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- Volume 6 (2010)
- Numéro 8: Questions d'intentionnalité (Actes n°3)
- Quand c’est l’intension qui compte: Opacité référentielle et intentionalité
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Quand c’est l’intension qui compte: Opacité référentielle et intentionalité
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Table des matières
1Ce sont, on le sait, globalement les mêmes questions philosophiques qui sont à l’origine, d’une part, de la thèse de l’intentionalité des phénomènes psychiques formulée dans l’école de Franz Brentano et, d’autre part, de la thèse de l’intensionalité de certaines expressions linguistiques développée dans l’école de Gottlob Frege. Dans les deux cas, il s’agit de rendre compte de la capacité qu’ont les actes mentaux et les signes linguistiques de « se rapporter à » ou de « viser » (meinen) des contenus sémantiques, lesquels doivent par ailleurs être distingués des objets réels qui peuvent éventuellement les exemplifier.
2C’est notamment contre le psychologisme des théories modernes — singulièrement empiristes — de la représentation et de la signification que s’est manifesté de manière très nette au xixe siècle le souci de démêler, dans le phénomène de la représentation comme dans celui de la signification, ce qui relève du vécu ou de l’acte psychique subjectif et ce qui relève de son contenu « objectif » ou du moins intersubjectif, partageable. Là où les empiristes britanniques concevaient l’idée de Socrate, l’idée de Dieu, l’idée du triangle ou l’idée de la causalité comme autant d’objets mentaux régulièrement présents dans l’esprit humain et soumis à ses mécanismes naturels, il s’agit désormais de distinguer les éventuels véhicules psychiques de ces idées de leurs contenus sémantiques, et de ne pas supposer nécessairement que ce qui vaut pour les uns vaut également et de la même manière pour les autres1. Ainsi, un contenu sémantique complexe ne doit peut-être pas forcément être pensé dans un vécu complexe ou dans une association complexe de vécus, et un contenu sémantique infini pas nécessairement pensé dans un vécu qui soit lui-même infini. Par ailleurs, les rapports sémantiques qu’entretiennent entre eux deux contenus comme celui d’animal et d’oiseau ne reposent peut-être pas forcément sur certains liens psychiques entre les vécus correspondant. Les vécus de représentation et de signification sont manifestement porteurs de contenus qui ne sont pas internes à la sphère psychique ou du moins pas internes à la sphère psychique individuelle puisqu’ils sont partageables et qu’ils continuent d’entretenir les uns avec les autres des rapports sémantiques même lorsqu’ils ne sont pas conjointement rassemblés dans une conscience singulière par des associations d’idées.
3Mais, pour être relativement autonomes à l’égard des esprits qui les pensent (et n’être donc pas de purs objets mentaux), ces contenus sémantiques ne s’identifient pas pour autant à ces objets « extérieurs » que sont les objets réels donnés dans la perception sensible. Un élément essentiel des théories qui vont nous occuper, c’est en effet de reconnaître que les contenus intersubjectifs des vécus de représentation et de signification ne sont pas (ne sont pas toujours et peut-être même ne sont jamais) des objets réels. Cela, c’est ce que montre, premièrement, le fait que je peux me représenter — et signifier dans le langage — des « objets » de pensée qui n’existent pas comme Pégase ou les licornes, Dieu, qui n’existent plus comme Socrate ou qui ne sont exemplifiés par aucun objet réel comme le triangle ou le corps parfaitement élastique dont parlent le géomètre et le physicien. Une seconde bonne raison de distinguer contenu sémantique et objet réel, c’est le fait qu’un même objet réel peut clairement être représenté de différentes manières, donc pensé sous différents contenus. Mes idées de Benoît xvi et de Josef Ratzinger, de l’astre du matin et de l’astre du soir, des créatures qui ont au moins un rein et de celles qui ont un cœur, des bipèdes sans plumes et des animaux rationnels ont des contenus sémantiques différents même si elles se réfèrent en définitive aux mêmes objets réels. À l’inverse, un même contenu sémantique peut être exemplifié par plusieurs objets réels différents. C’est typiquement le cas pour les idées générales comme celles de « table » ou de « cheval », mais c’est aussi le cas pour des idées singulières comme « le Dalaï-lama » ou « le doyen de l’humanité » que différents objets réels exemplifient au cours du temps. De ce point de vue, le Dalaï-Lama ne s’identifie pas complètement à Tenzin Gyatso ; c’est une fonction symbolique, un certain noyau de sens, que Tenzin Gyatso remplit actuellement.
