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Présentation
Table des matières
1Du 22 au 26 avril 2013 s’est tenu à l’Université de Liège le séminaire annuel du centre de recherche « Phénoménologies ». Pour sa septième édition, ce séminaire fut consacré au traitement, depuis les perspectives phénoménologique et sociologique, du phénomène de la modernité et des thématiques qui y sont afférentes, telles que la crise, la subjectivité, la ville et le cinéma. Le séminaire était organisé par Maud Hagelstein et Rudy Steinmetz ; les actes sont édités par Maud Hagelstein et Aurélien Zincq.
La phénoménologie comme pensée de la crise
2La crise constitue une thématique fondamentale dans tout l’itinéraire philosophique de Husserl. On pourrait même aller jusqu’à prétendre que la phénoménologie est intrinsèquement, et ce dans les deux sens du génitif, une pensée de la crise : crise des fondements des mathématiques d’abord1, crise de la psychologie ensuite2, crise de la modernité enfin3. Ce troisième moment, en même temps qu’il reprend les deux précédents, élève la phénoménologie du cercle étroit des débats qui l’avaient vue naître à l’histoire de la pensée philosophique — en bref : à la hauteur de l’« humanité européenne » dont elle entend fournir le diagnostic « épochal ». En effet, les « crises » auxquelles Husserl s’était précédemment confronté prennent toutes part au dévoiement objectiviste de la science moderne : qu’il s’agisse de la réduction psychologiste de la logique aux lois qui régissent les phénomènes psychiques ou encore de la remise en cause des pouvoirs créateurs de la subjectivité dans le domaine de la mathématique, il y va à chaque fois, comme le signale Husserl au § 2 de La Crise, d’une forme de reconduction de l’idée de la science à une simple science de faits. Mais cette tendance positiviste qui couve depuis les débuts de la science moderne, et qui éclate au tournant du xxe siècle par la coupure radicale avec la mission de la science « pour la vie », la poussant ainsi à se détourner des « questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives »4, s’enchâsse plus profondément encore dans un dévoiement de l’idée d’humanité à la libération de laquelle devait servir, dès ses débuts, la science issue de Galilée et dont Descartes s’était fait le chantre. La tâche d’une critique de la modernité, si elle passe d’abord par la mise en cause du paradigme objectiviste qui étend son emprise à mesure que les réussites de la science s’amplifient, ne doit cependant pas perdre de vue que son but essentiel consiste à revenir au cœur même du processus qui permet à la raison son développement constant depuis la mise en chantier du programme galiléen de mathématisation de la nature. En d’autres mots, la critique de la modernité est inséparable d’une interrogation sur la Lebenswelt comme champ d’activité propre de la subjectivité constituante. Cette interrogation, comme le note très justement Laurent Perreau, désigne « une réflexion critique sur les limites de la subjectivité » qui, à l’encontre de l’acception positiviste du projet cartésien, « mobilise bien plutôt l’idée d’une subjectivité sédimentée, incarnée, enracinée dans l’histoire et la tradition », c’est-à-dire « limitée »5. Cela signifie donc que la crise de la Raison — des « sciences européennes » — est en nous, qu’elle est « nécessairement une crise du sujet moderne »6. La critique qui doit suivre la reconnaissance de cette crise a ainsi pour objet nous-mêmes — en tant que ce « nous-mêmes » indique ce qu’il est advenu du procès de sédimentation qualifiant l’histoire européenne. Le sujet de cette histoire se trouve placé devant un choix — et en cela s’affirme paradoxalement l’authenticité de son pouvoir constituant. C’est en assumant sa faiblesse devant le danger du scepticisme comme phase ultime de l’idée d’une « sciences de faits » que le sujet peut, dans ce geste, tenter de porter la ressaisie de sa vie intentionnelle au niveau d’un « choix résolu pour la raison »7.
3On voit ici comment se recoupent — quoique difficilement — l’idée de décision, dont ne peut se passer une philosophie rationaliste assumant l’autonomie du sujet, et l’affirmation d’une téléologie interne à l’histoire de la pensée, tout aussi bien scientifique que philosophique. S’il faut probablement voir dans la reconnaissance de cette tension la source de l’angoisse qui envahit la phénoménologie au moment où Husserl diagnostique une crise de la culture européenne8, on peut toutefois douter de la pertinence de la solution que Husserl lui offre : l’auto-méditation qui doit guider le choix pour la raison ne trouve-t-elle pas son origine dans une strate plus profonde de l’esprit ? L’amplification des discours sur la crise et la singulière durée de l’emploi du terme dans la sphère publique ne sont-elles pas en vérité les indices d’une instabilité profonde affectant le mouvement de la transmission-réception ? C’est la thèse qu’élabore Annabelle Dufourcq à partir de Merleau-Ponty. Le discours de la crise est certes, aujourd’hui comme alors, toujours à l’œuvre, mais il ne faut pas espérer y trouver de réponse à ce qu’il met lui-même en cause. D’ailleurs, selon Annabelle Dufourcq, « il n’y aura … pas de fin de la crise selon le sens défini par le concept de crise sc. en usage dans la sphère publique »9. La teneur proprement philosophique du concept de crise est en ce sens dialectiquement opposée à l’acception conservatrice qui à cours dans l’espace public : alors que, au sein de ce dernier, la mobilisation du concept de crise désigne un attachement à une vision pessimiste de l’histoire qui y voit un mouvement progressif de dissolution d’un héritage par essence intouchable, sa reprise phénoménologique, chez Husserl d’abord, de façon plus prononcée chez Merleau-Ponty ensuite, insiste sur le caractère aventureux de tout héritage, sur l’instabilité des couches sédimentées de l’histoire de l’esprit. Comme le note Annabelle Dufourcq, « le processus de sédimentation décrit par Husserl … n’est … pas le fourvoiement contingent d’une civilisation manquant son héritage, mais la continuation et le durcissement d’une opacification, d’un écart à soi minant l’origine même »10. Et cette opacification est un mouvement positif : il est « la condition essentielle de l’ouverture du sujet sur une idéalité transcendante et sur les autres ainsi que de l’institution d’un avenir fécond »11.
