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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- Le corps et l’aporie du cynisme dans l’Esquisse d’une théorie des émotions
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Le corps et l’aporie du cynisme dans l’Esquisse d’une théorie des émotions
1L’Esquisse d’une théorie des émotions reste un des textes les plus déroutants de Sartre, et un des plus maladroits. Le fait d’apprécier les fulgurances de ce petit livre ne doit pas empêcher de reconnaître l’impression qu’il provoque à chaque nouvelle lecture, celle d’une belle tentative manquée. C’est en tout cas ce qui se révèle lorsque l’on tente de cerner une des apories du texte, comme nous le ferons ici. Le propos qui va suivre, axé sur une difficulté majeure de l’Esquisse, et qui abandonnera Sartre au moment où il y apporte de nouvelles réponses, sera résolument unilatéral — non dans le but de discréditer Sartre, mais, simplement, de bien faire ressortir l’importance de l’enjeu.
2Nous n’aurions pas risqué une telle approche si Sartre lui-même n’avait été un des plus sincères critiques de l’Esquisse, et ce, dans une lettre au Castor datée du 3 mars 1940. Sartre, à ce moment, vient de recevoir deux exemplaires de son livre, ses premiers exemplaires d’auteur : en toute logique, il devrait relire son travail avec le plaisir quelque peu narcissique de tout auteur redécouvrant un écrit récent, de surcroît tout juste paru. Or, écrit-il à Simone de Beauvoir, il a relu la Théorie des émotions « avec un peu de déception. La théorie est montrée mais non point démontrée. La préface est ce qu’il y a de mieux »1.
3De fait, ce que Sartre appelle la préface, et qui est en réalité l’Introduction, constituait au moment de sa rédaction le meilleur exposé de sa position originale entre psychologie, phénoménologie et anthropologie ontologique en devenir. Mais la partie qui nous intéresse ici, dans l’Esquisse, est précisément celle qui a déçu Sartre : c’est la section III du texte, qui court de la page 38 à la page 632, et qui élabore sa théorie personnelle de l’émotion — la théorie qu’il a précisément jugée, après coup, montrée mais non pas démontrée, et dont il n’est même pas sûr qu’elle soit bien exposée, du moins en de nombreux passages.
4La raison principale en est que le texte de Sartre est équivoque, et ce dès le départ. Même si Sartre, quand il ouvre cette troisième section, est prudent en lui donnant pour titre « Esquisse d’une théorie phénoménologique », ce titre paraît encore bien audacieux quand on se rappelle cette annonce faite page 17 : « Il n’entre pas dans notre intention de tenter ici une étude phénoménologique de l’émotion. Cette étude, si on devait l’esquisser, porterait sur l’affectivité comme mode existentiel de la réalité humaine. Mais nos ambitions sont plus limitées ». En d’autres termes — c’est en tout cas un soupçon qui s’impose —, l’auteur nous annonce qu’il va parler de l’émotion en faisant l’impasse sur une dimension fondamentale et qui la sous-tend, celle de « l’affectivité comme mode existentiel de la réalité humaine ». Il n’est donc pas exclu — et ce sera précisément le sens de l’aporie que nous tenterons de travailler — que Sartre nous propose une théorie de l’émotion sans émotion, qu’il nous dresse le tableau d’une conscience émotive qui ne serait pas vraiment émue. Notre problème sera précisément celui-là : l’émotion ne fait que s’esquisser dans l’Esquisse d’une théorie des émotions ; elle peine à s’affirmer, et, par moment, elle paraît littéralement se dérober.