4Toutes ces considérations qui imposent de bien séparer les contenus sémantiques, non seulement des signes linguistiques et des actes psychiques, mais aussi des objets réels qui parfois les exemplifient, sont au cœur des théories de l’intentionalité comme de celles de l’intensionalité ; et elles étaient d’ailleurs déjà à l’origine de la théorie médiévale de l’intentio. Des différences très significatives séparent cependant les différentes théories qui, au xixe siècle, se sont efforcées de rendre compte de telles considérations. En jeu : le statut des contenus sémantiques (ou « objets de pensée ») et leur rapport aux objets réels.
Deux paradigmes historiques
5Dans un premier temps, et de manière un peu simpliste, deux modèles peuvent en effet être opposés. L’un, qui s’exprime notamment chez Bolzano puis plus tard chez Frege, insiste sur la nature conceptuelle (de la plupart) des contenus sémantiques et pose par ailleurs la question de l’extension de ces concepts, c’est-à-dire de leur satisfaction par des objets réels. Ce modèle dit par contre très peu de chose sur les rapports des contenus aux vécus qui les pensent ou les saisissent et, moins encore, sur la constitution de ces contenus dans les vécus ; par antipsychologisme, les concepts (ou « idées en soi ») se voient reconnaître une nature idéale et non psychique (position qu’on appelle « objectivisme ou platonisme sémantique »). L’autre modèle prend au contraire appui sur la théorie brentanienne de l’intentionalité pour rendre compte de ces rapports entre contenus sémantiques et vécus, mais l’idéalité des premiers (et leur distinction d’avec les composantes réelles du vécu, parfois elles aussi appelées « contenus ») n’est alors gagnée qu’en leur conférant le statut d’objets plutôt que de concepts, quitte donc à affirmer que certains de ces « objets » sont généraux, abstraits, fictifs ou même impossibles.
6C’est, on le sait, contre le psychologisme des modernes que Bolzano avait développé la notion d’« idée en soi » (pour le contenu d’un acte de représentation) dans les §§ 48 à 51 de sa Wissenschaftslehre2, puis celle de « proposition en soi » (pour le contenu d’un acte de jugement)3 dans les §§ 121 à 125. Là où, sous le terme d’« idée », les modernes envisageaient conjointement les propriétés du vécu de représentation avec celles de son contenu, Bolzano s’efforce de considérer ce contenu en lui-même, contenu qu’il dit être « en soi » dans la mesure où il n’est pas intrinsèquement subjectif mais au contraire intersubjectif et en ce sens indépendants des vécus particuliers dans lesquels à chaque fois il se présente. Or, il est intéressant que Bolzano utilise ici l’expression « en soi » (an sich) plutôt qu’« objectif » pour qualifier les contenus de représentation. Pour lui, en effet, l’objectivité éventuelle d’une idée est tout autre chose encore. Une idée est pourvue d’objectivité (Gegenständlichkeit) si des objets sont subsumés sous elle (unter ihr stehen), si son extension (Umfang) n’est pas vide4. Toute idée a un contenu, c’est-à-dire un ensemble de constituants, de « marques distinctives » (Merkmale)5 (lesquelles ne sont pas à confondre avec les parties des éventuels objets qui satisfont cette idée6), mais il y a des idées avec et des idées sans objet (pour des raisons factuelles ou de principe)7. Le jugement d’existence, dit Bolzano, consiste précisément en l’affirmation — non triviale — de ce qu’une idée a de l’objectivité, c’est-à-dire qu’elle a des objets pour extension8. C’est pourquoi l’existence est un prédicat qui ne porte pas directement sur des objets, mais bien sur des idées, dont il affirme que l’extension n’est pas vide9. Il n’est donc pas nécessaire, pour Bolzano, de reconnaître d’emblée une certaine objectivité à ce dont on affirme ou nie ensuite l’existence. Les vérités comme « Il n’y a pas de licorne » ou « Il n’y a pas de carré rond », qui semblent prima facie être concernées par des objets inexistants ou impossibles, doivent plutôt être reformulées de la façon suivante : « L’idée d’une licorne (d’un carré rond) n’a pas d’objectivité ».
