Wittgenstein à l’encontre des théories qui conçoivent la représentation comme évocation d’images mentales à l’esprit. Par la description des jeux de langage relatifs à l’usage d’expressions telles que « voir », « imaginer » et « se représenter », Wittgenstein dénonce l’idée moderne, notamment humienne, selon laquelle les représentations seraient des sortes d’impressions sensorielles moins vives projetées sur l’écran de la conscience et perceptibles par l’« œil interne ». Que « voir » et « se représenter » ne s’utilisent pas de la même façon indique qu’il ne s’agit pas de pratiques identiques. La description des usages fait ainsi apparaître que, contrairement à la vision, la représentation est une activité créative (plutôt que simplement réceptrice) et soumise à la volonté. Par ailleurs, la représentation est normée par le langage ; il y a des choses qu’il n’est pas possible de se représenter ou d’imaginer parce que cela n’aurait tout simplement pas de sens.C’est d’ailleurs pourquoi, explique Charlotte Gauvry, l’imagination joue un rôle dans la stratégie philosophique elle-même. Explorer l’imaginable, c’est investiguer les frontières du sens ; et c’est pourquoi Wittgenstein s’efforce d’imaginer une multitude de jeux de langage lui permettant de dégager progressivement une vue synoptique des phénomènes étudiés.

11Intitulé « De l’autre côté du miroir de l’imagination », le texte de Margherita Arcangeli interroge alors de manière très stimulante les rapports entre imagination et imagerie mentale. Contrairement à une conception simpliste qui identifierait imagination et imagination sensorielle, puis ferait simplement coïncider cette dernière avec l’imagerie mentale, Margherita Arcangeli s’efforce d’identifier plusieurs dimensions de l’imagination, lesquelles entretiennent des rapports distincts avec l’imagerie mentale. Si, dans la lignée de Husserl et Meinong, on s’intéresse à l’imagination « re-créative », qui peut simuler des états mentaux non imaginatifs, en particulier la perception et la croyance, on devra distinguer deux aspects de cette attitude imaginative : le premier aspect est la modalité re-créative, commune à l’imaginer voir et à l’imaginer croire ; l’autre aspect, qui précisément les distingue, concerne le type d’acte re-créé. C’est cette attitude re-créative perceptive, dans sa distinction de la re-création cognitive, que l’on appellera « imagination sensorielle ». Par ailleurs, au niveau cette fois des contenus représentés dans telle ou telle attitude intentionnelle, il convient de distinguer des contenus proprement « imagistiques » de contenus conceptuels ou propositionnels, et c’est prioritairement à ce niveau des contenus qu’on parlera d’« imagerie mentale ». Une même « image mentale », considérée en ce sens, peut constituer le contenu d’un acte d’imagination cognitive aussi bien que d’un acte d’imagination sensorielle.

12Dans « Sur la relation entre imagerie mentale et perception : analyse à partir des contributions théoriques et empiriques », Danilo Saretta Verissimo rapporte des éléments de confirmation expérimentale d’analyses descriptives de l’imagerie mentale menées sur le terrain phénoménologique par Husserl, Sartre et Merleau-Ponty. La thèse husserlienne de phantasiai stables analogues aux sensations perceptives trouve appui dans les recherches menées par Segal et Fusella sur l’interférence entre imagerie mentale et perception. Les expériences de Shepard et Metzler sur la rotation mentale et celles de Neisser et Kerr sur l’imagerie mentale d’arrangements d’objets dans l’espace témoignent de ce que cette imagerie est, comme la perception, directement liée à l’activité motrice. Les travaux de Michotte, Noë, Kanisza, Briscoe et Nanay sur l’expérience amodale plaident en faveur d’une imagerie mentale qui complète en permanence la perception partielle d’objets spatiaux.