5Au départ, pourtant, le texte de la section III démarre bien, et il semble même rendre notre aporie sans objet. Dès les premières lignes en effet, page 38, Sartre écarte un malentendu majeur qui obère toutes les théories existantes de l’émotion, à l’exception peut-être de celle de T. Dembo. Sartre récuse l’idée selon laquelle l’émotion serait un état psychique, ou un dérèglement du corps, dont le sujet serait voué à prendre réflexivement conscience, ce qui le maintiendrait en position de surplomb à l’égard de ses émotions, voire en situation de maîtrise. Fidèle à son article sur l’intentionnalité, Sartre fait au contraire de l’émotion une conscience, non de soi, mais du monde : « L’émotion est une certaine manière d’appréhender le monde », écrit-il page 39. Or — et c’est là ce que Michel Henry n’a jamais voulu comprendre —, ce primat donné à la transcendance est le meilleur moyen de donner tout son poids à l’immanence, à l’intensité du vécu. La conscience émotive, sous le coup de la peur par exemple, sera d’autant plus émue qu’elle a peur « de quelque chose » — que « le noir », que « certains aspects de la nuit », qu’ « un passage sinistre et désert » polarisent son attention « à chaque instant » et « alimente[nt] » sa peur (p. 39). L’émotion n’est pas un désordre intérieur, un phénomène subjectif que la conscience tiendrait sous son regard comme dans un cogito cartésien : c’est « une certaine manière d’appréhender le monde » (p. 39), c’est une coloration du monde entier que la conscience éprouve, pour Sartre, dans la mesure exacte où elle ne se connaît que dans et par son rapport au monde — « sur la route, dans la ville, au milieu de la foule », comme le dit le final de l’article sur l’intentionnalité3.
6D’une certaine manière, tout est déjà dit, et l’aporie du cynisme ne semble pas pouvoir guetter cette conscience émotive qui se présente comme écrasée sur le monde, fascinée par ses entours : si l’on ne peut pas parler de passivité, la réceptivité et la sensibilité de la conscience sont bien au rendez-vous. Mais dès qu’il tente de préciser son propos, Sartre prend un curieux détour. Au lieu de rester, en bon phénoménologue, au contact de la chose même, il ouvre aux pages 40-42 un long développement consacré à « l’essence de conduite-irréfléchie » (p. 40) qui provoque un double étonnement.
7Jusque-là, Sartre avait fait coup double en moins de deux pages. Il avait renforcé l’universalité du principe d’intentionnalité en montrant que l’émotion, qui est censée constituer un phénomène intime, psycho-physiologique, est en fait un mode parmi d’autres de l’intentionnalité, une conscience du monde. Et il avait contourné, de ce fait même, toutes les conceptions déterministes ou somatiques de l’émotion, qui en font un phénomène dérivé, la conséquence d’un spectacle déstabilisant ou d’un désordre intérieur. Pourquoi, dès lors, quitter le socle universel du principe d’intentionnalité sans, pour autant, serrer de plus près l’émotion elle-même ? Pourquoi en passer par l’essence des conduites irréfléchies, alors que Sartre dispose d’une essence plus générale avec l’intentionnalité, et doit traiter d’un objet plus spécifique avec l’émotion ?
8Si l’on ne veut pas suspecter Sartre de reculer devant le défi du concret, la seule réponse possible est que l’émotion est une conduite irréfléchie, et que c’est pour s’approcher de sa structure que Sartre opère cet apparent détour. De fait, sur l’exemple de l’acte d’écrire, Sartre développe ce qu’il entend par le caractère irréfléchi d’une conscience ou d’une conduite, et il donne ainsi un tour plus tangible au principe d’intentionnalité. Conformément à ce qu’annonçaient La Transcendance de l’Ego et l’article sur l’intentionnalité, lorsqu’un écrivain rédige, il est totalement oublieux de soi, aux antipodes du modèle réflexif-décisionnel qui domine la conception traditionnelle de l’action, du travail. L’écrivain vit dans un monde plein, et qui le requiert impérieusement : il est « dans un état spécial d’attente », tendu vers la manière dont le mot, qu’il connaît « à l’avance », va guider sa main pour lui faire tracer les jambages qu’il nécessite (p. 40). « Les mots […] sont des exigences » ; ils ne sont pas le produit de l’arbitraire créateur, de la méditation de l’auteur sur son œuvre en cours d’exécution, mais au contraire le vecteur de son décentrement : « Ils apparaissent comme des potentialités devant être réalisées » ; leur attente « est directement présente, pesante et sentie » ; ils « tirent et conduisent » la main de l’auteur (p. 41). Donc le corps — dans ce qui forme bien une action, et même une action créatrice — s’efface et s’incline, se vit comme « l’instrument par quoi les mots se réalisent » (p. 42). Rien, ici, ne relève du volontarisme et de la conscience de soi que décrit traditionnellement la psychologie lorsqu’elle prétend rendre compte d’une conduite finalisée, d’une praxis. Et ce d’autant moins que, généralisant son propos par-delà l’exemple de l’écriture, Sartre conclut que le monde dans son ensemble contribue à l’oubli de soi de la conscience engagée dans une conduite irréfléchie : à la lumière d’une fin quelconque, le monde apparaît comme un complexe de moyens qui invitent par eux-mêmes à les emprunter, à s’en servir ; sur fond d’ « intuition pragmatiste du déterminisme du monde », notre Umwelt dessine des « chemins étroits et rigoureux », comme un pré-traçage de l’action efficace (p. 42). Il n’y a, en fait, qu’à se laisser guider par les potentialités inscrites dans les choses.
