Bulletin d'Analyse Phénoménologique Bulletin d'Analyse Phénoménologique -  Volume 6 (2010)  Numéro 6 

La vie sociale, le langage et la vulnérabilité originaire du désir : Réflexions à partir de l’œuvre de Michel Henry

Raphaël Gély

Université catholique de Louvain – FNRS

Résumé

L’objectif de cet article est de montrer que la phénoménologie de Michel Henry offre des ressources importantes pour interroger le rôle de la vie sociale et du langage dans l’épreuve que les individus font tout autant de la puissance que de la vulnérabilité intrinsèque de leur désir d’éprouver la vie.

Abstract

The aim of this paper is to show that Michel Henry’s phenomenology provides valuable materials for investigating the role of social life and language in the individuals’ experiencing the powerfulness as well as the intrinsic vulnerableness of their desire to experience life.

1Une des thèses les plus importantes de la phénoménologie radicale est que les individus n’ont pas seulement besoin les uns des autres pour réaliser leur vie1. Ils ont plus fondamentalement encore besoin les uns des autres pour consentir, au cœur même de chacun de leurs vécus, à ce désir de vivre de la vie au sein duquel et par lequel ils ne cessent d’être donnés à eux-mêmes. Si, chez Henry, tout besoin en appelle intrinsèquement à la culture2, c’est dans la mesure où celle-ci est nécessaire à l’adhésion du besoin à son propre pouvoir d’éprouver, à son épreuve radicalement singulière de la vie. C’est dire que la question de la vie sociale, loin d’être dérivée, se trouve d’une façon ou d’une autre dans l’intériorité du moindre vécu, au cœur de la moindre sensation, du moindre besoin, de la moindre action, etc. La dimension intrinsèquement sociale de la vie subjective est interrogée par la phénoménologie radicale à partir du débat affectif interne au pouvoir de s’éprouver de la vie. Elle est liée à la vulnérabilité intrinsèque du désir de vivre, au débat affectif constitutif de la possibilité même du pâtir. Pour Henry, la moindre sensation — mais il en va de même pour tout vécu — ne peut manquer, pour être comme telle, dans l’immanence de son éprouver, celle d’un soi, d’adhérer et d’avoir à adhérer à son propre pouvoir de sentir. Sentir ne va pas de soi. Un débat affectif est constitutif du pouvoir de sentir. C’est cette adhésion intérieure de la sensation au pouvoir d’être la sensation qu’elle est qui est constitutive de son ipséité. De façon plus générale, nous dirons que la possibilité d’éprouver quoi que ce soit se fonde dans l’adhésion à soi du pouvoir d’éprouver, se fonde dans l’acte par lequel ce pouvoir s’empare de soi, advient à soi en consentant à soi. Ce consentement n’est pas extérieur à l’éprouver. Il lui est radicalement intérieur. Or, pour Henry, telle est l’hypothèse qu’il va s’agir ici d’explorer, ce consentement intérieur du pâtir à sa propre possibilité — consentement qui donne cette possibilité à elle-même, qui la rend réelle — suppose l’épreuve d’un partage, comme si chaque vie ne pouvait être pleinement sa propre adhésion singulière à soi qu’en partageant réellement avec d’autres vies cette même intrigue du pâtir, cette même vulnérabilité du désir d’éprouver. Il y a en ce sens chez Henry une exigence de vie sociale au cœur du moindre vécu. Il importe de bien saisir que cette exigence est chez Henry plus profonde que celle liée à la genèse de la conscience de soi. La phénoménologie radicale inscrit la question du rapport entre vie sociale et subjectivité à un niveau plus primitif encore, celui de l’adhésion du vécu à sa propre possibilité, celui du consentement à vivre.

2Ce n’est donc pas seulement pour réaliser leur chemin de vie que les individus ont besoin les uns des autres, c’est plus fondamentalement encore pour désirer vivre, pour consentir à éprouver la vie. Il y a en ce sens une solidarité originaire des forces de la vie, une solidarité constitutive de l’adhésion intérieure de ces forces à elles-mêmes, cette adhésion étant constitutive du pouvoir même que la force a d’être une force3. Il s’agit en ce sens avec Henry de passer d’une phénoménologie de la vie sociale qui présuppose des individus dont le désir de vivre va de soi à une phénoménologie de la vie sociale qui n’occulte pas la vulnérabilité intrinsèque de ce désir. Le projet d’une phénoménologie radicale de la vie sociale consiste ainsi à nouer la vie sociale à la vulnérabilité même du désir de vivre. Nous pourrions encore dire que la question du social renvoie chez Henry à la commune filiation des individus dans la vulnérabilité originaire du désir de s’éprouver de la vie. Le social est interrogé du point de vue de son impact sur l’intensification ou l’affaiblissement de l’adhésion des individus au pâtir de leur vie, de leur adhésion à l’affectabilité de la vie4. Dans le cadre de cet article, il va plus particulièrement s’agir de montrer de quelle façon la distinction que Henry fait entre l’auto-affection au sens fort et l’auto-affection au sens faible5 ouvre des perspectives importantes pour interroger la place de la vie sociale dans l’épreuve que les individus font de la vulnérabilité intrinsèque de leur désir de vivre6.

3Se laisser affecter en profondeur par ce qui lui arrive, c’est pour l’individu accepter que son désir de vivre s’y met fondamentalement en jeu. L’hypothèse que je propose donc ici d’explorer est que l’accroissement de la puissance de vie des individus — l’accroissement de leur capacité à se laisser affecter en profondeur par ce qui leur arrive et l’accroissement de leur capacité à répondre avec inventivité à ce qui leur arrive — suppose que l’on ne tente pas de naturaliser leur désir de vivre, que l’on ne fasse pas comme s’il allait de soi. Dans un premier temps, je vais davantage préciser cette thèse essentielle de Henry selon laquelle il y a un débat affectif interne au pâtir en tant quel, un débat affectif interne au surgissement même de sa possibilité. En tant qu’elle est subjective, la vie ne cesse, dans l’immanence même de son pâtir de soi, d’adhérer et d’avoir à adhérer à soi pour se rendre possible. C’est dans cette perspective qu’il faudra examiner avec une grande attention la distinction faite par Henry entre l’auto-affection au sens fort et l’auto-affection au sens faible. Il apparaîtra en effet que la question de la vulnérabilité intrinsèque du désir de vivre se laisse entendre autrement selon qu’on l’interroge du point de vue de la vie en tant que telle et du point de vue de l’épreuve que chaque vivant fait de sa propre vie. La question de la vie sociale dans son rapport originaire au désir de vivre se posera précisément dans la tension même entre ces deux niveaux d’adhésion à soi de la vie. Cette hypothèse davantage explicitée, je pourrai alors montrer de quelle façon la vulnérabilité intrinsèque de l’adhésion du soi au pâtir de sa vie se met en jeu dans la vie sociale. Il s’agira plus précisément de décrire son rapport à la naturalisation du désir de s’éprouver de la vie. Je terminerai en ouvrant une perspective de recherche liée de façon plus spécifique à la place du langage dans l’épreuve que les individus font en situation de la vulnérabilité intrinsèque de leur adhésion à la vie. Il va de soi que ces considérations n’ont qu’un statut introductif et s’autorisent une liberté dans la reprise de certaines thèses de Henry.

1. La vulnérabilité originaire du désir de s’éprouver de la vie

4Du point de vue de la phénoménologie radicale de la vie, il n’y a de vie subjective que là où un pouvoir de pâtir, au lieu d’aller naturellement de soi, a à se rendre possible en adhérant intérieurement à lui-même, en ne se rejetant pas. Chaque vécu, qu’il soit passif ou actif, suppose un pouvoir d’éprouver et ce pouvoir d’éprouver n’est lui-même possible comme le pouvoir d’éprouver d’un soi que s’il consent intérieurement à lui-même, s’étreint, se retient en lui-même, désire être la pure épreuve de soi qu’il est7. Le soi vivant, le soi constitutif de la vie phénoménologique, n’est rien d’autre en ce sens que le consentement du pâtir de la vie à lui-même. De la vie subjective advient lorsqu’un pouvoir de pâtir surgit qui adhère à soi, se retient en lui-même. C’est en ce sens que je propose ici de comprendre cette thèse de Henry selon laquelle l’ipséité originaire de la vie subjective est l’effectuation de l’auto-éprouver de la vie, est l’acte d’adhésion à lui-même du pâtir originaire de la vie. L’acte d’adhésion dont il est ici question n’a rien d’intentionnel. Il est immanent au pâtir. Il est constitutif du pâtir en tant que tel8. Si chaque épreuve de la vie est comme telle radicalement singulière, c’est très précisément dans la mesure où il n’y a d’éprouver que consentant intérieurement à lui-même, qu’adhérant à son propre pâtir, que se retenant à l’intérieur de lui-même, que s’aimant, que s’ipséisant. Ce consentement à soi du pâtir est constitutif de son pouvoir même de pâtir. Le soi originaire de la vie est chez Henry l’auto-consentement du pâtir. Il est le pâtir de la vie s’affectant de lui-même. à ce niveau de description, il n’y a pas un pâtir et puis, ensuite, une adhésion à soi de ce pâtir. C’est bien au contraire parce qu’il y a adhésion du pouvoir de pâtir à sa propre possibilité que ce pouvoir devient effectif, qu’il y a un pouvoir réel de pâtir. L’adhésion du pâtir à lui-même est contemporaine de son surgissement. Au cœur de tout éprouver, il y a ainsi un consentement intérieur de cet éprouver à lui-même, un consentement qui est l’effectivité même de l’éprouver, sa subjectivité.