4Deux éléments doivent ici retenir notre attention : d’une part, la potentialité démocratique du concept de crise, d’autre part sa capacité à interroger notre présent en y décelant, si pas la possibilité d’une utopie, du moins une brèche nous exposant à un futur alternatif à ce que le présent semble offrir de virtualités. La nature constitue aujourd’hui une thématique au croisement de ces deux fils que l’on peut tirer du concept de crise. En effet, la question de l’écologie a acquis ces vingt dernières années, chez certains auteurs, une position qui la tient à bonne distance tant d’une interprétation élitiste de la crise que d’une critique pessimiste de la technologie qui y voit un repli par rapport à l’idée démocratique12.
5Selon Manlio Iofrida, il revient à Merleau-Ponty, notamment dans ses cours dispensés entre 1956 et 1960, d’avoir permis l’accession à une idée de nature qui la situe entre ces deux pôles. Cela est rendu possible par la volonté d’en établir un concept qui ne reconduise pas l’opposition, héritée de la modernité, entre le sujet et l’objet, une conception à laquelle Merleau-Ponty a pu parvenir grâce à une réélaboration de la théorie husserlienne de la passivité. La nature devient ainsi le nom de ce moment d’« inclusion de notre action dans un être qui nous précède »13. De la sorte, Merleau-Ponty dépasse à la fois l’idée bourgeoise de la « nature vierge constituant l’autre face de la conception occidentale de la culture »14, une idée qui culmine dans la wilderness américaine, tout comme celle de règne de la nécessité, par opposition au domaine de l’action humaine autonome. Le concept de nature auquel tend Merleau-Ponty vise à intégrer celle-ci dans un noyau commun avec l’histoire, prenant la forme d’un « chiasme indissoluble ». La métaphore géologique qui orientait la conception husserlienne de l’histoire trouve à présent une acception nouvelle. Pour le dire en bref, on passe d’une conception qui associe l’histoire au cours d’un fleuve — mais d’une façon non héraclitéenne — charriant alluvions et autres débris, à une conception de l’histoire comme ensemble des strates de sédiments à la surface desquelles la vie humain évolue, un peu à la façon d’une forêt qui se régénère grâce à ses propres déchets, son propre humus. L’histoire n’est donc plus « un facere » dont le déploiement serait le produit d’une « action unilatérale »15 ou, pour reprendre la métaphore du fleuve, un « flux » dont le courant indomptable de la civilisation constituerait l’apport majeur, transportant certes une énorme masse d’alluvions mais leur étant chimiquement hétérogène et les laissant s’accumuler sur ses bords quand le courant prend une nouvelle direction. Alors que la métaphore fluviale faisait des sédiments (la passivité) ce qui ne pouvait jamais être incorporé totalement au mouvement aquatique qui l’entraîne (l’activité), la métaphore du milieu défendue par Merleau-Ponty entend parvenir à une conception de l’activité et de la passivité qui parvienne à mettre au jour leur interdépendance, leur extrême intrication. En ce sens, Merleau-Ponty s’inscrit pleinement dans le renouveau des pensées de l’« histoire naturelle » qui eut lieu vers le milieu du xxe siècle, notamment dans l’École de Francfort, et dont l’ambition était de parvenir à une conception de l’histoire intégrée au processus naturel, la reconnaissance d’un « noyau d’irréductibilité dans la nature et dans l’histoire »16. En identifiant un tel noyau, il ne s’agissait pas d’une simple revalorisation du concept de seconde nature17, qui ne parvient à intégrer le moment naturel que sous les figures du conditionnement et de l’intériorisation — de ce qui est, par définition, primitivement étranger à l’homme —, et donc toujours sous l’égide de l’Histoire comme espace propre au déploiement du seul « facere » humain. Ce qui est visé, au contraire, avec le concept d’histoire naturelle relève de la catégorie de la « forme de vie », ce qui implique une vision de la culture selon laquelle elle « ne dépend pas de l’héritage de schémas culturels déjà fixés par la tradition, mais d’un processus d’apprentissage mis en œuvre par l’interaction avec des personnes et des choses »18.
6Dans la perspective ici défendue, la crise désigne le mouvement de cette interaction : parce que l’homme n’hérite jamais de quelque chose de fixe, il est toujours en situation critique par rapport à ce qui lui est transmis. La crise est le moment du « pas de côté », du décalage par rapport à ce qui est transmis, rendant de ce fait possible notre relation au monde et aux autres. Pour reprendre la métaphore géologique, on dira que la crise est le lieu du chevauchement des couches qui se sédimentent, cet espace d’indiscernabilité de l’une et l’autre strate. On redécouvre donc ici le potentiel non seulement politique, mais également écologique du concept de crise : elle n’est plus cette parenthèse d’atermoiement de l’histoire, où se trouve différée la participation assumée à celle-ci. Il y va plutôt d’un rythme humain spécifique, d’une économie de notre rapport vital au monde et à l’altérité. Elle est le mouvement naturel de l’existence, mais au sens où naturel désigne précisément ce qui ne va pas de soi.
7Cette version plus souple — c’est-à-dire émancipée de toute philosophie de l’histoire « par testament »19 — de la conception husserlienne de l’histoire comme processus d’« auto-méditation de raison »20 rejoint mutatis mutandis le Théorème de l’amorphisme humain élaboré par l’écrivain et essayiste Robert Musil. Pour ce dernier, en effet, l’homme est « essentiellement fonction des formes objectives que lui propose l’époque comme espace de subjectivation possible »21. Dans le riche article qu’ils consacrent à l’auteur autrichien, Thomas Bolmain et Andrea Cavazzini ont particulièrement bien mis en évidence la connexion qui relie ce théorème pour lequel l’homme, même au plus intime de lui-même, n’est jamais autre que ce qu’une époque veut bien qu’il soit, et la thématique de la crise comme instant où s’effondrent les formes socio-historiques par lesquelles se définit l’époque en question. Pour Musil également ce moment de crise n’est pas à rejeter au profit d’un retour à un état de stabilité originaire. Mettant en cause tout mythe de l’origine, Musil voit dans la crise une expérience positive, et ce dans les deux sens du terme : d’une part, l’instabilité est toujours la possibilité, si pas d’expérimenter et de créer, pour le moins de songer à l’élaboration de nouvelles formes de vie — il s’agit, par conséquent, d’un moment d’exercice réel de l’autonomie —, d’autre part, cette d’opportunité d’élaboration fait fond sur un matériau déjà présent et disponible.