9Ce texte, pourtant, suscite un malaise. Cette description impeccable4 du primat de l’irréfléchi s’applique précisément aux conduites qui constituent l’inverse de l’émotion : elle s’applique à un être-au-monde pratique, transformateur, voire créateur, qui est précisément celui qui se brise au moment où l’émotion paraît — un monde dont les impasses, dira Sartre, sont la cause même de l’apparition de l’émotion. En d’autres termes, notre soupçon initial, l’idée selon laquelle Sartre prend un curieux détour en commençant par la description de l’essence de la conduite irréfléchie, se renforce, et prend même l’allure d’une alternative potentiellement ruineuse. Ou bien l’émotion est aux antipodes du rapport pratique au monde, et on peut se demander si elle ne sera pas, alors, auto-centrée, consciente de soi et encline à mettre le corps à son propre service et non à celui de ses entours (ce qui constitue très exactement l’aporie du cynisme) ; ou bien l’émotion est conforme à l’essence des conduites irréfléchies, ce qui justifierait que Sartre commence par cette description de la praxis, mais on voit mal alors en quoi l’émotion se distinguera de l’action ou de la création.
10Comme tout lecteur de l’Esquisse le sait, c’est la première branche de l’alternative qui est essentiellement suivie par Sartre, moyennant une médiation supplémentaire développée pages 42-43. L’émotion ne suppose en effet pas seulement la rupture du rapport pratique au monde : elle suppose que la conscience se trouve dans une situation dramatique, qu’elle poursuive une fin impérieuse et urgente et que les chemins tracés s’avèrent impraticables, ou fassent carrément défaut : « Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde, c’est-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leurs potentialités n’étaient pas réglés par des processus déterministes mais par la magie ».
11Voici donc, page 43, la première définition sartrienne de l’émotion, qui est aussitôt suivie par une dénégation que nous tenons pour symptomatique : « Entendons bien qu’il ne s’agit pas d’un jeu… ». Tout est dit, l’aporie du cynisme est là, en pleine lumière : comment mon émotion ne serait-elle pas un jeu, un acte intentionnel et conscient de soi dans sa vanité, alors qu’il s’agit avec elle, non pas de « changer le monde » comme l’écrit Sartre erronément — car changer le monde, ce serait encore agir sur le monde —, mais de changer de monde, de troquer un complexe déterministe de moyens et d’ustensiles au profit d’un monde magique qui me permet de me dérober à la résistance des choses ? Non seulement cette difficulté extrême à laquelle j’étais confronté dans l’univers déterministe était trop aiguë pour ne pas susciter une claire conscience de ma détresse, mais en outre, Sartre a fort bien montré, dans sa description de la conduite irréfléchie, que le décentrement de la conscience pratique ne l’empêche pas d’être « consciente d’elle-même non thétiquement » (p. 42) : comme c’était déjà le cas dans La Transcendance de l’Ego, la conduite irréfléchie est porteuse d’un cogito préréflexif qui la rend transparente à soi. Dès lors, sauf à postuler ce qu’il faudrait démontrer, à savoir que dans l’émotion cette conscience (de) soi décline, se modifie ou s’obscurcit, la transformation du monde déterministe en monde magique aux fins de me soustraire à la difficulté extrême de la situation ne peut qu’être consciente d’elle-même et de ses fins, c’est-à-dire suspecte de cynisme, ou, comme l’écrit Sartre, suspecte de n’être qu’un jeu. Comme le dira Sartre page 54, c’est parce que la conscience irréfléchie « est conscience non thétique d’elle-même [...] qu’on peut dire d’une émotion qu’elle n’est pas sincère ». Et ce d’autant plus que, à strictement parler, il ne s’agit même pas, comme nous l’écrivions il y a un instant, de changer de monde avec l’émotion, comme s’il était possible de substituer un univers à un autre, ce qui reviendrait une nouvelle fois à agir sur les choses. Il s’agit de modifier mon rapport au monde, de sortir du décentrement et de la soumission aux lois de la matière qui caractérisaient mon action pratique pour entrer dans un univers magique qui me permet d’interrompre une entreprise vouée à l’échec.