5Le jouir de soi de la vie dont parle Henry, loin donc d’être ce qui arrive à une vie qui s’éprouve, est ce en quoi la vie advient à elle-même dans son pouvoir de s’éprouver. Je propose donc de comprendre l’Archi-Soi dont parle Henry dans C’est moi la vérité comme étant l’ipséité effective de tout éprouver possible. Le soi radicalement singulier que je suis est donné à lui-même dans et par cette ipséité originaire de la vie, dans et par cette auto-adhésion intérieure du pouvoir de s’éprouver de la vie. Je suis donné à moi-même dans un pouvoir d’éprouver dont je ne suis pas l’origine, dont je m’éprouve fondamentalement passif, et qui a toujours déjà consenti intérieurement à lui-même. Le soi originaire de la vie, ce que Henry nomme donc l’Archi-Soi, est le consentement primitif du pouvoir de s’éprouver à lui-même. S’il n’y a de vie subjective que là où un pâtir adhère intérieurement à lui-même et jouit de lui-même, si le soi originaire de la vie est cette adhésion même et est constitutif de tout éprouver possible, le soi que je suis moi-même ne peut manquer de se vivre comme généré dans une adhésion à soi de la vie qui le précède, dans l’adhésion originaire du pâtir de la vie à lui-même. Je m’éprouve donné à moi-même dans ce jouir de la vie, dans son ipséité originaire. Tout vécu de la subjectivité, du plus passif au plus actif, ne peut être un vécu que dans ce consentement originaire du pâtir de la vie à lui-même. Il est important de préciser que la vie se caractérise ici par un acte dont la spécificité est de ne pas être le contraire de la passivité, mais au contraire d’être l’adhésion intérieure de cette passivité à elle-même. Nous verrons que la formidable puissance d’agir de la subjectivité se fonde dans cette adhésion à soi du pâtir. L’acte primitif de consentement à soi de la vie est compris ici comme l’acte par lequel le pâtir consent à soi, consent à sa passivité, consent autrement dit à se subir, à ne pouvoir se délier de soi. La vie est liée à elle-même de l’intérieur même de son auto-affection primitive, de l’intérieur de son originaire adhésion à soi. C’est dire qu’il n’y a de pâtir possible que dans l’épreuve que celui-ci fait de sa violence interne, de la violence de son surgissement, de son impossible déliaison. L’adhésion du pâtir à lui-même est l’acte par lequel le pâtir se lie à lui-même, consent à être du pâtir, le propre du pâtir étant de ne pouvoir prendre distance par rapport à soi, de subir son propre poids. L’originaire est donc ici un pouvoir d’éprouver qui consent à éprouver, au sens le plus fort du terme, à être dans une impossible distance de soi avec soi. L’adhésion du pouvoir de s’éprouver de la vie est une adhésion à se subir, à souffrir de soi, mais d’une souffrance qui, au niveau originaire, provient de la joie d’adhérer à soi et se transforme aussitôt en joie. S’il n’y avait pas une violence interne au pâtir, l’adhésion du pâtir à lui-même, aussi immanente soit-elle, ne pourrait pas s’éprouver comme une véritable adhésion, comme un acte de se lier et de consentir à l’indéfectibilité de ce lien9. Sur le plan du pur pouvoir de s’éprouver de la vie, ce souffrir originaire de soi s’est bien entendu toujours déjà auto-transformé, sans reste possible, en une adhésion à soi. Il y a ici identité absolue du souffrir et du jouir de la vie10. C’est précisément ce passage sans reste possible du souffrir en jouir qui est constitutif de l’éprouver en tant que tel, qui constitue la réalité même du soi originaire de la vie.

6Le jouir est donc ici absolument premier. Il n’y a pas de souffrir possible sans un pouvoir d’éprouver qui a toujours déjà originairement consenti à soi. En retour cette adhésion ne peut s’éprouver comme adhésion qu’en supportant la charge de son indéfectible liaison à soi11. Au niveau originaire, le pâtir ne peut éprouver son impossible déliaison de soi, la violence de son surgissement, que dans l’acte même de se lier indéfectiblement à lui-même12. La densité de l’attachement à soi de la vie subjective, sa chair, implique ici l’identité vivante d’un pâtir violenté par son propre surgissement et d’un pâtir se liant à soi, s’affectant de soi. En ce sens, le seul fait qu’il y ait des individus vivants suppose un pouvoir d’éprouver qui prend parti pour lui-même, suppose un amour de soi du pâtir, cet amour de soi du pâtir étant le milieu même de tout éprouver, de toute impression effective ou possible. À chaque fois que Henry écrit que la vie, en l’extrême coïncidence affective de son pâtir de soi, se veut, se désire, s’aime, etc., il faut entendre que c’est bien ce désir de soi immanent à l’événement du pâtir qui constitue la vie subjective en tant que telle. C’est dire que toute épreuve de soi, aussi pénible soit-elle, provient de cette adhésion primitive du pâtir de la vie à lui-même. L’affectivité originaire de la vie telle qu’elle est ici décrite n’est pas une propriété de la vie, mais le mouvement même de son auto-génération, le mouvement originaire d’adhésion à soi du pouvoir de s’éprouver. C’est en ce sens que le pouvoir de s’éprouver de la vie n’est pas aveugle. Il n’y a de subjectivité possible que dans une vie qui, au lieu d’aller naturellement de soi, ne cesse pour être possible d’adhérer et d’avoir à adhérer à soi, d’avoir à consentir à la violence même de son impossible détachement de soi. Le pouvoir de s’éprouver de la vie ne peut s’éprouver lui-même comme un effet, comme lié à lui-même de l’extérieur. Il ne cesse de s’éprouver comme s’emparant de soi, comme intérieurement lié à soi, comme consentant sans libération possible à être à jamais lié à soi, à jamais retenu dans l’aventure du pâtir, de l’éprouver.

7La puissance inouïe de la vie subjective, son pouvoir de laisser affecter en profondeur tout autant que son pouvoir d’ouverture à des possibles inattendus, suppose sa vulnérabilité intrinsèque, l’impossibilité pour elle d’adhérer à soi sans faire l’épreuve de son poids, de la violence de son surgissement. Le pâtir de la vie ne cesse de s’écraser contre soi et d’adhérer à soi13. C’est bien à l’impossibilité de se détacher désormais de soi que le pâtir ne cesse d’adhérer pour advenir à sa propre puissance : « Telle est pour moi la vie, écrit Henry : quelque chose qui est donné à soi-même sans aucune distance, dont on ne peut prendre congé et qui est donc vécu comme un poids. Un poids de plus en plus lourd, qui peut naturellement s’invertir dans l’ivresse — parce que la souffrance et l’ivresse sont de la même étoffe »14. Chez Henry, si le besoin est, dans sa texture impressionnelle même, habité par la vie d’un soi, c’est précisément parce que son adhésion à lui-même, à son éprouver, ne va pas de soi. Donné à lui-même dans une adhésion à soi primitive, ne pouvant manquer en ce sens d’adhérer à soi sur un certain plan, le besoin ne devient véritablement le besoin qu’il est déjà qu’en adhérant à cette adhésion. Cette adhésion à l’adhésion ne cesse de se faire, mais est plus ou moins forte. L’hypothèse qui est ici explorée est que le besoin ne peut trouver en lui-même la force de subir un manque et de se diriger vers ce qui pourra partiellement et provisoirement le combler qu’en acceptant plus primitivement encore d’être l’épreuve de vie qu’il est, qu’en consentant plus primitivement à être un éprouver, qu’en adhérant à la violence sans recul possible de son surgissement. Si la vie est définie par Henry comme étant en elle-même affective, c’est précisément parce qu’elle est en incessant débat avec elle-même. La vie henrienne n’est pas une puissance d’éprouver qui n’entretient un rapport affectif à soi que lorsqu’elle est extérieurement mise en danger. Elle est en elle-même l’acte de se lier à soi, de ne pas se fuir, de supporter la violence intérieure de son indéfectible adhésion à soi. Il y a un consentement de la vie à être indissociablement liée à soi qui est au cœur de toute affection. C’est en ce sens que les derniers travaux de Henry introduisent une ipséité primitive au cœur même du pouvoir de s’éprouver de la vie. Le soi n’est pas un effet de la vie, mais l’acte intérieur de consentement de la vie à la violence même de son surgissement, à l’impossibilité pour elle de se décharger de son inexorable présence.

8Il est évident pour Henry que les individus ne peuvent être réellement donnés à eux-mêmes comme des soi que s’ils sont amenés à adhérer au pâtir de leur propre vie, à se donner à eux-mêmes le désir de vivre qu’en même temps ils reçoivent du consentement primitif de la vie en eux. Ce qui au niveau du pouvoir de s’éprouver de la vie s’est toujours déjà réalisé, chaque soi, s’il en est un réellement, ne peut manquer de le revivre et de le revivre de façon plus ou moins forte. Il y a ainsi au cœur de chaque vécu un débat affectif de ce vécu avec la réalité même de son pouvoir d’être un vécu. Il s’agit pour ce vécu d’adhérer à son tour à son propre pouvoir d’éprouver, d’adhérer au consentement même de la vie en lui. Au niveau originaire, il y a une adhésion intégrale du pouvoir d’éprouver à lui-même, faute de quoi il ne pourrait pas y avoir toutes ces épreuves de la vie. Mais ces épreuves, pour être celles de soi réels, ont à adhérer à cette adhésion. Cette adhésion du soi au pâtir de sa propre vie, si elle ne peut manquer de se faire minimalement, est susceptible de se déployer de façon plus ou moins forte en chaque vécu. Il peut en effet y avoir des situations où le pâtir de soi peine à consentir à être ce en quoi la vie advient à soi, s’empare de soi, se lie à soi. C’est alors qu’une haine de la vie peut surgir au cœur du vécu, dans sa texture affective la plus intérieure. Une contradiction naît dans le vécu lui-même entre l’indéfectible adhésion de la vie à elle-même qui le rend possible et la difficulté dans laquelle il se trouve de consentir à soi, de consentir à être un vécu qui dit oui à la vie. D’un côté, le soi est radicalement donné à lui-même dans ce qu’il est en train de vivre. D’un autre côté, cette épreuve qu’il fait de lui-même ne peut être pleinement la sienne que pour autant qu’il y consent sans réserve, qu’il ne tente pas de la fuir. De la même façon que la vie subjective, saisie dans sa possibilité originaire, ne fuit pas la violence de son surgissement, mais consent sans réserve à soi, ma vie ne peut devenir pleinement mienne qu’en consentant à elle-même au sein même de ce qui lui arrive, de tout ce qui lui arrive. En chacun de ses vécus, c’est bien pour l’individu le désir de s’éprouver de sa vie qui se met radicalement en jeu. On trouve chez Henry la possibilité de penser l’incessante ipséisation d’un soi qui est en même temps absolument donné à lui-même. Le devenir du soi n’est pas ici opposé à sa donation absolue.

9On comprend ce faisant la contradiction dans laquelle l’individu est mis lorsque sa vie adhère trop peu et parfois presque plus du tout à elle-même au sein de tel ou tel de ses vécus. Cette contradiction peut aboutir à des souffrances très profondes. Dans ce vécu qui ne consent pas à lui-même, qui ne consent pas au consentement qu’il ne peut en même temps manquer d’être, la vie ne cesse de consentir sans réserve à elle-même, adhère encore à elle-même, transforme encore la violence de son indéfectible attachement à soi en joie de vivre, en joie de se lier à soi. Il n’est pas possible de haïr un processus naturel. Mais il est possible de haïr cette vie dont l’indéfectible consentement à soi rend possible l’épreuve que je suis ici en train de vivre et à laquelle je ne parviens pas de mon côté à consentir, que je voudrais rejeter au plus loin de moi15. C’est précisément parce que la puissance de la vie provient de l’incessante transformation en elle d’une souffrance d’éprouver en joie d’éprouver que la puissance de vie de chaque vivant ne peut être dissociée de ce qui l’affecte. À chaque fois que l’on sépare l’épreuve de ce qui nous affecte du pouvoir que nous avons d’y faire face avec inventivité, on oppose la souffrance de la passivité à la joie de l’activité. On occulte le fait que la plus haute activité de la vie est de consentir à sa passivité même, à son impossible détachement de soi. La puissance d’agir de la vie, son pouvoir d’affecter et de s’affecter en agissant, surgit de cet acte primitif en lequel et par lequel elle veut intérieurement sa propre passivité au lieu de la fuir, veut qu’il y ait encore et encore du pâtir, d’autres épreuves de soi. En ce sens, la puissance de résistance de l’individu par rapport à une situation de souffrance corporelle, psychique, sociale, etc., est d’autant plus grande qu’il parvient à faire de cette situation ce en quoi son désir de vivre sa vie adhère à soi, naît à soi, non pour se complaire dans cette situation, mais au contraire pour y accroître sa puissance de vie, pour augmenter sa capacité à y ouvrir de nouveaux possibles16. On procède dès lors à un déni profond de l’essence affective de la vie à chaque fois que l’on fait comme si éprouver allait de soi. Lorsque le pouvoir de s’éprouver de la vie est censé aller de soi, la vie n’entretient de rapport affectif à elle-même qu’à partir de ce qui la met en péril. Dans cette perspective naturalisante, l’éprouver de la vie ne devient celui d’un soi que dans l’épreuve de ce qui le menace, que dans l’épreuve d’un quelque chose qui manque à la vie. Il y a ainsi une façon de coupler trop rapidement l’affectivité de la vie à l’épreuve en elle d’un manque irréductible qui fait comme si l’éprouver de la vie allait de soi et ne devenait affectivement problématique qu’en ayant à affronter une limite extérieure17.

