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- Volume 7 (2011)
- Numéro 2
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Sens et limites de l’analyse ontologique dans l’esthétique de Roman Ingarden
Résumé
Il s’agira ici de préciser les enjeux, les résultats et les lignes de tension de l’analyse ontologique des œuvres d’art telle qu’elle est développée par Roman Ingarden. Si en effet le programme ontologique d’Ingarden se déploie de manière large et complexe entre ontologie formelle, matérielle et existentiale, il tend aussi à absorber la phénoménologie de la conscience pure en tant que celle-ci constitue une région ontologique spécifique. À partir de ce renversement des rapports entre ontologie et phénoménologie, Ingarden élabore une conception de la constitution réservée aux seuls objets intentionnels et expressément distincte de la phénoménologie génétique transcendantale. Ce faisant Ingarden rencontre sur le terrain esthétique une double difficulté et comme une double contrainte : rendre compte, d’une part, de la constitution des objets esthétiques qui ne sont pas donnés d’avance mais résultent variablement des opérations de concrétisation des divers récepteurs, et déterminer, d’autre part, les conditions de leurs valeurs, lesquelles relèvent à leur tour d’une opération de constitution soumise à variation. Nous essaierons alors d’envisager jusqu’à quel point Ingarden peut maintenir l’approche ontologique en position exclusive.
Table of content
1Le projet de clarification du mode d’être des objets intentionnels engage Roman Ingarden dans une démarche d’analyse ontologique dont la visée philosophique dernière est de trancher le débat Idéalisme-Réalisme1. Il s’agit en effet pour Ingarden de contrer la thèse husserlienne visant à reconduire l’ensemble de la réalité au statut d’objet noématique, ou d’objet intentionnel constitué dans et par la subjectivité transcendantale. Dans la mesure où « l’arbre-en-tant que-perçu » ne peut pas brûler (Ideen I, § 89), il n’est pas une chose réelle et ne saurait donc prétendre l’être ; mais encore faut-il pouvoir démontrer et fonder cette conviction réaliste. C’est pourquoi Ingarden se propose de comparer les statuts ontologiques respectifs de l’objet intentionnel et de l’objet réel pour en tirer toutes les conséquences quant au risque que fait courir l’adoption de la phénoménologie transcendantale.
2Il développe à cette fin un vaste programme d’investigation ontologique des différents types d’objets possibles, se déployant entre ontologie formelle, matérielle et existentiale. Cette grande tâche sera l’objet spécifique du Der Streit um die Existenz der Welt, à partir de 1947, mais la démarche en est amorcée dès 1929 avec l’analyse de L’Œuvre d’art littéraire qui propose explicitement de clarifier le statut ontologique des objets de fiction littéraire. Comme l’atteste le sous-titre de l’édition allemande, il s’agit de Recherches à la frontière de l’ontologie, de la logique et de la science littéraire. Ce programme est prolongé en 1937, dans son versant phénoménologique avec le texte intitulé De la connaissance de l’œuvre littéraire2 où il s’agit cette fois d’analyser les différent types de vécus de connaissance qui s’exercent sur la matière du texte littéraire. Au cours de cette même décennie, Ingarden déploiera sa méthode ontologique sur l’ensemble des domaines artistiques en examinant tour à tour la musique, la peinture, l’architecture et le film. Quant à la sculpture, si elle ne fait pas l’objet d’un traitement ad hoc, elle est régulièrement évoquée en contrepoint des analyses de la peinture et de l’architecture.
3L’analyse ontologique des objets artistiques et esthétiques s’emploie avec un réel succès à déterminer leur mode d’être, leur structure, les moments existentiels de dépendance qui les caractérisent et marquent les rapports de fondation sans lesquels ils ne sauraient exister. Mais au cours de ces recherches, Ingarden rencontre une double difficulté et comme une double contrainte car il lui faut, d’une part, rendre compte de la constitution des objets esthétiques qui ne sont pas donnés d’avance mais apparaissent au cours de la concrétisation esthétique et, d’autre part, déterminer les conditions de leurs valeurs, lesquelles relèvent à leur tour d’une opération de constitution soumise à différentes variables. Cette double difficulté réinterroge le sens de la séparation prudemment établie entre analyse ontologique et analyse génétique. C’est pourquoi je me propose d’essayer de situer la ligne de tension sur laquelle Ingarden s’efforce de se maintenir entre ontologie descriptive et phénoménologie de la constitution. Dans la mesure où ses recherches en esthétique s’infléchissent progressivement, allant de l’ontologie des œuvres d’art à la phénoménologie des vécus créateurs et récepteurs puis jusqu’à une interrogation onto-phénoménologique sur le fondement des valeurs esthétiques et la source de leur constitution, je voudrais alors montrer comment l’oscillation entre ontologie et phénoménologie trouve son point culminant dans la question des valeurs et, de ce fait, rend problématique le sens de sa divergence avec Husserl. Dès lors qu’Ingarden propose dans les dernières années de ses recherches ni plus ni moins qu’une esthétique de la « rencontre », la question se pose de comprendre comment il lui est possible de maintenir l’ontologie en première place.
1. La mise en œuvre du programme ontologique dans le domaine artistique
4Lorsqu’à partir des années trente, Ingarden se consacre à l’étude de l’œuvre littéraire, c’est pour cette seule raison qu’il a trouvé en ce domaine des exemples « d’objet dont le caractère de pure intentionnalité est hors de doute3 ». Son objectif est alors d’en dévoiler le mode d’être afin de stigmatiser leur différence ontologique avec les choses réelles. L’enjeu est donc explicitement philosophique avant d’être esthétique et, dans la première préface de L’Œuvre d’art littéraire, il souligne les connexions entre les différentes études ontologiques et la contribution de l’étude esthétique à son enquête philosophique :
Les investigations du chapitre 5 [sur le statut de la signification propositionnelle et corrélativement sur le statut idéal des unités de sens] constituent un apport à la logique et à sa réorientation ; les considérations sur les états de choses et les objets figurés dans l’œuvre littéraire cherchent à faire avancer certains aspects de l’ontologie formelle ; les investigations sur le mode d’être des objets figurés sont significatives pour l’ontologie existentiale générale4.
5Ces précisions attestent bien que l’intérêt d’Ingarden pour le domaine artistique n’est pas une préoccupation secondaire, éventuellement anecdotique, à côté de ses recherches proprement philosophiques adossées à la controverse avec l’idéalisme transcendantal. L’analyse des objets artistiques est au contraire une véritable stratégie pour entrer dans cette querelle par la porte de l’ontologie.
6En quoi consiste cette méthode ontologique pour Ingarden ? Elle désigne principalement la réduction phénoménologique et la réduction éidétique permettant d’examiner les objets eux-mêmes, dans leur idée et leurs déterminations essentielles par la voie de l’intuition. Cette détermination de la voie ontologique s’est imposée très tôt à Ingarden pour sortir du problème épistémologique posé par la question de la validité des connaissance acquises et des possibilités de juger de cette validité. Dès lors que l’évaluation d’une connaissance ne peut se faire qu’à travers un nouvel acte de connaissance, il ne s’offre plus que deux possibilités pour en juger, soit on admet a priori que cette nouvelle connaissance est objective et on commet ce qu’Ingarden nomme une pétition de principe5, soit on soumet cette nouvelle connaissance à une nouvelle évaluation et ainsi à l’infini. Contre ce double écueil, Ingarden recourt à la méthode de la réduction qu’il a découverte et pratiquée avec Husserl. Il combine réduction phénoménologique et réduction éidétique de manière à laisser en suspens l’existence des objets de connaissance concernés pour examiner d’une part les actes de connaissance en eux-mêmes et en eux seuls sans les contaminer par la position de leurs objets, et d’autre part pour examiner les objets eux-mêmes dans leur idée de manière à cadrer et à baliser le terrain de la connaissance possible quant à ce type d’objet. Ainsi pour Ingarden, la réduction éidétique en tant qu’elle se maintient au plan de la possibilité pure offre une garantie et un moyen utiles pour la théorie de la connaissance. À ce titre, son exercice n’a de sens que ponctuel et provisoire. L’accès à l’essence et aux relations éidétiques se fait, comme chez Husserl, par la voie de l’abstraction qui, en partant d’un cas ou d’un exemple, permet par variation et élimination des variables contingentes d’accéder à l’intuition d’un invariant essentiel. À la différence de Husserl toutefois, et en continuité avec les efforts de clarification déjà amorcés par Jean Hering, Ingarden ne s’en tient pas à la seule catégorie de l’eidos, jugée trop vague et souvent ambiguë. Il distingue l’objet idéal (en tant qu’être individuel, tel le 5 ou le carré), la pure qualité idéale (ou essentialité, Wesenheit, le rouge ou la quadralité) et l’idée (nommée aussi parfois concept idéal). C’est principalement l’idée qui sert de fil conducteur et assume le rôle central dans l’ontologie d’Ingarden. L’idée englobe la totalité des déterminations essentielles d’un être, c’est-à-dire l’ensemble des moments formels, matériels et existentiels qui définissent tous les objets relevant de son type. Le contenu de l’idée consiste ainsi en un certain assortiment de qualités idéales. L’idée du carré, par exemple, contient plusieurs essentialités : la quadralité, l’orthogonalité, et la parallélogrammité6. Elle contient également son mode d’être (l’idéal) et ses moments existentiels. La saisie intuitive de l’idée permet d’appréhender un objet dans sa structure intelligible, et puisque l’idée dévoile toujours différents types de qualités impliquées par les trois moments fondamentaux d’un objet — matière, forme et existence —, Ingarden distingue trois types d’investigations ontologiques correspondantes, l’ontologie matérielle, l’ontologie formelle et l’ontologie existentiale. L’ontologie existentiale ne porte pas sur l’existence factuelle des choses mais sur un ensemble de spécifications qui modulent et affinent le mode d’être d’un objet, et qu’Ingarden nomme moments existentiels. De ce fait, l’ontologie existentiale interroge le mode d’être d’un certain type d’objet tel qu’il est prescrit par son essence, quoi qu’il en soit par ailleurs de son existence qui peut être soit suspendue, soit hypothétique. Les moments existentiels sont inséparables des modes d’être, ils sont appréhendés dans une intuition et saisis pour ainsi dire « dans une abstraction de degré supérieur7 ». Ingarden distingue sur ces bases quatre couples de moments existentiels : l’autonomie et l’hétéronomie puis l’originarité et la dérivation concernent les objets individuels ; la séparabilité et l’inséparabilité qualifient les rapports de tout à parties ; enfin l’indépendance et la dépendance8 spécifient les modes de relation en fonction du type de conditionnement qui relie deux objets.