12Il y a donc bien, entre autre (et nous reviendrons à cet « entre autre » dans un instant), inversion de l’essence de la conduite irréfléchie lorsque Sartre aborde l’émotion, et cette inversion est un des motifs du cynisme qui la menace. Une nouvelle fin se propose à la conscience — contourner la difficulté du monde —, mais cette fois le rapport de moyen à fin n’est pas inscrit dans l’objectivité de la matière et la fin ne s’oublie pas au profit des exigences inhérentes à l’action, puisque c’est l’absence même de toute issue offerte par les choses qui provoque l’émotion. Coupée de tout moyen mondain, la fin apparaît en tant que telle, et la situation ne laisse pas d’autre possibilité à la conscience que d’agir sur elle-même, c’est-à-dire sur son corps et sur son rapport au monde : le décentrement et l’oubli de soi de la conscience pratique font place à un travail sur soi qui ne correspond guère à ce que nous entendons spontanément par émotion.
13Cette aporie du cynisme, que nous venons en quelque sorte de déduire de la structure de la démonstration sartrienne, n’est pas le produit de notre inventivité : c’est le texte même de l’Esquisse, de la page 43 à la page 50, c’est-à-dire le cœur de la description de l’émotion avec les différents exemples mobilisés par Sartre, qui fait naître ce soupçon de cynisme et qui invite à en rechercher la cause. Comme différents auteurs l’ont remarqué — par exemple Tony Andreani dans son livre sur Les conduites émotives, Yvon Belaval dans son essai sur Les Conduites d’échec, ou encore Gunther Stern dans sa recension critique de l’Esquisse5 —, le texte de Sartre fourmille de formulations qui donnent à l’émotion un caractère étrangement finaliste d’une part, et au corps un rôle étrangement instrumental d’autre part. Et ce dès le début de la description sartrienne, page 43 : « La saisie d’un objet étant impossible ou engendrant une tension insoutenable, la conscience le saisit ou tente de le saisir autrement, c’est-à-dire qu’elle se transforme précisément pour transformer l’objet » (nous soulignons). Ou encore, page 44 : « La conduite émotive […] cherche à conférer à l’objet par elle-même […] une autre qualité […]. En un mot dans l’émotion, c’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités » (nous soulignons). Ce qui donne plus concrètement, page 45, à propos du premier exemple de Sartre, la peur passive : je m’évanouis face à une bête féroce parce que, « faute de pouvoir éviter le danger par les voies normales et les enchaînements déterministes, je l’ai nié. J’ai voulu l’anéantir. L’urgence du danger a servi de motif pour une intention annihilante qui a commandé une conduite magique » (nous soulignons). Ou enfin, page 50, lorsque Sartre revendique la généralisation de son propos à d’autres émotions que les six formes qu’il a détaillées, de la peur passive à la joie : « Nous affirmons seulement que toutes reviennent à constituer un monde magique en utilisant notre corps comme moyen d’incantation » (nous soulignons).
14Multiplier les citations serait inutile, car elles seraient rapidement répétitives : chaque lecteur peut aisément repérer tous les passages du texte de Sartre qui font naître ce soupçon. Trois remarques, plutôt, à propos de cette théorie inattendue qui ne relève pas, comme l’écrit Yvon Belaval, du cartésianisme de Sartre, mais qui nous fait régresser en deçà de Descartes — car Descartes aurait récusé cette manière d’articuler la conscience au corps comme un pilote en son navire.