8Derrière la réévaluation du concept de crise courant à travers les premiers textes de ce recueil, on voit se dessiner progressivement une éthique, une philosophie de l’éducation, qui apprennent à penser dans et avec la crise. Elle devient l’occasion d’un travail de soi sur soi, d’une transformation subjective devant conduire à une meilleure entente du savoir et du vécu — ce que Musil appelait « l’autre état ». Thomas Bolmain et Andrea Cavazzini voient dans le genre de l’essai, pour lequel Musil avait manifestement une préférence, la forme qui convient le mieux à l’expérimentation en vue d’une transformation subjective22 : « S’affrontant à la singularité, à l’idiosyncrasie de “faits qui ne se prêtent pas à une observation généralisée”, il appartient à l’essai de tenter, autant que faire se peut, de rétablir un “ordre”, un véritable “enchaînement de pensées”, une systématicité »23. L’essai, initialement forme esthétique, fait se rejoindre dans la pensée à la fois l’idéal de la connaissance et le devoir éthique d’une transformation de l’homme24.
9L’ouvrage La Crise de la culture constitue indéniablement la mise en œuvre de la forme musilienne de l’essai. Les « exercices » auxquels s’y livre Hannah Arendt ont tout simplement pour ambition de nous apprendre à penser, dans sa radicalité, notre présent. Le titre original de l’ouvrage, Between Past and Future, renvoie sans aucun doute possible à la définition de la crise, en tant qu’elle est ce moment qui introduit une différence entre le « déjà plus » et le « pas encore »25. Toutefois, pour Arendt, que notre présent soit en crise, ce n’est pas là un fait dont il faudrait s’étonner. L’entre-deux de la crise est un moment qui revient sans cesse : la crise possède une vocation anthropologique car, comme le souligne Antoine Janvier, « l’existence humaine n’est rien d’autre que l’introduction d’une brèche dans le temps, l’insertion d’une résistance au flux du temps »26. Il n’y a donc pas de crise en dehors de la présence de l’homme : seul celui-ci réussit à s’introduire entre le passé et le futur. Apprendre à penser, c’est donc, pour Arendt, assumer sa condition humaine et ce, non pas de façon résignée, ce qui reviendrait à épouser la version conservatrice de la crise — « juger, du dehors, un présent réduit à l’impuissance immobile qui se tient entre le passé et le futur » —, mais bien en tant que force potentielle qui se libère dans « le tracé d’une tangente … dans le champ de bataille dessiné par les forces du passé et du futur »27. Mais si s’efforcer à penser, cela consiste, pour Arendt, à sortir du présent, à se situer dans un lieu de « non-temps », alors apprendre à penser ne peut jamais être une méthode : le chemin de la pensée doit à chaque fois être à nouveau découvert et frayé par celui qui souhaite se mettre à penser28. La tradition ne peut jamais léguer les coordonnées de l’espace de la pensée. Comment, dès lors, est-il possible d’éduquer à la pensée ? Pour Antoine Janvier, cet objectif est rendu possible par la reconnaissance du paradoxe entre la nécessité d’assumer la responsabilité du monde, c’est-à-dire sa continuité, et la tâche de le transformer, le renouveler. La transmission est par conséquent transmission en vue de son propre dépassement. L’éducateur se doit de transmettre le « monde ancien », mais qui en réalité ne peut devenir tel que parce que, dans le mouvement de cette transmission sont déjà présentes, en germes, les conditions de son renouvellement. Penser, cela revient à assumer cette double contrainte, qui sans cesse risque de basculer d’un côté ou de l’autre, entre reproduction et régénération de ce qui est donné, aujourd’hui, à penser.
La culture en crise : le cinéma
10On comprend mieux pourquoi la culture doit toujours en premier lieu souffrir des effets de basculement d’un côté ou de l’autre de cette double contrainte de la pensée. Le phénomène de massification de la société qui apparaît à la fin du xixe siècle va entraîner pour Arendt, à partir des années 1920 en Allemagne, à partir de 1940 en France, une liquidation générale des valeurs culturelles. En d’autres termes, comme l’indique Danielle Lories, « la durée et l’unicité qui qualifiaient traditionnellement l’œuvre d’art cèdent le pas à la répétition et au caractère éphémère » de celle-ci29. En effet, comme l’affirmait déjà Walter Benjamin dans son essai sur « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », la reproduction, notamment à travers ces nouveaux médias que sont le cinéma et la photographie, en mettant à mal l’unicité de l’œuvre, risque de corrompre le rapport à la tradition. Toutefois, pour Arendt, qui ne suit pas Benjamin sur ce point, l’effacement de la valeur cultuelle de l’œuvre d’art qui, selon Benjamin, est le motif de la disparition de son unicité, n’en est précisément pas la cause pour cette raison que, d’après elle, l’art n’a jamais pu être réduit à sa fonction cultuelle. Ainsi que le rappelle Danielle Lories, « l’œuvre d’art ne prend sens dans la sphère politique que de transcender le registre des besoins, que ce soit des individus ou de la société », et même si ces besoins sont d’ordre religieux ou spirituel30. L’art est par conséquent foncièrement séculier. La disparition progressive de l’importance du cultuel ne peut pas être directement mise en relation avec le phénomène de massification de la société à partir du xixe siècle, si on comprend celui-ci, à la façon de Benjamin, comme la sécularisation de l’Occident. Pour Arendt, il faut plutôt voir dans la liquidation des valeurs traditionnelles un effet de la mise en péril de la spécificité du domaine public par opposition à celui du privé, dont l’événement est en réalité la définition même de la massification31. Arendt arrache ainsi l’œuvre d’art à la sphère du cultuel pour la porter dans la sphère du politique qui est, selon elle, sa sphère originaire. Loin de tout élitisme, le danger de la massification réside pour Arendt, comme le note à juste titre Danielle Lories, dans la réduction de la temporalité de l’œuvre d’art : alors que ce qui la définit intrinsèquement est sa durée à travers les siècles, l’entrée dans le monde de l’« industrie culturelle », c’est-à-dire en réalité l’industrie du loisir, fait chavirer l’œuvre d’art dans le monde de la consommation et de la satisfaction des besoins vitaux, dont la temporalité n’équivaut bien sûr pas à celle des siècles. C’est relativement à la sphère publique que sont évalués le sens et la portée de l’œuvre d’art. Tout à la fois étrangère au religieux de même qu’à l’activité de l’homo laborans, cette autonomie rend possible la donation de sens de l’œuvre d’art, pour qu’elle puisse avoir quelque chose à communiquer à la sphère publique. La situation de l’art dans le monde de l’homme, si elle veut être source de sens irriguant celui-ci, doit tenir la distance par rapport à la sphère des besoins et de sa reprise cultuelle factice — par exemple dans le fascisme —, elle doit se tenir à l’écart du monde : ce n’est qu’à cette condition qu’elle peut nous enseigner à son sujet. Par sa radicale extériorité au domaine du privé — que nous n’arrivons plus, depuis le xxe siècle, à distinguer du public — l’art évoque la tradition et suggère sa réforme authentique.