13S’appuyant sur d’autres travaux empiriques, le texte de Mathieu Frèrejouan, intitulé « La phénoménologie de l’imagination à l’épreuve de l’hallucination », s’intéresse au statut des expériences hallucinatives. Pour expliquer la genèse des hallucinations, des chercheurs ont récemment développé des théories cognitives mobilisant les notions de « self-monitoring défectueux » ou de « sur-perceptualisation ». Mais ces théories explicatives ne rendent pas compte des propriétés phénoménales de l’hallucination, que peut par contre mettre en évidence une phénoménologie qui décrit finement l’expérience de ce phénomène et la compare avec celle de la perception, avec celle de l’imagination mais aussi avec celle de la pseudo-hallucination. À l’encontre des théories (y compris phénoménologiques) qui font de l’hallucination un certain type d’imagination, Mathieu Frèrejouan souligne que les hallucinations sont généralement décrites par leurs sujets comme des expériences perceptives, et que seul un sujet extérieur peut les qualifier d’hallucinatoires ou « imaginaires » plutôt que perceptives ; par ailleurs, cette qualification d’« imaginaire » — ou plus généralement le discours qui renvoie ces expériences à des phénomènes internes se produisant « dans l’imagination » — est en fait trompeuse dans la mesure où elle vise moins à décrire le contenu de ce type d’expérience qu’à souligner le fait que rien d’extérieur ne semble leur correspondre. D’un point de vue phénoménal, l’hallucination se montre en fait comme la présence involontaire à la conscience de données vives et précises qui ressemblent à des sensations et qui se présentent en outre comme pourvues de réalité objective. C’est par ce dernier trait que l’hallucination se distingue de la pseudo-hallucination, où apparaissent le même type de données d’apparence sensorielle, mais sans prétention à la réalité objective (et sans ancrage dans l’espace objectif).

3. Fonctions cognitives de l’imagination

14Contrairement à la perception, qui s’en tient au réel, l’imagination permet d’envisager des possibles non réels et se rapproche à cet égard de la conception intellectuelle. Imaginer des possibles, ce n’est toutefois pas la même chose que de simplement les concevoir. D’une part, en effet, l’imagination envisage des possibles singuliers et concrets là où la pensée conceptuelle n’envisage que des possibles généraux — il y a une différence entre penser « montagne d’or » et en imaginer une. D’autre part, dans sa considération des possibles, l’imagination semble restreinte par des contraintes propres qui n’entravent pas la simple conception ; tout ce qui est théoriquement concevable n’est pas forcément représentable dans l’espace et dans le temps et donc pas forcément imaginable — on peut concevoir mais pas imaginer une « surface sans couleur », un « triangle qui ne soit ni scalène, ni isocèle, ni rectangle » ou un « carré rond » (entendu comme figure à quatre côtés égaux et quatre angles droits dont tous les points sont à égale distance d’un point donné).

15Intitulé « Imagination entachée de singularité versus conception immaculée : de l’irréductibilité des objets intentionnels à de simples concepts », le texte de Bruno Leclercq entend distinguer les fonctions psychiques de l’imagination et de la conception dans leur opposition commune à la perception. Si les deux types d’actes permettent de donner à la conscience des contenus intentionnels qui ne sont pas effectivement donnés, ils ne visent pas ces contenus sur le même mode et n’autorisent dès lors pas le même type d’attitudes intentionnelles à leur égard. En s’appuyant sur les travaux de Jacques English sur la triple modalité de l’intentionnalité, Bruno Leclercq s’efforce de défaire, à l’encontre de certains héritiers de Brentano, l’évidence selon laquelle le centaure ou la montagne d’or, considérés dans leur généralité indéterminée, seraient des objets intentionnels au même titre que Sherlock Holmes ou Mickey Mouse ; l’accès à d’authentiques objets intentionnels et non à de simples concepts requiert un certain remplissement de ce qui n’est sans cela qu’intention de signification. Pour cette même raison, imagination et conception se distinguent par le fait que les variations qu’autorisent les sphères de l’imaginable et du concevable ne coïncident pas.

16Cette question du rapport intentionnel aux possibles non réalisés est également au centre du texte d’Aurélien Zincq. Intitulé « Fait, fiction, imagination : vers une lecture “pragmatiste” de la théorie de l’objet », il interroge, avec Meinong, le statut des « objets inexistants ». En disciple de Brentano, Meinong entend en effet rendre compte de la possibilité de prendre pour objets de représentation mais aussi d’autres attitudes intentionnelles (désirs, craintes, croyances, …) une multitude d’objets abstraits ou fictifs. De tels objets peuvent même se voir attribuer des propriétés dans des jugements dotés de valeur de vérité, comme lorsque je dis que Phileas Fogg a accompli le tour du monde en 80 jours, mais que ce n’est pas le cas de Sherlock Holmes. Que des objets puissent avoir des propriétés sans exister, c’est là un principe que Meinong fait valoir contre la métaphysique traditionnelle. Coupant toutefois court aux interprétations ontologiques de cette théorie des objets, Aurélien Zincq montre qu’il s’agit seulement, pour Meinong, de reconnaître à ces objets un statut sémantique en tant qu’objets de la pensée et du discours. Qu’ils aient aussi, à cet égard, une fonction pragmatique, c’est ce dont permet de rendre compte la théorie meinongienne de l’assomption, cet acte intentionnel qui consiste à accorder provisoirement un peu de consistance ontologique à un objet pour pouvoir s’intéresser à lui comme s’il existait le temps d’un raisonnement ou d’un récit qui en déploie les propriétés.