7C’est donc armé de ces différentes catégories qu’Ingarden aborde l’étude des objets intentionnels, à travers ou à partir d’exemples empruntés à la sphère artistique, et d’abord à la littérature et à la fiction. L’emploi de la démarche ontologique est clairement indiqué par Ingarden, à de nombreuses reprises et à vrai dire tout au long de sa carrière. Dès 1929, l’étude menée sur l’œuvre littéraire annonce explicitement sa perspective : « Nous ne cherchons qu’à établir une “anatomie de l’essence” de l’œuvre littéraire », et Ingarden identifie clairement sa méthode : « Aussi longtemps que l’on n’adopte pas, vis-à-vis de l’objet de recherche, l’attitude purement réceptive et dirigée sur l’essence de la chose qui est celle du phénoménologue, on est toujours enclin à négliger ce qui lui est spécifique9 ». En 1937, l’analyse, orientée cette fois sur les différents vécus de réception qui se déploient lors la lecture d’un texte littéraire, est à son tour donnée comme une mise en œuvre de la méthode ontologique :
Il s’agit seulement d’orienter notre attention sur certains processus de conscience qui s’opèrent dans la lecture d’une œuvre littéraire individuelle, non pas pour appréhender leurs cours et leurs exécutions individuels, mais pour saisir la nécessité d’essence d’un tel cours et de telles fonctions. La référence, non pas à nouveau aux particularités individuelles d’une œuvre littéraire déterminée mais bien plutôt à la construction structurelle relevant d’une nécessité d’essence de l’œuvre d’art littéraire en général, a seulement pour but de chercher, sur la base d’un exemple de la connaissance individuelle s’opérant pendant la lecture d’une œuvre, les moments et les interdépendances structurels essentiels des fonctions agissant conjointement qui correspondent de manière compréhensible aux spécificités structurelles essentielles de l’œuvre d’art littéraire en général10.
8Et trente ans plus tard, c’est presque dans les mêmes termes qu’Ingarden présente et légitime ses démarches esthétiques, lors de la conférence d’Amsterdam :
Je souhaite cependant ajouter que ce qui peut aller de soi dans l’esthétique « phénoménologique » doit être rappelé ici pour montrer que je n’abandonne en rien la conviction que les œuvres d’art, les objets esthétiques, aussi bien que leurs créateurs et leurs récepteurs, et les connexions entre les deux peuvent et doivent être étudiés avec le concours de la méthode phénoménologique. Cette méthode vise surtout à faire accéder ces objets d’étude à une donation immédiate dans une expérience ayant une forme appropriée et à une description fidèle des données de ce vécu. Je continue d’être convaincu qu’il est à la fois possible et justifié de parvenir dans ces recherches à prendre pour objet l’essence des faits donnés et à explorer le contenu des idées générales entrant dans le champ des objets de la recherche. Il me semble que cette méthode peut produire des résultats qu’il serait difficile d’atteindre par des recherches esthétiques organisées de façon différente11.
9On remarquera dans cette dernière déclaration que la présentation de la méthode ontologique en tant que recherche de l’essence et exploration des idées des objets est donnée comme le propre de la méthode phénoménologique. Faut-il comprendre qu’Ingarden aurait changé de méthode au cours des ans et se serait converti à la phénoménologie husserlienne ? S’il n’en est rien, c’est que derrière l’affirmation de son appartenance à la phénoménologie Ingarden reprend simplement son programme ontologique sans éprouver le besoin de le dire, précisément parce que pour lui la phénoménologie n’est qu’une branche de l’ontologie. Il en a posé la définition précise dès 1929, dans les Remarques sur le problème Idéalisme-Réalisme :
Par ontologie, j’entends toute recherche apriorique sur le statut des idées qui appartiennent à un domaine unifié par une idée régionale et qui sont les idées d’entités-d’être. Sous l’ontologie prise en ce sens tombe donc également la phénoménologie de la conscience pure qui constitue aussi pour elle-même une région ontologique déterminée12.
10Ingarden renverse par là le rapport qu’avait établi Husserl entre ontologie et phénoménologie pour absorber la phénoménologie dans l’ontologie, c’est-à-dire, en fait, pour la maintenir au plan d’une description éidétique des vécus purs, et principalement afin d’éviter tout glissement du côté d’une perspective génétique et transcendantale. Si cette conception des rapports entre phénoménologie et ontologie paraît se maintenir tout au long de la pensée d’Ingarden, c’est parce que d’une certaine manière il continue de se revendiquer de la phénoménologie des Recherches Logiques de Husserl qui reste pour les étudiants de Göttingen le modèle d’une première ontologie réaliste.
11Quels sont les principaux résultats de l’analyse ontologique appliquée au domaine artistique ? Du point de vue de l’ontologie existentiale, l’œuvre d’art se caractérise par les moments suivants : hétéronomie, dérivation, dépendance et séparabilité 13.
12L’œuvre d’art est hétéronome, car elle est un objet purement intentionnel (et non pas réel), c’est-à-dire qu’elle doit son existence, l’ensemble de son être et de ses déterminations qualitatives (Sosein) aux actes créateurs d’un artiste sans lesquels elle ne saurait ni commencer ni continuer d’exister. Elle n’a aucune essence propre contrairement aux choses réelles et toutes ses déterminations formelles, matérielles et existentielles lui sont seulement dévolues ou attribuées, c’est-à-dire ne lui sont pas véritablement immanentes et peuvent de ce fait toujours être modifiées (lorsqu’un écrivain par exemple décide de supprimer son personnage). Elle est dérivée, car elle peut être créée et anéantie par un autre objet qu’elle (son auteur) mais surtout, et en particulier l’œuvre littéraire, elle peut être dite dérivée car étant seulement constituée de phrases elle reçoit son être et son être-ainsi de
formations qui contiennent en elles une intentionnalité “empruntée” notamment aux unités de signification, et comme ses formations (linguistiques ou propositionnelles) renvoient à l’intentionnalité originaire des actes de conscience, les objets purement intentionnels dérivés ont leur ultime fondement dans les actes de conscience14.
13L’œuvre d’art est dépendante à différents titres : elle a besoin de l’existence de son auteur pour accéder à l’existence ; elle a aussi besoin de l’existence de son lecteur pour être actualisée ou concrétisée, c’est-à-dire pour accéder à une véritable existence qualitative et sensible ; elle a enfin besoin d’un fondement physique (l’écriture et le livre imprimé ici, mais aussi bien la toile, la partition ou le bâtiment) pour acquérir une permanence et être accessible à une communauté intersubjective de lecteurs. En dépit de tous ces manques ontologiques, elle est un objet séparable en ce sens qu’elle forme un tout, une unité de totalité qui peut s’appréhender sans le secours d’un autre objet. Elle est aussi séparable en tant qu’elle transcende les vécus et les actes de conscience qui l’ont portée à l’existence, ce qui veut dire qu’elle n’est pas une entité psychique, sans quoi elle devrait partager le même mode d’être que les vécus de conscience, soit l’être absolu. Elle doit également être distinguée de son support physique qui relève à son tour d’un autre mode d’être, l’être-réel.
14L’analyse d’ontologie existentiale met donc en évidence l’hétéronomie existentielle des objets intentionnels que sont les œuvres d’art, et de son côté l’ontologie formelle en dévoile la structuration spécifique. J’en rappelle rapidement les grandes lignes qui sont les points peut-être les plus connus de l’esthétique ingardenienne.
15Toute œuvre d’art, à l’exception de l’œuvre musicale, est une formation polystratique. Ainsi, l’œuvre littéraire est une formation étagée ou feuilletée qui s’articule autour de quatre couches fondamentales : a) la couche des vocables et des formations phoniques ; b) la couche des unités sémantiques (signification des phrases et des groupes de phrases) ; c) la couche des aspects schématisés dans laquelle les objets figurés accèdent à l’apparition dans l’œuvre ; d) la couche des objets figurés dans les états de choses intentionnels projetés par les phrases. L’interconnexion essentielle entre les différentes couches et l’unité formelle de l’ensemble de l’œuvre est ce qui favorise l’apparition d’une harmonie polyphonique par le fusionnement des couches qui s’opère lors de la lecture. Considérée en elle-même, c’est-à-dire en tant que telle et autant qu’il est possible par opposition à ses concrétisations, l’œuvre d’art est une formation schématique qui projette ou déploie des quasi-objets, des objets figurés qui simulent le mode d’être des choses réelles (révélant ainsi une constitution formelle duale qui combine la structure de l’objet en tant qu’objet intentionnel, et sa teneur en tant qu’il est cet objet-ci investi de tel ensemble de qualités — Emma Bovary par exemple —, ce qui conduit à admettre curieusement pour l’objet intentionnel deux sujets de propriétés, ou porteurs [Träger]). Les quasi-objets qui peuplent l’œuvre littéraire forment un quasi-monde et ils comportent de nombreux lieux d’indétermination puisqu’ils sont projetés par un nombre fini de propositions. Enfin ils sont revêtus de qualités sensibles qui offrent une dimension qualitative seulement potentielle. La structuration schématique de l’œuvre d’art considérée en elle-même est comme un squelette sous-jacent à toutes les concrétisations, et ce squelette assure l’identité de l’œuvre tout au long des diverses réceptions de sa vie historique. Par opposition, la concrétisation est un acte intentionnel de co-création du lecteur ou du récepteur qui donne naissance à l’œuvre en tant qu’objet esthétique c’est-à-dire qu’il porte le corps sensible de l’œuvre à l’apparition intuitive, il fait apparaître l’œuvre dans la plénitude de ses qualités incarnées.