15Première remarque : ces passages litigieux ne sont pas des maladresses, des façons d’écrire qui n’engageraient pas une façon de penser. Sartre est déjà assez habile, en 1939, pour ne pas donner à penser le contraire de ce qu’il entend dire, et ces formulations sont trop systématiques pour être l’effet d’un simple relâchement. L’aporie du cynisme, en fait, est inhérente à la théorie même que Sartre veut défendre, et qui fait l’audace et l’originalité de l’Esquisse. Alors que l’émotion constitue apparemment un dérèglement subjectif et passif, subi, elle devient chez Sartre une alternative spontanée à l’action pratique ; l’émotion, pour Sartre, est une conduite adaptée, elle possède un « rôle fonctionnel » (p. 50), et c’est à ce titre que son finalisme assumé risque de conduire au cynisme.
16Deuxième remarque : nous avons insisté sur le fait que dans cette première approche sartrienne, l’émotion, en tant que rupture de la relation pratique avec les choses, est un travail de la conscience sur son corps et sur son rapport au monde. Mais l’émotion ne tombe pas seulement, de ce fait, dans la première branche de l’alternative potentiellement ruineuse évoquée ci-dessus. Il y a cynisme non seulement parce que l’oubli de soi au profit des exigences inscrites dans les choses s’inverse en un travail sur soi, mais aussi parce que Sartre conserve, dans l’émotion, un trait de l’essence des conduites irréfléchies, à savoir leur caractère finalisé. Alors que l’on pouvait craindre de voir Sartre tomber dans une des deux branches de l’alternative induite par son système d’exposition, il s’avère être victime des deux branches à la fois : il verse simultanément dans le travail sur soi et dans un finalisme qui rapproche l’émotion de l’action. Avec pour circonstance aggravante que, dans les deux cas, c’est la dimension spécifiquement pathique du phénomène, le caractère d’émotion en tant que tel, qui menace de disparaître dans les plis de la théorie sartrienne. Et avec pour effet supplémentaire de voir Sartre recourir subitement au vocabulaire de la constitution (le terme est utilisé à plusieurs reprises), ou endosser la théorie de la configuration de nos entours par un « acte de conscience » (p. 60), et ce, à l’exact opposé de son article sur l’intentionnalité : ce n’est plus parce qu’elle est aimable que nous aimons une femme, mais c’est « parce que je suis en colère » que je trouve telle personne haïssable (p. 62). L’émotion, conclut Sartre page 62, « constitue le monde sous forme de magique » (nous soulignons).
17Troisième remarque : si l’Esquisse d’une théorie des émotions revendique son finalisme et sa théorie de la constitution du monde magique, Sartre récuse explicitement le fait qu’il y aurait un certain cynisme à l’œuvre dans l’émotion. Autrement dit, pour Sartre, ce que nous présentons comme une aporie inhérente à son propos — et qui nous paraît manifeste dans le texte même de son exposé — constitue en réalité une mécompréhension, une assimilation erronée de l’émotion à un simple jeu.
18Il faut prendre acte, bien entendu, de cette mise au point sartrienne. Il reste que la manière dont Sartre éloigne le reproche de cynisme, en tout cas de la page 43 à la page 50, ne fait que l’accréditer. Le texte, tout d’abord, est particulièrement hésitant au moment d’aborder cette question. Nous l’avons déjà souligné, au moment où il définit pour la première fois l’émotion, page 43, Sartre croit utile de préciser qu’elle n’est pas un jeu, comme s’il était conscient que sa théorie se prête à cette assimilation. En outre, il ajoute peu après, page 44, que « si l’émotion est un jeu c’est un jeu auquel nous croyons » (nous soulignons) : on a connu des manières plus fermes de briser toute assimilation de l’émotion à une comédie… Et ce d’autant plus que Sartre enchaîne aussitôt avec le célèbre exemple des raisins trop verts, de cette grappe appétissante que je ne parviens pas à attraper, et que je décrète alors pas assez mûre pour mériter d’être mangée. Dans cette ultime médiation entre la description des conduites irréfléchies et celle de la structure de l’émotion, pages 44-45, Sartre discerne une stratégie de contournement qui verse, elle, résolument dans l’aporie du cynisme, tout en côtoyant le phénomène de l’émotion. Ne pouvant ni attraper les raisins, ni leur conférer réellement la caractéristique d’être trop verts, « je saisis cette âcreté du raisin trop vert à travers une conduite de dégoût. Je confère magiquement au raisin la qualité que je désire. Ici cette comédie n’est qu’à demi sincère. Mais que la situation soit plus urgente, que la conduite incantatoire soit accomplie avec sérieux : voilà l’émotion » (p. 45).