17Les rapports épistémiques entre pure conception intellectuelle d’objets abstraits et imagination d’objets concrets sont aussi au centre de préoccupations actuelles en philosophie des mathématiques. Sous le titre « Les mathématiques comme logique de l’imagination : une proposition leibnizienne et son actualité », le texte de David Rabouin s’attaque à l’idée reçue selon laquelle le développement des langages symboliques aurait visé à écarter l’imagination du raisonnement mathématique. Descartes et Leibniz insistaient tous deux sur l’importance du rôle de l’imagination en mathématiques ; et leur projet d’une mathesis universalis reposant sur des lois de recombinaison des caractères d’un langage symbolique n’entendait pas du tout écarter l’imagination du raisonnement, mais au contraire doter l’imagination de nouveaux éléments sensibles sur lesquels s’exercer. Certes, Descartes et Leibniz sont-ils attentifs au fait que l’imagination ne suffit pas au raisonnement, mais qu’elle doit être régulée par les concepts de l’entendement — éventuellement au moyen d’une axiomatisation qui explicite et précise les règles d’inférence portées par telle ou telle ressource expressive (constructions sur des figures géométriques, transformations opérées sur des formules symboliques, ...). Mais cela n’implique pas pour autant que le raisonnement mathématique puisse se dispenser totalement de l’imagination. Raisonner sur des caractères symboliques, c’est encore faire usage d’imagination ; et les inférences symboliques supposent d’ailleurs des aptitudes de reconnaissance visuelle de formes autant que les inférences diagrammatiques utilisées par les géomètres. En outre, que, contrairement à un mythe contemporain, les formules symboliques ne soient pas davantage transparentes aux concepts que ne le sont les figures géométriques, c’est ce que montre la possibilité de représenter symboliquement aussi bien que diagrammaticalement des contenus qui, au terme du raisonnement, s’avéreront contradictoires (preuve par l’absurde) ou dépendants de conditions de possibilité cachées. Loin de constituer un obstacle à l’abstraction mathématique, conclut David Rabouin, l’imagination semble bien en constituer au contraire un auxiliaire indispensable.

18Dans « L’imagination manipulatoire en mathématique », Valeria Giardino s’attaque quant à elle, au nom de la notion d’« embodied mathematics », à une conception traditionnelle selon laquelle les mathématiques s’occuperaient d’objets abstraits n’ayant aucune propriété commune avec les objets concrets de l’expérience sensible. Avec Lakoff et Núñez, elle souligne tout d’abord la prégnance, dans la conceptualité mathématique, des métaphores fondées sur la perception et l’action corporelle. Ensuite, et de manière plus radicale, elle insiste sur le rôle sémiotique majeur joué en mathématiques par des outils cognitifs (diagrammes, équations, …) qui favorisent effectivement certaines perceptions et certaines manipulations et sont, à cet égard, « stimulateurs d’imaginaire ». Dans cette perspective, le choix des notations est évidemment crucial : les modes de présentation formelle de l’information ne sont pas indifférents dans l’activation des systèmes sensori-moteurs permettant d’extraire l’information mais aussi d’identifier les transformations auxquelles elle se prête. En s’appuyant alors sur une théorie de l’imagination comme « faire semblant », développée dans la théorie de l’art par Walton et transposée par Toon en philosophie des sciences naturelles pour penser le rôle de la modélisation (des atomes, molécules chimiques, …), Valeria Giardino suggère d’aller vers une théorie fonctionnaliste des mathématiques dont les objets constitueraient autant d’outils à manipuler, les notations servant alors à aider le mathématicien à s’imaginer en train de procéder à ces manipulations. Supports des opérations imaginaires du mathématicien, les outils cognitifs contraignent cette imagination dans la mesure où leurs formes traduisent les contraintes rationnelles propres aux contenus exprimés. À cet égard, les outils cognitifs des mathématiques satisfont au caractère de « potentialité (affordance) représentationnelle » de l’écologie cognitive de Gibson.