10En rêvant une vie où plus rien ne devrait être subi, on occulte le fait que la puissance de la vie est indissociable de sa vulnérabilité intérieure, de l’incessante conversion en elle d’une souffrance d’éprouver en joie d’éprouver. En refusant d’introduire l’épreuve d’une violence au cœur de la naissance à soi du pouvoir de s’éprouver de la vie, on fait comme si la puissance de la vie n’était pas liée à un véritable consentement de sa part au poids de sa propre passivité. C’est bien dans un consentement à pâtir de soi que la vie advient à soi. L’inventivité originaire de la vie subjective, son excès primitif, son impossibilité à ne pas s’éprouver de façon toujours nouvelle et autrement, s’origine paradoxalement dans son consentement à pâtir, dans l’acte par lequel le pâtir consent à pâtir, consent à se subir18. Ce qui au niveau de la vie en tant que telle ne peut manquer d’être vécu comme l’identité du souffrir et du jouir de la vie ne peut manquer au niveau de l’épreuve que chaque soi fait de lui-même de se vivre comme un mouvement, absolument accompli sur un plan — celui de la donation du soi à lui-même dans la vie — et comme ne cessant d’avoir à s’accomplir sur un autre plan — celui du consentement du soi au pâtir de sa propre vie. Une telle thèse nous conduit à interroger le caractère plus ou moins potentialisant de ce que les individus sont amenés à endurer. Il y a en effet des situations où l’affection ne parvient à s’accueillir que minimalement, se subit, mais sans pouvoir rejoindre dans ce subir la puissance d’attachement à soi de la vie. Comme ne cesse de le montrer Henry, c’est alors que l’individu peut tenter de se décharger impossiblement de son vécu. Nous allons voir que la façon la plus subtile et la plus terrifiante de tenter d’amoindrir le poids du vécu est pour le soi de faire comme si le désir même de vivre sa vie ne s’y mettait pas en jeu.

2. L’aliénation comme naturalisation du désir de s’éprouver de la vie

11Il ressort des premières considérations qui viennent d’être faites l’idée que l’accroissement de la puissance de vie des individus — de leur pouvoir de se laisser affecter en profondeur par ce qui leur arrive tout comme de leur pouvoir d’y répondre avec inventivité, d’ouvrir du possible — demande qu’ils fassent droit à la vulnérabilité intrinsèque de leur désir de vivre. Toute naturalisation du désir de s’éprouver de la vie ne peut en ce sens que générer un affaiblissement de la capacité des individus à dépasser les blocages dans lesquels ils sont enfermés19. Dans un premier temps, une telle naturalisation du désir de s’éprouver de la vie a ceci de redoutablement confortable qu’elle semble atténuer l’épreuve radicalement immanente que les individus ne cessent de faire de la vulnérabilité interne de chacun de leurs vécus. En régime de naturalisation de la vie, indépendamment de ce qui lui arrive, l’individu adhère à la vie. En difficulté, il tente de trouver à l’extérieur même de ce qui lui arrive la force d’y faire face. Or, comme nous l’avons vu, la puissance d’adhésion à soi de la vie, l’obstination de son désir, est liée à sa vulnérabilité, à l’incessant mouvement en lequel et par lequel elle consent à la violence de son surgissement et se rend ce faisant possible. En faisant comme si vivre allait de soi, comme si donc il n’y avait pas de débat affectif interne à la possibilité même du pâtir, on tente ainsi d’atténuer l’impact de ce qui arrive. L’individu semble ainsi être moins affectable par les adversités qu’il vit puisque celles-ci ne semblent pas pouvoir remettre en question son adhésion si naturelle, si évidente, à la vie. Mais nous n’avons précisément affaire ici qu’à une tentative à l’impossible, qu’à une tentative qui ne fait que renforcer le malaise qui s’empare de la vie lorsqu’on tente de faire comme si elle allait intrinsèquement de soi. Une telle naturalisation du désir de s’éprouver de sa vie, loin d’occulter véritablement sa vulnérabilité, ne fait qu’accroître le sentiment que l’individu a de n’être pas véritablement présent à ce qu’il vit, d’y être inéluctablement présent, sans distance possible, mais en y adhérant faiblement à soi.

12En ce qui concerne le besoin de manger, la naturalisation du désir de s’éprouver de la vie revient ainsi à faire comme si celui-ci ne demandait pas d’être vécu d’une certaine façon pour pouvoir adhérer le plus possible à lui-même. Il y a un débat affectif du besoin avec lui-même plus profond que celui lié au manque qui le constitue. Ce débat affectif est interne au pouvoir même que le besoin a de s’éprouver. Plus primitive que l’épreuve du manque et rendant possible celle-ci, il y a l’épreuve que le besoin fait du pouvoir d’éprouver qu’il est. L’affectivité de la présence immédiate du besoin à lui-même ne tient donc pas seulement au manque qui le constitue, à sa tension vers l’objet. Elle repose plus profondément pour Henry sur la vulnérabilité intrinsèque de son adhésion à la vie. En faisant comme s’il allait de soi que le besoin adhère à l’épreuve de vie qu’il est, en occultant autrement dit encore le débat affectif interne à la violence intrinsèque de son surgissement, c’est le mouvement d’ipséisation du besoin que l’on affaiblit, sa puissance d’adhésion à l’épreuve de vie qu’il est. S’il n’y a de besoin possible que dans une vie adhérant toujours déjà à soi, ce besoin ne peut toutefois s’accomplir comme le besoin qu’il est, s’éprouver activement présent à son pâtir de soi, qu’en consentant à son tour à lui-même. Lorsque ce n’est pas le cas, le soi éprouve évidemment son besoin comme le sien, mais en même temps comme ce en quoi il adhère trop faiblement à lui-même. Ce sentiment de ne pas être consentant ou suffisamment consentant à lui-même est d’autant plus douloureux pour le soi qu’il ne peut se fuir. Le soi est en effet présent à ce manque d’adhésion à lui-même, si bien que dans un même mouvement il s’éprouve trop plein de lui-même et trop vide, trop présent et trop absent. C’est dire que la naturalisation du désir de s’éprouver de la vie telle qu’elle est à l’œuvre dans nos sociétés ne peut manquer d’avoir des effets très profonds tant sur le pouvoir que les individus ont de se laisser affecter en profondeur par ce qui leur arrive que sur leur pouvoir d’y faire face avec inventivité20. Une fois que le besoin est naturalisé, la façon dont il est satisfait est censée n’avoir aucun impact sur le sentiment que l’individu a d’y être présent. Dans cette perspective, que le soi éprouve son besoin comme le sien va de soi et qu’il désire vivre va tout autant de soi. Tel vécu peut lui être insupportable, mais cette insupportabilité reste à la surface de lui-même, n’atteint pas le sentiment même qu’il a de la vulnérabilité de son adhésion à la vie. Pour la phénoménologie radicale telle en tout cas que nous la reprenons ici, s’il est vrai qu’il n’y a de besoin que s’éprouvant toujours déjà comme besoin d’un soi, ce n’est pas pour autant que ce soi inéluctablement lié à lui-même adhère, dans son pâtir même de soi, à soi, d’où, dans certaines situations extrêmes, le sentiment d’être absent à soi dans l’absolue immanence de son pâtir de soi, absolument là, insupportablement là, mais sans pouvoir se donner à soi-même le désir de cette présence.

13C’est dans le même sens qu’il nous faut interroger les implications de la naturalisation de l’adhésion de l’agir à son pâtir de lui-même. D’un côté, la naturalisation du désir de s’éprouver de la vie ne peut manquer de faciliter l’exploitation de l’agir. En régime de naturalisation du désir de s’éprouver de la vie, le vécu, aussi pénible soit-il ou aussi agréable soit-il, est censé ne pas atteindre les sources mêmes d’un désir de vivre allant comme tel de soi. Les difficultés rencontrées par l’individu agissant ne mettent pas en jeu son adhésion à la vie. Cette anesthésie illusoire, mais qui a des effets bien réels, ne peut manquer de générer en même temps un malaise de plus en plus grand. La naturalisation du désir de s’éprouver de la vie affaiblit le pouvoir d’adhésion des individus à leur agir, à l’épreuve que leur vie y fait de soi. L’individu est inéluctablement lié à lui-même dans son action, sans distance possible, ce qui ne signifie pas qu’il coïncide avec son action si l’on entend par là que le sens de celle-ci serait possédé sans reste irréductible. Mais cette non-coïncidence de soi avec soi est vécue, elle implique l’immanence radicale d’un pouvoir d’éprouver qui, sur un plan, a toujours déjà adhéré à soi — faute de quoi il n’y aurait pas de vécu du tout —, qui, sur un autre plan, ne cesse d’avoir à consentir à cette adhésion à soi. Étant donné que la puissance d’adhésion du vécu à l’épreuve de vie qu’il est jaillit de sa vulnérabilité intrinsèque, de la vulnérabilité de son adhésion au pouvoir d’éprouver qu’il est, toute tentative de naturalisation du désir de s’éprouver ne peut manquer de conduire l’agir des individus à perdre en réalité, en puissance d’adhésion à soi. Un cercle vicieux se met alors en place. Plus l’individu tente de naturaliser son désir de vivre pour se convaincre que vivre va intrinsèquement de soi, pour tenter de dissiper cette angoisse plus primitive que celle de la mort, celle d’éprouver la vie, plus il fait l’épreuve de sa faible adhésion au pâtir de sa propre vie. Il multiplie alors les besoins pour tenter d’accroître le sentiment d’être dans sa vie, présent dans ses besoins. De la même façon, il peut entrer dans un activisme pour se convaincre, au plus intérieur de son épreuve pathétique de soi, qu’il est présent à ce qu’il est en train de faire, qu’il est bien en train d’agir. Ou, inversement, il tente, mais toujours bien entendu à l’impossible, de diminuer au maximum cette dynamique de vie qui ne cesse de l’engager dans le besoin, dans l’agir, comme si, indéfectiblement présent à lui-même en tout ce qu’il vit, il ne pouvait pas s’approprier cette vie qui déferle en lui, qui le submerge, qui jouit de soi en lui, qui semble ne pas lui permettre de naître à sa propre vie à lui.

