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- Volume 8 (2012)
- Numéro 1: Le problème de la passivité (Actes n°5)
- Les promesses de la perception. La synthèse passive chez Husserl à la lumière du projet de psychologie descriptive brentanienne
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Les promesses de la perception. La synthèse passive chez Husserl à la lumière du projet de psychologie descriptive brentanienne
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Mais il est en général dans la nature de la phénoménologie de pénétrer, par couches successives, de la superficie dans les profondeurs (Husserl, Chose et espace, p. 33).
Introduction
1Le but du présent essai est de montrer la différence entre la phénoménologie descriptive et la phénoménologie transcendantale en ce qui concerne la perception et la constitution du sens objectif de l’expérience. La conception générale qui anime notre travail peut être caractérisée comme « néo-brentanienne ».
2Nous ne visons pas à une exposition complète de la théorie de la synthèse passive telle qu’elle est développée principalement dans le volume XI des Husserliana1. Notre but n’est pas de faire un résumé de cette doctrine2, mais d’en comprendre certains points critiques.
3Ce que Husserl appelle « la sphère de la passivité » (der Sphäre der Passivität)3 est en fait un titre générique pour une série de problèmes particulièrement riches. Elle fait écho aux thèmes centraux de la phénoménologie husserlienne : la structure du remplissement, le rapport entre représentations vides et représentations intuitives, le rapport entre sens et intuition, la constitution de l’objet, la genèse de nos concepts et finalement le continu perceptif et son unité. Comme la passivité au sens qui nous intéresse recouvre un champ plus large que les concepts de synthèse passive et d’intention passive, nous nous bornerons à interroger seulement certains passages de l’œuvre husserlienne, notamment les recherches sur la constitution dans les Ideen II (Hua IV) et le cours sur les synthèses passives (Hua XI). Il faudra rappeler que, s’étendant de la VIe Recherche logique — le sensible et l’intelligible, le rapport entre la réceptivité et la spontanéité — et la découverte du concept de monde de la vie (Lebenswelt), la question de la passivité est, au fond, quelque chose qui traverse comme un fil conducteur toute l’œuvre de Husserl. Toutefois, malgré l’attention accordée par Husserl à la passivité de la conscience, nous voudrions suggérer dans ce travail que (1) son idée de la pensée humaine n’est rien d’autre que l’idée d’une expérience qui, en tant que remplissement du sens, est nécessairement liée à l’activité de l’esprit ; (2) et que cette idée n’est pas seulement une abstraction de ce que nous appelons « expérience », mais qu’elle empêche une véritable description des actes de conscience par rapport au réel, le réel n’étant jamais quelque chose que le sens peut saisir dans sa totalité4. Dans l’optique husserlienne, la raison présente une aspiration à l’unité5 que notre perception semble incapable de satisfaire. La transformation transcendantale de l’intentionnalité brentanienne implique une relation au réel telle qu’elle porte en elle, dans sa structure, un sens implicite. La possibilité de saisir ce sens « caché » dans les profondeurs des actes mentaux est précisément ce que nous allons mettre en question dans le présent essai.
I. La passivité du point de vue de l’objet
4Pour certains philosophes, la texture de notre expérience est un mystère à expliquer. Comment fait-on l’expérience du monde et de nous-mêmes de manière objective ? Quels sont les critères qui fixent d’abord la possibilité de cette objectivité ? Quelles sont les règles ? La réponse à ces questions constitue le noyau des problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance. Au fil du temps, cette question a connu différentes réponses. Selon certains, le seul fondement de l’objectivité est à chercher dans les données sensorielles, qui sont l’unique moyen de relier l’esprit au monde. Selon d’autres, il faut chercher ce fondement dans notre entendement, le seul garant de l’universalité de nos connaissances. D’autres encore l’ont cherché dans le rapport correct entre les deux. Ainsi, semble-t-il, pour expliquer le fondement de notre connaissance, il faut commencer par expliquer sa genèse. Les recherches husserliennes sur la synthèse passive envisagent le même but, le philosophe cherche à y montrer les conditions mêmes de notre expérience par une analyse génétique de nos pensées en tant qu’actes objectivants. Husserl — il faudra le souligner — ne s’intéresse pas, ici, à la description de l’expérience subjective et à sa structure psychologique. Son but est d’élucider l’essence (Wesen) de l’expérience en général. La question qu’il se pose — et qu’il s’est posée toute sa vie durant — est la suivante : Qu’est-ce qu’une expérience ? La première difficulté, cette question, concerne l’usage du verbe « être ». Il s’agit en effet de déterminer le phénomène « expérience » pris dans sa généralité catégorielle par la constitution de l’objet purement intentionnel.
5En conséquence, la question de la passivité synthétique chez Husserl ne concerne pas les fondements de la logique mais plutôt ceux de l’ontologie, car l’on fait bien l’expérience de quelque chose. Similaire à l’acte de prédication, l’expérience dit quelque chose sur quelque chose sans pour cela avoir un contenu de vérité. Nous allons y revenir. Par suite, les leçons sur les synthèses passives, d’après nous, ne sont a fortiori nullement psychologiques, mais elles manifestent exemplairement le travail de transformation du concept d’intentionnalité en un dispositif transcendantal, exploité par Husserl en vue d’expliquer la formation dans la conscience du quelque chose en tant qu’objet. Comme on sait, l’intentionnalité des Ideen I (1913) n’est plus, comme chez Brentano, la relation entre l’acte et l’objet, mais plutôt celle entre le noème et la noèse. Les leçons sur la synthèse passive s’inscrivent dans cet horizon, elles marquent le passage d’une interprétation réaliste de l’intentionnalité d’origine brentanienne, qui s’appuie sur le principe selon lequel l’esprit ne peut rien sans un lien avec le monde, à sa version transcendantale, qui autonomise la conscience par rapport au monde par la structure noético-noématique. Pour Husserl, les objets réels et les objets idéaux partagent le même genre : le concept d’Etwas. Bien entendu, le quelque-chose possède bien une autonomie ontologique et une indépendance métaphysique relativement à l’acte cognitif dirigé vers lui. Mais c’est précisément cette autonomie que Brentano ne peut pas accorder à quelque chose qui n’existe pas au sens véritable du mot, tandis que, pour Husserl, il s’agit d’élargir le concept d’être en articulant le réel à l’irréel. De cette manière, Husserl relit l’intentionnalité brentanienne par un mouvement transcendantal interne à l’acte objectivant. Il cherche à établir une relation d’égalité entre le réel qu’on rencontre dans le monde donné par l’intuition et l’irréel en tant qu’objet propre de l’intention de la pensée encore vide. Husserl transforme ainsi le concept de « transcendantal » de la tradition kantienne en précatégorial, d’une façon qui sera développée ensuite par l’ontologie du Dasein de Heidegger par une mise en avant de la temporalité.
6C’est pourquoi la question au centre de ces recherches n’est pas la structure psychologico-génétique prélogique de la dimension perceptive sur laquelle les opérations logiques seraient enracinées, par exemple les actes de négation, de doute, de souvenir, et en général tout acte qui montre une discontinuité dans le continu perceptif. Elle concerne beaucoup plus la genèse du concept d’objet et les fondements d’une théorie de l’objet ou ontologie. Comme l’a bien souligné son élève Roman Ingarden, l’idéalisme transcendantal de Husserl aboutit à la tentative de comprendre « le monde réel et les éléments qui le composent comme des “objets” purement intentionnels dont le fondement d’être et de détermination réside dans les profondeurs de la conscience pure constituante »6.
7Ainsi, la phénoménologie s’éloigne définitivement du purement descriptif au sens brentanien en ralliant les philosophies de la conscience pure qui, dans le sillage de Kant et Fichte, cherchent la réponse à la question de l’objectivité dans la capacité réflexive du moi7.