16L’objet intentionnel qu’est l’œuvre d’art « existe » si l’on peut dire de trois manières ou de trois points de vue différents. Elle existe dans son substrat matériel, elle existe en elle-même dans sa structure schématique et, de manière privilégiée, dans sa réalisation esthétique en tant qu’elle accède à manifestation dans une concrétisation. Ce sont trois manières possibles pour une œuvre de se présenter, mais au fond elle n’est nulle part puisqu’elle est seulement intentionnelle, c’est-à-dire un « rien » au regard de l’être. En dépit du fait que ce « rien » joue un rôle fondamental dans nos vies, et qu’Ingarden a bien conscience aussi du fait qu’il est au cœur d’une théorie des objets culturels qui permettrait de reconduire l’ensemble des analyses pour les faire valoir du point de vue de la constitution historique du sens culturel du monde, Ingarden revient inlassablement à la comparaison entre l’intentionnel et le réel et la confrontation ne manque jamais de pointer la faiblesse existentielle de cet objet.
17Ce rappel succinct montre que l’analyse esthétique non seulement part du problème philosophique réalisme-idéalisme mais y retourne inlassablement. On voit aussi que si la démarche ontologique s’applique avec profit et résultats sur ce nouveau terrain, c’est pour autant qu’elle s’exerce toujours sur des objets déjà donnés, déjà constitués, à vrai dire sur cette catégorie de l’objet intentionnel qui, d’une certaine manière, a été définie par avance. Toutefois, la situation devient plus délicate ou moins balisée, lorsque Ingarden s’affronte à l’objet intentionnel esthétique lui-même en tant qu’il émerge dans la conscience à travers la concrétisation esthétique ou l’acte de lecture. Car, la structure stratifiée que la voie ontologique a mise en évidence ne devient vraiment « œuvre » que lorsqu’un lecteur la « concrétise » dans un acte de lecture, c’est-à-dire dans un vécu intentionnel temporel spécifique, et mieux encore, elle ne devient « œuvre d’art » que lorsque le lecteur la concrétise dans une attitude esthétique adéquate, apte à faire apparaître ses valeurs et ses qualités esthétiques. Seule une démarche plus strictement phénoménologique (orientée sur les vécus et les actes de conscience impliqués) pourrait alors permettre à Ingarden de se livrer à une étude complète de la relation esthétique qui entoure l’œuvre littéraire, comme il le fait à partir de 1937 dans De la Connaissance de l’œuvre littéraire. Et de fait lorsqu’en 1968, lors du Congrès de Vienne, Ingarden présente l’ensemble des tâches que recouvre l’esthétique phénoménologique, il nomme les différents champs de recherches de manière différenciée, comme s’il y avait non seulement différence d’objets mais encore différence de méthode15. Ainsi il établit la tâche de l’ontologie de l’œuvre d’art comme démarche première voire préliminaire, suivie de l’ontologie de l’objet esthétique. Il détermine ensuite la phénoménologie des vécus esthétiques, créateurs et récepteurs, comme un deuxième programme de recherches autonomes, expressément tourné vers la question de la constitution de l’objet esthétique. Cette dernière précision paraît rendre nécessaire et légitime la mention explicite de la phénoménologie comme domaine spécifique d’étude, puisqu’il s’agit d’étudier les vécus engagés dans ce type d’attitude et, semble-t-il, des vécus constituants. Mais si l’on garde en mémoire la définition de 1929, corroborée par la déclaration de la conférence d’Amsterdam que nous avons évoquée plus haut, cette analyse dite « phénoménologique » devrait encore s’entendre comme une partie de l’ontologie. Or, cette approche, comme on va le voir, oblige Ingarden à quitter le plan de la seule description éidétique pour se risquer vers des considérations génétiques ; c’est peut-être la raison pour laquelle il change alors de vocabulaire et mentionne la phénoménologie pour désigner ce deuxième lieu de recherches.
2. La question de la constitution de l’objet intentionnel esthétique comme première limite de l’exercice ontologique
18L’analyse des vécus esthétiques permet de dévoiler leurs formes, leurs structures, les phases de leur déroulement typique16, les nécessités d’essence qui en règlent le cours, et les descriptions que propose Ingarden de l’expérience esthétique sont très riches et très éclairantes quant aux modalités de cette expérience singulière. Toutefois, on remarque assez vite qu’Ingarden s’emploie à maintenir autant que possible ses analyses au seul plan ontologique en sorte qu’il s’en dégage comme un sentiment d’évitement ou de contournement constant de la voie de la constitution. Cela ressort de différents procédés.
19En premier lieu, le fait que les objets sur lesquels s’exerce l’analyse des vécus sont des œuvres bien connues et de ce fait déjà créées ou configurées. Ainsi la Vénus de Milo, Faust ou Notre-Dame de Paris sont-ils des exemples communs ou récurrents. On pourrait naturellement objecter qu’il faut bien d’ores et déjà disposer d’une œuvre pour étudier le mode d’expérience qui s’y applique. Cela va sans dire. Mais Ingarden considère aussi toujours comme acquis le fait que sur la base de ces œuvres un objet esthétique s’est déjà constitué au cours de la lecture, ou de l’expérience esthétique s’il s’agit d’une œuvre picturale par exemple. En sorte que dans les deux cas, qu’il s’agisse de l’analyse de l’œuvre ou de celle de l’objet esthétique concrétisé, Ingarden envisage presque systématiquement l’objet en tant que donné ou présent à la conscience, sans évoquer le processus spécifique de sa constitution. Et de surcroît, il en parle comme d’un objet « figuré », « projeté17 » ou « représenté », ce qui installe l’analyse au plan naturel de la représentation ou de la réflexion qui reste le cadre d’exercice de la réduction éidétique, sans que l’on ait besoin de descendre dans les replis de la constitution.
20De la même façon, lorsqu’il évoque le processus de création artistique, il le qualifie continûment comme une mise en forme, un travail de configuration (Gestaltung) ou de construction. Ce choix du vocabulaire de la construction contre celui de la constitution n’est pas neutre. Car une activité de formation ou de construction se maintient dans la cadre d’une conscience vigile et positionnelle. Au contraire, la constitution au sens que lui a donné Husserl relève d’une opération souterraine et inaperçue de la vie intentionnelle (die Leistung) que précisément la réduction transcendantale a pour tâche d’explorer. Ingarden le sait fort bien et ce changement de vocabulaire, quand on sait sa pugnacité à bien scinder les notions et les problèmes, ne peut être accidentel ni mineur. C’est certainement pour maintenir la priorité de la considération ontologique sur la considération constitutive qu’il définit les vécus « constituants » ou « construisants » comme des actes ou plutôt comme des activités, relevant de la capacité créative de la conscience et de l’imagination. Dès la Lettre de 1918, il déclarait en effet que « chaque acte signifie activité18 ». On sait bien que l’activité n’a jamais défini le sens des actes intentionnels chez Husserl, et son emploi par Ingarden en est d’autant plus significatif qu’il renforce l’idée d’une démarche productive relativement consciente. Et plus tard dans le Der Streit, il donne des exemples de ce qu’il appelle une activité constructive arbitraire : ce sont des activités ludiques, des constructions imaginaires, soumises au libre arbitre du sujet et à sa fantaisie. Ainsi, il évoque le jeu qui consiste à imaginer des formes ou de figures en regardant les nuages19 de manière à dessiner des bateaux, des voiles ou des oiseaux. Il se tourne de même vers la représentation imaginaire et quasi onirique qui nous permet dans l’intimité de la somnolence de produire des « rêves fluents ». Sur un mode moins fantaisiste, il évoque l’ensemble des productions qui relèvent de l’esquisse : les plans, schémas ou maquettes ayant une visée d’application technique, et il termine avec les œuvres d’art en tant que sommet de cette aptitude créatrice. Dans tous les cas, ce type d’activité créatrice paraît suffisamment conscient et volontaire pour que l’on n’ait pas à recourir à des analyses relevant de la constitution génétique. Et corrélativement chaque objet est examiné une fois fini et donné à la conscience, autrement dit en tant que déjà disponible pour l’analyse ontologique mais sans être jamais cerné dans le cours de sa constitution.
21Néanmoins, la perspective s’avère différente et si l’on peut dire plus résistante lorsque l’on se tourne du côté de la réception qui s’organise dans le vécu esthétique d’un sujet récepteur. Comme on sait, Ingarden insiste longuement sur la différence entre l’œuvre d’art et sa concrétisation, et sur l’importance décisive de la concrétisation, puisque seule elle fait surgir et rend visible l’objet esthétique, qu’autrement dit elle seule donne tout sens à l’expérience esthétique. Les difficultés commencent donc à partir de là : comment s’y prend-on pour concrétiser un objet intentionnel à partir des aspects de l’œuvre d’art ?