14Il ne peut donc être question de se contenter de dire que le soi henrien est toujours déjà pleinement présent à lui-même, que son aliénation consiste seulement dans le fait qu’il ne peut déployer sa vie de la façon la plus créative possible. Une telle façon de lire Henry peut très rapidement conduire à naturaliser le désir de s’éprouver de la vie, à naturaliser le mouvement d’auto-accroissement de la vie, ce qui revient à occulter ce que Henry ne cesse d’interroger, à savoir le débat affectif interne au pouvoir même d’éprouver. De la même façon, il ne peut être question de se contenter de dire que l’aliénation de l’individu consiste dans le déni de sa singularité radicale. Une telle thèse n’est pas fausse bien entendu, mais risque de laisser entendre que cette singularité radicale va comme telle tout à fait de soi. Or, s’il est vrai que chaque vécu est originairement celui d’un soi donné à lui-même dans l’ipséité essentielle de la vie, il est tout aussi vrai que ce soi est amené à adhérer à son tour au pâtir de sa vie, est amené à prendre possession de l’ipséité qui lui est ainsi donnée, de se la donner tout en la recevant, de la recevoir tout en se la donnant. Selon les situations, cette adhésion est plus ou moins forte. Elle dépend tout autant de l’individu que des conditions de vie qui sont les siennes. Nous avons montré que l’accroissement des forces de résistance des individus est nécessairement dépendant de leur consentement à se laisser affecter radicalement par leur situation, c’est-à-dire à laisser leur situation mettre en jeu la vulnérabilité intrinsèque de leur désir de vivre. C’est pour cette raison que le meilleur moyen d’affaiblir la puissance de résistance des individus est de naturaliser leur désir de vivre. Loin en ce sens d’abstraire l’auto-affection de la subjectivité des conditions concrètes de vie qui sont chaque fois les siennes, la phénoménologie radicale permet au contraire d’interroger l’impact de la vie sociale sur la puissance de vie des individus, sur la puissance de leur adhésion ipséisante à la vie. On pourrait objecter que, chez Henry, la puissance d’agir de l’individu ne lui vient que de l’immanence de la vie en lui et n’est pas en ce sens tributaire de son inscription et de son attachement à un environnement donné. La position défendue ici n’est pas celle-là. S’il est vrai que l’individu est donné à lui-même dans une puissance de vie qui adhère à elle-même quelles que soient les conditions en lesquelles elle advient à soi, c’est toujours dans tel ou tel contexte particulier que l’individu s’ipséise, s’affecte dans la vie de son propre désir de vivre21. L’hypothèse qu’il faudrait développer consiste à dire que c’est en faisant droit à la vulnérabilité intrinsèque de l’adhésion du pâtir de la vie à lui-même que l’on peut rendre compte de la façon dont le désir de vivre des individus, donné à lui-même sur un certain plan, ne cesse d’avoir à consentir à soi sur un autre plan, et le fait nécessairement en situation. Il y a ainsi des environnements qui peuvent être décisifs, pour le meilleur comme pour le pire, dans le mouvement d’ipséisation des individus. Par exemple, telle nourriture et telle manière de la préparer peuvent être vécus par tel individu comme permettant à son besoin de manger d’adhérer davantage à l’épreuve de vie qu’il est, à son pouvoir même d’éprouver. De la même façon, c’est au sein de tel ou tel environnement particulier que l’individu parvient à laisser son pouvoir d’agir adhérer davantage à soi, adhérer davantage à son pouvoir d’affecter et d’être affecté.

15Il y a ainsi une façon de penser que le désir de vivre des individus n’implique pas un rapport spécifique à un environnement inaugural qui ne peut manquer de participer à un déni de l’affectivité originaire du pâtir, à une occultation de sa vulnérabilité intrinsèque. Il importe de bien saisir que le symptôme le plus grave de cette atteinte faite à la vulnérabilité intrinsèque du désir de vivre n’est rien d’autre que la naturalisation de ce désir. Il consiste dans le déni du débat affectif interne au pouvoir de s’éprouver de la vie. Il n’y a pas de meilleur moyen pour malmener et déplacer abstraitement les individus que de tenter de naturaliser leur désir de vivre. C’est en effet la naturalisation du désir de vivre des individus qui permet de faire comme si leur adhésion à la vie était absolument dissociable de leur situation concrète. En ce sens, s’il n’y a d’ouverture intentionnelle possible à l’objet que dans une vie adhérant toujours déjà à soi, en retour le soi donné ainsi à lui-même dans la vie a besoin de l’effectivité d’un certain rapport à l’objet pour prendre possession de son ipséité, pour adhérer à son propre pouvoir d’être affecté. Loin de dissocier la subjectivité de la situation concrète dans laquelle elle est toujours déjà inscrite, il s’agit bien plutôt pour la phénoménologie radicale telle que nous la reprenons ici de montrer que les individus ne peuvent être affectés en profondeur par leur situation que parce que leur désir de vivre y est mis comme tel en jeu. Mais il faut en même temps ajouter que l’adhésion des individus à la vie ne peut pas être absolument dépendante de tel ou tel contexte particulier, ce qui reviendrait en effet à dénier l’inventivité originaire de la vie. Il y a par conséquent une tension entre l’ancrage radical de la subjectivité dans sa situation particulière et son pouvoir tout aussi radical d’ouverture à d’autres situations. Nous dirons ainsi qu’une situation est potentialisante lorsqu’elle permet à la subjectivité d’y adhérer davantage à soi et ce faisant d’y accroître son pouvoir d’ouverture à d’autres situations. Il y a une façon de trop nouer la subjectivité à sa situation ou de trop la dissocier de cette situation qui est le symptôme d’un déni de l’affectivité originaire de la vie, tout se passant comme si le malaise généré par la naturalisation et par conséquent l’abstraction du désir de s’éprouver de la vie se renversait en un sur-investissement du nouage vital de la subjectivité à tel ou tel contexte particulier.

16Lorsque le désir de s’éprouver de la vie est naturalisé, le rapport entre le pouvoir de la subjectivité à se laisser affecter radicalement par sa situation et son pouvoir d’ouverture à de nouvelles situations se trouve nécessairement mis à mal. La puissance de résistance de la vie est indissociable de son affectabilité radicale. Dans des situations de souffrance psychique, corporelle, sociale, etc., il s’agit dès lors de trouver l’énergie de résister, d’ouvrir un autrement possible, non en se dissociant de ce qui arrive, mais au contraire en se laissant affecter radicalement par ce qui arrive, en laissant la violence subie nous reconduire à l’intrigue de cette vie dont la puissance inouïe d’inventivité naît de son consentement primitif à pâtir de soi, à subir son indéfectible attachement à soi. En aucune manière, il ne s’agit de se complaire dans ce qui est vécu. Il s’agit seulement de pas chercher ailleurs que dans l’adhésion ici et maintenant au pâtir de sa vie le pouvoir de s’ouvrir à d’autres vécus. Nous avons vu qu’il importe pour ce faire de lutter contre toute forme de naturalisation du désir de vivre. L’adhésion dont il est ici question est immanente au vécu. Elle est son intériorité même. Ce n’est pas parce qu’un individu exprime avec de très grandes émotions combien la situation qu’il vit l’affecte qu’il s’éprouve affecté en profondeur par ce qu’il vit. Certains comportements émotionnels comme certains passages à l’acte peuvent être décrits comme des tentatives à l’impossible pour accroître l’adhésion du soi au pâtir de sa vie. Bien entendu, le soi ne peut être à distance de lui-même. Il n’y aucune possibilité pour lui de ne pas s’éprouver intégralement comme l’intériorité même de chacun de ses vécus. Mais cette intériorité absolument donnée a encore à consentir à soi pour prendre possession de sa réalité. Intégralement présent à soi, l’individu peut se vivre comme profondément étranger à ce qu’il vit. La tragédie consiste précisément alors dans le fait qu’aussi étranger à sa vie soit-il, ne l’éprouvant pas comme sa vie à lui, le soi y est néanmoins absolument présent à soi, incapable de ne pas se vivre comme intégralement là où il échoue en même temps à se donner de lui-même la vie qu’il ne cesse de recevoir. Il ne s’agit pas ici d’introduire une distance ou une négativité dans l’immanence radicale du pâtir de soi. Il ne s’agit pas davantage de penser le mouvement par lequel le soi a à se donner la vie qu’il reçoit comme impliquant un manque qu’il s’agirait de combler. C’est parce que le soi est absolument donné à lui-même comme le soi réel qu’il est qu’il ne peut manquer, précisément parce qu’il est un soi, d’avoir à consentir de lui-même à son intégrale présence à soi, à s’ipséiser, à adhérer au pâtir de soi. C’est parce qu’il n’y a pas de distance possible dans l’immanence radicale du pâtir qu’une douleur abyssale peut s’emparer de l’individu lorsque son absolue présence à lui-même n’adhère pas à soi, n’adhère pas à soi tout en ne pouvant se dissocier de soi. Cette ipséisation du soi — le mouvement donc par lequel le soi, intégralement donné à lui-même, adhère à l’absoluité même de son pâtir de soi — est plus ou moins forte et peut être gravement mise en péril dans certaines situations. Une des thèses essentielles de la phénoménologie radicale est que cette ipséisation de sa vie, c’est-à-dire ce consentement au soi qu’il est, l’individu ne peut la réaliser, de façon plus ou moins forte, que dans l’épreuve d’une partageabilité intrinsèque du désir de vivre.

3. De la vulnérabilité intrinsèque du désir de vivre au langage

17La question qu’il s’agit maintenant de se poser est de savoir de quelle façon l’usage du langage est susceptible d’affaiblir ou d’accroître le pouvoir des individus à se laisser affecter en profondeur par ce qu’ils vivent, d’affaiblir ou d’accroître par conséquent leur pouvoir de répondre avec inventivité à ce qui leur arrive. Une des thèses essentielles de Henry est que le pouvoir d’adhésion de chaque individu au pâtir de sa propre vie passe par son rapport au pouvoir d’adhésion des autres au pâtir de leur propre vie. Il y a une solidarité originaire des forces de la vie, de sorte que la puissance d’adhésion du soi au pâtir de sa propre vie est d’autant plus forte qu’il ne dénie pas par sa façon d’agir la singularité radicale des autres individus, l’intrigue de leur propre adhésion à la vie. Il y a ainsi une façon de se rapporter au besoin que les autres ont de manger qui dénie la vulnérabilité intrinsèque de l’épreuve qu’ils y font de la vie. Mon déni de l’affectivité originaire de la vie de l’autre ne peut manquer en retour d’affaiblir mon adhésion à moi-même, au pâtir de ma propre vie. Je ne peux en effet adhérer au pâtir de ma propre vie qu’en recevant ce pouvoir d’une vie plus grande que moi, qui se vit tout aussi radicalement ailleurs, et qui a toujours déjà absolument consenti à elle-même. C’est parce que cette vie originaire en laquelle et par laquelle j’adviens est habitée d’un débat affectif interne, d’une violence qu’elle ne fuit pas, que je peux adhérer à ma vie en chacun de mes vécus, que je peux désirer la vie telle qu’elle est ici et maintenant, et par là même trouver la force pour changer les conditions au sein desquelles elle s’éprouve. En aucune manière, ce désir de changer les conditions de la vie ne consiste à tendre vers une vie qui serait dépouillée de toute adversité, de toute blessure22. C’est pour cette raison qu’il est essentiel au désir de vivre des individus de provenir d’une vie originairement subjective et non pas d’une une vie anonyme, aveugle à sa propre possibilité, dépourvue de tout débat affectif interne, dont le désir de s’éprouver irait naturellement de soi. La puissance de résister aux adversités est indissociable de la puissance d’accueillir la « blessure » intrinsèque de la vie23.