II. Qu’est-ce que la passivité ?
8La synthèse passive fait son apparition avec le nom de « synthèse esthétique », à savoir sensible (aesthetische [“sinnliche”] Synthesis), au début des Ideen II8. Elle s’oppose à la synthèse catégoriale, laquelle nous permet d’avoir des objets catégoriaux. Mais, écrit Husserl,
l’unité de l’objet ne présuppose pas nécessairement ni partout une synthèse catégoriale, donc ne l’inclut pas non plus dans sons sens. Ainsi toute perception pure et simple de chose […] nous ramène en arrière en ce qui concerne l’intentionnalité, elle requiert de nous des considérations singuliers, des parcours singuliers, des passages à des séries perceptives qui, certes, sont englobées dans l’unité d’une thèse continue, mais cela manifestement de telle sorte que la pluralité des thèse singulières n’est nullement unifiée sous forme d’une synthèse catégoriale. Ce qui confère l’unité à ces thèses singulières, c’est une synthèse d’une tout autre espèce : nous la nommerons la synthèse esthésique [sic]. Si nous essayons de les délimiter l’une par rapport à l’autre, dans leur particularité, nous trouvons comme premier trait différentiel que la synthèse catégoriale en tant que synthèse est un acte spontané, ce que par contre la synthèse sensible n’est pas9.
9Elle est donc bien passive. Et la fonction d’une telle forme de synthèse « doit être suivie dans différentes couches ». La question tourne autour de la nature de l’intuition. La question de la passivité a son origine dans le cours Chose et espace de 1907, où Husserl nous donne une première théorie de la perception en vue d’une « future phénoménologie de l’expérience ». Il va sans dire que les recherches sur le temps, l’espace, la perception constituent le dossier de l’esthétique transcendantale husserlienne, à savoir les conditions sensibles a priori de notre expérience.
10Or, chacun reconnaîtra aisément que, sans perception, nous ne pouvons pas connaître notre monde. « L’expérience donatrice originaire est la perception, prise au sens habituel du mot »10. Pourtant, au début de ses leçons sur les synthèses passives, Husserl affirme que la perception externe prétend faire quelque chose que, par essence, il lui est impossible de faire11. Ce principe d’inadéquation de la perception était déjà énoncé dans les Ideen I et il est bien le postulat théorique qui guide toute théorie transcendantale de la perception. Il convient de s’arrêter un instant sur ce point, afin d’expliquer le lien de la perception inadéquate à l’unité du sens recherchée. Une certaine lecture scolastique de la phénoménologie veut que la chose dans la perception soit perçue par phases successives au sens où elle serait d’abord déconstruite pour ensuite être réunifiée dans la conscience. Mais c’est là une mauvaise interprétation de la théorie de l’Abschattung. D’ailleurs, Husserl lui-même rappelle dans les Ideen I qu’il s’agit d’un erreur d’interprétation. On perçoit bien la chose elle-même dans son unité.
La chose est l’objet de notre perception en tant qu’elle « s’esquisse », ce caractère s’appliquant à toutes les déterminations qui « tombent » en chaque cas dans la perception de façon « véritable » et authentique. Un vécu ne se donne pas par esquisses. […] Cette conscience est conscience d’une unique chose perçue qui apparait avec une perfection croissante, en présentant des faces toujours nouvelles et selon des déterminations toujours plus riches […]. C’est donc une erreur de principe de croire que la perception (et à sa façon toute intuition de type différent portant sur la chose) n’atteindrait pas la chose même12.
11Or, la question de la perception d’une partie cachée ou absente d’un objet ne concerne pas la description d’une opération strictement psychologique, ni davantage la question du rapport entre le conceptuel et le non-conceptuel. La perception d’une chose comme unité de forme et de matière concerne l’articulation entre le réel et l’intentionnel. Ce conflit entre la présence d’un monde et le sens à lui donner ne se borne pas à la question assez limitée de la synthèse passive, il est la véritable dialectique interne de la phénoménologie même. Sans doute, la phénoménologie se présente parfois comme une philosophie de la connaissance où le rôle de la perception et de la sensibilité est un élément capital et irréductible. Mais d’un autre côté, Husserl s’est approprié la notion d’intentionnalité de l’esprit comme un fait central de la connaissance humaine, en soutenant, par conséquent, une théorie intentionnaliste de la perception. Ainsi la théorie phénoménologique de la perception — s’il y en a une — semble tendre naturellement vers le conceptualisme. Cependant, en dépit d’une opinion très répandue, l’adjectif « intentionnaliste », dans le contexte phénoménologique, ne signifie pas forcément « conceptualiste ». La distinction entre une phénoménologie descriptive et une phénoménologie transcendantale concerne notamment la possibilité d’une théorie intentionaliste de la connaissance sensible à l’abri d’un « conceptuel illimité ». Par là, une activité « intentionnelle » implique simplement une participation de la conscience à notre perception du monde. Certes, pour ceux qui identifient « conscience » et « concept », par exemple Hegel, toute activité de la conscience implique une activité conceptuelle. Mais — et il faudrait toujours le rappeler — la reprise de l’intentionnalité chez Brentano était précisément dirigée contre l’idéalisme de son époque, à savoir contre l’idée que toute chose donnée dans notre expérience est déjà forgée par notre vie noétique. En outre, Brentano et son école rejettent le monisme, à savoir l’idée que l’expérience humaine est quelque chose de saisissable par un sens d’unité, de totalité fermée qui se refléterait dans un système philosophique déduit d’un seul principe.
12À son début, la phénoménologie est donc une théorie de la connaissance anti-idéaliste où l’objet est quelque chose de soigneusement distingué de l’acte mental, une philosophie qui se présente donc comme une philosophie du particulier et d’un réel stratifié. Même les vécus (Erlebnisse) dont parle Husserl ne sont rien d’autre que des particuliers13. C’est pourquoi « l’intentionnalité requiert de nous des considérations singulières, des parcours singuliers, des passages à des séries perceptives »14. C’est aussi la raison pour laquelle l’intuition a un rôle si remarquable dans la théorie de la connaissance de Brentano, qui soutient la thèse générale que tout concept a sa genèse dans l’intuition. Ce principe brentanien est également à la base de la phénoménologie husserlienne, où « origine dans l’intuition » ne signifie rien d’autre que le célèbre retour « aux choses mêmes »15. Mais l’intuition, chez Brentano, est toujours l’intuition d’un individu concret, d’une chose (Ding). L’idée husserlienne d’intuition d’essence et son opposition entre « fait » et « essence » sont, dans la perspective brentanienne, dépourvues de sens. La conséquence la plus remarquable de ce réalisme radical d’origine aristotélicienne est que toute théorie de la connaissance fondée sur l’idée d’une conscience sans un objet dont elle est consciente — une conscience pure, ou ego transcendantal — est vide de sens. Ou encore, comme nous préférons dire, la conscience pure est une catégorie non descriptive. La tentative de Husserl est de dégager la conscience de son ancrage au monde et, ainsi, d’avoir enfin une théorie de la conscience sans un monde « visé ». Tel est le noyau conceptuel des recherches contenues dans les Ideen I (1913), et tel est aussi le défi du tournant transcendantal que Husserl a imposé à la phénoménologie : la possibilité d’un découpage de la conscience et de sa description pure par le surgissement de la notion de noème qui amène une enquête sur les conditions a priori par lesquelles on reconnaît les particuliers et leur relations aux essences. La différence entre phénoménologie descriptive et phénoménologie transcendantale, à ce niveau, ne renvoie donc pas sans plus à la question de l’existence du monde externe, ou au rapport entre le conceptuel et l’intuitif, puisque l’une comme l’autre sont des philosophies de l’intuition. Cette différence concerne le lieu propre de la fondation de l’acte et de son rapport à l’objet. Husserl dégage une structure fondamentale commune à tout objet sans tenir compte de leur existence. La nature de l’essence (Wesen) en tant que telle dépasse le réalisme et l’idéalisme ; l’essence est un irréel (Nicht-Reales)16. La description de cette structure sera la tâche d’une « ontologie phénoménologique». C’est la raison pour laquelle la perception et la synthèse passive, avec la temporalité, forment le champ de l’ontologie matérielle. Cette couche anté-prédicative de l’expérience précède l’ontologie formelle, c’est-à-dire la théorie du quelque chose en général et de sa forme, de ses modifications possibles, la doctrine donc des concepts d’objet, de propriété, de relation, de pluralité, etc. Plus fondamentale, l’ontologie matérielle a trait à l’a priori synthétique par lequel Husserl envisage d’expliquer le moment génétique de la constitution de l’objet, qu’il soit réel ou idéal. C’est pourquoi l’objet intentionnel présente une structuration propre fondée dans la conscience. De cette manière, Husserl, en décrivant le caractère de pure intentionnalité, se donne les moyens d’étudier les structures essentielles — aussi bien formelles que matérielles — et le mode d’être même de l’objet réel. La conséquence de ce geste est que l’objet réel va être fondé sur l’objet intentionnel, de façon que le concept d’objet en général va délimiter le champ du réel. En somme, je dois savoir ce qu’est un objet avant de lui attribuer la réalité ou l’idéalité. Dans ce cas, il est manifeste que le réel devient une propriété de l’objet qu’il peut acquérir ou perdre tout en restant dans son statut d’objectité. Au contraire, chez le dernier Brentano, ce qui est premier pour nous, c’est le réel, non pas l’objet. Il faut d’avance définir le réel pour ensuite dire s’il s’agit ou non d’un objet, et s’il n’est pas un objet réel, il faudra bien le chasser du champ des entia au sens étroit et le confiner dans les limbes des ficta. D’après Brentano, un objet irréel — ou idéal — n’est pas un objet ; il n’est rien. Tel est le cadre conceptuel où la théorie de la synthèse passive s’inscrit. En vue de délimiter plus précisément notre objet, le mieux est de partir d’un exemple illustrant les rapports entre les moments singuliers et les diverses couches de l’expérience décrits par Husserl.