22Ingarden ne répond jamais explicitement à cette question. En revanche, il insiste à de nombreuses reprises sur le fait que l’observateur doit adopter la « bonne attitude esthétique », il doit se rapporter « correctement » aux aspects visuels ou figurés, être dans une attitude « adéquate ». Il ne précise pas davantage la qualité de cette attitude, mais elle est donnée comme la condition subjective déterminante et nécessaire pour que, corrélativement, l’objet intentionnel esthétique « apparaisse », pour que l’objet se présente, se découvre, se donne, se produise, accède à la donation (auftreten, entstehen). Ingarden multiplie les verbes passifs et pronominaux indiquant que quelque chose « se » réalise et « se » donne à la conscience, s’éveille, se présente comme mû par un ressort inexpliqué mais contraignant. Quelque chose que le sujet « découvre » et contemple. De même, remarque-t-il, dans le cas des qualités-de-valeur esthétiques, celles-ci sont découvertes, dévoilées ou « trouvées » lorsque l’observateur a su s’installer dans l’attitude esthétique correcte, c’est-à-dire celle qui rend justice à l’œuvre.
23Cette description indique manifestement que l’attitude esthétique qui opère la concrétisation agit comme un « faire » ou un « produire intentionnel » qui ressemble fort à l’opération constituante de la conscience que Husserl nomme Leistung. Si donc Ingarden n’explicite pas les conditions de possibilité de cette opération ni ses modalités d’exercice, c’est précisément parce que cela engagerait l’analyse sur une tout autre voie que celle de l’analyse ontologique de l’objet intentionnel déjà constitué, sur la voie d’une constitution au sens propre. Car l’opération de la concrétisation ne relève pas d’une construction ou d’une activité créative consciente et vigile, elle paraît bien plutôt se mouvoir dans les franges passives et opaques d’une vie infra-consciente et pourtant constituante. Mais Ingarden ne s’aventure guère sur ce terrain, qui ouvre vers une démarche plus strictement phénoménologique, et donc peut-être plus idéaliste. Pour autant, il ne l’ignore pas non plus, mais il ne l’aborde explicitement que lorsqu’il se tourne d’un point de vue épistémologique vers l’examen des vécus de perception et des modifications qui affectent les sense-data, à partir d’une sensation originaire. Il y a là un champ de recherche capital mais qui demanderait un traitement spécifique pour être en mesure de montrer ensuite comment il fonde et éclaire le processus esthétique de la concrétisation. Mais en l’état, les analyses esthétiques proposées ne font pas cette articulation et la difficulté initiale reste entière et même se dédouble. D’une part, on a peine à comprendre comment s’opère la concrétisation (et comment alors l’expliquer à celui qui dirait : « Je ne comprends pas de quel vécu et de quelle attitude vous parlez ? »), et d’autre part, on ne rend pas compte non plus de la variation entre les concrétisations, si ce n’est en invoquant cette relativité subjective des personnes, doublée d’une relativité culturelle qui est donnée comme un fait. Les questions restent donc ouvertes : en vertu de quoi une concrétisation est-elle correcte ou incorrecte ? En vertu de quel processus peut-il se constituer plusieurs objets intentionnels (esthétiques ou non) sur la base de la même œuvre, c’est-à-dire sur la base des mêmes données sensorielles ? D’où vient la dissidence du processus de concrétisation, donc de constitution, de l’objet esthétique ?
24On remarquera de surcroît que ces questions, quoiqu’elles aient ici la forme spécifique que requiert l’analyse du vécu esthétique, ont visiblement une résonance philosophique plus générale et engagent finalement le problème fondamental de la perception : d’où vient que la perception est un processus essentiellement subjectif ? Quelle part d’objectivité ou d’intersubjectivité peut-elle atteindre ?
25Deux remarques en découlent : d’une part, cela confirme le fait que le choix de l’esthétique ne cantonne pas sur un terrain étranger aux enjeux fondamentaux de la philosophie de la connaissance, mais y reconduit par d’autres chemins ; d’autre part en interrogeant la concrétisation esthétique dans sa possibilité d’une voie adéquate ou correcte, Ingarden nous invite aussi à envisager les variations du jugement esthétique qui résultent de la diversité des concrétisations comme une variante de la question de la possibilité de l’erreur dans le jugement. Le jugement esthétique bien fondé serait celui qui résulte d’une concrétisation esthétique adéquate faisant naître ou apparaître légitimement une valeur qui rend justice à l’œuvre. Toutefois, l’apparition des valeurs dans le cours du vécu esthétique vient redoubler et renforcer les difficultés initiales. Car, si l’on ne peut pas rendre compte de la constitution de l’objet esthétique dans la concrétisation, comment rendre compte de la constitution de la valeur esthétique et de ses apparitions variables dans le cours du vécu ? Or, selon le cours typique ou idéal du développement des phases du vécu esthétique tel qu’il est déroulé par Ingarden, l’émotion originaire enclenche un mouvement d’activité qui va du remplissement des lieux d’indétermination à l’harmonisation des différentes qualités en passant par la constitution de l’objet intentionnel esthétique, après quoi la dernière phase attendue est la « réponse à la valeur », valeur qui se découvre dans l’intuition comme effet de la présence de l’objet esthétique. À nouveau, il faut bien convenir que cette valeur ou cette harmonie de qualités n’est trouvée que parce qu’elle a « déjà été constituée », mais de manière plus originaire et souterraine que par les actes délibérés du moi. Elle s’est en quelque sorte constituée d’elle-même dans l’opération de la concrétisation qui l’a portée à l’apparition, et sa présence intuitive, avant même le jugement et en tant que fondement du jugement, doit entraîner une réponse émotionnelle et judicatoire qui rende justice à l’œuvre.
26Qu’en est-il de cette valeur ? Quel est son mode d’être ? Est-elle un effet subjectif voire sentimental du sujet, ou bien a-t-elle quelque fondement dans l’œuvre ? Nous examinons donc ce dernier point qui accentue la difficulté de l’articulation entre les plans ontologique et phénoménologique.
3. La recherche d’un fondement des valeurs entre phénoménologie et ontologie
27Le thème de la valeur — artistique et esthétique — apparaît chez Ingarden à la fois comme une évidence et comme un problème.
28Comme une évidence car le rapport à la valeur ou à des qualités douées de valeur est directement vécu dans l’intuition que déploie la concrétisation comme la mise en présence avec une réalité incontestable et merveilleuse qui induit un vif sentiment de plaisir et d’admiration :
Bien souvent, lorsque nous nous trouvons « face » à une telle harmonie nous sommes saisis par une sorte de stupeur : c’est-à-dire que nous sommes surpris de voir que « quelque chose de ce genre » (une telle harmonie, un tel contraste, un tel rythme, un telle ligne mélodique) est possible20.
29D’une certaine manière, la valeur est vécue comme une donnée immédiate et indubitable, comme une réalité objective qui se donne au constat : « nous voyons : il existe quelque chose de ce genre », et ce caractère de découverte de la valeur ou d’une harmonie de qualités fait dire à Ingarden que c’est de ce point de vue qu’il existe « un lien essentiel de parenté entre vécu esthétique et vécu de connaissance ». Certainement parce que dans les deux cas il y a une réception, une rencontre avec quelque chose qui se donne comme transcendant et donc peut-être comme objectif.
30Dans le même temps, la valeur est naturellement un problème épineux, et tous les articles consacrés à la valeur s’interrogent avec une certaine douleur et beaucoup d’incertitudes sur la possibilité de lui donner un fondement objectif, tout en accordant sa relativité culturelle du fait de la diversité historique des réceptions des œuvres d’art.
31La question de la valeur engage ainsi plusieurs enjeux. Le premier, qui est constant et qu’Ingarden partage avec Husserl, c’est la volonté de combattre partout le relativisme sous toutes les formes qu’il peut prendre. Mais parallèlement, il faut bien rendre compte de la variation et de la diversité des jugements de goût qui est un fait incontestable, mais encore et en même temps rendre compte de l’expérience esthétique qui vit le rapport à la valeur comme contraignant, dans la mesure où chacun sent très bien devant une œuvre qu’il est impossible de dire n’importe quoi, ou de juger de n’importe quelle manière, que l’œuvre nous tient et nous prescrit un certain nombre de directions, en sorte que la relativité du jugement n’est pas pour autant arbitraire ni le fait d’une pure subjectivité fantasque et livrée à elle-même. À certains égards, la position d’Ingarden ici ressemble fort à celle de Hume, puisque tous les deux reconnaissent la variation des goûts et des appréciations mais qu’aucun ne se résigne pour autant à considérer que toutes les œuvres sont égales ni que le jugement est dénué de fondement. Mais pour sortir de la difficulté, il faut accepter d’entrer dans une recherche constitutive. Ce sera tout l’effort de Hume pour distinguer sentiment et jugement et pour examiner quelle forme de correspondance il est possible d’établir entre certaines qualités présentes dans les objets et certains sentiments induits dans le sujet21 ; et d’une certaine manière Ingarden procède lui aussi selon ce schéma, puisqu’il va rechercher du côté de l’œuvre et de l’objet esthétique constitué tout ce qui peut orienter ou déterminer les vécus selon une direction prescrite et cadrée par l’œuvre, soit une direction non arbitraire, mais reposant sur un fondement objectif.
32La reconnaissance et l’estimation des valeurs esthétiques obligent donc à entrer dans une réflexion qui se tient au croisement de la phénoménologie et de l’ontologie, puisqu’il faut à la fois pouvoir disposer d’une connaissance de la structure et de la forme des objets concernés et, parallèlement, d’une connaissance des vécus qui s’en saisissent, et dans le même temps pouvoir descendre au niveau du point de rencontre et d’articulation des vécus et des objets, et regarder du côté de la constitution des valeurs. C’est ce qu’accorde tacitement Ingarden dans la conférence de 1968, lorsqu’il pointe les différents lieux de recherches en esthétique. Nous avons rappelé plus haut comment le domaine des investigations ontologiques occupe la première place ; puis lui succède celui des analyses phénoménologiques orientées sur les vécus ; et, en dernier lieu, Ingarden détermine le troisième pôle de recherches comme suit :
La phénoménologie et l’ontologie des valeurs se manifestant dans les œuvres d’art et les objets esthétiques, c’est-à-dire les valeurs artistiques et esthétiques ; cela inclut également la question de la fondation possible des valeurs dans une œuvre d’art ou dans un objet esthétique, et par suite la constitution des valeurs dans les vécus esthétiques qui les découvrent activement22.