18Toute la question est alors de savoir comment s’articulent la subjectivité originaire du pouvoir de s’éprouver de la vie et la singularité radicale de chaque soi vivant. Comment le soi, donné à lui-même dans une vie qui se désire en lui comme le soi qu’il est, peut-il advenir à sa propre vie, à son propre désir de vivre ? Pour la phénoménologie radicale, le soi ne peut se donner à lui-même son propre désir de vivre tout en recevant en même temps ce désir de la subjectivité d’une vie qui le transcende que s’il s’éprouve partager une même vie avec les autres, que s’il fait avec eux l’épreuve de la partageabilité originaire d’un même pouvoir d’être un soi. S’il n’y avait pas la vie des autres entre le pouvoir de s’éprouver de la vie et le pouvoir de s’éprouver de ma propre vie, je ne pourrais pas m’éprouver donné à moi-même pour vivre la singularité absolue de ma propre vie. Éprouvant et consentant à éprouver la vie des autres comme une vie aussi absolue que la mienne, je m’éprouve donné à moi-même dans et par une vie qui me veut en ma propre absoluité. Sans une telle épreuve des autres, il y aurait une pure et simple contradiction au cœur même du pâtir de ma vie. Je ne pourrais manquer de m’éprouver englouti dans le désir que la vie a de vivre en moi, ce dont témoigne précisément l’horreur de certaines souffrances psychiques. En sens inverse, s’il n’y avait pas la vie même entre ma vie et celle des autres, nos vies ne pourraient pas s’éprouver comme pouvant être tout à la fois absolument mêmes et absolument autres. Elles seraient soit trop loin les unes des autres, soit trop proches les unes des autres. Elles ne pourraient pas faire l’épreuve de leur commune filiation dans une vie qui ne peut se vivre de façon absolue ici que parce qu’elle peut se vivre de façon absolue là-bas. Il ne s’agit en aucune manière dans cette perspective de diviser ou de quantifier le pouvoir de s’éprouver de la vie entre différents vivants. C’est en vertu d’un mouvement originaire d’accroissement de soi que l’éprouver de la vie se déploie dans et comme une pluralité de vivants. Ce n’est pas en vertu d’un principe de diminution relative de son activité que la vie se partage, comme s’il fallait que l’éprouver de la vie se quantifie pour être l’éprouver d’une pluralité de vivants.

19Il y a un rapport essentiel entre la singularité radicale de l’adhésion de la vie à elle-même et son excès, son inépuisable désir de renouvellement24. Seule une vie dont l’éprouver est intrinsèquement vulnérable peut être habitée d’une telle puissance de renouvellement. Il ne peut en ce sens y avoir pour l’individu d’adhésion à la singularité radicale de sa propre vie que dans l’épreuve de son appartenance à une vie en perpétuel excès de soi, en perpétuel désir de s’éprouver tout aussi absolument ailleurs et autrement25. En ne consentant pas à faire de son rapport à la vie singulière de l’autre ce qui concerne son propre désir de vivre, l’individu ne peut se vivre comme véritablement donné à lui-même dans une vie en laquelle la singularité effective de chaque vie — y compris donc la sienne — compte. Pour adhérer à soi, l’individu ne peut ainsi manquer de faire l’épreuve de ce qui en lui l’excède radicalement, c’est-à-dire l’inscrit dans l’inépuisabilité d’un désir de vivre intrinsèquement partagé. Il est évident que la communauté originaire des vivants dont parle Henry est irréductible à quelque forme d’organisation sociale et politique que ce soit26. Mais il est tout aussi vrai que la façon dont les individus se rencontrent effectivement et organisent leurs interactions met en jeu l’épreuve qu’ils font et ont à faire de la partageabilité radicale de la vie. C’est dire que mon besoin de manger ne peut adhérer au pâtir radicalement singulier de lui-même, s’ipséiser, que s’il s’éprouve partager la vulnérabilité tout autant que la puissance d’une même adhésion à soi de la vie.

20Au niveau le plus primitif, tout besoin est besoin de culture, non pas pour prendre distance par rapport à soi, mais au contraire pour pouvoir adhérer à soi, pour pouvoir consentir à l’épreuve de vie qu’il est. En ce sens, au lieu de faire de la culture ce qui permet à une vie qui adhère trop naturellement à soi de se limiter, il s’agit pour Henry de comprendre la culture comme ce en quoi le pâtir de chaque vie radicalement singulière peut adhérer à soi en se partageant, adhérer à l’immédiateté de son épreuve de soi. Il y a au cœur de mon besoin de manger l’épreuve d’une vie qui, dans sa transcendance, s’éprouve nécessairement ailleurs. Lorsque la façon dont on satisfait le besoin de manger dénie sa donation à lui-même dans une vie tout aussi intrinsèquement vulnérable que partageable, c’est son adhésion à lui-même qui ne peut manquer de s’en trouver profondément affaiblie, avec toutes les conséquences déjà évoquées. C’est dans le même sens que j’ai montré ailleurs qu’une certaine façon de vivre les rôles et l’imaginaire qu’ils impliquent est nécessaire à l’adhésion des individus à l’épreuve immédiate, sans distance possible, qu’ils font d’eux-mêmes en agissant27. Le rôle, du moins quand il est au service de la vulnérabilité originaire du désir de s’éprouver de la vie, permet à l’action de prendre possession de ce qu’il y a en elle d’intrinsèquement partageable, lui permet autrement dit de s’éprouver intrinsèquement habitée par d’autres épreuves possibles de la vie. C’est dans cette même perspective qu’il faut poser la question de savoir comment le langage s’articule au pouvoir que les individus ont d’adhérer au pouvoir de s’éprouver de leur vie. Comment la façon dont les individus sont inscrits et s’inscrivent dans le langage peut-elle accroître ou affaiblir leur pouvoir d’adhésion à la vie ? L’hypothèse ici explorée est que le langage ne peut avoir une place essentielle dans le mouvement d’auto-réalisation de l’existence qu’en participant de façon plus originaire encore à l’incessant mouvement d’adhésion des soi à l’indépassable immédiateté de leur pâtir de la vie. Comme on le sait, toute une partie des réflexions consacrées par Henry au langage porte sur l’impossibilité ontologique de traduire le pur éprouver de la vie dans des énoncés. Henry ne cesse de mettre en évidence le fait que la singularité radicale de l’adhésion du vécu à lui-même ne peut être enfermée dans aucun énoncé, dans aucun dit, qu’il y a un abîme ontologique entre l’adhésion à soi de la vie et la représentation de la vie, ce qui n’empêche pas l’acte de représentation d’être comme tel un acte vivant, un acte au sein duquel la vie radicalement singulière de l’individu est donnée à soi pour adhérer à soi. La question est donc de savoir comment un certain usage de l’acte de parole est susceptible d’affaiblir ou d’accroître l’adhésion des individus au pâtir de leur propre vie.

21Il n’est bien entendu pas possible dans le cadre de cet article de développer avec toute l’ampleur désirée cette question28. Je vais seulement esquisser l’idée selon laquelle l’acte de langage est nécessaire à l’épreuve que le vécu fait de sa donation dans l’inépuisabilité d’une vie intrinsèquement partagée. D’un certain point de vue, il est évident que tout vécu est, en tant que tel, donné à lui-même dans une vie intrinsèquement partagée. Chaque affection humaine est comme telle, dans l’immanence radicale de son auto-éprouver, intrinsèquement ouverte, intrinsèquement désir de relation à la singularité absolue d’autres vécus possibles et effectifs29. Renaud Barbaras laisse entendre dans son importante Introduction à une phénoménologie de la vie que le vécu henrien est fermé sur soi, clôturé, non constitutivement ouvert à de l’altérité30. Ma position est qu’il s’agit du contraire chez Henry, même si de nombreuses formulations de ce dernier ne peuvent manquer d’alimenter les critiques qui lui sont ainsi faites. Quand Henry parle d’une coïncidence sans reste possible du vécu avec lui-même, ce n’est pas de ce qui est vécu dont il parle, mais du pouvoir que le vécu a d’être du vécu, de son adhésion affective à lui-même. Il n’y a pas d’autre coïncidence chez Henry que celle par laquelle le pouvoir de s’éprouver de la vie adhère à soi, ne se fuit pas, s’empare de soi. Si le pouvoir de s’éprouver de la vie n’adhère pas à soi, il n’y a pas d’éprouver. Or, précisément, le soi ne peut adhérer à l’épreuve de vie qu’il est qu’en se recevant de l’ipséité d’une vie intrinsèquement partagée avec les autres, si bien que le vécu ne peut adhérer à son propre pâtir de soi qu’en éprouvant, au plus profond de lui-même, que la vie se vit aussi ailleurs et autrement, qu’en désirant se relier à ces autres vécus. Loin que Henry isole le vécu, il cherche bien au contraire à interroger le mouvement même de son ouverture constitutive à l’altérité. Cette ouverture, loin d’aller de soi, est comprise comme ce en quoi le vécu adhère à l’épreuve de vie absolue qu’il est. Le vécu ne peut adhérer à lui-même qu’en renvoyant intrinsèquement, dans son pathos même, à d’autres épreuves de soi de la vie, par exemple à d’autres façons encore pour la vie de s’éprouver dans le besoin de manger. Le besoin de manger ne peut adhérer à lui-même qu’en consentant à l’inépuisabilité des façons dont la vie peut s’éprouver en mangeant, tout aussi absolument là-bas qu’ici. Il ne s’agit donc pas de dénier l’absolue singularité de chaque besoin, mais au contraire d’affirmer que cette singularité ne peut adhérer à elle-même qu’en s’éprouvant partager une vie qui se désire de façon tout aussi absolue ailleurs et autrement.