13Dans l’introduction à ses Essais d’iconologie (1939), Erwin Panofsky, afin d’expliquer l’objet de cette science, fait une distinction très intéressante entre d’une part la signification d’une œuvre d’art et, d’autre part, sa forme (Gestalt). Je voudrais attirer l’attention sur l’exemple assez phénoménologique choisi par Panofsky :
Supposons qu’une personne de ma connaissance, rencontrée dans la rue, me salue en soulevant son chapeau. Ce que je vois d’un point de vue formel n’est autre que la modification de certains détails au sein d’une configuration participant au type général de couleurs, lignes et volumes qui constitue mon univers visuel. Quand j’identifie (et je le fais spontanément) cette configuration comme un objet (un monsieur) et la modification de détail comme un événement (soulever son chapeau), j’ai déjà franchi le seuil de la perception purement formelle pour pénétrer dans une première sphère de signification (ou sujet)17.
14Panofsky fait la distinction entre deux types de signification : la signification de fait et la signification expressive. Elles peuvent toutes deux entrer sous une même classe que Panofsky appelle la « classe des significations primaires ou naturelles ». Il y a encore deux classes de significations : celle conventionelle et celle symbolique. En poursuivant, l’iconologue observe : « Toutefois, quand je prends conscience que soulever son chapeau équivaut à saluer, j’accède à un domaine tout différent d’interprétation »18. Lorsque j’interprète le fait de soulever le chapeau comme une salutation polie, je reconnais en lui une signification que Panofsky appelle « secondaire ou conventionnelle ». Par contre, la signification symbolique se manifeste par le fait que cette forme de salut est propre au monde occidental, « c’est une survivance de la chevalerie médiévale ». La signification de ce type peut être appelée « intrinsèque » ou tout simplement « contenu » de la perception ; elle relève de l’essence, alors que les significations primaires et secondaires sont du domaine de l’apparaître. Dans les limites d’un acte isolé (une salutation polie) tous ces facteurs ne se manifestent pas de façon exhaustive, mais n’en sont pas moins « présents au titre de symptômes »19. Il y a donc une manifestation visible d’un sens intelligible par des strates de la signification. L’iconologie de Panofsky s’intéressera à ce « sens intelligible » de l’œuvre d’art qu’il interprétera, par l’intermédiaire de Cassirer, comme forme symbolique capable d’exprimer toute une Weltanschauung ; notre exemple s’arrête donc là. Mais il nous suggère quelque chose d’assez proche des couches de l’expérience dont parle Husserl.
Nous sommes de façon naturelle tournés vers le « monde extérieur » et, sans quitter l’attitude naturelle, nous nous livrons à une réflexion psychologique portant sur notre moi et son vécu. Absorbons-nous, exactement comme nous le ferions si nous ne savions rien du nouveau type d’attitude, dans l’essence de la « conscience de quelque chose » ; c’est en elle que nous prenons conscience, par exemple, de l’existence des choses matérielles, des corps, des hommes, de l’existence d’œuvres techniques et littéraires, etc. Suivons notre principe général selon lequel chaque événement individuel a son essence qui est susceptible d’être saisie dans sa pureté éidétique et qui, sous cette forme pure, doit faire partie du champ d’application d’une science éidétique possible. Dans ces conditions le fait naturel de caractère universel que j’énonce en disant « je suis », « je pense », « j’ai un monde en face de moi », etc., comporte lui aussi son statut éidétique ; c’est de lui exclusivement que nous allons maintenant nous occuper20.
15L’homme que je rencontre dans la rue avec son chapeau n’est qu’un fait singulier, il manifeste ce que Husserl appelle « la facticité du monde naturel ». La structure fondamentale de ce geste ne réside pas dans les pensées internes de cet homme, comme le voulait le psychologisme. La signification de ce geste est indépendante du contenu de sa pensée. Il manifeste un sens qui transcende le geste d’ « attitude naturelle » (le fait de soulever le chapeau) en montrant « un salut poli » et même, dans la couche successive du signe, le résidu d’une culture désormais disparue, probablement un contenu inconnu à cet homme et qui ne dépend pas par ailleurs de sa conscience. Husserl introduit une distinction similaire à celle de Panofsky dans la première Recherche logique, où il identifie des couches du signe en vue d’introduire à la nature de la signification. Il distingue alors entre les sons articulés (Wortlaute) de la voix et le sens qu’ils expriment, qui en est indépendant. La distinction entre la couche des unités phoniques, la couche des unités de signification et la couche des objets corrélés à ces significations, dont la structure essentielle est interrogée dans la cinquième Recherche consacrée à l’intentionnalité, constitue l’ancrage de l’acte de synthèse. La synthèse, depuis Kant, permet l’unité de sens dans la conscience des expressions humaines. Or, si le sens est véhiculé par l’intentionnalité, quel est précisément le rapport entre la passivité et le sens ? C’est là le point décisif de la théorie de la passivité, et Husserl le souligne dans les Ideen II :
Ce n’est que par une conversion du regard théorique ou un changement de l’intérêt théorique qu’elles [i.e. les couches] passent du stade de la constitution pré-théorique à celui de la constitution théorique ; les nouvelles couches de sens entrent dans le cadre du sens théorique, c’est un objet nouveau, ou encore visé selon un sens nouveau et plus authentique, qui est alors objet de la saisie et de la détermination théorique dans des actes théoriques nouveaux. […] Par rapport à ces actes d’un niveau plus élevé [...] les objectités catégoriales constituées par des actes théoriques antérieurs sont des prédonnées21.
Se tourner vers un son, cela ne peut naturellement pas revenir, au plan de la genèse, à se tourner vers un objet-son constitué, il faut seulement qu’il y ait une sensation de son, laquelle n’est pas une appréhension ou une saisie objectales ; dans l’autre cas, par contre il faut qu’il y ait une constitution originaire de l’objet-son, qui préexiste comme conscience pré-donatrice, ou plutôt une conscience qui n’est pas à proprement parler pré-donatrice, mais qui appréhende justement déjà de façon objectale22.
16Cette conscience « qui appréhende déjà de façon objectale » sans pour cela être donatrice de sens, c’est la conscience synthétique passive. C’est la perception interne qui nous donne l’objectualité. Ainsi, ce monde de l’intériorité transcendantale n’est que le monde des origines de nos pensées objectives. C’est la possibilité de cette unité dans la conscience de l’objet perçu qui est le véritable enjeu de la passivité. La perception a pour caractère fondamental la synthèse, elle est essentiellement un acte synthétique.