19L’émotion ne serait donc pas une simple comédie sans réel enjeu, mais une comédie sérieuse inscrite dans une situation urgente : Sartre aurait ainsi, dès la page 45, anticipé et annihilé le reproche de cynisme. On pourrait en effet en rester là… mais à condition de tenir pour acquis ce que Sartre devrait précisément démontrer, et non pas simplement affirmer. Et à condition de faire mine d’oublier que, sous la plume d’un auteur tel que Sartre, une erreur d’interprétation potentielle devrait être écartée une fois pour toutes, sans avoir besoin d’y revenir. Or, le thème de la comédie ne précède pas seulement la description concrète d’une première sorte d’émotion, à savoir la peur passive. Le même terme de « comédie », et le même contrepoint avec l’émotion, reviennent très exactement au terme de l’analyse des six formes d’émotion détaillées par l’Esquisse aux pages 45-50. Et ce pour distinguer, encore une fois, une véritable émotion d’une émotion simplement jouée, comme si la réaffirmation de cette différence était rendue nécessaire par le fait que la structure de l’émotion est semblable en tous points à celle d’une comédie frappée de cynisme, la sincérité mise à part — raison pour laquelle Sartre juge nécessaire de préciser une nouvelle fois, page 53 : « Il faut donc considérer que l’émotion n’est pas simplement jouée… ».
20Devant cette avalanche de dénégations, comment ne pas penser à la réplique de Suzanne à Figaro rappelée dans L’Être et le Néant : « Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort » ? L’aporie du cynisme hante l’Esquisse d’une théorie des émotions, et ce dans les termes exacts où nous la formulons. Lorsqu’il l’aborde pour la première fois, page 43, Sartre conteste l’assimilation de l’émotion à un jeu en arguant, d’une part, du caractère pathique de l’émotion (« nous y sommes acculés et nous nous jetons dans cette nouvelle attitude avec toute la force dont nous disposons » ; nous soulignons), et en essayant, d’autre part, de déjouer la claire conscience de son caractère fonctionnel, au prix d’ailleurs d’une entorse à sa propre théorie du cogito préréflexif (« cet essai n’est pas conscient en tant que tel, car il serait alors l’objet d’une réflexion »).
21Si notre lecture est exacte, Sartre ne peut pas se contenter de ces dénégations. Si véritablement l’émotion, telle que Sartre l’a décrite en insistant d’abord sur son rôle fonctionnel, menace de sombrer dans le cynisme, Sartre doit déjouer cette menace sur le fond : il doit y riposter en montrant que l’émotion n’a décidément rien d’une comédie. Or c’est là, très précisément, le mouvement qui s’amorce à la page 50 de l’Esquisse, au terme du passage en revue de six formes d’émotion : « Toutefois nous ne saurions nous contenter de ces quelques remarques. Elles nous ont permis d’apprécier le rôle fonctionnel de l’émotion, mais nous ne savons pas grand chose encore sur sa nature ». Sartre a donc bien, jusqu’ici, décrit l’émotion en faisant l’impasse sur sa nature spécifique : il l’a abordée en tant que rupture interne au sein de l’univers des conduites irréfléchies, comme une conduite finalisée alternative, sans rendre compte du caractère proprement ému de la conscience émotive. D’où ce qui apparaît, très clairement, comme un nouveau départ dans l’exposé, une nouvelle description, au risque de paraître opérer un virage à 180°.