7On voit là les prémisses de l’analyse frégéo-russellienne, et ce d’autant plus que Bolzano affirme explicitement le caractère conceptuel de la plupart des idées. Parmi les idées, Bolzano distingue en effet les idées simples et les idées complexes, selon qu’elles sont caractérisées par un ou plusieurs constituants10. Par ailleurs, il oppose les idées singulières, qui ne subsument qu’un seul objet, aux idées générales qui subsument plusieurs objets11. Il appelle alors « intuition » les idées qui sont tout à la fois simples et singulières et réserve le nom de « concept » à toutes les autres idées, donc à toutes celles qui sont pourvues d’au moins un peu de complexité ou d’un peu de généralité12. En combinant simplicité du contenu et singularité de l’extension, cette notion d’intuition bouscule un principe généralement admis de variation inverse de la complexité du contenu et de la généralité de l’extension d’une idée, principe selon lequel plus le contenu comporte de constituants plus il restreint l’ensemble des objets auxquels il s’applique. Et Bolzano remet en effet explicitement ce principe en question13 en montrant notamment qu’un constituant unique suffit parfois à isoler un objet singulier, comme c’est le cas de l’idée simple « ceci », qui est toujours à extension singulière et qui est d’ailleurs, pour Bolzano, le paradigme même de l’intuition14. Selon Bolzano, il n’est d’ailleurs pas possible d’identifier un objet singulier sans recourir à une intuition de ce type ; ajouter des constituants à un concept ne permet jamais d’annuler complètement sa généralité (potentielle)15. L’intuition est donc le lieu même de l’accès au singulier ; à l’inverse, faute d’un ancrage intuitif, une description conceptuelle revêt toujours une certaine généralité.
8On sait qu’on retrouvera chez Frege puis chez Russell l’essentiel des éléments que nous avons fait apparaître ici : séparation nette des concepts (généraux) et des objets (singuliers)16, avec distinction systématique des traits définitoires des premiers et des propriétés des seconds ; différenciation entre le sens d’un terme conceptuel — l’ensemble de ses traits définitoires — et sa signification — l’ensemble des objets qui le satisfont en vertu de leurs propriétés — 17 ; conception de l’existence comme prédicat de second degré — portant non sur des objets, mais sur un concept dont on dit que l’extension n’est pas vide18.
9Bien plus, en opposant nettement les noms propres et les descriptions définies19, Bertrand Russell simplifiera encore le tableau. Prenant toute la mesure de la distinction logique des concepts — fonctions propositionnelles — et des objets — arguments de ces fonctions — , mais aussi de celle entre sens — caractérisation définitoire — et signification — extension —, Russell fait apparaître que, tandis que certains « termes singuliers » sont de pures étiquettes directement apposées sur un référent dont elles n’énoncent aucune propriété, d’autres comportent une dimension conceptuelle et n’identifient un objet singulier qu’en tant qu’il possède les propriétés correspondants aux traits définitoires de ce concept. C’est précisément parce qu’il pensait à ce second type de termes singuliers — l’actuel président des États-Unis — que Frege avait cru pouvoir leur appliquer la même distinction entre sens et signification qu’aux termes conceptuels. Mais, dit Russell, cette théorie gommait la différence entre les authentiques noms propres, qui désignent directement un objet, et les expressions conceptuelles (parmi lesquelles les descriptions définies), qui caractérisent une extension (éventuellement un singleton) à partir de traits définitoires.