17Husserl observe, à propos de la conscience du temps :
Si nous dirigeons notre regard sur la teneur successive de cette durée, sur ce qui la remplit à nouveau d’instant [Zeitpunkt] en instant, nous avons par exemple, pour le son qui dure, les phases momentanées de son retentissement, du processus sonore, phases qui sont toujours nouvelles, et dont le contenu est tantôt changeant, tantôt similaire. Selon le cas, le son lui-même est à chaque fois qualifié de changeant ou de non changeant. Que doit-on donc exiger principiellement à présent pour qu’un tel son identique, et ainsi l’objet temporel en général comme processus un s’étendant à travers la durée, puisse être donné comme original, comme conforme à la perception ? Comment une telle perception doit-elle nécessairement être constituée ? Chaque perception, tout comme chaque vécu est là également et nécessairement pour la conscience et son sujet, est quelque chose de saisissable, dans une réflexion possible23.
18Cette « réflexion possible » s’appuie sur l’activité synthétique du moi. Or, la différence entre Husserl et Brentano concerne notamment la nature de cette réflexion : interne et empirique chez Brentano, interne mais transcendantale chez Husserl. C’est précisément ici que ressort la difficulté d’une mise en dialogue entre les deux phénoménologies. Pour le phénoménologue transcendantal, la synthèse passive ancre le sens aux structures « cachées » de la conscience, tandis que, pour le phénoménologue descriptif, le fondement du sens se plonge dans les choses et leur structures réelles. La perception interne, chez Brentano, n’est que ce qui est capable de se représenter un concept — comme celui de beauté — en cherchant ses racines dans l’intuition concrète — les choses belles. Au contraire, chez Husserl, la conscience transcendantale a sa vie propre qui s’exprime par une structure réflexive. Elle n’est qu’une faculté au sens de la Kraft, elle a un pouvoir actif sur nos pensées. Les actes catégoriaux sont introduits par des conversions du regard propres à la visée spécifique qu’on peut considérer « comme un type particulier de “réflexion” »24.
19En s’interrogeant sur la constitution du concept d’objet et donc sur les fondements de l’ontologie, il arrive que la chose existe en tant que complément du sens de manière que la genèse du concept d’être est retrouvée par des opérations de la conscience. Ainsi, les actes intentionnels interviennent pour compléter l’acte perceptif inadéquat, comme si le monde avait toujours besoin de quelque chose qui l’explique, comme si le réel ne se suffisait pas à lui-même. Malgré l’apparence empirique, ces recherches génétiques sont donc un geste de réduction à la conscience de l’objectivité de la perception et de la matière de l’expérience, un geste qui s’explique par le fait que l’acte de perception est un acte de connaissance, à savoir un acte qui implique une vérité ou une fausseté par rapport au monde. Car d’après Husserl, on l’a vu, la perception n’est jamais dans les conditions de dire seule quelque chose de sensé sur le monde. La solution adoptée par Husserl pour justifier « l’origine de l’erreur » est celle de l’intervention d’un acte de visée (Meinungsakt) de type noétique qui permet la plénitude du remplissement intuitif et la genèse du concept d’objet. L’acte noétique corrige l’expérience fausse tout en adaptant le monde à l’esprit. Afin de présenter plus aisément ma lecture, il ne sera pas inutile de commenter certains passages étroitement liés au problème de la structure de l’objectivation par la synthèse passive.
III. L’acte passif
20Le thème de la passivité dans la phénoménologie montre donc précisément la nécessité d’introduire dans la description philosophique la possibilité d’une conscience de soi, de l’aperception transcendantale, le pivot de tout idéalisme transcendantal. Cette exigence s’appuie sur la thèse selon laquelle il faut qu’il y ait une unité entre les membres d’une série d’expériences de manière que ces expériences puissent constituer l’expérience d’un seul monde objectif et d’un seul moi objectif. La connexion nécessaire entre les expériences, comme Husserl l’avait écrit dans les Prolégomènes à la logique pure, est précisément l’idéal de la science. Si je peux reconnaître dans cette série une unité, une organisation, je peux reconnaître à la fois l’unité du monde et l’unité du Moi, le sujet de cette totalité d’expérience. Mais le sens de cette unité de notre expérience, donnée par l’activité de la synthèse, exige une métaphysique moniste, c’est-à-dire une théorie du réel pris comme une unité capable d’être saisie par une conscience non empirique, étant donné que cette unité du monde est au-delà de notre expérience sensible. Le sens de cette unité est donc à saisir dans l’unité transcendantale de l’aperception. Cette idée est à la base du tournant idéaliste de Husserl.
21Souvent Husserl accuse Brentano de n’avoir pas reconnu les progrès accomplis par la phénoménologie par rapport à sa psychologie descriptive. L’argument du progrès en philosophie est la première manœuvre d’un geste qui vise à séduire plus qu’à expliquer, et il faudrait s’en méfier. Par contre, il nous semble qu’on peut reprocher à Husserl d’avoir, en dépit de ses subtiles analyses sur la perception sensible, manqué la question centrale : l’essence d’une chose est la réalité de cette chose, par exemple la sphéricité est l’essence de la sphère. Mais l’essence actuelle de quelque chose de réel et actuel est-elle quelque chose de réellement actuel ? Existe-il, à la fois, la sphère et sa sphéricité ? Selon la position de Brentano, la réponse à cette question est négative, le concept de sphéricité s’appuie sur l’intuition de la sphère. Au contraire, la réponse de Husserl semble positive, quand il parle d’un acte objectivant — ou, comme il dit aussi, d’un acte d’un sujet « objectivant » —
qui saisit et pose sur le mode de l’être ... une objectité (Gegenständlichkeit) dotée du sens chaque fois concerné, et, en outre, la détermine éventuellement par une prédication et un jugement dans des synthèses explicatives. Mais c’est dire alors que l’objectité en question se trouve déjà constituée dans la conscience, avant de tels actes théoriques, par certains vécus intentionnels25.
22Le concept central ici est celui de pré-donné, ou d’acte pré-donateur (vorgebende) du sens, ou encore de vécu intentionnel pré-donateur. Que signifie « pré-donateur » ? On a affaire ici à l’essence même de la synthèse passive, à savoir, fondamentalement, à la possibilité d’une pré-donation (Vorgegebenheit) du sens. Mais qu’est-ce qui est pré-donné ? Il y a une seule réponse possible à cette question : ce sont les conditions du sens. La visée « ne traverse que les actes qui sont donateurs de sens (sinngebend) ». Au § 21 de Hua XI, Husserl affirme ainsi :
L’acquis nouveau et propre de la synthèse de la vérification est premièrement, résultant finalement de la transformation synthétique, le recouvrement de la représentation fonctionnant comme intention avec l’expérience du soi correspondante par lequel le vide acquiert le plein de son soi. Dans le recouvrement, conscient en tant que résulté, ce qui est visé s’identifie en tant que sens et ce sens montre à présent dans leur union le double mode du soi non rempli et du soi plein, et cela avec la caractéristique de la « visée vérifiée », à savoir celle de la saturation résultant d’un procès26.
23D’après Husserl, le réel se compose en deux parties : une partie actuelle (la perception en chair et en os) et une partie potentielle (qu’il rattache à la notion de présentification). De manière générale, on peut exprimer la doctrine husserlienne ainsi : l’unité de l’objet et son identité émergent par la conscience. C’est l’intentionnalité qui constitue les conditions du sens et du concept d’objet. La conscience est ce qui donne sens au monde. Autrement dit, « la nature est ce qui existe pour le sujet théorique »27. Pour Husserl, et pour la phénoménologie transcendantale en général, on peut comprendre seulement ce qui est déjà donné dans la conscience. Il me semble que cette interprétation se trouve corroborée par les textes mêmes.
Bien entendu, les pré-données d’actes, quels qu’ils soient, relevant d’une attitude théorique, peuvent ne pas toujours renvoyer aux actes théoriques où elles prennent leur source. Nous parvenons ainsi, dans chaque cas, à des objectités prédonnées qui ne prennent pas leur source dans les actes théoriques, mais qui se constituent dans des vécus intentionnels qui ne leur fournissent rien des formations logico-catégorieles28.