11Mais le médium artistique qui semble célébrer avec le plus de vigueur l’entrée dans l’ère de la massification — le cinéma — se réduit-il pour autant à ses usages consuméristes ? Pour Benjamin, le cinéma, en tant qu’il appartient intimement à la sphère de l’art, possède lui aussi pouvoir d’émancipation et de résistance à l’emprise capitaliste. Si le cinéma fut souvent le lieu de production du blasé, et par conséquent de la reproduction de l’imaginaire capitaliste, Benjamin va aussi défendre, comme le montre Sébastien Barbion, un cinéma qui va se soutenir du choc qu’infligerait l’expérience cinématographique pour développer son « potentiel foncièrement révolutionnaire »32. Ce potentiel révolutionnaire se situe dans la façon de monter les images, de telle sorte qu’elles échappent au « recyclage de vieux cultes, notamment auratiques »33. Ce faisant, Benjamin entrevoit, dans son essai, la liquidation des valeurs traditionnelles de l’héritage culturel d’un point de vue qui n’est plus celui de la simple disparition des valeurs qui constituaient positivement, pour reprendre l’expression de Stefan Zweig, « le monde d’hier ». Benjamin entame la relève de cette liquidation : dans le cinéma, elle peut devenir la possibilité d’une critique radicale des valeurs qui ont permis à la société capitaliste d’éclore et de s’épanouir dans le consumérisme contemporain. Ainsi que l’indique Sébastien Barbion, Benjamin pose, sous la thématique de la liquidation de l’héritage, la question cruciale de l’appropriation. La liquidation est donc aussi ce processus cathartique qui permet à l’œuvre d’art — ici, le cinéma — d’atteindre à la dignité de son statut — au sens que nous avons vu avec Arendt. Tout comme celle de « crise », l’expression « liquidation » est amphibologique : d’un côté elle recouvre les critiques conservatrices à l’égard de toute émancipation sociale réelle au profit du statu quo, tandis que d’un autre elle désigne le moment de prise de distance à l’égard d’un passé trop intrusif. En d’autres termes, la liquidation peut être aussi la pars destruens d’un processus émancipateur, la marque d’une autonomie en voie d’affirmation. La destruction de l’aura ouvre ainsi la possibilité d’une réelle prise de distance avec le contenu de l’œuvre. Alors qu’auparavant l’aura de l’œuvre éloignait le contemplateur de toute prise de position active dans la sphère publique — même s’il en allait de son contenu intime — et le perdait dans une profondeur insondable, en une perception noyée dans le hic et nunc, Benjamin va tenter de substituer à cette actualité magique de l’aura une « actualité politique du montage »34. Pour le dire autrement encore, on peut considérer que la sécularisation qui voit disparaître progressivement le statut auratique de l’œuvre, un statut qui lui fut conservé jusqu’à la modernité malgré l’effacement de son origine cultuelle, déboulonne en quelque sorte l’œuvre du piédestal où Arendt la situe pour la faire revenir dans l’orbite d’une réalité qu’elle analyse de façon froide et superficielle. C’est à parvenir à une telle distance matérialiste que le cinéma peut ou pourrait, selon Benjamin, prétendre tout à fait légitimement.
12Comme le rappelle Oleg Lebedev, André Bazin sera l’un des premiers à défendre une conception du cinéma comme médium permettant d’accéder à « l’épiphanie du réel », rendue désormais « possible par la technique objective de reproduction visuelle et sonore »35. Toutefois, contrairement à une idée communément reçue à propos de Bazin, il ne fut pas le chantre d’un réalisme naïf, défendant l’idée saugrenue selon laquelle le cinéma se bornerait à être « la reproduction mécanisée du réel »36. On ne retrouve pas, chez Bazin, ce réalisme naïf qui voudrait que la caméra soit capable de retourner « aux choses mêmes ». Il ne faut en effet pas confondre la capacité à filmer des sujets et des corps bien réels avec l’idée qu’il serait possible d’en manifester, par le biais du dispositif cinématographique, la présence nue37. En ce sens, le réalisme bazinien s’assimile avant tout à une attitude éthique consistant « à ne pas filmer tout ce qu’on veut, comme on veut »38. L’image cinématographique doit laisser être la réalité, en révéler le sens, permettre d’en dégager la valeur et la vérité. Le réalisme défendu par Bazin se dresse donc contre toute forme de surimposition d’un sens au réel. Oleg Lebedev perçoit dans cette forme de réalisme un écho au concept kantien de « faveur » (Gunst) : « Refus de réduire la chose à l’objet de désir, de plaisir intéressé, à une marque ou à un code »39. C’est seulement en se tenant à cette distance respectable, qui laisse les choses être sans les forcer à être, que Bazin conçoit qu’il est authentiquement possible de manifester le monde, de nous le rendre propre dans le moment où il est rendu à sa liberté. On comprend mieux pourquoi Bazin voyait dans le cinéma « l’art de l’amour » : il accompagne la réalité dans sa vocation propre.