4. Fonctions esthétiques de l’imagination

19Sur le plan esthétique, l’imagination, en tant qu’elle se définit dans la tension entre le champ des concepts et celui de la sensibilité, constitue la fonction essentielle sur laquelle s’appuie la créativité. Elle permet la reconfiguration des rapports du sensible et de l’intelligible, également mobilisés par la création artistique. Par le biais de l’imagination, l’œuvre d’art nous plonge dans un état de libre jeu des facultés, car elle est — comme le disaient les romantiques dans le sillage de Kant — « double suspension » : suspension du pouvoir cognitif de l’entendement (qui détermine le sensible selon ses catégories) et, par la déréalisation, suspension de la dimension intéressée de la sensibilité.

20Sous le titre « Re-imagining normativity: the role of the imagination in linguistic communication », le texte de Barbara Fultner souligne le rôle de l’imagination dans l’activité langagière. À l’encontre d’un modèle qui opposerait la stricte normativité du suivi « aveugle » des règles linguistiques à la créativité de l’innovation linguistique et poétique, Barbara Fultner insiste, avec Gadamer, Ricœur, Derrida, Butler et Davidson sur l’importance du schématisme de l’imagination — du « voir comme » plutôt que de l’interprétation théorique — au moment même de suivre la règle, c’est-à-dire au moment d’appliquer la généralité d’un concept à des cas particuliers de l’expérience.Loin que l’usage quotidien du langage se conforme à un strict conventionnalisme, il est sans cesse contextualisé, individualisé, et dès lors créatif et évolutif. Avec Merleau-Ponty, Barbara Fultner détranscendantalise ensuite le schématisme kantien en soulignant la dimension corporelle — située, perspectivale, mais aussi pratique — de l’imagination à l’œuvre dans l’usage du langage.

21S’intéressant pour sa part à la réception davantage qu’à la production littéraire, le texte d’Anne Coignard intitulé « Imagination et lecture selon Ingarden : la délicatesse de l’imagination » met en évidence les quatre rôles que doit simultanément jouer l’imagination du lecteur d’une œuvre littéraire en vertu de la quadruple stratification de l’œuvre d’art que décrit l’esthétique phénoménologique de Roman Ingarden. Chaque œuvre se constitue en effet de quatre strates, qui entretiennent les unes avec les autres des rapports de « motivation » et coexistent en permanence dans l’œuvre sans jamais qu’une strate doive entièrement disparaître sous la suivante. Dans la strate des vocables, se joue la musicalité de la langue, qui en appelle à l’imagination du lecteur pour une certaine voix intérieure de lecture, qui donne leur tonalité aux autres strates. Vient ensuite la strate des significations, où se joue la compréhension de ce qui est dit, l’imagination du lecteur étant alors sollicitée pour forger une interprétation, laquelle reste toujours provisoire et attentive à la suite du texte. La strate des objets est celle de la représentation intuitive de ce qui est visé ; l’imagination du lecteur procure ce remplissement en comblant même certains lieux que l’œuvre laissait indéterminés. Enfin, la strate des aspects concerne le mode de présentation de ces objets et, par tout ce qu’elle suggère, interpelle la sensibilité affective du lecteur. Chaque lecture consiste en une activation singulière de ces quatre strates, de sorte qu’elle est une « concrétisation » de l’œuvre, à savoir une réalisation perspectiviste et partielle, même si elle n’est pas vécue comme telle par le lecteur qui l’effectue. Au-delà de cette phénoménologie (descriptive) de la lecture, c’est toutefois une véritable esthétique (normative) qu’Ingarden défend ici. Toutes les lectures en effet ne se valent pas. L’attitude esthétique suppose une attention plurifocale aux quatre strates et leur activation harmonieuse, par opposition à tout intérêt monofocal apporté par exemple aux seuls objets. Contrairement au lecteur-consommateur, qui, guidé par les intérêts de sa vie pratique, se laisserait captiver par l’intrigue et adopterait une attitude désinvolte à l’égard des autres strates, le véritable esthète attache de l’importance à l’œuvre pour elle-même, dans toutes les qualités de ses strates. À cet égard, souligne Anne Coignard, Ingarden défend une conception élitiste de la lecture, qui l’empêche de considérer comme ressorts esthétiquement légitimes de la lecture, non seulement le divertissement, mais aussi par exemple la réflexion éthique suscitée par l’évocation du monde imaginé.