33On perçoit avec cette formulation toute la difficulté de la tâche : « la constitution des valeurs dans les vécus qui les découvrent ». Il s’agit de penser en même temps la constitution et la découverte, le subjectif et l’objectif. On pourrait presque croire lire ici une déclaration de Husserl. Toutefois, Ingarden donne une orientation et une inflexion bien spécifiques à ce programme, comme nous allons pouvoir en juger grâce à quelques textes, très représentatifs de son raisonnement et de son objectif, mais aussi de son parti pris.
34Le point de départ des difficultés, la source de la force du relativisme, c’est le constat de la diversité des évaluations et des réceptions des œuvres. Une diversité qu’Ingarden rencontre comme un fait patent de l’histoire de la culture, mais c’est également une diversité de droit, puisque son analyse de l’œuvre d’art a elle-même accordé une place majeure au processus de concrétisation qui n’est ni plus ni moins que le mode subjectif d’appréhension des œuvres par des sujets variablement disposés. Ainsi Ingarden remarque-t-il que :
L’alternance de périodes de rayonnement et d’obscurité et les variations dans le nombre d’observateurs possibles qui en résulte — le fait qu’à différentes époques la même œuvre d’art apparaisse sous des modes de concrétisation très différents, le fait qu’elle change comme si c’était son aspect et ses caractéristiques qui changeaient, qu’elle perde son pouvoir d’action sur les observateurs et puisse seulement montrer imparfaitement ses valeurs potentielles — tout ceci explique pourquoi la théorie de la relativité et de la subjectivité des valeurs esthétiques et artistiques soit si populaire et paraisse si vraisemblable23.
35Contre ce relativisme spontané, Ingarden propose de prendre en compte plusieurs éléments et surtout de distinguer, d’une part, entre l’œuvre et ses concrétisations esthétiques, en vertu du principe de l’identité de l’œuvre qui reste la même à travers ses concrétisations, et d’autre part entre les valeurs artistiques de l’œuvre et les valeurs esthétiques qui qualifient les concrétisations et leurs objets. Cette dernière distinction est plus problématique. Elle est même le cœur du problème, puisqu’il s’agit de trouver ce qui précisément permet de passer de l’œuvre, en tant que squelette structuré de telle ou telle manière, à l’objet esthétique concrétisé, c’est-à-dire donné qualitativement dans l’intuition. Il propose à cet égard de distinguer trois genres différents de qualités qui nous sont données dans le commerce esthétique avec l’œuvre d’art :
a) qualités esthétiquement neutres (par exemple, la conductibilité électrique du bronze qui forme, lui, la matière première d’une statue) ; b) qualités esthétiquement valables (par exemple, symétrique, clair, subtil, original, comique, mou, calmant, triste, naturel, sincère, réel, etc., etc. ; et les qualités opposées : asymétrique, obscur, grossier, banal, sérieux, dur, stimulant, serein, artificiel, faux, illusoire, etc. etc.) ; c) Wertqualitäten ou qualités-de-valeur positives (comme la beauté, la perfection, la grâce, la profondeur, la maturité, l’uniformité, etc.) ou négatives (comme la laideur, la platitude, la naïveté, la débilité, etc.)24.
36Les qualités douées de valeur25 ne désignent pas encore la valeur esthétique proprement dite, elles sont plutôt comme des conditions ou des ingrédients aptes, par leur combinaison et association avec d’autres, à faire naître la valeur proprement dite ou ce qu’Ingarden appelle les Wertqualitäten, telles la beauté ou le charme. Celles-ci sont le plus souvent définies par Ingarden comme un résultat, né de la conjonction et de l’harmonisation d’un assortiment de qualités douées de valeur. On voit alors comment peut se dessiner le schéma général de fondation des valeurs qu’Ingarden souhaite défendre et qui lui semble créditer les valeurs d’un fondement ou d’un enracinement objectif, qui les mettrait à l’abri d’un subjectivisme outrancier. Il s’agirait de faire dériver les valeurs esthétiques des qualités douées de valeur et celles-ci des qualités neutres grâce à des rapports de détermination qui, idéalement, seraient de type causal et univoque. Ainsi, dit-il, en parlant sur le mode de la neutralité existentielle que permet l’analyse ontologique ici :
Les valeurs esthétiques seront « objectives » : 1) si les qualités-de-valeur qui les constituent ont une base ontique suffisante dans des qualités esthétiquement valables déterminées de façon exacte, 2) si ces qualités esthétiquement valables déterminent les dites qualités-de-valeur d’une manière univoque, et 3) si elles-mêmes, à leur tour, ont leur fondement ontique dans des propriétés esthétiquement neutres de l’œuvre d’art donnée. Une telle « objectivité » serait donc à la fois opposée à la « subjectivité » et à la « relativité » des valeurs esthétiques, et exclurait toutes deux. Une telle objectivité des valeurs esthétiques existe-t-elle26 ?
37Naturellement ces différents rapports de fondation posent de sérieux problèmes, et tout d’abord quant au fait que les qualités esthétiquement valables ou pertinentes (comme symétrique, clair, original, mou, calmant, triste) n’offrent pas toutes le même statut. Si le symétrique ou l’original peuvent jusqu’à un certain point se mesurer d’une manière relativement « objective », en revanche, le calme ou le triste supposent déjà un mode d’interprétation et de réception qui engage des significations affectives et émotionnelles inévitablement culturelles. Il en va de même pour les couleurs qui sont toujours déjà prises dans un contexte culturel qui les éclairent ou, au contraire, les marquent négativement. Or, Ingarden semble affirmer que « les couleurs peuvent être délicates (au pastel) ou saturées, criardes ou faibles (pâles). Les tons peuvent être pleins, sonores, aigus, rauques, etc. ». Mais il est pourtant manifeste que « criard » ou « rauque » se définissent relativement à des valeurs et à des goûts déjà admis, et il suffit à cet égard de penser aux couleurs qui ornaient les sculptures et temples grecs. Elles nous paraîtraient évidemment criardes et choquantes aujourd’hui, tant nous sommes habitués à la pureté et à l’élégance du blanc du marbre. En conséquence, la démarche voulant dériver la valeur esthétique d’un assortiment de qualités potentiellement esthétiques, qui en seraient comme les racines, appelle à son tour un semblable mouvement de reconduction à des éléments potentiellement qualitatifs, mais non encore constitués en tant que qualités. La véritable fondation consisterait alors à tenter de reconduire les qualités douées de valeur esthétique à des qualités de premier degré : des qualités neutres en valeur, soit les propriétés des matériaux ou des éléments utilisés et configurés pour créer la figure propre de l’œuvre. La texture de la pierre, les veines du marbre, le grain de la toile, la hauteur des notes, la forme acoustique d’un mot, éventuellement sa forme graphique27. Mais c’est bien là que réside le cœur du problème : comment articuler ce plan neutre (ou supposé neutre) des propriétés ou des caractéristiques de l’œuvre (qui doivent de surcroît être la base des qualités artistiques) aux qualités douées de valeur esthétique ? Quel passage peut-on envisager entre les qualités neutres (propriétés) et les qualités esthétiquement pertinentes ?
38Le problème est même porté à sa plus extrême radicalité par Ingarden, car il indique en effet que les qualités esthétiques seraient doublement objectives si on pouvait montrer qu’elles dérivent des propriétés neutres de manière à la fois « suffisante et univoque28 ».
39Or, comment envisager un tel rapport de dérivation univoque quand c’est précisément l’objet du constat culturaliste que de montrer que le rapport aux choses, même les plus sensibles ou les plus immédiates, est culturellement déterminé ? On peut se souvenir du fameux exemple de Quine et de son « gavagaï » qui infléchit le sens et la valeur du lapin selon qu’il est en position d’être tiré ou qu’il galope dans l’herbe. Peut-on jamais appréhender le lapin ou une quelconque qualité de manière neutre, dénuée de toute valorisation ? C’est qu’il y a là un réquisit de la part d’Ingarden qui paraît difficile à tenir et qui touche exactement au point nodal de la constitution du sens d’être des choses, et pour cette raison il semble douteux que l’on puisse trouver des qualités neutres sur le plan perceptif. Car l’exemple proposé par Ingarden de la conductibilité du bronze ne renvoie pas à un constat perceptif. Il est le fait d’un savoir acquis et ultérieur, indifférent par ailleurs aux possibilités plastiques que le bronze offre à l’artiste alors que ce dernier en tant que premier spectateur de l’œuvre recherche prioritairement un effet artistique accessible aux sens. De même, le travail de la pierre est sollicité par des formes ou des aspects qui sont immédiatement qualitatifs et non pas neutres, tout comme les rapports de consonance exercent leur pouvoir d’attraction sur les choix du poète. Car même si l’œuvre refuse depuis Duchamp de se réduire au « rétinien », elle est d’abord ce qui s’adresse à une sensibilité, ne serait-ce que pour la provoquer. En conséquence, même la matière de l’œuvre est toujours déjà prise dans une appréhension qualitative qui exclut d’envisager la possibilité d’un rapport de fondation des propriétés aux qualités qui serait de type causal, univoque et suffisant.