13Quelle est alors la part personnelle laissée à l’artiste ? À quelles conditions est-il possible de capter le réel sans que l’acte de filmer ne devienne une « captation » de son sens ? Se pose ici la question du montage. Comme le rappellent Maud Hagelstein et Jérémy Hamers à partir de l’analyse du texte « Le Hall d’hôtel » de Siegfried Kracauer, le montage est à chaque fois pris entre la possibilité de l’artificialité la plus trompeuse et celle de la restitution la plus juste des liens entre les éléments filmés40. Toutefois, de même que pour Bazin, rendre compte du réel pour lui-même, par le biais de l’image, implique de faire fi de toute naïveté ; cette restitution ne doit pas produire « une lecture lissante et homogénéisante (donc erronée) du monde »41. Le montage (non limité ici au montage cinématographique) est vu comme un processus complexe, qui n’associe pas les éléments entre eux dans le but d’illustrer une thèse, mais vise bien plutôt à une présentation exemplaire de la réalité. Que le montage ne devienne superficiel, cela n’est donc pas juste un principe posé purement par hasard, comme s’il fallait se donner « pour rire » un écueil à éviter. Dès que, pour Kracauer, le montage doit produire une version exemplaire de la réalité, le piège de la superficialité, c’est-à-dire du cliché et de la pose, est toujours menaçant. D’un autre côté, on voit comment l’exigence de respect du réel, comme toute « profession de foi », désigne plutôt un idéal que ce qui va de soi dès l’instant où il s’agit de produire une image de ce réel. Cette volonté de Kracauer de complexifier la réalité vise à en éviter la simplification pour parvenir à « proposer une perspective critique sur les structures cachées de la réalité sociale »42. Car c’est bien évidemment de réalité sociale dont il est question dans tout ceci. Ainsi que le rappelle Olivier Agard, « le cinéma est sur un plan méthodologique et thématique au cœur de la démarche d’ensemble de Kracauer, et c’est ce qui explique aussi le lien étroit qu’il entretient avec la question de la ville ». Cinéma et ville (ou grande ville) vont donc de pair. Mais pour Agard, on peut aussi considérer ces thèmes comme les deux faces d’une même problématique, celle de la modernité.
La ville : le lieu de la crise
14La ville est pour Kracauer le lieu de l’« aliénation existentielle », de la « rupture avec la communauté (Gemeinschaft) », le « site d’un désenchantement du monde », là où manque tout « abri transcendantal »43. Elle est là où s’accomplit la modernité si, à la suite de Kracauer mais en écho à ce qui a été dit dans ces pages, on entend précisément par « modernité » ce tournant dans l’histoire de l’homme occidental qui ouvre à un vide spirituel, à la solitude, à l’exil et à l’errance ; bref, la transformation de la raison occidentale en un processus de domination d’hommes devenus des anonymes. La ville, théâtre d’action de la raison instrumentale, désormais complètement désacralisée et sans profondeur, devait offrir au cinéma son champ d’action privilégié. Ville et cinéma partagent, pour Kracauer, un même langage. En plus d’être tous deux dominés par la captation visuelle de l’apparence des choses, mais aussi tous les deux empreints d’une forme de chaos : ils sont l’un et l’autre intégrés à une logique de l’aléatoire, de l’association libre, qui témoigne d’une réalité fragmentée44. Plus exactement, « la caméra, d’après Kracauer, peut rendre compte de cette surface contingente et éclatée, non seulement parce qu’elle est une captation de la surface, mais aussi parce qu’elle a la capacité de se mouvoir librement dans un univers polycentré, qui ne peut plus être embrassé par un point de vue surplombant et global »45. Cette connivence implique-t-elle cependant que le cinéma soit lui aussi soumis au processus de la production capitaliste ? La caméra devient en quelque sorte l’œil du phénoménologue après qu’il ait opéré la réduction : elle présente la réalité sans détour, ce qu’il en est des formes d’instrumentalisation de la raison — c’est-à-dire de la rationalité propre à la pensée capitaliste46. Le monde naturel de la raison capitaliste, la caméra nous le révèle dans sa négativité, comme jamais il ne veut se montrer. Le cinéma donne ainsi à voir « la contingence de l’ordre fantomatique qui se fait passer pour la réalité »47. Toutefois, alors que le phénoménologue ne cherche qu’à mettre au jour des essences depuis le seul apparaître qui lui est donné, la surface des phénomènes ainsi révélée à la caméra induit aussi, comme le montre Olivier Agard, la possibilité d’une alternative au monde réifié. Agard va jusqu’à voir dans l’expérience cinématographique, telle qu’elle est pensée par Kracauer, « le lieu d’une sorte d’expérience utopique » : rejoignant une intuition de Robert Musil, Kracauer voit dans le déracinement qui caractérise la modernité la chance, peut-être unique dans l’histoire, d’une reconfiguration des données, l’occasion d’une improvisation. En effet, là où l’ordre fait défaut, il est toujours possible qu’émerge l’inattendu. Sans vouloir forcer le trait, on verra se dessiner un parallèle avec ce qu’Arendt disait de la crise qui caractérise la modernité : la disparition de l’auratique, qui signifie toujours la manifestation d’un ordre transcendant, éveille des virtualités inouïes —parce qu’elles ne sont plus inféodées à la reconnaissance du transcendant. Le regard froid de la caméra, glissant sur la surface des phénomènes, dégage de leur caractère fragmentaire et, parce qu’ils sont tels, les nouvelles associations dont ils sont intimement porteurs.
15Derrière cette lecture de la grande ville partagée entre autres par Benjamin et Kracauer se trouve la figure de Georg Simmel, qui en avait d’abord offert l’analyse. Ainsi que le relève Gabor Tverdota, le phénomène fondamental de la condition métropolitaine est, pour Simmel, celui de « l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes »48. Simmel voit dans cette intensification de la vie urbaine une forme d’exacerbation des tensions qui innervent toute société humaine. Le conflit, et en particulier ses stratégies d’évitement, est constitutif de la socialisation. En tant qu’il manifeste une divergence au sein d’une totalité, il témoigne d’une convergence plus fondamentale encore. Le conflit est donc un facteur d’équilibre sans lequel, comme le précise Gabor Tverdota, « la société ne serait même pas envisageable »49. En ce sens, « l’idée simmelienne selon laquelle l’intérêt que portent les hommes les uns aux autres, c’est-à-dire la possibilité même de forger un monde commun, repose sur l’existence de la concurrence » ou, autrement dit, sur le conflit, l’opposition entre individus50. Karl Mannheim, comme le note Gabor Tverdota, va infléchir la perspective simmelienne en opérant un détour par Marx, notamment à partir de l’idée d’après laquelle il revient à l’être social de déterminer la conscience des hommes. Cela signifie que les différences subjectives sont le produit de positions différentes au sein du processus socio-historique. Le but de la sociologie de la connaissance que défend Mannheim est d’atteindre un point au-delà des idéologies, de « trouver une médiation … par le biais du rétablissement de l’objectivité perdue ». Cette objectivité est accessible grâce à un travail de traduction entre les positions concurrentes qui, parce qu’elles sont telles, possèdent un dénominateur commun, celui du but visé. Plus exactement, « le conflit des interprétations sous la forme de la concurrence dans le domaine des idées désigne pour Mannheim de manière inséparable à la fois les divergences qui se manifestent dans les sociétés sur le sens de la communauté du monde et un horizon d’entente qui transparaît là-même où le conflit se fait le plus aigu »51. Mais ce but visé peut-il être tout simplement celui de la violence et du conflit ? Pour Gabor Tverdota, le « point aveugle », et ce tant de la théorie du conflit de Simmel que celle de la concurrence de Mannheim, est de n’avoir pu mettre au jour une forme de sociabilité — dans les faits, le nazisme — qui soit exclusivement fondée sur la haine de l’autre, donc sur la pure violence52.