22Pour résumer ce point au plus court, on peut avancer que le problème central de l’Esquisse ne réside pas dans la mauvaise articulation du corps et de la conscience : le problème réside dans la mauvaise articulation des différentes manières dont le texte articule le corps et la conscience.
23Jusqu’ici, le corps était actif, activé : il adoptait l’attitude, la gestuelle, la position, le rythme cardiaque, la respiration requises pour mener à bien la conduite incantatoire de l’émotion, pour faire naître le magique sous l’impulsion de la conscience. Dans la peur passive, l’évanouissement était « une conduite d’évasion » (p. 45). Dans la peur active, la fuite permettait de « nier l’objet dangereux avec tout notre corps […] en renversant la structure vectorielle de l’espace » (p. 46). Dans la tristesse passive, la pâleur, le refroidissement des extrémités, l’immobilité, permettaient de faire « en sorte que l’univers n’exige plus rien de nous », car dans les conditions qui ont provoqué la tristesse, nous ne voulons plus rien faire de lui, en lui : « Nous ne pouvons pour cela qu’agir sur nous-mêmes, que nous “mettre en veilleuse” », motif pour lequel « nous prenons naturellement la position repliée, nous nous “blottissons” » (p. 47).
24Ces quelques citations suffisent pour étayer le contraste qui va s’opérer à partir de la page 50 : voici désormais que, en décalage avec le finalisme de l’émotion et avec la soumission du corps à la fonction émotive, Sartre affirme, page 52, que « l’émotion est subie » (nous soulignons). Et il ne s’agit pas là d’un rectificatif local : de la page 52 à la page 55, Sartre multiplie les symptômes du caractère passif de l’émotion, ou, plus exactement, et de manière plus surprenante, du caractère passif de la conscience en situation d’émotion. Contre toute attente, nous voilà à présent incapables d’arrêter l’émotion à notre gré, nous sommes « envoûtés, débordés, par notre propre émotion » (p. 52) ; la conscience, cette fois, est « bouleversée », « elle souffre les qualités que [ses] conduites ont ébauchées » (p. 53), elle est « victime de son propre piège » (p. 54), elle est « captive » (p. 55) ; enfin, et, corrélativement, comme dans la description initiale du décentrement de la conscience au tout début de la section III, les objets et les entours reprennent le pouvoir, ils ne semblent plus constitués mais constituants, ou en tout cas envoûtants : « Les objets sont captivants, enchaînants, ils se sont emparés de la conscience » (p. 55).
25On sait que pour Merleau-Ponty, il manquait à L’Être et le Néant une théorie de la passivité. Faut-il considérer que c’est l’Esquisse d’une théorie des émotions qui en tient lieu ? Le texte peut donner à le penser, mais, à bien le lire, il n’y a pas matière à y voir une théorie satisfaisante de la passivité, pour diverses raisons dont nous n’en signalerons que deux.
26Il faut, tout d’abord, ne pas se laisser prendre aux roulements de tambour dont Sartre est coutumier. Quoi qu’il en dise pages 52-55, l’émotion n’est que très limitativement subie dans ce développement qui semble tramé de passivité. Ce que Sartre entend par subir, tout au long de ces quatre pages, ne remet en cause ni le rôle fonctionnel de l’émotion ni le rôle directeur de la conscience : l’apparente passivité du sujet sartrien, ici, se limite au fait de ne pouvoir stopper instantanément et à son gré le bouleversement émotif que la conscience a elle-même choisi d’initier. Ce que Sartre appelle subir se limite à devoir composer avec une sorte d’inertie du corps qui, une fois entré « dans un certain état » physiologique (p. 53), ne se laisse pas calmer à la demande : « On ne peut pas en sortir à son gré » (p. 52) ; « on peut s’arrêter de fuir, non de trembler » (p. 52) ; « mes mains resteront glacées » même si je me remets au travail (p. 53). En un mot, qui conclut presque le développement : « l’émotion tend à se perpétuer. C’est en ce sens qu’on peut la dire subie » (p. 55). Sartre, dans ce texte, est donc loin de faire droit à la passivité : il concède simplement que la conscience se piège elle-même par un certain retard du corps, mais il n’a pas renoncé à sa théorie fonctionnelle de l’émotion, qui fait d’ailleurs une réapparition explicite au bas de la page 53 : dans l’émotion comme dans l’endormissement, la conscience « se jette dans un monde nouveau et transforme son corps, comme totalité synthétique, de façon qu’elle puisse vivre et saisir ce monde neuf à travers lui ».