22Il y a ainsi un rapport essentiel entre la puissance d’adhésion du vécu à la singularité radicale de son propre pâtir de soi et l’épreuve qu’il fait de l’inépuisabilité constitutive de son sens. En sa singularité radicale, le besoin de manger adhère d’autant plus à lui-même qu’il fait l’épreuve de l’inépuisabilité de son sens, de l’inépuisabilité de l’épreuve que la vie fait de soi dans l’acte de manger. Il est important de noter que cette inépuisabilité de la vie est constitutivement articulée chez Henry à sa partageabilité. Il ne peut en effet être question de dire que la vie ne cesse de s’excéder si on n’articule pas aussitôt cet excès à l’ipséité essentielle d’une vie intrinsèquement partagée. Cet excès est d’emblée celui d’une vie qui ne peut adhérer singulièrement à son excès constitutif qu’en se reliant à l’absoluité d’autres vies. Si la répétition du besoin de manger n’est donc pas seulement liée au renouvellement naturel d’un manque objectif, mais à une nécessité interne à l’auto-éprouver même du besoin, il faut donc encore ajouter que cette répétabilité constitutive du besoin ne peut prendre possession de soi qu’en se partageant. L’inépuisabilité de la façon dont la vie peut se vivre dans le besoin de manger est nécessairement l’inépuisabilité d’une vie en laquelle des singularités absolues se relient. Ainsi, le moindre vécu, dans sa texture affective intérieure, ne peut manquer de se vivre comme donné à soi dans l’ipséité d’un premier consentement à soi de la vie, cette ipséité ne pouvant être elle-même pleinement reçue que comme l’ipséité d’une vie intrinsèquement partagée. Au plus intérieur de la moindre sensation, de la moindre perception, du moindre besoin, etc., il y a épreuve d’une donation à soi dans l’ipséité d’une même vie partagée et épreuve d’une donation à soi comme une singularité absolue absolument non interchangeable avec une autre.

23L’hypothèse que j’aimerais construire est que l’affirmation henrienne d’une parole silencieuse au cœur même du consentement primitif de la vie à elle-même est essentielle à l’étude de la façon dont le langage s’articule à la vulnérabilité intrinsèque du désir de vivre, au mouvement d’adhésion des individus au pâtir de leur vie. Si l’adhésion primitive du pouvoir de s’éprouver de la vie à lui-même est définie par Henry comme une parole silencieuse31, ce n’est pas seulement pour affirmer que la vie n’est pas aveugle à elle-même, qu’elle est le « savoir » immanent de son acte d’adhésion à soi. C’est encore pour rendre compte de l’identité absolue de la singularité de l’acte de consentement à soi du pâtir de la vie et de l’engendrement de la vie comme l’inépuisabilité tout autant que la partageabilité de ses épreuves de soi. Énonciation originaire génératrice d’une vie inépuisable, d’une vie partagée par des soi insubstituables, oui du pâtir au pouvoir de renouvellement du pâtir, effectivité d’un acte qui engendre la possibilité réelle d’une vie inépuisablement partagée par des singularités incommensurables, la parole silencieuse est pour la phénoménologie radicale au cœur même de chaque vécu comme ce en quoi se nouent l’inépuisabilité du possible et la partageabilité de son épreuve pourtant à chaque fois incommensurable. Dans cette perspective, si la parole peut avoir tant de puissance, si elle peut à ce point blesser comme à ce point nourrir le désir de vivre, c’est parce qu’elle est ce en quoi ne cesse de se rejouer l’inouï de la vie subjective, à savoir le fait pour elle d’être un pouvoir de pâtir tout à la fois absolument singulier, inépuisable et partagé. Cette articulation entre la singularité absolue de l’acte, l’ouverture inépuisable du possible et l’épreuve d’une relation est au cœur de tout vécu. La moindre sensation ne peut adhérer à elle-même comme la singularité absolue qu’elle est qu’en partageant avec d’autres sensations l’inépuisabilité d’un même pouvoir d’éprouver. Il en va de même pour chaque vécu, y compris précisément celui de l’acte de parole qui ne peut adhérer à l’immédiateté de l’épreuve de vie qu’il est qu’en partageant avec la singularité radicale d’autres actes de parole l’inépuisabilité d’un même pouvoir d’éprouver la vie. En la singularité radicale de son pâtir de soi, l’acte de parole de l’individu est identiquement adresse à la singularité absolue de l’autre et réponse à la singularité absolue de l’autre, acte de relation inépuisable entre des individus pourtant incommensurables. La parole vivante est l’image elle-même vivante d’une vie qui, en la vulnérabilité intrinsèque de sa chair, de son pâtir, est relationnalité, est tension entre des singularités aussi radicalement dépendantes les unes des autres que radicalement séparées les unes des autres.

4. Singularité, partageabilité, inépuisabilité de la parole

24Il y a un rapport profond entre l’acte de parole — entendu au sens le plus fort du terme comme rencontre inépuisable entre des singularités incommensurables et pourtant reliées — et la vulnérabilité originaire du désir de vivre. Seule une vie dont le désir de s’éprouver ne va pas de soi est capable de parler au sens fort, si bien que toute forme de naturalisation du désir de s’éprouver de la vie ne peut manquer de conduire à une réduction de l’acte de parole à un acte de communication censé être en lui-même dépourvu de tout enjeu affectif radical, de tout impact sur l’adhésion des individus au pâtir de la vie. Nous avons vu que ce n’est que parce la vie subjective est dans sa possibilisation même l’acte radicalement singulier d’adhérer à la violence de son pâtir de soi que chacun de ses vécus est effectivement singulier. Il s’ensuit que l’acte de parole ne peut s’éprouver comme un acte radicalement singulier que parce que son adhésion à l’épreuve de vie qu’il est ne va pas de soi. Il ne suffit donc pas d’une énonciation. Encore faut-il que la vulnérabilité intrinsèque de l’épreuve que cette énonciation fait d’elle-même ne soit pas occultée. Mais c’est dire alors que toute forme de naturalisation du désir de s’éprouver de la vie ne peut conduire qu’à un affaiblissement de l’épreuve que les individus font de la réalité radicalement singulière de leurs paroles, ne peut qu’affaiblir le caractère inouï de cette parole vivante qui jaillit de la vulnérabilité même de la vie tout autant que de sa puissance. La naturalisation du désir de vivre affaiblit l’épreuve que l’acte de parole fait de soi comme relation réelle entre des singularités absolues, non interchangeables. Plus la vulnérabilité de l’adhésion de l’acte de parole à l’épreuve de vie qu’il est se trouve déniée, plus son désir d’affecter et de se laisser affecter est censé aller de soi, moins il peut adhérer à lui-même, s’éprouver comme un acte de vie au sens fort. Il n’est pas étonnant dans cette perspective que la capacité de l’individu à s’éprouver présent dans sa parole et donc à la tenir ne cesse de s’affaiblir dans une société où le désir de vivre est de plus en plus naturalisé. L’épreuve que les individus font de leur pouvoir de s’affecter langagièrement les uns les autres, de ne pas seulement communiquer et échanger des informations, mais de s’exposer à la singularité absolue de l’autre, de risquer le partage d’un sens inépuisable, se fonde dans la vulnérabilité intrinsèque de leur désir de vivre. Parler, c’est s’affecter d’une nouvelle épreuve de vie, d’un nouveau pâtir de soi. La puissance et la joie de la parole sont indissociables de la vulnérabilité intrinsèque de son adhésion à soi. Au cœur de la parole, la violence de l’éprouver ne cesse de se transformer et d’avoir à se transformer en joie d’éprouver. Une vie langagière qui serait censée être dénuée de toute joie intérieure, qui serait autrement dit purement et simplement fonctionnalisée, ne pourrait manquer de s’irréaliser, de porter atteinte à l’épreuve que les individus font du pouvoir de la parole. Elle ne pourrait manquer d’atteindre le désir de vivre.

25Seule une vie dont le désir de vivre ne va pas de soi peut être habitée par la joie, par une joie d’adhérer à soi et de se rendre ce faisant inépuisable. La coïncidence radicale du pouvoir de s’éprouver de la vie avec lui-même est identiquement son engendrement comme vie inépuisable. En ce sens, l’effort, le travail sur soi auquel il faut consentir pour ne pas s’enfermer dans l’immédiateté, pour ouvrir le possible, pour ne pas se bloquer dans une situation, est indissociable de la vulnérabilité originaire du pâtir de la vie. C’est la même vie qui peut tenter de fuir la vulnérabilité originaire de son désir de vivre et qui peut trouver dans cette vulnérabilité la source même de sa puissance, de son inépuisabilité, de sa joie. C’est dire que l’acte de parole ne peut avoir des effets profonds dans la vie des individus, atteindre de l’intérieur leur vie, toute leur vie, y compris la plus sensible, que s’il se déploie dans et à partir d’une vulnérabilité intrinsèque, celle de son pâtir de lui-même. Toute forme de naturalisation du désir de s’éprouver de la vie ne peut que conduire l’acte de parole à perdre en joie, en puissance d’adhésion à soi, en sentiment d’être un acte réel, d’être un acte au même titre que tous les autres. Une certaine façon de ne plus donner aux paroles quelque poids véritable que ce soit — ce ne sont que des mots — et une certaine façon de leur donner un poids trop considérable peuvent être comprises ici comme autant de réactions à une irréalisation de l’acte de parole, à une naturalisation de son éprouver, à un déni de son affectivité intrinsèque. L’insuffisante adhésion à soi de l’acte génère un malaise qui conduit à une revendication de son irréalité ou inversement à une tentative à l’impossible pour lui donner un poids purement extérieur — par la violence des propos par exemple — un poids qu’il ne cesse par là même de perdre. C’est pour cette raison qu’il est essentiel d’articuler la naturalisation du désir de s’éprouver de la vie et l’épreuve plus ou moins forte que les individus font de la réalité de leurs vécus. Il y a ainsi un usage de la parole qui, cherchant à la dépouiller de tout enjeu subjectif radical, ne peut manquer d’affaiblir l’épreuve que les individus font de leur pouvoir de se laisser affecter en profondeur par ce qu’ils vivent32. C’est ce qui se passe lorsque le désir de s’éprouver de l’acte de parole est naturalisé. Tout se passe alors comme si parler n’était pas un acte de vie, un acte d’adhésion au pouvoir de s’éprouver de la vie, un acte d’autant plus habité et puissant qu’il adhère à son pâtir de soi, qu’il adhère à soi en ne cessant d’en appeler à d’autres paroles, à l’inouï de la rencontre. C’est pour cette raison que les règles constitutives du langage ne sont pas suffisantes pour nourrir l’épreuve que les individus font de la parole comme partage d’un même désir de vivre, d’une même vulnérabilité du désir de vivre. Il faut encore que l’acte de parole s’éprouve dans la singularité radicale de son initiative de vie, dans la singularité radicale de son désir d’affecter et de se laisser affecter par la singularité absolue d’autrui33.