16Gabor Tverdota rappelle dans son article que Karl Mannheim emprunte la notion d’espace public (Öffentlichkeit) à Heidegger, la modifiant toutefois dans le sens non pas de la déchéance par rapport à l’interprétation authentique de l’être, mais plus simplement comme le lieu où luttent et s’affrontent les différentes interprétations de l’être53. Or, si l’on a vu que ces différentes positions interprétatives pouvaient viser un but commun — et, par là, entraîner un mouvement de traduction, et par conséquent de réconciliation, de l’une et l’autre —, il semble que la conception heideggérienne ne souffre pas cette médiation qui fait du dialogue le point de rencontre salutaire des idéologies en vue de leur dépassement. Pour Heidegger, comme le montre Aurélien Zincq, l’accès au sens de l’être n’advient que par une exacerbation de la dimension conflictuelle interne à toute communauté humaine. En bref, « la résolution du problème de la métaphysique occidentale ne revêt … pas un caractère cognitif » ou discursif54. Il y va au contraire d’une expérience fondatrice dont Heidegger, dans son commentaire des Hymnes de Hölderlin La Germanie et Le Rhin, ne trouve pas d’autre image pour en parler que celle de la lutte sur le front55. Bien sûr, comme le démontre une analyse du commentaire heideggérien des Hymnes de Hölderlin, il ne s’agit pas, dans le chef de Heidegger, de considérer que l’expérience de la lutte sur le front soit effectivement celle de l’advenue du sens de l’être. Ce que Heidegger cherche à penser est la possibilité d’atteindre à une mobilité historique authentique. Or, pour y accéder, le Dasein doit vivre une expérience qui lui permette en quelque sorte de « se singulariser collectivement ». L’expérience du combat en est la meilleure illustration : par le biais du sacrifice du soi, elle ouvre pleinement le Dasein à la singularité de son existence tout en permettant de dépasser le solipsisme existential pouvant caractériser une telle situation, car elle est une expérience vécue avec d’autres et dans la perspective d’un but commun. Les hommes ne se retrouvent pas au front par hasard : ils sont (idéalement) unis par un projet commun. Bien sûr, comme le note Aurélien Zincq, la description que Heidegger donne de cette expérience, qui doit permettre au Dasein d’accéder à son existence authentique, laisse particulièrement songeur tant on ne voit pas, de prime abord, ce qu’elle pourrait être d’autre que cette lutte sur le front. L’expérience fondatrice suggère plus la lutte des tranchées, dont on sait l’importance symbolique qu’elle revêt pour le mouvement de la « Révolution conservatrice », qu’une lutte de type authentiquement révolutionnaire. Pourtant, en référence aux thèses « Sur le concept d’histoire », Aurélien Zincq tente de relire l’expérience de la lutte dans le sens du combat pour le passé opprimé, dont parle Walter Benjamin dans la thèse xvii. Par cette relève benjaminienne de la conception heideggérienne de l’expérience fondatrice, l’« instant du danger » peut potentiellement échapper à toute tentative de récupération conservatrice.
Au-delà de la représentation : le geste et l’image
17La peinture de Malévitch est tout entière axée sur la question de l’apparaître pur. D’ailleurs, ainsi que le remarque Arthur Cools, on peut aller jusqu’à soutenir que « le suprématisme est davantage une ontologie invitant à une nouvelle entente de la réalité, de l’homme et du monde, de la création artistique et de l’espace pictural », qu’un courant prenant uniquement sens par rapport à l’histoire de l’art et au problème de la représentation artistique. Suivant une remarque d’Emmanuel Martineau, Arthur Cools avance que Malévitch aura été à ce point loin dans la mise en question de l’objectivité en peinture, pour approcher dans toute sa radicalité l’apparaître pictural en tant que tel, qu’il aura sans doute préfiguré la conception heideggérienne de la différence ontologique et, par là même, l’aura déjà déconstruite. En effet, si Heidegger renvoie la notion de phénomène à ce qui se montre de soi-même, Malévitch, prolongeant le geste heideggérien de la critique de la représentation, abandonne toute relation à l’apparition d’un objet pour se consacrer à l’apparaître pur56. Se détachant de toute objectivation dans sa recherche picturale, Malévitch se met en retrait, de la sorte, de la rationalité occidentale57. Comme le rapporte Arthur Cools, dans cette mise en retrait, il lui est possible d’exacerber « la tension inhérente à la sensibilité pure ». L’œuvre d’art présente ainsi la condition d’être de la réalité, que le peintre entrevoit dans « l’événement des tensions en mouvement permanent ». Il atteint le « pur rythme de la sensibilité, où l’homme rejoint sa véritable nature ». Se faisant, la création artistique libère non seulement l’art, mais l’homme de la « soumission à l’objectivation »58.