40Mais cette difficulté en réactive une autre, à savoir celle du rapport entre l’œuvre et son porteur existentiel (le livre, le bâtiment, le châssis de toile, etc.). Car si la valeur esthétique résulte de diverses propriétés combinées dans l’œuvre, que désignent ces propriétés ou plutôt de quelles propriétés s’agit-il exactement dès lors que l’œuvre est un objet intentionnel ? S’agit-il des propriétés du porteur ou des propriétés de l’œuvre elle-même ? Car la différence est toujours marquée et soutenue entre l’objet intentionnel qu’est l’œuvre et la chose réelle qui lui sert de fondement existentiel, et Ingarden rappelle encore en 1963 que « dans sa structure et ses propriétés, une œuvre d’art s’étend toujours au-delà de son substrat matériel, la chose “réelle” qui est son support ontologique29 ». À lire strictement son texte, il faut donc entendre que lorsque Ingarden parle des propriétés ou des qualités neutres, il désigne bien l’œuvre elle-même, c’est-à-dire cet objet intentionnel qui a été créé et configuré par la volonté créative d’un artiste. Si cette différenciation se comprend et se justifie dans le cas de la littérature et de la musique, elle devient épineuse dans le cas des arts plastiques où il paraît difficile, pour ne pas dire contestable, de dissocier l’œuvre de son matériau30. Or en cherchant à revenir à des propriétés neutres qui seraient comme la racine objective des qualités esthétiques, Ingarden nous entraîne aussi du côté du porteur ontique, en l’occurrence du côté du bâtiment et de ses pierres dans le cas de l’architecture ou du côté de la toile couverte de pigments colorés dans le cas du tableau. Saisir ici des éléments ou des aspects neutres dont la combinaison et la configuration conduisent à la création d’une œuvre valant sur le plan artistique et esthétique demande d’exercer un curieux regard analytique qui découpe et isole les différents matériaux de l’œuvre, comme s’ils pouvaient exister par ailleurs en eux-mêmes. Mais non seulement le regard que nous posons sur une œuvre en tant que spectateur mais encore le regard que pose l’artiste sur son œuvre en gestation dans l’atelier ne donnent jamais accès à des matériaux bruts et discrets mais bien à des configurations déjà prises dans une dimension qualitative et porteuses de valeurs ou d’impulsion esthétique et émotionnelle. On peut penser ici à Rodin qu’Ingarden aime bien évoquer. En ce cas, comment ne pas supposer que la matérialité même de la pierre n’est pas déjà appréhendée sous le vêtement d’un sens qualitatif qui exerce sur lui comme un appel et comme la préfiguration d’une forme artistique ? On peut pareillement évoquer la méthode d’Alexandre Cozens31, qui préconise aux jeunes peintres d’apprendre à se laisser guider par les formes aléatoires des taches de couleurs pour composer des paysages. Mais ici le rôle du papier, de l’encre et de la brosse (qui sont pour Ingarden parfaitement étrangers à l’œuvre en tant que telle) est pourtant essentiel et même consubstantiel à l’œuvre, car il est alors impossible de délier ce qui est matière, support, aspect neutre ou dénué de signification et ce qui est forme, sens et qualités. En conséquence, même si l’on entend bien la volonté réaliste d’Ingarden de dériver causalement les qualités esthétiques de propriétés neutres qui en seraient comme la caution objective, il semble plus probable que le rapport d’un niveau à l’autre, du neutre au qualifié (si tant est que l’on soit jamais en contact avec des qualités neutres) relève d’un processus d’interprétation ou d’orientation lié à des préférences, elles-mêmes constituées ou héritées au cours de la vie singulière. Clarifier ce processus demanderait d’explorer la manière dont une subjectivité se rapporte aux choses de l’expérience et les investit justement de sens et de valeur au cours d’un contact de nature émotionnelle et corporelle. Autrement dit, il faudrait pour cela redescendre jusqu’aux vécus originaires des sense-data et accepter la voie de la considération constitutive. Quelle est alors l’alternative proposée par Ingarden ? Comment s’y prend-il pour envisager une fondation objective des qualités ?
41Comme nous l’avons indiqué plus haut, le gage de l’objectivité viendrait de la fondation dernière des qualités esthétiques dans des propriétés neutres de l’œuvre elle-même, et qu’il faudrait alors envisager comme autant de contraintes « objectives » prescrivant et cadrant le mode « subjectif » de la concrétisation. À supposer au moins provisoirement l’existence de telles qualités neutres, comment alors examiner ces propriétés, comment y accéder ou les découvrir ?
42C’est la tâche de ce qu’Ingarden nomme la démarche de connaissance pré-esthétique de l’œuvre. Il désigne par là une étude de l’œuvre menée autant que possible en dehors des opérations spontanées de concrétisation, sur un mode d’examen froid, distancié, s’efforçant d’exclure tout sentiment, toute empathie avec les personnages, toute réaction émotionnelle afin de ne pas laisser se former le vécu esthétique de concrétisation. L’enjeu en est d’atteindre une connaissance « objective » de l’œuvre (telle qu’elle serait utile et directrice pour la science littéraire par exemple ou l’étude critique des œuvres). Il s’en explique dans le texte de 1937 consacré à la Connaissance de l’œuvre littéraire. Plusieurs passages de cette démarche sont éclairants sur le sens de la fondation constitutive qu’envisage Ingarden :
Par ce connaître d’exploration pré-esthétique (bei diesem forschenden, vorästhetischen Erkennen) de l’œuvre littéraire, il s’agit avant tout de trouver en elle les propriétés et les éléments qui en font une œuvre d’art, c’est-à-dire qui forment le fondement de la constitution des qualités esthétiquement pertinentes dans les concrétisations esthétiques,
43ou encore :
découvrir les propriétés et les particularités structurelles appartenant à l’œuvre elle-même et qui, en tant que telles, sont indépendantes des variations que subit la procédure de connaissance en différentes circonstances32.
De cette manière, on parvient à la connaissance du fait que l’œuvre d’art littéraire considérée, ou certaines de ses propriétés ou de ses éléments, sont la source de son activité (Activität) esthétique possible. Elle recèle en soi des forces (Kräfte) spécifiques qui, en présence d’un récepteur, agissent sur lui (einwirken) et peuvent le conduire à constituer un objet esthétique. Comme son but consiste à pousser, grâce à son aide, le récepteur à la constitution d’un objet esthétique doué de valeur, l’œuvre remplit d’autant plus sa détermination et offre une valeur d’autant plus grande que sont plus nombreuses en elle les particularités (Eigenheiten) correspondantes choisies pour être capables de provoquer (hervorzurufen) l’émotion esthétique originaire et servir de fondement pour l’actualisation des qualités esthétiquement pertinentes. Mais elle [l’œuvre] a visiblement la valeur d’un moyen (Mittels) d’action esthétique sur le récepteur. Elle est donc une valeur relationnelle (relationaler Wert), et elle se différencie en cela de la valeur esthétique de l’objet, laquelle est contenue de manière immanente dans l’objet et exclusivement fondée sur des qualités esthétiquement pertinentes. Elle est donc en ce sens une valeur « absolue » et elle revient à l’objet indépendamment de la question de savoir si elle sert un quelconque but ou exerce une certaine fonction. La première de ces valeurs, je l’appelle valeur artistique, la seconde valeur esthétique. La découverte et l’appréhension des valeurs artistiques appartiennent, entre autres, aux tâches de la connaissance d’exploration pré-esthétique de l’œuvre d’art littéraire33.
44Il s’agit donc de redescendre jusqu’aux propriétés singulières et élémentaires de l’œuvre (mots, aspects, couleurs ou formes) pour en isoler celles qui ont un pouvoir d’action contraignant sur le récepteur, de manière à le conduire, ou plus exactement à le forcer à opérer une concrétisation adéquate. Et en conséquence, la valeur artistique de l’œuvre se mesure à cette puissance d’influence ou de détermination univoque. C’est pourquoi Ingarden la définit comme un moyen. La valeur artistique est qualifiée de relationnelle, plus exactement elle est un dispositif ou un ensemble de facteurs destinés à prédéterminer, si l’on peut dire, une certaine forme de concrétisation. C’est un dispositif qui organise tout un système de potentialités qualitatives tenues prêtes à l’emploi, et comme en attente des actes qui sauront les investir, les faire vivre et ainsi donner de la chair à l’œuvre. La valeur ou la valence (Wertigkeit) des qualités artistiques semble alors se mesurer en fonction de leur niveau d’action sur le récepteur, de leur capacité à déterminer, voire à contraindre la réception dans une direction univoque34. Ingarden recherche donc parmi les structures et les éléments de l’œuvre littéraire (du côté de ce fameux squelette de propriétés) tout ce qui dispose de ce pouvoir d’agir sur le récepteur ou ce qui contient en soi cette capacité d’action, et qu’il nomme étonnamment Leistungsfähigkeit35. Il est assez remarquable de trouver ici à ce moment de la recherche l’occurrence de la Leistung qui, chez Husserl, assume le mouvement de constitution transcendantale dans l’ombre du sujet, étant comme la face cachée du sujet. En revanche Ingarden déporte cette puissance de constitution spontanée du côté de l’objet, ou de certaines propriétés objectales, comme si la garantie de l’objectivité ne pouvait être assumée que par quelque chose d’objectal et jamais par le sujet, comme si le sujet devait être contraint à une certaine démarche pré-tracée pour former en retour une objectité acceptable, fondée en droit. Il regarde ainsi du côté des différents éléments emboîtés et dérivés qui doivent conditionner le mouvement de la lecture et de la concrétisation, puis redescend des phrases jusqu’aux unités de sens puis aux mots pris dans leur forme matérielle (le signifiant), et il demande encore d’établir la proportion des occurrences entre nom, adjectif et verbe (leur combinaison et leur récurrence) pour tenter de situer ce qui a le pouvoir de prescrire les remplissements et les actualisations de la manière la plus étroite ou univoque. La version idéale d’une telle fondation de l’objectivité prend ainsi la forme suivante :
Mais naturellement il peut aussi y avoir des cas où la condition nécessaire et suffisante pour constituer une valeur esthétique est contenue dans l’œuvre, du fait que les propriétés de l’œuvre d’art déterminent de façon univoque le fonds entier des qualités douées de valeur esthétique qui constituent une valeur esthétique, et qu’elles agissent de manière suffisante sur l’observateur pour qu’il soit forcé dans son rapport à l’œuvre d’art en question de concrétiser et donc de porter à apparition la valeur esthétique pré-déterminée par l’œuvre. Cette valeur est alors fondée dans l’œuvre d’art et est en ce sens « objective », en dépit du fait que son actualisation dépend de l’activité de l’observateur36.