22Soucieuse de penser à nouveaux frais ce problème de l’élitisme, en le transposant à nos capacités de lire les œuvres picturales, Maud Hagelstein présente, dans sa contribution intitulée « Percevoir et reconnaître des symboles », l’esthétique analytique développée par Dominic Lopes et en particulier sa conception de la représentation iconique (depiction). Pour comprendre notre rapport aux images artistiques, Lopes écarte pareillement le modèle perceptuel et le modèle symbolique. Entre ces deux voies, le philosophe américain développe une « théorie de la reconnaissance d’aspect » qui incorpore des éléments perceptifs à une structure de compréhension symbolique. Si les images appartiennent bien à des systèmes symboliques de dénotation, elles sont des symboles dont la référence dépend d’aptitudes perceptives. Partant de la théorie de la reconnaissance d’aspect, Maud Hagelstein tente de montrer comment les images artistiques elles-mêmes peuvent contribuer à installer progressivement des compétences (capacités de reconnaître). Son texte envisage par ailleurs le problème de la spécificité du visuel à l’égard du langage.

23Sous l’intitulé « Quelle place pour l’imagination dans une phénoménologie de l’architecture ? Réflexions à partir de Roman Ingarden », Rudy Steinmetz revient à Ingarden pour faire le bilan de la critique que celui-ci adresse à la théorie husserlienne du jugement de goût au nom des spécificités de l’esthétique architecturale, notamment moderne. Là où Husserl avait fait valoir le caractère idéal de l’objet d’art soumis à un jugement désintéressé qui se détourne de ses dimensions matérielles et pratiques pour ne s’attacher qu’à sa pure forme apparaissante, Ingarden souligne le caractère essentiel des caractères physiques (jeux de forces, …) et utilitaires (fonction) du bâtiment sur lequel porte le jugement esthétique. Le modernisme semble d’ailleurs pleinement assumer ce principe lorsqu’il se débarrasse des ornements pour mieux rendre apparentes les contraintes techniques et fonctionnelles qui ont présidé à l’édification. Ce que Rudy Steinmetz fait toutefois observer, en prenant appui sur les théories et les réalisations du Corbusier ou de Mies van der Rohe, c’est que le modernisme procède à une épokhè architecturale qui vise tout aussi bien à réduire la composante matérielle en privilégiant des ossatures porteuses légères que la composante fonctionnelle en créant des espaces vides qu’il reviendra à l’habitant d’aménager au gré de sa propre imagination.

24Elle-même mobilisée par des problématiques liées à l’espace, Patricia Limido évalue, dans « Imagination et mobilité esthétique », les thèses contemporaines de l’esthétique environnementale (Allen Carlson) selon lesquelles l’appréciation esthétique d’un paysage naturel dépend de la connaissance théorique qu’on en a (quant à sa nature, sa genèse, ...). Ces thèses vont à l’encontre de la conception kantienne aussi bien que husserlienne selon laquelle le jugement de goût est désintéressé, c’est-à-dire qu’il suspend la question de la nature réelle de ce sur quoi il porte et qu’il suspend aussi tout intérêt, y compris théorique, à son égard. En repartant de Husserl, Patricia Limido fait valoir, d’une part, que ce n’est pas l’attitude déréalisante elle-même, mais l’attention au mode d’apparition, qui fonde le plaisir esthétique — de sorte qu’un paysage naturel réel n’est pas par principe exclu de ce jugement désintéressé — et, d’autre part, que c’est bien quelque chose qui s’apparente à de la connaissance, à savoir la conformité d’un donné matériel à certaines conceptualisations, qui procure ce plaisir ; toutefois, la différence — essentielle — entre jugement esthétique et jugement théorique reste que le premier est réfléchissant et le second déterminant, de sorte que le plaisir esthétique repose en fait précisément sur l’indétermination théorique de la matière sensible qui « égare les concepts » et ne se prête à la conceptualisation que comme à un « libre jeu ».

5. Fonctions éthiques et politiques de l’imagination

25Sur le plan politique et social, l’imagination permet aux idéologies de se doter de représentations concrètes qui les « matérialisent » et, en les connectant à la sensibilité, favorisent leur investissement affectif. Cette opération explique aussi bien l’efficacité didactique des images que leur possible instrumentalisation. Par ailleurs, l’imagination permet la considération d’alternatives aux situations de fait. En tant qu’elle suspend (même provisoirement) les déterminations effectives et réintroduit du jeu dans des situations trop définitivement marquées (cadenassées) idéologiquement, l’imagination constitue un outil critique capable d’œuvrer sur bien des terrains : lutte contre l’assignation identitaire, déconstruction de l’évidence normative, reconfigurations de nouveaux territoires du commun, jeu sur les rôles et les genres, etc. Le travail d’indétermination (ouverture des possibles) opéré par l’exercice de l’imagination permet que les choses puissent être autrement déterminées. Cette opération s’appuie dans bien des cas sur des outils artistiques (littéraires ou visuels).