24Husserl nous donne comme exemple de synthèse passive un remplissement partiel, dans la première section de son cours consacrée à la modalisation (aux modes) et, plus précisément, au mode de la négation29. Le concept central est ici celui de déception (Enttaüschung) de la croyance perceptive (Wahrnehmungsglauben). La négation qui se manifeste comme déception est une variation dans l’ordre de la construction de l’objet continu perceptif ou, tout simplement, du continu perceptif (évidemment, la question concerne aussi la constitution de l’objet temporel, mais nous ne nous embarquerons dans cette voie). Voici l’exemple cité par Husserl :
Chaque phase de perception se présente (stellt sich dar) comme un système de rayons d’intentions d’attente actuelles et potentielles. Dans le déroulement continuel des phases et dans le cas normal de la perception, dans ce que l’on nomme habituellement tout simplement la perception, a lieu un procès continuel d’excitation (Erregung) actualisante, puis de remplissement continu d’attentes dans lequel le remplissement est toujours aussi détermination plus précise. Car, nous avons aussi, comme contre-événement possible du remplissement d’attentes, la déception. […]. Que se passe-t-il maintenant, si dans le procès — peu importe qu’en lui se soit constitué conformément à la perception un objet inchangé ou se changeant — la déception entre en scène au lieu du remplissement ? Par exemple, on voit une boule uniformément rouge ; sur un trajet, le déroulement perceptif s’est justement écoulé de telle manière que cette appréhension s’est remplie de façon concordante. Mais à présent dans la progression, une partie du côté arrière qui a été caché se montre peu à peu et à l’encontre de la préfiguration originelle dans le sens qui était ici : « uniformément rouge, uniformément sphérique », entre en scène, décevant l’attente, la conscience du « autrement » : « non pas rouge mais vert, non pas sphérique mais bosselée » : tel est à présent le sens30.
25« Nous étudions ici à quoi ressemble originellement le phénomène de l’ “autrement”, de la “suppression” (Aufhebung), de la nullité ou de la négation31 ». Le concept d’Aufhebung, ici, est central. Cette notion se rattache au verbe aufheben, « enlever pour conserver », ou, plus littéralement, « poser quelque chose plus haut ». Tel est précisément le sens que Husserl, au-delà de Hegel, veut souligner ici : « Le conflit se situe entre une croyance et une autre, croyance à la teneur du sens et au mode d’intuition de l’une avec la teneur de l’autre dans son mode d’intuition »32.
L’intention vert entrant en scène contre l’intention « de rouge » ne change rien à celle-ci pour autant qu’elle reste encore consciente comme intention de « rouge ». Entre en scène à présent le caractère de conscience d’une <intention> « supprimée », « non valide ». De la même manière nous pouvons dire : dans un tel contraste, toute perception normale, celle dans laquelle n’est pas encore entré en scène un événement tel qu’une déception ou des événements semblables, a le caractère d’une conscience de validité. Mais si nous comparons relativement à la teneur de sens, la conscience inchangée et d’autre part la conscience changée par l’entrée en scène du biffage, nous voyons que l’intention s’est certes transformée, mais que le sens objectif reste, après le biffage, encore le même, mais seulement comme biffé. La teneur de sens et sa modalisation d’être se désagrègent donc : d’un côté elle a le mode de la concordance simple, incontestée, de l’autre celui de la contestation et du biffage33.
26Il est probable que Husserl a à l’esprit la figure logique du modus tollendo tollens et la négation du conséquent (puisque l’antécédent d’une implication engendre le conséquent, la négation du conséquent implique celle de l’antécédent) :
27P => Q
28non-Q
29______
30non-P
31Qu’on lit : si P alors Q , non-Q, donc non-P. Imaginons d’avoir en face un ballon rouge. On peut donc penser : « le ballon est rouge ». Si le ballon est rouge, alors chaque partie du ballon est rouge. Toutefois, en tournant autour du ballon l’on découvre qu’il y a une partie verte. On a une déception perceptive engendrant la négation du conséquent de notre implication. Il faudra donc biffer le contenu de l’intuition initiale. Le ballon n’est pas rouge mais il est bien rouge et vert. Comme on peut l’observer, qu’il s’agisse d’une perception sensible ou d’un raisonnement logique, le cas est exactement le même d’un point de vue phénoménologique. Fondamentalement, lorsqu’on parle du « monde de la pré-donation passive », on ne parle que de cela : les fondements intuitifs des objets logiques. Dans ce cas, il s’agit de l’intention d’un objet négatif, non pas d’une négation psychologique. Elle reste encore consciente comme intention de « rouge ». Sauf qu’elle devient une intention « supprimée », « non valide ». L’absence de la conséquence qui implique automatiquement l’absence de la cause n’est pas l’absence d’une pensée, mais bien celle d’un quelque chose, à savoir le rouge envisagé.
32Or, Husserl avait affirmé ceci :
Ce dont on a tant discuté dans les mouvements logiques nouveaux depuis Mill, Brentano, Sigwart sous le titre « théorie du jugement » n’est, du point de vue de son contenu problématique central, rien d’autre qu’un éclaircissement phénoménologique de l’essence et de la fonction logique de la certitude d’être et de modalités d’être34.
33À quoi il ajoutait :
Il faut établir sur ce point la clarté afin de surmonter l’embarras dans lequel un chercheur aussi génial que Brentano est tombé à propos de la question de la croyance et du jugement, et afin, d’autre part, de rendre compréhensible le rôle constant des modalités de la logique35.
34Au contraire, selon Husserl, « une représentation de perception serait quand même conscience, conscience originalement (originaliter) donatrice d’un objet »36. En conséquence, d’après Husserl, la croyance et la variation de la croyance ne sont pas quelque chose qui vient s’ajouter aux intentions. Ici, tout se passe comme si l’opposition était celle entre continuité et fracture, ou un clivage dans l’ordre de l’expérience.
Le non-empêchement et l’empêchement par des intentions parallèles et se recouvrant partiellement n’est pas quelque chose à coté des intentions, n’est pas un vécu nouveau venant s’ajouter, un vécu nommé croyance, jugement, mais une modification de l’accord, une variation qui rend possible l’essence de la conscience comme conscience et qui, en fait, comme nous le verrons, rend possible toute conscience37.
35Pour expliquer « ce qui rend possible l’essence de la conscience », c’est-à-dire le double continuum de la conscience de soi et de l’unité de l’objet — le fait de savoir qu’un objet est toujours le même en dépit de ses changements —, Husserl introduit ce qu’il appelle « l’activité du moi ». La continuité de la conscience et de l’objet perçu est une question centrale chez Brentano. Husserl n’utilise donc ici le nom de Brentano que de façon polémique, et la divergence n’est qu’apparente. Bien plutôt, c’est la question de l’activité du moi et de sa participation à la constitution de l’objet qui constitue la véritable divergence entre les deux. Voyons en premier lieu ce qu’il en est chez Husserl.
36Lorsque Husserl parle de « la vie du Logos », il affirme :
La vie du Logos se déroule bien comme la vie en général selon une stratification fondamentale : 1) passivité et réceptivité. Nous pouvons ranger le percevoir dans ce premier niveau, à savoir comme cette fonction originelle du moi actif qui consiste simplement à rendre patent, à regarder vers et à appréhender attentivement <ce> qui se constitue dans la passivité elle-même comme configuration de sa propre intentionnalité. 2) Cette activité spontanée du moi (celle de l’intellectus agens) qui, comme c’était le cas dans les décisions de jugement, met en jeu des opérations propres à partir du moi38.
37Husserl explicite cette activité dans la passivité du moi dans un passage où, revenant sur le phénomène du biffage et de la négation, il argumente contre Brentano :
La seule chose que nous n’avons pas prise en considération et qui va encore jouer son rôle est la participation de l’activité du moi. Quand le moi accomplit un acte de l’affirmation (de la reconnaissance), il active, il passe par (durchlebt) certaines intentions, celles de la concordance, tandis qu’a lieu, comme modalisation dans la subconscience (Unterbewusstsein), la suppression (Aufhebung) des intentions contraires, en tant que mises sous l’éteignoir, justement dans la forme implicite du vide. De l’autre côté : la négation comme acte est activation de ce biffage dans le passage qui conduit de l’activation des intentions contraires au vécu traversant la concordance ou inversement39.