26Le fait de partager le langage, de se parler, ne signifie pas qu’on est en train de parler à autrui au sens fort du terme, c’est-à-dire de faire l’épreuve paradoxale d’un possible lien entre des singularités absolues. Il faut encore éprouver son acte de parole comme un acte radicalement singulier, c’est-à-dire comme un acte faisant l’épreuve de la vulnérabilité de son adhésion à un pouvoir de vivre tout aussi intrinsèquement partagé qu’inépuisable. Dans cette perspective, si un certain usage de la parole est une tentative à l’impossible pour se décharger de son vécu, un autre usage de la parole consiste au contraire à permettre au vécu d’adhérer davantage à l’épreuve de vie qu’il est. Il s’agit alors de parler pour permettre au vécu d’accroître l’épreuve qu’il fait de l’inépuisabilité tout autant que de la partageabilité de la vie en lui. Si, d’un côté, il s’agit d’accepter que le mot n’est pas le vécu, que l’entrée dans le langage introduit un manque indépassable, d’un autre côté, il s’agit de faire de cette généralité du mot, de l’inépuisabilité de son usage, ce en quoi la vie ne cesse d’adhérer et d’avoir à adhérer à soi, ne cesse d’accroître l’épreuve radicalement singulière qu’elle fait d’elle-même comme une vie indissociablement inépuisable et partagée. En parlant, j’accrois l’épreuve que chacun de mes vécus fait de son appartenance à une vie en excès de soi. J’accrois ce faisant, du moins quand ma parole ne dénie pas la vulnérabilité de son adhésion au pâtir d’elle-même, le pouvoir d’adhésion de chacun de mes vécus au pâtir de la vie. Dans l’acte de parole, l’excès qui est au cœur de la singularité radicale de chaque vécu s’approprie comme l’excès d’une vie qui ne peut adhérer à soi qu’en se partageant. L’idéalité même du sens ne peut manquer dans cette perspective de renvoyer à la partageabilité tout autant qu’à l’inépuisabilité intrinsèque du pâtir de la vie. Si la perception que j’ai de cette montagne s’éprouve nécessairement comme une perception réitérable et partageable, ce n’est pas seulement et d’abord en vertu de la transcendance de la montagne réelle, pas seulement et d’abord non plus en vertu de l’idéalité du sens visé. C’est plus fondamentalement en vertu de l’épreuve que mon acte perceptif fait de lui-même comme acte vivant, comme acte adhérant et ayant à adhérer à la vie. C’est ainsi que l’épreuve radicalement singulière que je fais de cette montagne en appelle, dans l’immédiateté même de son pâtir de soi, à sa répétition et sa variation pour adhérer à soi, pour s’ipséiser. C’est pour cette raison que le déni de la vulnérabilité originaire du désir de s’éprouver de la vie — cette vulnérabilité du désir étant comme nous l’avons vu constitutive de son inépuisabilité — conduit l’individu à s’éprouver de moins en moins affectable par ce qu’il perçoit.

27Il y a en ce sens un rapport essentiel entre la désimaginarisation de la vie perceptive et le déni de la vulnérabilité intrinsèque de son adhésion à soi34. Une perception qui ne serait plus habitée par une vie imaginaire serait une perception dont l’adhésion à soi serait purement et simplement naturalisée et par conséquent profondément affaiblie et irréalisée. L’imaginaire occupe une place essentielle dans le mouvement d’adhésion de l’acte perceptif à lui-même, dans le mouvement de son ipséisation. Il faudrait dans la même perspective montrer que le rapport à l’idéalité du sens du perçu se modifie selon que la vulnérabilité originaire du désir de s’éprouver de la vie est plus ou moins fortement déniée35. En régime de naturalisation du désir de s’éprouver de la vie, qu’il y ait une diversité d’épreuves possibles de cette montagne, ce n’est qu’une nécessité liée à l’essence même de l’acte perceptif. En sens inverse, lorsque la vulnérabilité du désir de s’éprouver de l’acte perceptif n’est pas déniée, l’idéalité du sens et l’itérabilité de l’acte perceptif se fondent dans la nécessaire partageabilité de son adhésion immanente à lui-même. Il y a ainsi une façon de dire le perçu, de déployer son sens, de le partager avec autrui, qui ne peut manquer d’accroître ou d’affaiblir l’adhésion de la vie perceptive à elle-même. Inversement, la façon dont la vie perceptive se déploie, adhère à soi, ne peut manquer de concerner l’acte même de parler, son désir. Tel acte perceptif peut bouleverser l’intériorité de mon pouvoir de parler, la façon dont mon désir de vivre s’y éprouve, et inversement. Il en va de même en ce qui concerne le rapport entre l’action et la parole. L’hypothèse qu’il faudrait en ce sens explorer est qu’une condition essentielle pour que l’action et la parole se potentialisent l’une l’autre est que le désir de s’éprouver de la vie ne soit pas naturalisé. En sens inverse, toute naturalisation du désir de s’éprouver de la vie ne peut qu’empêcher les pouvoirs de la vie de s’affecter en profondeur les uns les autres, de s’éprouver comme partageant une relation d’affectabilité réciproque, une relation qui ne subordonne aucun des deux à l’autre, qui fait donc droit tant au pouvoir des mots qu’au pouvoir de l’action.

5. Conclusion

28Il ressort de ces réflexions programmatiques qu’il y a un rapport essentiel entre la vie sociale, le langage et la vulnérabilité intrinsèque du désir de vivre. Donné à lui-même dans la subjectivité d’un désir immémorial de vivre, chaque soi est amené à adhérer à son tour au pâtir de sa propre vie, à s’affecter du pouvoir de s’éprouver qu’il reçoit, et qu’il reçoit comme intrinsèquement partagé. C’est pour cette raison qu’il y a un rapport essentiel dans la phénoménologie radicale entre la puissance d’adhésion des individus à la vie et la façon dont ils la partagent socialement. C’est dire que la façon dont la vie sociale s’organise, dont la normativité constitutive de l’existence en commun se vit, etc., est porteuse d’un enjeu essentiel dans le mouvement d’accroissement du désir de vivre. Nous avons vu que ce désir de vivre est d’autant plus affaibli qu’il est censé aller de soi. C’est en ce sens à une autre lecture de certaines problèmes psychiques et sociaux que nous devons nous ouvrir. La difficulté à consentir à la facticité de sa situation tout comme la difficulté à y ouvrir du possible renvoie dans la perspective développée ici à une vulnérabilité qui ne cesse d’être plus ou moins fortement occultée, celle du désir même de vivre. Par rapport à la question de la capacité de la subjectivité à ne pas s’enfermer dans l’immédiateté de son ressenti, à consentir à la perte qu’implique le passage à des niveaux plus médiatisés d’existence, à consentir à la possibilité de la crise où se rejoue son mode d’ouverture au monde, il s’agit pour la phénoménologie radicale d’ajouter une question plus profonde encore, autre que la première mais bien entendu intrinsèquement liée à elle, à savoir celle de la capacité de la subjectivité à adhérer au pâtir de sa vie, à accroître son désir d’éprouver. La phénoménologie radicale permet de montrer qu’il y a un lien puissant entre la naturalisation de la vie et l’irréalisation des vécus. Cette irréalisation des vécus est d’autant plus insupportable que le soi ne cesse d’être indéfectiblement présent à lui-même en ses vécus, sans échappatoire possible, ce qui précisément ne fait qu’accroître le sentiment d’une vie à la fois insupportablement sienne et insupportablement étrangère. Il y a des formes d’attachement extrême, d’impossibilité de vivre le détachement, la coupure avec l’autre, etc., qui peuvent à juste titre être comprises comme le symptôme d’une vie trop peu médiatisée. Mais cet attachement extrême peut tout autant être compris comme une tentative à l’impossible pour s’éprouver vivre un attachement, pour redonner au vécu d’attachement une densité subjective, la densité d’une vie s’ipséisant.

29La dimension médiatisante du langage ne peut être opérante que dans la mesure où elle est articulée à sa dimension affective, c’est-à-dire au pouvoir que l’acte de parole a de participer à l’intensification ou à l’affaiblissement du mouvement d’adhésion des individus au pâtir de la vie. La question de l’adhésion du vécu à l’immédiateté indépassable de son pâtir de soi est en ce sens fondamentale. C’est pour cette raison qu’en déniant la vulnérabilité intrinsèque de l’adhésion à soi de l’acte de parole, on ne peut manquer de mettre en péril la force de vie dont il est porteur. Du point de vue de la phénoménologie radicale, s’il y a toujours et encore quelque chose à dire, ce n’est pas seulement parce que l’acte de parole se déploie au sein d’un monde intrinsèquement inachevé, c’est plus fondamentalement parce qu’il ne peut, comme la vie elle-même, adhérer à soi qu’en se partageant et qu’en en se renouvelant. Il y a une joie de la parole qui est indissociablement liée à la vulnérabilité intrinsèque de son adhésion à la vie. Si la parole a un tel pouvoir d’affecter, pour le meilleur comme pour le pire, ce n’est pas d’abord par les contenus propositionnels qui y sont exprimés, mais par la façon dont le désir de vivre, d’oser le risque d’affecter et d’être affecté, s’y met comme tel en jeu. Une certaine façon de dire son vécu suppose que l’espace de la parole partagée va de soi. Il s’agit au contraire ici de montrer que l’acte de parole n’est opérant qu’à la mesure de l’acte de vie qu’il est, de l’acte de risquer avec l’autre et les autres l’aventure du pâtir. Il y a une façon de dire le vécu qui fait comme si l’acte de dire, d’écouter, de partager la parole allait de soi. Il y a une autre façon de dire le vécu qui ne fuit pas l’intrigue radicale qui est au cœur de la parole échangée. Répétant le vécu en l’exprimant, acceptant d’en être encore affecté par l’acte même de le dire, l’offrant à sa reprise tout aussi singulière par autrui, l’acte de parole se vit alors comme un risque, un risque qui est celui de la vie elle-même. C’est pour cette raison que toute communauté vivante ne peut manquer d’avoir des rites où la puissance d’initier de nouveaux chemins de vie par un engagement de la parole est célébrée. En régime de naturalisation de la vie, cette performativité originaire des actes de parole ne peut manquer d’être affaiblie. Il faudrait en ce sens se poser la question de savoir comment s’articule la performativité linguistique des actes de parole et leur performativité comme acte d’adhésion à la vie. Selon que le désir de s’éprouver de la vie est plus ou moins fortement naturalisé, il y a-t-il une modification de l’épreuve que l’individu fait des dimensions illocutoire et perlocutoire de son acte de parole, par exemple de ce qu’est que de réaliser l’acte de promettre en énonçant une promesse ? Des réflexions menées ici, il ressort en tout cas l’idée que le déni de la vulnérabilité originaire du désir de s’éprouver modifie l’épreuve que les individus font tout autant de la singularité que de la puissance de leur parole, de leur pouvoir d’agir en disant, de leur pouvoir d’inaugurer par la parole de nouvelles formes d’adhésion pathétique à la vie, à sa vie, à la vie des autres, de leur pouvoir de rejoindre par la parole l’intériorité même du corps, la vulnérabilité de son pouvoir, de son désir.