45Avec cette dernière remarque, et tout en évoquant la possibilité d’une fondation causale agissant par conditionnement et prescription univoques, Ingarden n’oublie pas que l’objet esthétique ne trouve pas la totalité de son fondement existentiel dans un support, même configuré de façon prégnante, car celui-ci ne forme jamais qu’une condition unilatérale, nécessaire mais non pas suffisante, de l’œuvre. C’est le récepteur qui est la véritable condition ultime et suffisante, car de lui seul dépend la concrétisation et donc l’apparition de l’œuvre. Le lecteur est ce facteur manquant37, sans lequel le problème de la valeur de l’œuvre ne se pose pas et sans lequel, à vrai dire, elle n’existe même pas en tant qu’œuvre. Mais en retour les variations dans la réception de l’œuvre viennent précisément de cette part aléatoire qu’est la lecture et qui peut prendre toutes les formes, fidèles ou infidèles, dociles ou récalcitrantes. Qui plus est, ce jeu, ou cette puissance d’écart par rapport aux prescriptions, est renforcé et comme alimenté par le schématisme de l’œuvre, ce qui fait que la nature propre de l’œuvre d’art rend a priori impossible l’application complète de ce schéma de fondation qui se voudrait causaliste et univoque. Néanmoins, ce schéma peut être envisagé comme un horizon indiquant la direction idéale d’une réception parfaitement adéquate, motivée et contrainte par la seule force de l’œuvre. Cet idéal de fondation objective indique aussi la voie à suivre si l’on veut sortir du conflit stérile sur la subjectivité des valeurs, et à la manière de Hume, Ingarden nous demande de faire la part entre ce qui incombe réellement à une œuvre et ce qu’un observateur lui attribue, par enthousiasme ou par ignorance38. Mais de son point de vue, il estime qu’il n’y a pas à chercher de critères communs39 ; il faut examiner les situations et les œuvres au cas par cas, et le seul rempart au subjectivisme est de dégager les éléments structurels, formels et matériels, les propriétés de l’œuvre qui justifient ou invalident telle ou telle concrétisation et avec elles l’advenue de telles qualités ou harmonies de qualités. Corrélativement, si l’on veut définir la bonne attitude esthétique, l’attitude correcte, il faut entrer dans le processus de réception des vécus afin de démêler l’ensemble des facteurs qui interviennent dans l’expérience et ajoutent, infléchissent ou orientent dans une direction qui n’est pas conforme aux prescriptions de l’œuvre. Néanmoins, cette connaissance demanderait alors de se tourner du côté de l’ontologie matérielle, car tout se passe résolument du côté de la personne, de sa psyché, de sa vie, de son histoire, de sa sensibilité corporelle. Autrement dit, il faudrait déterminer tous les facteurs qui interfèrent dans l’expérience perceptive et lui donnent une couleur à chaque fois singulière. Il semble que c’est ici que réside le point manquant ou contourné de l’analyse ingardenienne et qui obligerait à aborder vraiment les questions de constitution génétique. Cette mesure serait d’autant plus nécessaire qu’Ingarden remarque que le sujet psychique offre une grande propension à l’imagination et à la création, et qu’en conséquence l’accès à une perception objective est résolument un choix, un effort et une méthode. Ainsi, dans l’effort délibéré pour parvenir à la perception objective d’un objet,
nous éliminons toute production fictive de notre tendance purement créatrice si difficile à réfréner, nous maîtrisons cette tendance même et dès lors nous croyons plus fermement approcher de l’idéal d’adéquation, d’ajustement, de soumission à la réalité se tenant « en soi », se réalisant dans la connaissance par expérience. Mais cette tendance créatrice resurgit toujours et contrarie notre application à ne laisser parler que la seule réalité40.
46En conséquence, et forte de cette mise en garde, l’attitude esthétique correcte est celle qui s’emploie à limiter cette tendance fantasque ou imaginative qui projette un monde à partir de rien, celle qui se fait la plus passive possible, la plus docile afin que le récepteur reconstruise l’œuvre « comme s’il était sous l’influence des suggestions venant de l’œuvre elle-même41 ». À cette condition, le récepteur peut espérer atteindre un accès légitime à la valeur propre de l’œuvre, à ses qualités harmoniques intrinsèques et non dévolues. Ce qui signifie aussi que ses valeurs, fondées et objectives, ne sont accessibles qu’à des hommes « hautement qualifiés42 », ceux qui savent déceler les différentes caractéristiques subtilement liées dans une œuvre. Mais dès lors que cette démarche est par essence une « activité co-créative d’appréciation43 », il faut bien convenir que l’observateur commun ou naïf dispose d’une réelle liberté pour « interpréter » l’œuvre, et il est alors inévitable que la saisie des valeurs et des qualités soit le plus souvent relative à son activité interprétative et qu’elle apparaisse par suite subjective. Si, en revanche, ces opérations sont menées dans l’attitude adéquate qui rend justice à l’œuvre, alors le vécu esthétique offre un étrange et double statut. Il est à la fois « un vécu créatif-actif », puisqu’il constitue un objet intentionnel (sans que l’on sache néanmoins de quelle opération il s’agit) et en même temps il est « un vécu-passif de découverte44 », puisqu’il découvre des harmonies de qualités (dont on ne sait pas non plus comment elles se sont constituées). Le vécu esthétique correct serait donc tout à la fois actif et objectif.
47Avec cette dernière remarque, nous accédons enfin à la manière propre à Ingarden de contourner la perspective génétique de la constitution transcendantale au profit d’une genèse structurelle qui cherche à établir des points de correspondance ou d’écart possibles entre des états de choses et des états du sujet, mais sans que l’on ait pour autant clarifié les mouvements de constitution de ces états et de leur variation. Simplement l’analyse ontologique tente de clarifier et de dégager les conditions de leurs possibilités en renvoyant vers des éléments neutres, voire même des éléments inconstitués, qui seraient comme la source et le moteur des constitutions et des constructions ultérieures, puisque la force d’activité initiale et prépondérante a été placée du côté des propriétés de l’œuvre. Même si le rôle actif et créateur du sujet récepteur n’est pas occulté, la nature de ces opérations est laissée dans l’ombre45. Quant au sujet créateur, l’artiste qui crée realiter l’œuvre d’art, sa démarche productrice est envisagée comme relevant d’une activité psychophysique46, dont l’analyse reste à mener sur le plan de l’ontologie matérielle. Ingarden s’efforce donc continûment de se maintenir sur le terrain de l’ontologie, alors même que l’ensemble de ses investigations esthétiques requiert instamment l’éclairage de la voie constitutive.
4. Le mode d’être des valeurs
48Quels sont alors, pour finir, les derniers enseignements de l’analyse ontologique concernant le mode d’être des valeurs artistiques et esthétiques ?
49Le texte précédent nous a permis de situer le sens de la distinction entre valeur artistique et valeur esthétique. Si en effet le discours artistique contemporain tend à mêler les deux notions, Ingarden insiste quant à lui sur la différence ontologique entre les objets porteurs de ces valeurs et par suite entre ces deux ordres de qualifications. Et puisque la valeur artistique et la valeur esthétique ne caractérisent pas les mêmes objets (l’œuvre d’art d’une part, l’objet esthétique né de sa concrétisation de l’autre), il semble possible de dire qu’elles ne participent pas du même statut ni des mêmes modes d’être. Toutefois, cette répartition des rôles est loin d’être simple et le statut des valeurs s’avère malaisé à décider. Un texte de 1947, « Le problème de la relativité des valeurs », témoigne de ces difficultés en établissant une liste programmatique des questions qu’une investigation ontologique de la valeur devrait affronter. Est-elle une illusion, une projection du sujet, ou bien est-elle une véritable qualité, une essentialité (Wesenheit) ? Est-elle une détermination constante d’un objet qui ne dépend que des propriétés (Beschaffenheiten) de son porteur, ou bien est-elle sujette à varier en fonction de son environnement ? Est-elle relationnelle ou absolue ? Existe-t-elle de manière dérivée et relative, ou bien sur le mode d’être hétéronome des objectités intentionnelles47 ? Comme on le voit, ces questions supposent en chaque cas qu’on ait clarifié les différentes modalités de la relation en explorant du côté de l’objet lui-même les formes de dépendance qui lient le porteur à ses qualités et propriétés, en regardant également du côté des autres types de relations que l’objet doué de valeur entretient avec d’autres objets et surtout avec des sujets. C’est une entreprise ontologique vaste et complexe que nous ne faisons qu’indiquer allusivement ici, car elle nécessiterait un travail entièrement spécifique. En dépit du fait qu’Ingarden n’apporte pas de décisions fermes à ces questions48, nous pouvons à tout le moins relever les quelques points suivants.