Ce constat, on le sait, va mener Russell, à traquer les descriptions définies déguisées sous certains noms propres et à montrer que ces derniers ne sont qu’apparemment les sujets des énoncés dans lesquels ils interviennent. Frege avait montré que, dans le jugement catégorique universel « Tous les hommes sont mortels », le sujet linguistique n’était qu’en apparence le sujet logique de la proposition20. En fait, « homme » est lui-même un concept, dont on dit que tous les objets qui le satisfont satisfont aussi le concept « mortel » : . « Homme » est donc un prédicat logique, dont l’extension pourrait d’ailleurs être vide sans que le jugement perde son sens. Or, Russell montre que, dans le jugement catégorique singulier « L’actuel roi de France est chauve », le sujet linguistique est ici aussi conceptuel, de sorte qu’il n’est qu’en apparence le sujet logique de la proposition. En fait, ce jugement dit la même chose que l’implication formelle (Tous les actuels rois de France sont chauves), mais, du fait de l’usage de l’article défini « le », il ajoute implicitement une affirmation de non vacuité et d’unicité de l’extension du concept en position de sujet linguistique (Il y a un et seul roi de France) : .
10Avec la radicalisation russellienne de l’analyse logique de Frege, le paysage ontologique se raréfie donc drastiquement : dans « l’ameublement du monde », c’est-à-dire dans le domaine des arguments pour les fonctions propositionnelles du langage, on ne trouve que des objets singuliers qui peuvent être connus « immédiatement » (by acquaintance) ; les objets généraux, et même les objets singuliers connus par description, n’enrichissent pas l’ontologie (et n’ont de valeur que classificatoire), car ils sont en fait de nature conceptuelle et doivent donc eux-mêmes être satisfaits par — trouver leur extension parmi — les objets au sens propre. Telle est, on le sait, l’analyse logique et ontologique qui va dominer toute la philosophie analytique, jusqu’au moins Quine21.
11À ce paradigme, s’oppose une autre manière de rendre compte de la présence, dans la pensée et dans le langage, d’objets inexistants, mais aussi de noyaux de sens exemplifiés par divers objets réels. Après avoir mis en évidence la structure intentionnelle des phénomènes psychiques, c’est-à-dire leur orientation vers des contenus ou objets qui peuvent être abstraits, fictifs ou même impossibles, Franz Brentano avait, dans sa Psychologie du point de vue empirique, accordé à ces contenus (Inhalt) ou objets (Objekt) une certaine objectivité immanente (immanente Gegenständlichkeit) ou encore in-existence intentionelle (intentionale In-Existenz)22. Dans un texte célèbre de 1894, un de ses disciples, Kazimierz Twardowski, s’était efforcé de préciser ces notions de « contenu » et d’« objet » à partir de la théorie brentanienne de la signification, laquelle reconnaît à toute expression linguistique la triple fonction de manifester un acte mental, de signifier un contenu et de désigner un objet. Deux expressions — comme « le détective du 221b Baker Street » et « le meilleur ami du Docteur Watson » — peuvent désigner le même objet — Sherlock Holmes — tout en le visant de deux manières différentes, c’est-à-dire tout en ayant deux contenus différents23. Mais, comme le montre l’exemple précédent, cet objet peut très bien ne pas exister, de sorte que, même distinct du contenu, objet ne coïncide pas avec objet réel ; de l’objet Sherlock Holmes désigné par des expressions linguistiques qui sont pourvues de contenus différents et le visent sous des modes différents, on peut encore demander si lui correspond ou non un objet réel. Et, pour Twardowski, ce qui vaut dans la sphère linguistique peut être étendu à la sphère générale de la représentation. Il faut donc constamment distinguer l’objet intentionnel et le contenu d’une représentation, et poser par ailleurs la question de l’éventuelle existence effective de cet objet intentionnel24. Cela veut dire que certains objets — et pas seulement certains contenus — n’existent pas ; la question de l’objectivité est distincte de — et préalable à — celle de l’existence25.