Notes

1 Cet article est issu d’une conférence donnée au Centro de Estudos de Filosofia de l’Universidade Católica Portuguesa à l’occasion de la création du projet de recherche « O que pode um Corpo ? ». J’ai intégré dans le texte toute une série de réflexions issues de nos débats. Je tiens à remercier chaleureusement le Professeur Florinda Martins et tous ses collègues de m’associer à cette recherche.
2 M. Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 146. Cf. pour cette question R. Kühn, S. Nowotny (hrsg.), Michel Henry. Zur Selbsterprobung des Lebens und der Kultur, Freiburg/München, Alber, 2002 ; R. Kühn, « Crise de la culture et vie culturelle », in J.-M. Longneaux (dir.), Retrouver la vie oubliée. Critiques et perspectives de la philosophie de Michel Henry, Namur, Presses universitaires de Namur, 2000, p. 139-163 ; id., Radicalité et passibilité. Pour une phénoménologie pratique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 241-270 ; M. Maesschalck, T. Dedeurwaerdere, « Ist eine Kultur des Lebens möglich ? », in S. Nowotny, M. Staudigl (Hrsg.), Grenzen des Kulturkonzepts. Meta-Genealogien, Wien, Turia + Kant, 2003, p. 187-204. 
3 Pour un premier traitement de cette question, je me permets de renvoyer à R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective. Recherches à partir de la phénoménologie de Michel Henry, Bruxelles, 2007, p. 53-96.
4 Cf. M. Maesschalck, « La forme communautaire du jugement éthique chez Michel Henry », in Retrouver la vie oubliée, op. cit., p. 183-211 ; id., « L’attention à la vie comme forme d’une rationalité politique », in J. Hatem (dir.), Michel Henry. La parole de vie, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 239-275 ; id., « Sens et limite d’une philosophie du don. Entre théorie sociale et phénoménologie radicale », in Archivio di filosofia, Actes du colloque international « le don et la dette » organisé par M. Olivetti, 2004, p. 281-295 ; id., « Radikale Phänomenologie und Normentheorie », in S. Nowotny, M. Staudigl (hrsg.), Perspektiven des Lebensbegriffs. Randgänge der Phänomenologie, Hildesheim/New York/Zürich, Georg Olms Verlag, 2005, p. 277-300.
5 Pour cette distinction entre auto-affection au sens fort et auto-affection au sens faible, cf. par exemple M. Henry, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 135-141.
6 Même si les propos que je développe ici n’engagent que moi, ils sont profondément redevables aux travaux de B. Gh. Kanabus. Cf. B. Gh. Kanabus, « Généalogie du concept henryen d’Archi-Soi », in Les Carnets du Centre de Philosophie du droit, n° 139, 2008, 30 p. ; id., « Individualité et communauté selon une phénoménologie de l’Archi-Soi », in Les Carnets du Centre de Philosophie du droit, n° 141, 2009, 30 p. ; id., « Vie et Archi-Soi : Naissance de la proto-relationnalité », in Studia Phaenomenologica, n° 9, 2009, p. 93-108 ; id., Généalogie du concept henryen d’Archi-Soi. La hantise de l’Origine, Hildesheim, Olms, à paraître.
7 Cf. par exemple M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 83.
8 Cf. par exemple M. Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 76.
9 Pour cette question de la violence originaire du pâtir, cf. le travail fondamental de Rolf Kühn, par exemple dans « Traumatisme et mort comme accès à la vie », in Annales de phénoménologie, 6 (2007), p. 207-221.
10 Je suis profondément redevable aux enseignements de Rolf Kühn lors de la Chaire Mercier 2008-2009 de l’Université catholique de Louvain. Que celui-ci soit ici remercié [cf. R. Kühn, Individuation et vie culturelle. Pour une phénoménologie radicale dans la perspective de Michel Henry, Leuven, Peeters (Bibliothèque philosophique de Louvain), à paraître].
11 Cf. par exemple M. Henry, Phénoménologie de la vie. T. III. De l’art et du politique, Paris, puf, 2004, p. 314.
12 Dans son débat avec Jean Greisch, Henry mentionne et accepte la lecture que Rolf Kühn fait de l’immédiateté absolue du pâtir, de son impossible déliaison de soi, comme épreuve d’une violence. Cf. M. Henry, « Phénoménologie de la chair. Philosophie, théologie, exégèse. Réponses », in Ph. Capelle (dir.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry. Les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004, p. 144-145.
13 Cf. M. Henry, Phénoménologie de la vie. T. III. De l’art et du politique, Paris, puf, 2004, p. 334.
14 Ibid., p. 314.
15 Cf. M. Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 93-97.
16 Pour les enjeux de cette question pour une phénoménologie radicale du soin, je me permets de renvoyer à R. Gély, « Souffrance et attention sociale à la vie. Eléments pour une phénoménologie radicale du soin », in Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 5, n° 5, 2009, p. 1-29.
17 Cf. R. Gély, « Du courage de mourir au courage de vivre : quels enjeux politiques ? Réflexions à partir de la phénoménologie radicale de Michel Henry », in Dissensus, n° 2, 2009, p. 116-146.
18 « Au cœur de l’individu, il y a la vie, la subjectivité pure où la vie touche à soi, où l’individu est submergé par son être propre, écrit Henry. Épreuve entièrement passive qui consiste à subir ce qu’on éprouve — à la manière dont s’éprouvant soi-même, une douleur subit ce qu’elle est, insurmontablement. Cette façon de subir, c’est une façon de souffrir. Souffrir n’est pas d’abord un contenu particulier de la vie de l’individu, c’est le fait même de vivre, pour autant que vivre, c’est éprouver, subir, souffrir ce que l’on est. La souffrance n’est que l’actualisation de ce “souffrir” qui constitue l’essence de la vie. Si la torture s’adresse à la souffrance, si son moyen est en réalité sa fin, c’est parce qu’elle en a à la vie même, à l’individu dans sa vie. Elle conduit la vie à son lieu propre, là où l’épreuve qu’elle fait de soi revêt une forme paroxystique, une intensité en effet insupportable. Comme dans le désespoir dont parle Kierkegaard, la subjectivité s’enflamme, la capacité de se sentir au sens de subir ce qu’on est, de le souffrir en étant acculé à lui sans retrait ni esquive, est portée à incandescence, au point extrême de la souffrance ; la vie devient brûlante, elle brûle de son feu propre qui n’est autre en effet que l’exaltation de ce souffrir qui habite le vivre et fait de lui ce qu’il est » [M. Henry, Du communisme au capitalisme, op. cit., p. 95-96].
19 Pour le rapport de la phénoménologie radicale à la question du changement social, cf. les travaux importants de Marc Maesschalck et Benoît Ghislain Kanabus, « Pour un point de vue d’immanence en sciences humaines », in Studia phaenomenologica : Michel Henry’s Radical Phenomenology, vol. ix, 2009, p. 333-350 ; M. Maesschalck, « Phénoménologie radicale et pragmatisme en théorie de la norme. En dialogue avec Michel Henry et Rolf Kühn », in Transformations de l’éthique. De la phénoménologie radicale au pragmatisme social, Bruxelles, pie Peter Lang, à paraître, le troisième chapitre de la seconde partie.
20 Pour la question de la naturalisation du désir de s’éprouver de la vie dans le capitalisme, cf. R. Gély, « La question de l’accroissement de la vie dans la phénoménologie de Michel Henry. Réflexions à partir de La Barbarie », in Noesis, à paraître.
21 C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de prendre très au sérieux la critique que Frank Fischbach adresse à toutes ses philosophies qui unilatéralisent la dimension seulement subjective de l’aliénation et perdent ce faisant de vue la question du rapport vital à l’objet. Cf. par exemple F. Fischbach, Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009, p. 7-37.
22 Pour cette question, cf. également F. Martins, « L’autre : Le vivant », in J.-F. Lavigne, J.-M Brohm, R. Vaschalde (dir.), Michel Henry. Pensée de la vie et culture contemporaine. Colloque international de Montpellier, Paris, Beauchesne, 2006, p. 67-79.
23 Cf. M. Henry, Phénoménologie de la vie. T. I. De la phénoménologie, Paris, puf, 2003, p. 102.
24 Pour ce concept d’excédence, cf. les pages remarquables de Paul Audi, Où je suis. Topique du corps et de l’esprit, La Versanne, Encre marine, 2004, p. 243-254, p. 337-361 ; id., « Notes sur Michel Henry et l’excédence du soi », in Michel Henry. La parole de vie, op. cit., p. 285-294 ; id., Michel Henry. Une trajectoire philosophique, Paris, Les Belles lettres, 2006, p. 133-154.
25 Je suis ici redevable en profondeur aux recherches importantes de Simon Brunfaut sur l’imaginaire radical de la vie. Cf. S. Brunfaut, « Le “Fils du roi”comme roman de l’imaginaire. Henry, lecteur de Janet », in A. Jdey, R. Kühn (dir.), Michel Henry et l’affect de l’art. Recherches sur l’esthétique de la phénoménologie matérielle, Leiden, Brill Academic Publishers, 2010 ; id., « D’une fantastique à une fantomatique de l’affect. L’ambivalence de l’idéologie dans le Marx de Michel Henry », in Revue Internationale Michel Henry, n° 1, Louvain, pul, 2010, p. 101-120.
26 Cf. par exemple M. Henry, Du communisme au capitalisme, op. cit., p. 177-202.
27 Cf. R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, op. cit., p. 175-200.
28 Pour la problématique complexe du rapport entre phénoménologie radicale et herméneutique, cf. l’article important de J. Scheidegger, « Michel Henrys Lebensphänomenologie als Hermeneutikkritik », in Studia Phaenomenologica, vol. 9, 2009, p. 59- 82. Sans l’engager pour autant, je suis profondément redevable aux recherches menées par Julia Scheidegger sur cette question, notamment du point de vue de la question du rapport du langage à l’inépuisabilité et à la partageabilité intrinsèques du désir de s’éprouver de la vie.
29 J’emprunte ce concept important de relationnalité aux recherches effectuées par B. Gh. Kanabus, notamment dans Généalogie du concept henryen d’Archi-Soi. La hantise de l’Origine, op. cit., le chapitre 2 « Proto-naissance de l’Archi-Soi » et plus particulièrement le paragraphe consacré à la communauté comme attestation d’une relationnalité originaire.
30 Cf. par exemple R. Barbaras, Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008, p. 298-301.
31 Cf. par exemple M. Henry, « Phénoménologie matérielle et langage (ou pathos et langage), in Phénoménologie de la vie. T. III. De l’art et du politique, Paris, puf, 2004, p. 325-348. Pour cette question de la compréhension du Logos de la vie originaire comme acte de parole, cf. J.-L. Chrétien, « La parole selon Michel Henry », in J.-M. Brohm, J. Leclercq (dir.), Michel Henry, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, p.151-162.
32 Sans l’engager pour autant par mes propos, je suis profondément redevable pour cette question aux recherches importantes effectuées par Jean-Pierre Lebrun. Cf. par exemple J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Paris, Denoël, 2007.
33 Cf. R. Gély, Rôles, action sociale et vie subjective, op. cit., p. 86-96.
34 Pour cette question, cf. R. Gély, « L’imaginaire et l’affectivité originaire de la vie perceptive. Une lecture henrienne du débat entre Sartre et Merleau-Ponty », in Studia Phaenomenologica, vol. 9, 2009, p. 151-170.
35 Pour un traitement merleau-pontien de cette question inspiré par la phénoménologie radicale, cf. R. Gély, « Imaginaire, incarnation, vision. Réflexions à partir de Merleau-Ponty », in R. Gély, L. Van Eynde (dir.), Affectivité, imaginaire, création sociale, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 2010, p. 87-124 ; id. « De la vulnérabilité originaire de la perception à l’événementialité du sens. Réflexions à partir de Merleau-Ponty », in Bulletin d’analyse phénoménologique, vol. 6, n° 2, 2010, p. 180-203.

To cite this article

Raphaël Gély, «La vie sociale, le langage et la vulnérabilité originaire du désir : Réflexions à partir de l’œuvre de Michel Henry», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 6 (2010), Numéro 6, URL : https://popups.ulg.ac.be/1782-2041/index.php?id=448.

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