18Comment toutefois, s’interroge Arthur Cools, comprendre le retour de Malévitch à la figuration, et en particulier à la figuration humaine, dès lors que toute forme d’objectivation a été bannie ? Précisément à partir de cette ligne éthique, chère à Malévitch, d’après laquelle la destruction des formes héritées du passé doit ouvrir un nouvel espace de recherche pour la création artistique. En bref, il ne faut pas que le suprématisme s’enferme lui-même dans son propre processus de mise en question de l’apparaître pur ou, plus exactement, il doit le déconstruire pour en quelque sorte le sublimer. Dans cette perspective, le retour au figuratif chez le dernier Malévitch aurait à nouveau pour but de « révéler la condition du monde comme “tension” et “mouvement” », tout en y ajoutant, précise Arthur Cools, « le sens de la fragilité et de l’irréductibilité de la condition humaine : exposition au monde qui conditionne l’apparaître du monde »59. En dépit de ce retour au figuratif, on est donc toujours bel et bien dans la tentative de libérer l’image de sa soumission à l’objectivation ». Mais comment pourrait-il en être autrement si la situation où se trouve Malévitch de comprendre l’apparaître pur s’est elle-même modifiée ? L’époque où Malévitch se met à figurer l’homme est celle de l’industrialisation et de la collectivisation agricole dans le socialisme soviétique. La figuration entame une relève des avancées du suprématisme : elle en poursuit la tâche de compréhension de la complexité des rapports de l’homme au monde, dont seule « la dépendance à l’égard de la figure humaine permet à l’espace pictural qui possède le pouvoir de révéler la condition du monde de tenir compte aussi d’une position dans le monde et d’un engagement dans la vie »60. Avec Thomas Sabourin, il serait possible de dire, dans cette perspective, que l’œuvre d’art a à charge de « présentifier » un rapport social : elle est « la médiation par laquelle nous nous rencontrons, et la médiation par laquelle s’expriment les contradictions » si pas uniquement du régime capitaliste, pour le moins de l’être social61.
19Arthur Cools remarque que le travail de Malévitch, pour rendre compte du rythme et de l’excitation de l’apparaître pur ou de la sensibilité pure en-deçà de toute objectivation, rejoint l’analyse merleau-pontyenne de la perception cinématographique, laquelle nous révèle que le mouvement est inscrit au cœur même des figures et des qualités62. Prenant le relais de cette question, Lucia Angelino s’interroge sur la façon dont « les gestes mis en images peuvent émouvoir et même mouvoir le présent de nos propres gestes » ou, dit autrement, comment la mise en scène artistique, par exemple cinématographique, peut intervenir dans l’intensification de l’expressivité gestuelle63. Ainsi que Lucia Angelino le rappelle, Merleau-Ponty s’est très vite aperçu que le cinéma était porteur de possibilités d’expressions nouvelles. Il permet de faire paraître, de faire voir l’union de l’esprit et du corps, sans qu’il n’y ait jamais de faille dans la monstration de leur intime liaison. Au cinéma l’esprit se fait corps64. Les gestes mis en image au cinéma nous font découvrir, selon Lucia Angelino, la possibilité d’une expérience qui exprime notre être intime et notre nature profonde.
20Or, Erinç Aslanboga — par le biais d’un commentaire approfondi du texte de Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », qui est aussi le point de départ de l’article de Lucia Angelino — va critiquer cette idée selon laquelle il existerait une gestualité capable d’exprimer notre vie intime la plus secrète. Pour elle, il n’existe nullement une naturalité du geste ; soutenir que le geste pourrait exprimer notre être authentique, c’est là se laisser emporter par une forme de regret infondé. S’appuyant sur « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », elle soutient que c’est parce que la technique vient « s’infiltrer » entre l’homme et ses mouvements qu’un geste vraiment humain est possible65. On se retrouve à nouveau au plus près du fameux théorème musilien de l’amorphisme, d’après lequel l’homme est au départ un matériau amorphe qui prend forme dans l’être social. Plus encore, selon Erinç Aslanboga lisant Benjamin, « la constitution d’un rapport harmonieux entre l’homme et la nature peut être envisagé une fois que cette distanciation entre l’homme et la nature est assumée, c’est-à-dire à partir du moment où l’homme s’avoue avoir inventé ses propres produits et va jusqu’à affirmer qu’il s’est taillé un corps humain par la technique »66. Erinç Aslanboga refuse de considérer qu’il y aurait bel et bien quelque chose comme un geste naturel, par opposition à un geste culturel ou social.
21Cette affirmation du caractère dérivé de toute subjectivité, comme nous le fait entendre l’article d’Umut Öksüzan, n’est en réalité pas très loin de l’égologie transcendantale développée par Husserl dans la dernière phase de sa phénoménologie. Car enfin, si la réduction phénoménologique transcendantale découvre au fondement de l’activité de la conscience la subjectivité transcendantale, elle ne met rien de plus au jour que l’évidence apodictique du cogito. Il n’y a de la sorte pas de raison de se mettre à la recherche de l’essence de l’homme : il est au-delà de l’intimité que l’on voudrait toujours, d’une façon ou d’une autre, lui attribuer. Non pas, bien évidemment, que cela n’ait pas de sens de lui refuser tout caractère intime, mais bien plutôt de vouloir que ce caractère lui soit fixe. Comme le rappelle Rudy Steinmetz, citant un extrait de La Crise par lequel je conclurai cette présentation, la conscience est toujours déjà constituée dans le processus d’une histoire commune :
De même qu’il y a une unique nature universelle […], de même il n’y a qu’un seul enchaînement psychique, qui forme l’uni-totalité où sont enchaînées toutes les âmes, toutes unies non pas extérieurement, mais intérieurement […] par la compénétration intentionnelle dans laquelle la vie forme une communauté67.