12Or, c’est exactement de là que part à son tour Alexius Meinong. Sa théorie de l’objet (Gegenstandstheorie) distingue systématiquement la question de l’objectivité de ce qui est représenté muni de certaines propriétés (d’un So-sein) et la question de l’être (Sein) de cet objet26. Parmi les objets (représentés), certains en effet jouissent de l’existence (Existenz) et d’autres non, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas réels ou actuels (wirklich). Mais, comme c’est le cas des objets mathématiques ou d’autres objets idéaux, certains d’entre eux ne prétendent pas être réels ; lorsque le mathématicien dit qu’ils sont, il leur reconnaît en fait un autre type d’être, celui de la consistance ou subsistance (Bestand)27. Et puis, dit Meinong, certains objets, comme les personnages de fiction ou les objets impossibles, n’existent ni ne subsistent, donc ne sont d’aucune manière, n’ont aucun être (sein) bien qu’ils bénéficient d’une objectivité en tant qu’objets de représentation et sujets d’attribution de propriétés. Il y a, dira Meinong à la suite de son élève Ernst Mally, une certaine indépendance de l’objectivité et de l’être-tel, du So-Sein, par rapport à l’être, au Sein28.
13À ces objets dépourvus de tout Sein, Meinong attribue dans un premier temps une Pseudo-Existenz ou un Quasi-Sein avant de renoncer entièrement à leur accorder quelque statut ontologique ou quasi-ontologique que ce soit pour ne leur reconnaître qu’un statut purement sémantique et extra-ontologique, celui de l’Außersein. Comme Twardowski, Meinong en vient donc à dire qu’il y a des objets dont on peut dire qu’ils sont dépourvus — et, pour ce qui est des objets impossibles, nécessairement dépourvus — de toute existence et même de tout être (au sens plus large qui englobe l’existence des réalités sensibles et la subsistance des objets idéaux). Et, on le sait, c’est précisément cette position qui lui vaudra les critiques acerbes des philosophes analytiques, lesquels, de Russell à Quine en passant par Ryle, souligneront le caractère paradoxal de cette affirmation où des objets se voient tout à la fois reconnaître et dénier l’existence ou plus généralement l’être : « Il y a des objets a propos desquels on peut affirmer qu’il n’y en a pas »29.
14Plus récemment, cependant, des analyses logiques nouvelles se sont efforcées de rendre justice aux intuitions des disciples de Brentano, en particulier de Meinong, et de reconnaître le statut d’objet logique à des objets généraux tels que le cheval ou le triangle et/ou à des noyaux de sens à portée singulière tels que le Dalaï-lama ou l’actuel roi de France, donc aussi à des objets fictifs ou même à des objets impossibles comme le carré rond. C’est en particulier le cas des travaux de Richard Routley, Terence Parsons, Hector-Neri Castaneda, William Rapaport, Edward Zalta, Dale Jacquette ou Jacek Pasniczek30.
Opacité référentielle ; quand c’est l’intension qui compte
15Ces nouvelles analyses logiques — dites « meinongiennes » —, qui remettent en question des parts plus ou moins grandes de l’analyse frégéo-russellienne, semblent tout particulièrement utiles pour rendre compte de toute une série d’énoncés vrais portant sur des objets inexistants ou inconsistants, comme lorsque je leur attribue certaines de leurs propriétés caractéristiques/caractérisantes — je dis que « Pégase a des ailes » ou que « le carré rond a quatre côtés égaux et tous ses points à égale distante de son centre » — ou lorsque je me prononce sur leur statut ontologique — je dis que « Pégase n’existe pas » ou que « le carré rond est impossible ». Pour traiter de ces énoncés, la solution frégéo-russellienne est insatisfaisante, car la traduction des (pseudo-) noms propres d’objets fictifs en termes de descriptions définies — « le cheval ailé qui fut capturé par Bellérophon a des ailes » — rend faux tous les énoncés dans lesquels ils interviennent, tandis que la formalisation en termes d’implication formelle des énoncés portant sur des objets généraux — « quelque soit x, si x est un carré rond, il a quatre côtés égaux et tous ses points à égale distante de son centre » — les rend au contraire tous trivialement vrais (de sorte qu’il est également vrai que le carré rond a cinq côtés et que la somme de ses angles est inférieure à deux droits).