38Brentano observera à la fin de sa vie, dans une dictée sur l’ens rationis (je rappelle, en passant, que le problème de l’être de raison concerne le statut des relations, objet de Expérience et jugement, la saisie des relations, ou la perception d’objets d’ordre supérieur) :
Des opérations mentales diverses, telles que la négation, l’abstraction, la comparaison, la répétition aussi nombreuse que l’on veut, […] jouent ici [sc. dans la théorie de l’ens rationis] un rôle important, sans compter les importantes contributions empiriques qui ne viennent pas seulement de la représentation et du jugement, mais encore des affections. Les prétendues découvertes de réalités pures de toute origine empirique se bornent en fait à mettre en lumière les lacunes d’une psychologie qui ne parvient pas à analyser convenablement les concepts ni à en découvrir la véritable origine40.
39Or, pour comprendre cette affirmation contre les idéalités qui n’ont pas leur origine dans l’intuition sensible, il faut comprendre le discours brentanien sur les catégories.
IV. La fondation réelle des concepts. Brentano et l’immanence de la conscience
40L’enjeu de l’intentionnalité chez Brentano n’est rien d’autre que de montrer les éléments du réel et leurs relations. Pour Brentano, l’alphabet de l’être est constitué de la substance et de l’accident existant en relation à elle. Mais comment peut-on saisir ce qui est substance et ce qui ne l’est pas si la substance ne se manifeste pas dans la sensibilité ? L’intentionnalité sert à expliciter la définition de la substance. Aux racines de la question de l’intentionnalité chez Brentano et de son interprétation controversée, il y a la question de la véritable place que cette notion a acquise dans sa philosophie. Qu’est-ce que l’immanence exactement ? À cause de sa généralité absolue, l’être est indéfinissable. Nous n’avons pas de concept de l’être, car l’être n’est pas un genre. Le génie de Brentano sera de reprendre la solution aristotélicienne : alors même que l’être est indéfinissable, il est dit par divers acceptions et, parmi ces diverses acceptions, « c’est la substance (ousia) qui est l’être premier et proprement dit »41, l’être en tant que « substance ». Car l’étant en général n’est pas une espèce où l’on pourrait distinguer genre et différence, puisque Aristote ne consent pas même à l’appeler genre. Il faut donc chercher ici un autre mode de manifestation, et c’est là ce que fait Aristote en distinguant les différentes significations qu’englobe, selon son observation, le nom d’étant42. L’ousia n’est ni l’être ni un concept de l’être ; elle est un mode de manifestation (dire) de l’être. C’est pourquoi le jugement ne peut être le lieu privilégié de la manifestation de l’être ; la généralité logique, même dans la somme de ses genres, n’arrive pas à représenter le réel dans sa totalité. L’enjeu de la phénoménologie descriptive consiste à justifier l’essence de cette « autre » manifestation qui n’est pas, évidemment, une manifestation logique. C’est pourquoi le regard de Brentano se tournera ensuite vers le De anima, pour montrer la genèse « interne » de la notion de substance. L’essence de cette manifestation est donc, dit-on, psychologique. Par conséquent, si la logique doit être « réelle », elle doit se fonder sur la psychologie et « se nourrir » de ses principes43, car, d’après Brentano, ce n’est pas dans le langage que l’être se manifeste. La demeure de l’être, c’est l’âme. La question se pose d’abord si tant est que, par l’intentionnalité, on puisse introduire un ordre idéal, l’ordre des idéalités. La question de la référence intentionnelle (intentionale Beziehung), pour Brentano, est liée à ce qu’il appelle « la transcendance de la définition substantielle »44. De quoi s’agit-il ? Qu’entendons-nous par là ? La définition de la substance évoque la question de l’origine des idées. Selon Brentano, le concept de substance est donné directement à notre perception et aucune représentation isolée d’un accident n’est possible sans la possession d’un tel concept. Le concept de substance est donc toujours déjà impliqué dans notre discours. Aussi bien le moi que les accidents externes ont besoin du concept de substance. Nous avons un concept de la substance par l’évidence de la perception interne. La question est complexe et il faut être prudent en s’attaquant à ce point. Si Brentano voit dans l’interprétation de Bonitz l’interprétation la plus correcte en ceci que le philologue allemand soutient la thèse de l’origine des catégories dans la réalité, par contre, à la différence de Bonitz, il soutient, avec Trendelenburg, une certaine interprétation ontologique des catégories que Bonitz rejette violemment. Or ce point est important, car, pensons-nous, la stratégie adoptée par Brentano lui donne la possibilité de fonder la déduction catégorielle sur la distinction ontologique entre substance et accident. Pour Brentano, les catégories ont une genèse réelle ; c’est le sens qu’il donne à la définition de Bonitz suivant laquelle les catégories représentent un outil pour « s’orienter dans le domaine des représentations données par l’expérience ». Brentano traduit cette dernière expression par « concepts réels » (reelle Begriffe)45. Il faut toujours distinguer avec prudence entre une genèse formelle fondée sur la structure logique du jugement qui se manifeste dans l’acte prédicatif (Trendelenburg) et une genèse réelle fondée sur l’expérience (Brentano), sous peine de mal comprendre la question de la transcendance de la substance et le rôle central de la psychologie dans le réseau interprétatif brentanien, étant donné qu’elle n’est pas saisissable logiquement et qu’on doit la saisir par un acte de l’esprit. « Genèse réelle » ne signifie rien d’autre que « fondée sur expérience ». Ce qui nous amène à la règle générale selon laquelle l’origine de tous nos concepts réside dans l’intuition — et au « retour aux choses mêmes » de Husserl. Pourtant, alors que pour Bonitz l’expérience est celle de la vie ordinaire, d’après Brentano la « véritable » expérience ne peut être qu’interne, « psychologique ». La définition ontologique est le pivot conceptuel du travail de Brentano. Aussi celui-ci critique-t-il aussi bien la distinction catégorielle par la grammaire (Trendelenburg) que la distinction par la méthode de la question (Ockham), ces solutions ne parvenant pas à justifier la table catégorielle comme finie et complète46.
41L’interrogation sur la nature de la morale a une place centrale dans l’économie de la pensée de Brentano47. C’est là un aspect généralement négligé par les exégètes, souvent davantage intéressés à la dimension gnoséologique de sa philosophie48. Il faudrait toujours garder à l’esprit que le bien, le vrai et l’être, chez Brentano, sont liés l’un à l’autre par une relation intime. Tout discours concernant l’un de ces termes est valable aussi pour un autre. Or, dans ses cours d’éthique, comme dans sa Conférence sur l’origine de la connaissance morale, la question centrale est la définition de l’objet de l’éthique, car la définition de l’objet nous donne la clé pour comprendre la nature de sa connaissance, à savoir, dans ce cas, la connaissance éthique.
42Dans la Conférence, Brentano s’interroge sur la signification des mots « juste », « bien » et « meilleur ». Il y est question des acceptions différentes d’un mot et de la nécessité d’introduire à une science (pratique) par la définition du concept d’un objet. On trouve dans ce texte un passage où Brentano relie de façon plus claire que dans la Psychologie du 1874 la question de l’intentionnalité à celle de la connaissance. Il ne sera pas inutile ici de citer ce passage particulièrement éclairant :
Lorsque le but est fixé et qu’il ne s’agit plus que de décider des moyens d’y parvenir, nous nous dirons qu’il faut choisir les moyens qui conduisent effectivement à ce but. Lorsqu’il s’agit du choix des finalités, nous nous dirons : choisissons une fin qui a toute raison d’être considérée comme effectivement accessible. Mais cette réponse ne suffit pas : bien des choses accessibles sont plutôt à fuir qu’à rechercher. Choisissons donc ce qui, parmi les choses accessibles, est le mieux. Voilà quelle sera la seule réponse à ce problème. Mais elle n’est pas claire, car qu’est-ce que le « meilleur » ? Que qualifions-nous en général de « bien » ? Et comment parvenons-nous à la connaissance de ce que quelque chose est bon et meilleur que quelque chose d’autre ? Afin de donner une réponse satisfaisante à ces questions, il nous faut, avant tout, rechercher quelle est l’origine de la notion de bien, qui comme l’origine de toutes celles que nous avons, réside dans certaines représentations en réalité intuitives. Nous avons des représentations intuitives dont le contenu est d’ordre physique ; elles nous révèlent des qualités sensibles qui sont déterminées spatialement de manière spécifique. C’est à ce domaine que ressortissent les notions de couleur, de son, d’espace, et bien d’autres encore. Mais ce n’est pas là une source de notre notion du bien. Il est aisé de comprendre que cette notion ainsi que celle du vrai, qu’à juste titre on lui juxtapose en la considérant comme apparentée, sont empruntées au domaine des représentations [intuitives] dont le contenu est d’ordre psychique49.