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26SOMMAIRE. Présentation, p. 1-20. — Introduction (R. Steinmetz), p. 21-30. — Husserl critique de la modernité (L. Perreau), p. 31-50. — La fin de la crise ? Pour un dépassement phénoménologique du modèle critique (A. Dufourcq), p. 51-71. — Kulturkritik, phénoménologie et subjectivité à l’âge de la technique (M. Iofrida), p. 72-89. — Crise, essai, discipline : Autour de Robert Musil (Th. Bolmain & A. Cavazzini), p. 90-130. — Penser dans la crise de l’éducation : Hannah Arendt et le problème de la contingence (A. Janvier), p. 131-147. — Reproductibilité technique et crise de la culture : Art et politique chez Benjamin et Arendt (D. Lories), p. 148-165. — L’effet-choc du cinéma dans « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » : De la possession à la propriété, de l’hypnotisé à l’examinateur distrait (S. Barbion), p. 166-188. — « La robe sans couture de la réalité » : André Bazin et l’apologie du réalisme cinématographique (O. Lebedev), p. 189-209. — Montage et résistance du réel chez S. Kracauer : Photographie, cinéma, texte (M. Hagelstein & J. Hamers), p. 210-227. — Cinéma et modernité chez Siegfried Kracauer (O. Agard), p. 228-248. — De la grande ville à la grande politique : La dimension constructive du conflit dans les écrits de Georg Simmel et de Karl Mannheim (G. Tverdota), p. 249-263. — Histoire et expérience fondatrice dans Sein und Zeit (A. Zincq), p. 264-282. — La modernité à l’épreuve de la peinture : Une approche du sens critique des derniers tableaux de Malévitch (A. Cools), p. 283-297. — Les caractères de contre-marchandise de l’œuvre d’art (Th. Sabourin), p. 298-313. — L’efficacité des gestes mis en images (L. Angelino), p. 314-333. — Le geste et l’expérience (E. Aslanboga), p. 334-345. — L’homme au-delà de l’essence : La question de l’homme et la phénoménologie. Essai sur un écrit polémique de Husserl (U. Öksüzan), p. 346-367.
Notes
1 Cf. Bruno Leclercq, Fondements logiques et phénoménologiques de la rationalité mathématique chez Husserl, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Mathésis », 2015.
2 Cf. Robert Brisart (éd.), Husserl et Frege. Les Ambiguïtés de l’antipsychologisme, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Problèmes et Controverses », 2002 et Maria Gyemant (dir.), Psychologie et psychologisme, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Problèmes et Controverses », 2015.
3 Sur la notion de « modernité », cf. Rudy Steinmetz, « Introduction ».
4 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1976, p. 10.
5 Laurent Perreau, « Husserl critique de la modernité », p. 35.
6 Ibid., p. 47.
7 Ibid., p. 50.
8 Annabelle Dufourcq, « La Fin de la crise ? Pour un dépassement phénoménologique du modèle critique », p. 52-53.
9 Ibid., p. 71.
10 Ibid., p. 58.
11 Idem.
12 Manlio Iofrida « Kultukritik, phénoménologie et subjectivité à l’âge de la technique », p. 73-74.
13 Ibid., p. 84.
14 Idem.
15 Idem.
16 Ibid., p. 85.
17 Theodor W. Adorno, « L’Idée d’histoire de la nature », dans Id., L’Actualité de la philosophie et autres essais, trad. fr. J.-O. Bégot (dir.), Paris, Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2008, p. 42-57.
18 Manlio Iofrida « Kultukritik, phénoménologie et subjectivité à l’âge de la technique », p. 88.
19 Cf. Aurélien Zincq, recension de Edmund Husserl, Sur l’histoire de la philosophie. Choix de textes, présentation et traduction de L. Perreau, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque des Textes Philosophiques », 2014, 120 pages, dans Bulletin d’analyse phénoménologique, XI 2, 2015 (Recensions 3), p. 1-3.
20 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 298.
21 Thomas Bolmain & Andrea Cavazzini, « Crise, essai, discipline. Autour de Robert Musil », p. 103.
22 Ibid., p. 119.
23 Ibid., p. 120.
24 Idem.
25 Ibid., p. 91.
26 Antoine Janvier, « Penser dans la crise de l’éducation : Hannah Arendt et le problème de l’éduction », p. 133.
27 Idem.
28 Ibid., p. 134.
29 Danielle Lories, « Reproductibilité technique et crise de la culture. Art et politique chez Benjamin et Arendt », p. 150.
30 Ibid., p. 154.
31 Ibid., p. 155.
32 Sébastien Barbion, « L’Effet-choc du cinéma dans “L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” : De la possession à la propriété, de l’hypnotisé à l’examinateur distrait », p. 181.
33 Ibid., p. 182.
34 Ibid., p. 186-187.
35 Oleg Lebedev, « “La robe sans couture de la réalité” : André Bazin et l’apologie du réalisme cinématographique », p. 190.
36 Ibid., p. 191.
37 Ibid., p. 195.
38 Ibid., p. 199.
39 Ibid., p. 208.
40 Maud Hagelstein & Jérémy Hamers, « Montage et résistance du réel chez S. Kracauer. Photographie, cinéma, texte », p. 211.
41 Ibid., p. 218.
42 Ibid., p. 220.
43 Olivier Agard, « Cinéma et modernité chez Siegfried Kracauer », p. 229.
44 Ibid., p. 234.
45 Idem.
46 Ibid., p. 235.
47 Idem.
48 Georg Simmel, Les Grandes villes et la vie de l’esprit, trad. fr. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, ÉditionsPayot & Rivages, 2013, p. 41, cité dans Gabor Tverdota, « De la grande ville à la grande politique. La dimension constructive du conflits dans les écrits de Georg Simmel et de Karl Mannheim », p. 252.
49 Gabor Tverdota, « De la grande ville à la grande politique. La dimension constructive du conflits dans les écrits de Georg Simmel et de Karl Mannheim », p. 254.
50 Ibid., p. 255.
51 Ibid., p. 257.
52 Ibid., p. 262.
53 Ibid., p. 256.
54 Aurélien Zincq, « Histoire et expérience fondatrice dans Sein und Zeit », p. 264.
55 Ibid., p. 280.
56 Arthur Cools, « La modernité à l’épreuve de la peinture. Une approche du sens critique des derniers tableaux de Malévitch », p. 287.
57 Ibid., p. 289.
58 Ibid., p. 288.
59 Ibid., p. 294-295.
60 Ibid., p. 296.
61 Thomas Sabourin, « Les caractères de contre-marchandise de l’œuvre d’art », p. 312.
62 Arthur Cools, « La modernité à l’épreuve de la peinture. Une approche du sens critique des derniers tableaux de Malévitch », p. 289-290.
63 Lucia Angelino, « L’efficacité des gestes mis en images », p. 316.
64 Ibid., p. 327.
65 Erinç Aslanboga, « Le geste et l’expérience », p. 337-338.
66 Ibid., p. 342.
67 Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., § 71, p. 286. La reconnaissance du caractère communautaire de cette histoire dans laquelle se constitue la conscience est sans aucun doute une avancée majeure par rapport à la conception défendue au § 37 des Méditations cartésiennes, où Husserl ne semblait concevoir cette histoire que sur un mode personnel.