26Intitulé « Intention, image et singularité selon le premier Sartre : réflexion sur les propriétés et les fonctions de l’acte d’imagination », le texte de Fabio Recchia montre en quoi la théorie sartrienne de l’imagination dérive de sa conception de l’intentionnalité comme relation directe et spontanée de la conscience à son dehors, relation d’extériorité qui empêche la conscience de se retourner sur elle-même et de s’intéresser à ses propres contenus internes. Loin donc d’être simple présence de simulacres mentaux dans l’esprit selon le modèle empiriste, l’imagination est, pour Sartre, une certaine façon qu’a la conscience de se donner un objet, à savoir en se le donnant comme néant, mais aussi comme parfaitement identique à ce qui de lui est conscient (là où la perception donne au contraire son objet comme étant et comme dépassant ce qui de lui est conscient). Mais cela indique, explique Fabio Recchia, que ce à quoi la conscience se rapporte dans l’imagination, c’est au fond à elle-même dans une sorte de « circuit de l’ipséité ». Et, tandis que la perception présente les résistances qu’offrent la facticité et le monde à l’encontre d’une telle circularité, l’imagination stabilise au contraire l’ipséité en réduisant ces résistances. Par ses vertus d’irréalisation et de néantisation, l’imagination tient alors une fonction pratique de libération, que complète la fonction de motivation à agir au sein de situations que l’imagination tient cette fois par sa capacité à incarner la pensée dans des matières intuitives qui rendent ses projets concrets.

27Sous le titre « Le regard de l’autre chez Sartre : l’entre-deux de l’imagination et de la perception », Alina Pertseva montre à quel point le rapport au regard de l’autre met en question l’opposition, en principe fortement tranchée chez Sartre, entre perception et imagination. Le rapport au regard n’est pas le simple rapport perceptif à l’œil ni même au visage ; dans le regard d’autrui se manifeste sa liberté et, dans son reflet (par exemple dans l’expérience de la honte), ma propre liberté. Que cette expérience bouscule la distinction entre la passivité de la perception et l’activité néantisante de l’imagination n’a toutefois, selon Alina Pertseva, rien d’étonnant ; cela ne fait que refléter la difficulté même de situer autrui-sujet dans le cadre dichotomique de l’en-soi et du pour-soi. Quoiqu’il ne cesse de le nier sur un plan théorique, Sartre, comme l’a bien vu Merleau-Ponty, a parfaitement pris conscience de l’effectivité d’un inter-monde remettant en question son dualisme, inter-monde qui rejoue les rapports du visible et de l’invisible ou du visible et de l’imaginaire.

28Dans « Le corps de la honte », Alievtina Hervy s’efforce quant à elle de mettre en évidence de quelle façon le corps se trouve profondément impliqué dans l’imagination. En prenant également comme fil conducteur de sa réflexion le phénomène de la honte, elle entend montrer que l’imagination, plutôt que de consister en un acte mental désincarné, constitue une véritable pratique que les conditions intersubjectives et sociales de son exercice peuvent affecter durablement. C’est dans cette perspective que sont notamment mobilisées de multiples analyses, dont celles de Sartre sur le regard d’autrui, de Levinas, ainsi que celles d’Alain Brossat sur la culpabilisation des chômeurs ou encore les descriptions d’Annie Ernaux dans son roman intitulé La Honte, afin de scruter le caractère social de la honte, jusque dans les projections imaginaires qu’elle institue et véhicule à travers les corps. Prise en ce sens, il convient alors de dissocier la honte du cadre moral auquel elle est couramment associée, et qui la réduit au seul registre de la faute. En étudiant également « Le corps utopique » — essai encore assez méconnu de Foucault — Alievtina Hervy insiste sur le caractère éminemment corporel de la honte et la manière dont, dans le corps, se cristallisent toute une série de significations sociales et de valeurs qui affectent son pouvoir utopisant, c’est-à-dire spatialisant.