43Si nous lisons bien le passage, on peut comprendre que le sens de l’intentionnalité dans l’œuvre de Brentano est relié à la question plus générale qui porte sur l’origine et l’objectivité des idées et, par conséquent, au rapport de fondation entre intuitions et concepts. Par cette mise en perspective donc, on prend une certaine distance envers toute interprétation censée unifier la philosophie brentanienne avec la philosophie de ses élèves par une vision homogène et un discours unitaire sur l’ontologie ou sur l’intentionnalité. Avant d’introduire la question de la réalité des valeurs, il faut épingler ce passage : il y a des représentations intuitives dont le contenu est physique, et des représentation intuitives dont le contenu est psychique. La distinction concerne le champ de l’intuition, et l’intentionnalité n’est donc pas quelque chose qui s’oppose à l’intuition, mais elle l’accompagne selon la modalité du mental. Et en effet, Brentano ajoute :
Le trait caractéristique commun à tout ce qui est psychologique est constitué par ce que l’on a souvent défini en utilisant malheureusement un terme qui prête beaucoup au malentendu, la conscience (Bewusstsein), c’est-à-dire un comportement (Verhaltung) du sujet, une relation que l’on a qualifiée d’intentionnelle à quelque chose (intentionalen Beziehung zu etwas) qui n’est peut-être pas effectivement donné, mais qui, néanmoins, est présent intérieurement de manière objective [was vielleicht nicht wirklich, aber doch innerlich gegenständlich gegeben ist]50.
44L’enjeu de la phénoménologie descriptive brentanienne se manifeste ici de façon claire : il s’agit du rapport entre l’intuition et l’intentionnalité, où, par cette expression assez malheureuse, il entend le contenu non sensible de la conscience. Ce serait ici une erreur grossière d’interpréter ce qui n’est pas sensible comme ayant une nature intellectuelle ou conceptuelle. Nous retrouvons ici la transcendance de la définition des concepts non donnés dans l’expérience sensible, comme celui de substance. Mais, au contraire des empiristes, Brentano n’entreprend pas d’exclure ces concepts du champ de la connaissance humaine. Au contraire, ils sont à la base de la connaissance même.
Les notions de volonté, de déduction ne sont pas acquises à partir d’intuitions sensibles : ou bien il faudrait donner une extension si vaste à la notion de « sensible » que toute différence entre « sensible » et « suprasensible » s’estomperait. Ces notions se forment à partir d’intuitions dont le contenu est psychique. Il en va donc de même pour les notions de « finalité », de « cause », … d’ « impossibilité », de « nécessité »51.
45Et il en va de même également, peut-on ajouter, des notions de « substance » et d’ « être ». Les catégories n’ont pas de genèse a priori en dehors de l’expérience. Mais il ne faut pas arrêter notre investigation pour autant ; il convient plutôt d’élargir le concept d’expérience. Leur genèse est interne, leur siège est donc la perception interne. Et il en va de même pour l’origine de l’espace et du temps et pour le concept de vérité. En revanche, Brentano évite soigneusement l’idée d’une fondation transcendantale des catégories ainsi que tout recours à la notion d’ego pur.
46L’enjeu de la phénoménologie descriptive concerne, selon la dernière enquête de Brentano sur la nature de la connaissance et de sa structure, le rapport entre l’intuition et l’individuation. Cet enjeu comporte aussi bien une définition du rapport entre l’intuition et les concepts — un rapport externe à l’intuition qui se révèle être un rapport de fondation — qu’une polarisation modale interne à l’intuition entre casus rectus et casus obliquus. Les concepts et les intuitions n’arrivent pas à opérer une individualisation complète. Mais, selon Brentano, les individus ne sont jamais donnés par l’intuition de manière adéquate, c’est-à-dire que les individus ne sont pas pensés en mode individuel. L’intuition n’est jamais une forme d’individuation. L’intuitio et le principe d’individuation ne coïncident pas. La position du dernier Brentano définit le rapport entre intuition et concept comme une relation de différence modale de la représentation. Intuition et concept sont deux modes de la pensée, deux façons de penser l’objet. Comment ces deux modes sont-ils en rapport avec l’objet réel ? Telle est la question fondamentale de la théorie de la connaissance du dernier Brentano : il s’agit de déterminer l’étant en tant que réel par rapport aux modes de la pensée, de se représenter l’objet en tant qu’objet d’intuition ou d’un concept. Si l’objet est, par son essence, ce qui est « contre » (gegen-ständlich) notre esprit, à savoir ce qui se donne en vis-à-vis à la pensée, quelle est la nature de ce « se tenir en face » qui comporte un redoublement interne à la représentation ? Soulignons ici la nouveauté de cette approche, complètement absente dans la Psychologie de 1874 et dirigée contre la phénoménologie husserlienne. Désormais, Brentano révoque la loi de neutralité de la représentation et définit l’intuition comme une « représentation unitaire intuitive », les concepts comme des « représentations unitaires attributives »52. Le mot clé, ici, est « unitaire », où l’unité s’oppose à la synthèse. Pour Brentano, l’unité du jugement n’est pas celle d’une synthèse des représentations. Penser un concept, c’est tout autre chose que penser un objet singulier. Penser un objet par l’intuition n’est pas un acte inclus dans le concept53. Toutefois, il y a un primat de l’intuition sur le concept : « On ne peut donc nier que certaines de nos représentations portent sur des objets noétiques. Ce qu’on peut mettre seulement en doute c’est qu’on puisse penser un objet noétique sans l’intuition présente d’un objet sensible, subordonné à l’objet noétique »54.
47Ce qui est représenté lorsqu’un objet est représenté, c’est, ou bien une simple intuition, ou bien un concept qui a une intuition à sa base. L’objet sensible donné par l’intuition est donc le subjectum de l’objet noétique. Pour Brentano, l’intuition vient au premier plan : elle est le suppositum du concept. Comme, par exemple, « c’est le cas pour le mathématicien qui, au moment où il affirme un théorème valable pour le triangle en général, se représente intuitivement un certain triangle qualitativement et quantitativement déterminé »55. La présence de l’intuition ici ne doit pas nous induire en erreur. Inclusion et présence ont deux significations différentes. La nouveauté du point de vue de Brentano sur l’intuition réside dans le fait que ce mode de la pensée arrive à penser l’objet sensible de manière non individualisée. Une fois encore, la critique est adressée indirectement au kantisme, qui avait introduit l’idée de représentation sensible singulière comme si l’intuition nous donnait chaque fois un individu déterminé. L’argument de Brentano est le suivant : si les choses étaient pensées de façon individuelle en tant que choses singulières (cette chaise-ci, ce chat-ci), alors l’intuition de cette chose ne pourrait plus correspondre au concept de cette chose. En d’autres termes, si j’ai fait l’expérience de cet objet singulier en tant que singulier (ce chat roux-ci), je n’arriverai jamais à nommer cet objet par un terme singulier, car il ne pourra pas y avoir de relation de ressemblance avec un concept. Chaque fois que je rencontrerai le chat, je n’arriverai pas à le reconnaître comme le même chat ou un autre chat en tant que chat comme s’il y avait un monde classifié par des termes singuliers.
48Comme le dit Brentano :
En conséquence on voit aisément de quelle manière si nous ne pouvons penser intuitivement rien d’individuel, nous le pouvons du moins par d’autres voies que l’intuition. Nous n’avons qu’à nous dire ceci : de même que l’espèce est pensée plus complétement que le genre et que toute nouvelle différenciation spécifique complète, et par suite restreint le concept, celui qui penserait la chose avec une précision absolue la penserait déterminée de telle manière qu’aucune pluralité de choses ne pourrait plus correspondre au concept. Nous arrivons ainsi à ce qu’Aristote appelait to kath’ekaston ou encore to ti. Quant à nous, nous l’appelons ein gewisses Ding, un quoddam, une certaine chose56.