27Il faut, ensuite, se demander pourquoi Sartre, dans ces quelques pages, tente subitement de nous convaincre de la passivité de la conscience, et introduit une nouvelle modalité de la relation conscience-corps dans laquelle le corps, loin de se plier au choix de fuir dans un monde magique, contraint en quelque sorte la conscience à composer avec lui. La réponse ne fait aucun doute : Sartre insiste sur la profondeur et sur la force d’inertie du bouleversement corporel parce qu’il voit dans ce bouleversement la réponse à l’aporie du cynisme, le meilleur moyen de nous convaincre que l’émotion n’est pas une comédie. Et ceci n’est pas une interprétation : le lien entre les deux thèmes est explicite, revendiqué, et même doublement noué par Sartre. D’une part, il faut monter le bouleversement du corps en épingle parce que, reconnaît Sartre page 53, « sans ce bouleversement la conduite serait signification pure, schème affectif. Nous avons bien affaire à une forme synthétique : pour croire aux conduites magiques il faut être bouleversé ». D’autre part, le bouleversement physiologique ne dote pas seulement l’émotion d’une « matière » corporelle qui assure ce que Sartre appelle, page 52, « la qualité émotionnelle » de la situation : ce bouleversement s’accompagne d’une altération de la conscience non thétique (de) soi qui permet d’échapper définitivement à l’objection du cynisme en faisant valoir « un obscurcissement du point de vue de la conscience sur les choses » (p. 54). D’où cette conclusion, annoncée dès la page 52 : « Nous comprenons ici le rôle des phénomènes purement physiologiques : ils représentent le sérieux de l’émotion, ce sont des phénomènes de croyance ».
28Ce coup d’éclat rhétorique est aussi un coup d’éclat philosophique, car il anticipe le chapitre consacré à la mauvaise foi dans L’Être et le Néant, qui mettra en piste, surtout dans la section portant sur la foi de la mauvaise foi, un régime d’assertion qui se tient en deçà du vrai et du faux, du discours et de la pensée. Mais, malgré ses percées et ses fulgurances — auxquelles nous n’avons pas rendu justice dans ces pages —, le texte de l’Esquisse ne permet pas de savoir si Sartre lui-même adhérait à sa théorie, ni de savoir à quels types de passages il faut laisser le dernier mot. Tout le final de l’Esquisse, que nous devons laisser dans l’ombre ici, propose d’autres ripostes encore à l’aporie du cynisme, et renoue avec un primat de la transcendance qui était sérieusement menacé dans les pages sur le rôle fonctionnel de l’émotion. Mais à quel Sartre se fier, en définitive ? On peut se réjouir de la réévaluation des bouleversements corporels aux pages 52-55 de l’Esquisse, et de la contribution du corps à une croyance antéprédicative. Mais quand Sartre, dans le chapitre de L’Être et le Néant sur la mauvaise foi, revient sur l’exemple de la tristesse passive, il prend cette émotion et ses manifestations corporelles comme emblème de l’impossible sincérité du pour-soi, et il régresse bien en deçà de la percée de l’Esquisse vers la passivité de la conscience. Dans ce chapitre de 1943, la conscience a repris son pouvoir, et le corps a perdu son inertie : il suffit qu’un étranger me dérange dans ma tristesse, « et je relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse, sinon que je lui donne complaisamment rendez-vous tout à l’heure, après le départ du visiteur »6 ? Le seul facteur qui donnait à l’émotion une certaine passivité dans l’Esquisse, à savoir l’inertie du corps qui m’empêchait de faire cesser mon désordre émotionnel à volonté, vole ainsi en éclats, comme si Sartre n’y avait pas réellement cru. Décidément, il est difficile de croire que l’Esquisse d’une théorie des émotions signe la conversion de Sartre au thème de la passivité.