50En premier lieu, la valeur artistique (et, à sa base, les qualités douées de valeur artistique) a le statut d’un moyen, elle est « relationnelle », nous dit Ingarden. Elle est relationnelle en tant qu’elle sert de base et de fondement à l’émergence (à la constitution) de la valeur esthétique. C’est une première difficulté, car la valeur artistique n’est pas définie ici du seul point de vue de l’œuvre comme excellence technique ou mérite stylistique, mais en tant que réservoir de forces et puissance d’action sur l’observateur afin de l’amener à une concrétisation esthétique prédéterminée : « La valeur artistique réside donc dans celles de ses propriétés grâce auxquelles l’œuvre exerce une influence sur l’observateur esthétique49 ». C’est donc en quelque sorte la quantité et la qualité d’action sur le récepteur qui déterminent à rebours la valeur artistique d’une œuvre d’art, et cette valeur ne vaut qu’en vue de son dépassement vers la valeur esthétique :
La valeur artistique est une valeur relationnelle dont la valence (Wertigkeit) réside dans le fait qu’elle est un moyen indispensable pour actualiser ce qui est porteur de valeur (werthaft) en soi-même et par soi-même — donc au sens absolu — et qui confère une valeur à tout ce qui le co-conditionne en tant que tel50.
51À cet égard, la valeur artistique est doublement relative, conditionnée et conditionnante, car le fonds de propriétés actives ou agissantes conditionne, c’est-à-dire rend possible l’émergence de qualités esthétiques (pour autant qu’un sujet entre en relation avec ce fonds), et en retour ces qualités esthétiques créditent ces conditions de possibilité d’une plus-value qui les nimbe d’une dimension et d’une valeur qui excèdent celle de leur première nature instrumentale. La valeur artistique est donc outil, condition ou moyen : ce à partir de quoi quelque chose comme une qualité ou une valeur esthétique est possible. On peut dès lors accorder qu’elle est dépendante (seinsabhängigkeit), dérivée (seinsabgeleitet) et par suite inséparable non seulement de son porteur mais surtout des différentes propriétés ou déterminations de ce porteur, en l’occurrence l’œuvre en tant que squelette ou forme schématique. Dans la mesure où elle est étroitement liée, à titre d’effet aux propriétés réelles de l’œuvre et éventuellement à celles de son porteur ontique dans le cas problématique des arts plastiques, on peut alors aussi se demander dans quelle mesure la valeur pourrait partager le mode d’être de ce porteur, et par exemple l’être réel matériel de la pierre s’agissant de l’œuvre architecturale. Mais cela nous placerait évidemment dans une situation complexe et paradoxale, où la valeur serait à tenir au plan de l’être ; mais n’est-ce pas la suite logique de son rabattement au statut d’un moyen ?
52De son côté, en revanche, la valeur esthétique (et les qualités-de-valeur esthétiques, telles le beau, le noble, le gracieux, etc.) est donnée dans l’intuition qui l’appréhende comme absolue, et comme le but inconditionné de l’organisation de l’œuvre : « Cette valeur en soi absolue, c’est précisément la valeur esthétique dont la matière (Wertmaterie) est d’après son essence seulement à “voir” (nur zu “schauen”), et qui donc s’épuise dans une auto-présence phénoménale51 ». La valeur esthétique fait l’objet d’une contemplation ravie qui découvre ou semble faire l’expérience de l’idéal dans le cours réel du vécu esthétique. Elle se présente avec force et consistance comme étant entièrement déterminée en elle-même et par elle-même, fermée sur soi et auto-suffisante52. Elle offre le statut de l’être autonome et séparable, elle n’est pas prise dans un rapport de tout à partie, et en ce sens Ingarden affirme que « l’être des valeurs esthétiques n’est pas un “être-pour”53 ». À ce titre elles semblent bien relever du mode d’être de l’idéal, comme d’autres essentialités, ce qui fait dire à Ingarden que la donation intuitive de la valeur dans le vécu esthétique entraîne avec elle « un moment de croyance en l’existence, dans le monde [domaine — Gebiet] des qualités pures, des harmonies qualitatives idéales, des qualités particulières de tel ou tel type, des structures d’harmonie qualitative, etc.54 ».
53Si la valeur esthétique n’est pas pour quelqu’un, elle est néanmoins toujours valeur de quelque chose, c’est-à-dire qu’elle n’est saisie et intuitionnée qu’en tant que fondée sur un certain objet individuel auquel elle co-appartient. Ingarden nous dit : « Elle est contenue de manière immanente dans l’objet et exclusivement fondée sur des qualités esthétiquement pertinentes55» ; elle est donc dépendante, conditionnée par les propriétés de son objet-porteur, et dérivée (produite par un autre dont elle est comme un effet). Son statut est ainsi fort complexe, et la dualité de son mode d’être, en tant qu’objet idéal et en même temps en tant que toujours inscrite dans un objet particulier, laisse penser qu’on pourrait l’envisager sur le modèle de l’actualisation des concepts idéaux dans les significations lexicales. Mais cela reste délicat, et il n’est pas certain que le rapport soit ici tout à fait analogue, puisque même si on l’envisage comme une idéalité ou une essentialité autonome, son actualisation, voire sa réalisation, est quant à elle tributaire de la contingence et de la singularité de l’assemblage des diverses propriétés et qualités, tant formelles que matérielles, dont la combinaison est à chaque fois unique :
Il faut aussi bien noter la possibilité que, en principe, la même qualité-de-valeur (par exemple, la « beauté ») étant fondée sur des assortiments différents de qualités esthétiquement valables peut subir des modifications qualitatives telles que, sans cesser d’être « beauté », elle est cependant dans des cas particuliers d’un « beau » différent56.
54Mais précisément cette différence ou cette unicité singulière permettent-elles encore vraiment de parler de la même essentialité ? Devant la difficulté, Ingarden opte pour une approche négative et établit que si la valeur esthétique n’a pas la structure formelle de l’objet individuel, ni la forme d’une propriété, ni celle d’une relation, néanmoins elle entretient avec son objet-porteur un rapport qui tient à la fois de la propriété et de la relation, et qu’Ingarden formule ainsi :
Dans la structure de la valeur, ce qui joue un rôle particulier, c’est le fait qu’elle est toujours une certaine superstructure (Überbau) sur le fondement de ce dont elle est la valeur, mais une superstructure — s’il s’agit d’une valeur authentique — qui n’est en rien un parasite sur l’objet, qui n’est donc pas ajoutée de l’extérieur à l’objet ni imposée ni conférée, mais elle émane de l’essence propre de l’objet57.
55Superstructure ou émanation de l’essence de l’objet, l’être de la valeur esthétique serait tout à la fois autonome, absolu et dérivé. Mais s’agissant des œuvres d’art, le problème reste tout de même entier, puisque l’objet intentionnel, à la différence de l’objet réel, n’a pas d’essence ! Sauf à reconsidérer da capo le statut de l’œuvre d’art ! Peut-être est-il néanmoins envisageable de considérer que, dans la mesure où l’œuvre constitue une totalité intimement liée et combinée de qualités et de propriétés, elle simule à son tour une essence ou dessine intentionnellement une certaine nature dont la consistance est telle qu’elle fait émerger, grâce à l’activité intuitive du récepteur, une présence phénoménale (erscheinungsmäßige Gegenwart58) objectivement indéniable, par suite non relative.
56Quelles que soient les difficultés, Ingarden peut donc au moins considérer que la valeur esthétique est toujours ce qui résulte, comme un effet ou une émanation, des éléments constituants et fondateurs de son porteur et qu’elle se tient en étroite concrescence avec toutes les parties de l’œuvre, en sorte que sa présence ou sa découverte par un récepteur ne saurait être le fait d’un arbitraire subjectif. Elle possède bien un certain degré d’objectivité.
Les qualités-de-valeur esthétiques forment en quelque sorte un halo lumineux qui environne les objets figurés et qui, simultanément vécu par nous dans le plaisir esthétique, nous enveloppe d’une atmosphère particulière, nous berce dans une ambiance, nous saisit et nous transporte. Enfin, les qualités-de-valeur esthétiques ne se laissent arracher ni ontiquement ni purement phénoménalement de leur fondement constitutif : des éléments correspondants des différentes couches. Il appartient à leur essence d’être des caractères ontologiquement dépendants d’un quelque chose qui les porte (…) Elles ne se laissent pas non plus séparer phénoménalement de leur fondement constitutif dans les propriétés intuitionnables d’un objet. Il faut toujours que soit donnée une certaine combinaison de propriétés objectales ou d’éléments aspectuels, pour qu’elles puissent s’établir de la manière intuitive précédemment indiquée59.
57Effet, halo, ambiance, plaisir et ravissement, autant de dimensions qui attestent du caractère subjectif de la valeur et pourtant elle reste inséparable de son porteur ontologique qui l’enracine dans le monde objectif. Ni tout à fait subjective, ni tout à fait objective cependant, elle est bien au cœur de cette esthétique de la « rencontre » que propose Ingarden. Rencontre et même « communion60 » entre un objet et un sujet. Ce point de ligature témoigne de la nécessaire oscillation de la démarche ingardenienne entre ontologie et phénoménologie : toujours appelé par la chose même à entrer dans l’analyse des processus de constitution de l’objet esthétique et de la valeur, appelé également à l’analyse de la genèse du sujet psychique et à la constitution des préférences qui colorent son champs perceptif, mais s’y refusant à chaque fois pour éviter toute tentation transcendantale et « idéaliste ».
58Pourtant, en déclarant qu’il faut placer la rencontre entre le sujet et l’objet en première place, au point de départ de toute recherche esthétique, afin d’éviter le double écueil du subjectivisme et de l’objectivisme, Ingarden ne reprend-il pas à sa manière le leitmotiv husserlien demandant de penser la relation primordiale à partir de laquelle on peut tenter de comprendre l’objectivité ? Dans tous les cas, la tâche assignée à la phénoménologie esthétique visant à clarifier « la constitution des valeurs dans les vécus qui les découvrent activement61 » atteste sans nul doute possible que, quel que soit le chemin choisi, Ingarden s’inscrit au plus près du programme de recherches ouvert par Husserl.
Notes
To cite this article
About: Patricia Limido-Heulot
Université de Rennes 2