Conclusion
49En ce qui concerne son rapport à Brentano, Husserl observe :
Enfin, il en est qui entendent la phénoménologie comme une sorte de continuation de la Psychologie [sc. du point de vue empirique, 1874] de Brentano. Aussi haut que j’estime cette œuvre géniale et aussi puissamment qu’elle ait agi sur moi dans ma jeunesse (comme c’est le cas des autres écrits de Brentano), il faut pourtant ajouter en l’occurrence que Brentano est resté éloigné de la phénoménologie au sens où nous l’entendons et ce jusqu’à ce jour. À tel point qu’il refuse absolument de reconnaître que le nouveau mouvement constitue un progrès. Néanmoins il s’est acquis des mérites qui font date, précisément en rendant possible la phénoménologie. Il a donné à l’époque moderne l’idée de l’intentionnalité, puisée à la conscience même dans une description immanente ; et, bien qu’il transgresse souvent les limites d’une description pure (comme je serais porté à le penser), au moins nombre de ses formations de concepts ont-elles leur source dans l’intuition effective [wirklicher Intuition]. Ainsi ont-elles eu nécessairement l’influence formatrice qu’elles étaient en mesure d’avoir, d’une manière générale, quant à l’intuition, même après le tournant accompli à l’intuition de l’essence ; mais il n’a pas vu l’essence de l’analyse intentionnelle57.
50Et dans l’Introduction prévue initialement pour les Analyses consacrées à la synthèse passive, Husserl affirme : « Une théorie principielle de la science signifie une science de ce qui est principiel en tant que tel dans toutes les sciences »58. Ce qui est science, c’est la science d’essence. Et il ajoute : « Seule une science transcendantale dirigée vers les profondeurs cachées de la vie gnosique (Erkenntnisleben) effectuante et, par là, une science élucidée et justifiée peut être une science dernière, seul un monde élucidé sur un mode phénoménologique transcendantal peut être un monde compris de façon ultime »59. C’est un geste assez curieux, celui de fustiger la psychologie descriptive comme empirique pour, l’instant d’après, fonder la phénoménologie pure « dans les profondeurs cachées de la vie gnosique ». En réalité, il ne s’agit ici que de la vieille question d’origine aristotélicienne qui concerne le rapport entre l’activité et la passivité de l’âme, ou, de manière plus générale, du mouvement continu entre l’acte et la puissance selon l’analogie entre penser et percevoir telle qu’elle est exprimée dans le De Anima. Nous laisserons cette question à l’arrière-plan, en nous bornant à rappeler qu’Aristote soutient que l’acte de penser, comme l’acte de percevoir, est une sorte de passion (De an. III, 4, 429 a 13 sq.) :
L’un des principes de cette théorie, commente Michael Frede, est le suivant : tout changement, toute passion, comporte deux facteurs ; il doit y avoir (1) une chose qui peut subir tel changement, une chose qui, en puissance, est une chose changée de telle manière ; et il doit y avoir (2) une chose, un agent, qui par son action peut produire tel changement. L’acte de penser étant une sorte de passion, ce principe devrait s’appliquer aussi à n’importe quelle pensée particulière60.
51Cette théorie présuppose deux facteurs : une capacité passive et un agent. Cet agent, chez Aristote — ou dans l’aristotélisme —, c’est l’intellect agent ou Dieu. En revanche, selon Husserl, c’est l’ego pur. Dans la perception, Husserl prétend que ce sont les choses elles-mêmes qui font qu’on les pense de la manière dont nous les pensons. Si je pense une pomme comme une pomme, c’est parce que c’est une pomme. Pourquoi donc Husserl, dans le cas de la pensée d’un objet absent, ou d’une partie invisible d’un objet (d’une représentation vide ou de sa présentification), introduit-il un ego pur ? Ce concept est-il nécessaire à la description de notre expérience ? Telle est la question qui fonde la différence entre phénoménologie descriptive et phénoménologie transcendantale.
52Brentano, ayant consacré un ouvrage au nous poietikos, avait une maîtrise tout à fait remarquable de cet argument61. Pourtant, dans sa Psychologie d’un point de vue empirique, plus sobrement, il évite d’introduire des notions obscures comme celle d’ « ego pur » pour expliquer les points les plus difficiles de sa théorie. Cette question porte, à partir des Recherches logiques, sur le rapport entre intuition et intention, entre réalité et conscience. La perception en tant qu’ « appréhension du vrai » devient dès lors une question centrale de la phénoménologie car elle est le champ du rencontre entre l’acte d’Erfüllungsintention et celui de Bedeutungsintention. Si par l’intuition nous avons l’objet — perçu ou imaginé — « en chair et en os » dans sa présence immédiate, par l’intention de signification se montre quelque chose qui n’est pas contenu dans l’intuition mais qui est, en tout cas, en relation stricte avec elle — d’autant plus stricte qu’on ne peut parler de connaissance que dans le cas d’une identité entre le contenu intuitif et le contenu intentionnel de l’acte. Les rapports entre phénoménologie eidétique et phénoménologie génétique, statique et dynamique, entre structure et histoire, activité et passivité, ne seront que l’élargissement et l’approfondissement de cette question chaque fois multipliée et renouvelée dans sa difficulté. Et si Husserl invente le principe méthodologique de la « réduction transcendantale » pour sortir de cette difficile relation, en envisagent une pureté philosophique, en cherchant ainsi à suspendre et à neutraliser la question de la genèse de nos concepts, il l’ouvrira encore une fois par la notion de « genèse transcendantale »62. Ce qui témoigne, finalement, de l’extrême difficulté de la tentative husserlienne visant à éliminer de la phénoménologie pure la portée conceptuelle de l’analyse phénoménologique descriptive de Brentano.
53 En conclusion, mon argument se résume ainsi : la théorie intentionnelle de la perception chez Husserl présuppose que le sens, d’une certaine manière, est quelque chose de toujours déjà donné (pré-donné). Dans le cas de la perception simple, les agents de l’acte, par exemple les choses en elles-mêmes, sont extérieurs, tandis que, dans le cas de l’acte de penser, les choses se trouvent en quelque manière déjà dans l’esprit, en tant qu’elles sont présentifiées. Autrement dit, pour voir une chose rouge, il faut qu’il y ait une chose rouge à l’extérieur que l’on puisse voir ; mais on peut penser une chose rouge même s’il n’y a pas de chose rouge à l’extérieur ; pour penser une chose rouge, il suffit de disposer du concept d’une chose rouge et de remplir notre représentation vide du rouge. La conséquence de cette prémisse est que, si nous voyons le ciel bleu, nous avons besoin de deux actes pour reconnaître les états de choses que le ciel est bleu : (1) un acte synthétique passif capable de recevoir une impression (« le ciel bleu ») et (2) un acte synthétique actif de type intuitif, constitué par la disposition de notre esprit, capable de saisir les relations comme des objets. Par cette dernière disposition, nous avons des concepts adéquats des choses et savons les appliquer, ce qui fait que nous reconnaissons ce que nous voyons comme un ciel bleu. Étant donné que la représentation n’existe pas détachée du jugement, il s’ensuit que l’activité intentionnelle est déjà présente dans le moment passif de la connaissance par la ré-activation, et donc dans la construction de notre expérience du monde.
54Il me semble que, comme toute philosophie de l’ego pur, la théorie de la perception husserlienne est une théorie qui transforme l’intentionnalité en un acte qui promet un sens plutôt qu’en un acte récepteur du réel, tout en introduisant, par conséquent, une recherche sur les activités cachées dans l’âme humaine. Mais pour une phénoménologie qui se déclare « descriptive », rien n’est caché dans les profondeurs.
55Le phénoménologue descriptif s’étonnera toujours du spectacle de l’objet réel en cherchant à établir une anatomie de son essence et à se représenter autant que possible l’expérience comme une surface blanche où les choses impriment leur forme. Au contraire, Husserl pense, avec les modernes, que c’est bien l’esprit qui participe au dessin de ces formes en intervenant sur la texture de cette surface. Mais, comme Aristote nous l’a enseigné, le sens se règle et se justifie par le réel en nous donnant ainsi les critères du non-sens — et non l’inverse. Cette intuition, nous semble-t-il, est à tout le moins digne de discussion, mais cela nous entraînerait déjà trop loin.
Notes
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Université de Liège