29Néanmoins, d’autres voix théoriques questionnent le bien fondé des conceptions phénoménologiques de l’imagination. Dans « Castoriadis et l’imaginaire radical : une confrontation avec la phénoménologie », Nicolas Poirier fait droit aux critiques que formule Cornelius Castoriadis à l’encontre des théories phénoménologiques — et singulièrement husserlienne et sartrienne — de l’imagination. Si tous rejettent les conceptions traditionnelles qui font de l’imagination une faculté seconde (reproductrice) ou secondaire (illustratrice), Castoriadis voit dans l’imagination une puissance sociale créatrice qui est au fondement même de la possibilité de toute représentation. À Husserl et Sartre, Castoriadis reproche dès lors de rester trop tributaires d’un schéma représentatif idéaliste qui oppose sujet et objet, mais aussi qui dissout la création sociale (instituée) dans la subjectivité individuelle ou au mieux l’intersubjectivité. À la radicalité de l’imaginaire sartrien, dont l’activité pure s’oppose fortement à la passivité de la perception, Castoriadis adresse en outre le reproche de sous-estimer la part de passivité que toute création comporte à l’égard de ce dont elle hérite et ce sur quoi elle exerce son travail ; par ce qu’elles véhiculent mais aussi par ce à quoi elles ouvrent, les images sont nettement plus riches que ce que suppose Sartre lorsqu’il les subordonne entièrement à l’activité de néantisation de la conscience.

30D’autres phénoménologues, cependant, ont davantage pris en charge certains des problèmes mis ici en évidence. Ainsi, les travaux de Paul Ricœur ou Marc Richir reprennent de manière innovante les thèses kantiennes dont Kathleen Lennon avait montré qu’elles ont informé les théories phénoménologiques de l’imagination de Sartre et Merleau-Ponty. Dans un texte intitulé « L’imagination au cœur de l’attention : l’optimisme sémantique de Paul Ricœur », Alain Loute s’intéresse à la conception sémantique de l’imagination que théorise Paul Ricœur. En produisant des « effets de sens », métaphores et récits participent du « voir comme » que thématisait déjà le schématisme kantien. Or, pour Ricœur, ce rôle sémantique de l’imagination a aussi et surtout des conséquences sur le plan pratique : en permettant de comprendre, et de se comprendre, individuellement mais aussi collectivement (sous la double forme de l’idéologie et de l’utopie), métaphores et récits ouvrent aussi des possibles-à-réaliser. La question, cependant, se pose de savoir si Ricœur ne fait pas preuve d’un trop grand optimisme sémantique ; la production imaginaire de sens ne peut-elle pas enchaîner au moins autant que libérer ? Par ailleurs, demande Alain Loute, n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une crise de l’imagination du fait de l’économie de l’attention, qui, par ses sollicitations à outrance (quantitativement et intensivement), non seulement industrialise l’imagination, mais réduit aussi sa puissance en fragmentant la concentration ? Ricœur serait à cet égard sans réponse s’il n’avait, dans sa jeunesse, développé une théorie de l’attention comme attitude interrogative et exploratoire, qui lui confère une capacité de résistance active.

31Prolongeant les analyses d’Alain Loute, le texte d’Adelaïde Gregorio Fins,intitulé « Repenser l’éthique à travers l’imagination narrative et littéraire dans la pensée de Paul Ricœur et de Martha Nussbaum », insiste sur la dimension éthique que revêt l’imagination chez Paul Ricœur dans la formation des identités narratives. Les actions humaines trouvent sens au cœur du récit, lequel tout à la fois ancre nos vies dans des systèmes de valeurs et ouvre des possibles. Que le récit permette aussi de se mettre à la place d’autrui et d’en éprouver les conditions éthiques, c’est ce que souligne à son tour Martha Nussbaum, laquelle montre en quoi la littérature facilite la réflexion morale par la confrontation avec des situations éthiques toujours singulières. Guidée par l’imagination et ouverte aux émotions, la raison pratique est alors amenée à effectuer un va-et-vient entre le contexte singulier des situations vécues et l’universalité des principes de justice qui les traversent. Bien davantage qu’une conception rationaliste désincarnée de la justice telle que celle de Rawls, cette stratégie permet notamment de mettre en évidence la vulnérabilité des corps.

32Dans « Liberté et institution : sur la phénoménologie de l’Einbildungskraft dans la pensée de Marc Richir », Tetsuo Sawada interroge la nature et le rôle de l’« imagination (Einbildungskraft) » en partant de ce qu’en dit Kant dans la Critique de la faculté de juger et en suivant la réinterprétation phénoménologique des thèses kantiennes par Marc Richir. C’est en effet à la phénoménalité même du phénomène qu’ouvre la mise en jeu libre de l’entendement par l’affectivité du singulier qui caractérise l’imagination et ses jugements réfléchissants. En outre, dans l’épreuve du sublime, ce qui se manifeste, c’est même la possibilité d’un phénomène qui échapperait entièrement aux idées de la Raison au risque de rompre avec certaines conditions même de la phénoménalisation. Ce risque permet toutefois une prise de conscience de soi du sujet, c’est-à-dire non seulement de sa liberté, mais aussi de sa finitude, en bref de son humanité. À la clé, une re-schématisation du pur phénomène par les idées de la raison sous la forme de la culture et des institutions symboliques.

33C’est à une réflexion sur le caractère socialement normé et codifié du partage même entre vrai et faux qu’invite Roland Breeur dans le dernier texte, intitulé « À propos de l’imposture ». Outil supposé de la logique du paraître et des faux-semblants, l’imagination est ici interrogée dans sa prétendue distinction d’avec la perception. Si l’imposteur fascine, c’est parce qu’il parvient à neutraliser (la médiocrité du) réel et à « faire rêver les yeux ouverts », c’est-à-dire en présence même des éléments du réel qui devraient dissiper l’illusion. En produisant un faux qui présente tous les atours du vrai ou, au contraire, en surjouant le vrai au point de le faire passer pour du faux, les imposteurs finissent par remettre en question les oppositions du vrai et du faux, de l’être et de l’apparence ou encore du sérieux et du ridicule. Bien au-delà de ceux qui se laissent effectivement berner par leurs fantaisies, ce sont en fait tous ceux qui croyaient à la netteté de ces distinctions qui tombent finalement dans le piège qu’a dressé l’imposteur.

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36Sommaire. Introduction, p. 1-17. — La relation entre imagination et perception : différence ou répétition ? (D. Popa), p. 18-33. — Unpacking ‘the Imaginary Texture of the Real’ with Kant, Sartre and Merleau-Ponty (K. Lennon), p. 34-51. — Imagination and the Image: A Revised Phenomenology of Imagination and Affectivity (E. Nir), p. 52-67. — Vies et morts de l’imagination : La puissance des actes fantômes (A. Dufourcq), p. 68-90. — Imagination, représentation et impression : Quelques remarques grammaticales de Wittgenstein (Ch. Gauvry), p. 91-107. — De l’autre côté du miroir de l’imagination : Imagination et imagerie mentale (M. Arcangeli), p. 108-128. — Sur la relation entre imagerie mentale et perception : Analyse à partir des contributions théoriques et empiriques (D. Saretta Verissimo), p. 129-153. — La phénoménologie de l’imagination à l’épreuve de l’hallucination (M. Frèrejouan), p. 154-169. — Imagination entachée de singularité versus conception immaculée : De l’irréductibilité des objets intentionnels à de simples concepts (B. Leclercq), p. 170-190. — Fait, fiction et assomption : Les puissances cognitives de l’imagination selon Meinong (A. Zincq), p. 191-221. — Les mathématiques comme logique de l’imagination : Une proposition leibnizienne et son actualité (D. Rabouin), p. 222-251. — L’imagination manipulatoire en mathématique (V. Giardino), p. 252-268. — Re-Imagining Normativity: The Role of the Imagination in Linguistic Communication (B. Fultner), p. 269-287. — Imagination et lecture selon Ingarden : La délicatesse de l’imagination (A. Coignard), p. 288-320. — Percevoir et reconnaître des symboles : La théorie de la représentation iconique de Dominic Lopes (M. Hagelstein), p. 321-341. — Quelle place pour l’imagination dans une phénoménologie de l’architecture ? Réflexions à partir de Roman Ingarden (R. Steinmetz), p. 342-363. — Imagination et mobilité esthétique (P. Limido), p. 364-391. — Intention, image et singularité selon le premier Sartre : Réflexions sur les propriétés et les fonctions de l’acte d’imagination (F. Recchia), p. 392-412. — Le regard de l’autre chez Sartre : L’entre-deux de l’imagination et de la perception (A. Pertseva), p. 413-432. — Le corps de la honte (A. Hervy), p. 433-457. — Castoriadis et l’imaginaire radical : Une confrontation avec la phénoménologie (N. Poirier), p. 458-477. — Repenser l’éthique à travers l’imagination narrative et littéraire dans la pensée de Paul Ricœur et de Martha Nussbaum (A. Gregorio Fins), p. 478-493. — L’imagination au cœur de l’économie de l’attention : L’optimisme sémantique de Paul Ricœur (A. Loute), p. 494-524. — Liberté et institution : Sur la phénoménologie de l’Einbildungskraft dans la pensée de Marc Richir (T. Sawada), p. 525-544. — À propos de l’imposture (R. Breeur), p. 545-559.

To cite this article

Maud Hagelstein, Alievtina Hervy & Bruno Leclercq, «Introduction», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 13 (2017), Numéro 2: L'acte d'imagination: Approches phénoménologiques (Actes n°10), URL : https://popups.ulg.ac.be/1782-2041/index.php?id=972.

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