16Dans un texte intitulé « À l’impossible, nul objet n’est tenu »31, nous nous sommes cependant efforcé de montrer que, pour traiter de ces questions d’inexistence et d’inconsistance, il restait plus pertinent de parler de concepts vides (pour des raisons factuelles ou de principes) que de parler d’objets qui s’avèrent ne pas exister (et dès lors être incomplets, c’est-à-dire indéterminés à l’égard de certaines propriétés), mais aussi parfois ne pas pouvoir exister pour la raison qu’ils possèdent au moins une paire de propriétés incompatibles ; l’incomplétude des « objets » inexistants et l’impossibilité des « objets » inconsistants nous semblent précisément la marque de ce qu’ils ne sont pas des objets mais des concepts. Nous avions alors indiqué qu’on peut sans doute remédier aux défauts de la solution frégéo-russellienne, d’une part, en distinguant deux interprétations des énoncés portant sur les objets inexistants ou inconsistants selon qu’on y inclut ou non une affirmation implicite d’existence (pour éviter qu’ils soient tous faux) et, d’autre part, en remplaçant l’implication formelle par une implication stricte (pour éviter qu’ils soient tous trivialement vrais). Mais cette seconde modification n’est pas anodine, puisqu’elle impose le passage aux logiques modales.
17Or, il semble bien en effet que ce soit précisément sur ce terrain des logiques modales — où « c’est l’intension qui compte » — que les analyses « meinongiennes » trouvent leur principal point d’intérêt. Car, en fait, ce n’est pas seulement lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le statut ontologique des objets inexistants ou inconsistants ou lorsqu’il s’agit de leur d’attribuer leurs propriétés caractérisantes qu’il peut être utile de traiter ces noyaux de sens comme d’authentiques objets logiques ; c’est aussi et surtout lorsque de tels noyaux de sens interviennent dans des contextes intensionnels caractérisés par ce que Quine appelle l’ « opacité référentielle ». C’est en particulier le cas quand ils tombent sous la portée d’opérateurs modaux — aléthiques (nécessaire, possible), déontiques (obligatoire, permis), éventuellement temporels (toujours, parfois) —, mais aussi bien sûr sous la portée de ce que Russell appelait « verbes d’attitudes propositionnelles » et qui ne sont rien d’autre que l’expression linguistique des actes ou vécus intentionnels de la tradition brentanienne (croire que, savoir que, souhaiter que, espérer que, craindre que, etc.). Dans tous ces contextes, qui sont donc précisément ceux qui ont intéressé les Brentaniens32, le sens et pas seulement la référence des expressions linguistiques compte pour déterminer la valeur de vérité des énoncés. Ainsi, comme l’avait déjà noté Frege33, il se peut que soit vrai « Albert croit que l’astre brillant du matin est une étoile » et faux « Albert croit que l’astre brillant du soir est une étoile » ou « Albert croit que Vénus est une étoile » alors pourtant que l’astre brillant du matin, l’astre brillant du soir et Vénus sont une seule et même chose. Et « L’astre brillant du matin est nécessairement visible le matin » peut être vrai tandis que sont faux « L’astre brillant du soir est nécessairement visible le matin » ou « Vénus est nécessairement visible le matin ». C’est ce phénomène de violation du principe leibnizien d’intersubstituabilité des identiques salva veritate (mais aussi, conjointement, de certaines règles de quantification) que Quine appelle « opacité référentielle »34 ; des expressions qui ont la même référence, la même extension, ne sont pas intersubstituables salva veritate parce qu’elles n’ont pas le même sens, pas la même intension, et qu’ici c’est le sens, l’intension, qui compte.
18Ce sont évidemment tous ces contextes, que, par méthode, Frege et Russell avait un peu mis de côté (ou traités superficiellement), mais auxquels se sont principalement intéressés les Brentaniens, qui plaident le plus pour la reconnaissance d’un statut authentique d’objet pour les noyaux de sens et pour l’admission d’objets intentionnels au côté des objets réels. C’est l’astre brillant du matin en tant que tel qui est l’objet de certaines croyances d’Albert et qui a nécessairement certaines propriétés.
19Alors, pour poser plus avant la question du statut logique et ontologique de ces « objets » intentionnels, et par là même de la nature même de l’intentionalité de la conscience, je voudrais contraster différents modèles d’analyse logique qui ont été proposés pour traiter ces contextes intensionnels ; et, comme le laisse déjà pressentir l’allusion au principe de Leibniz, toute cette investigation sera étroitement liée à une interrogation sur la notion d’identité. Comme le dit très justement Quine à cet égard, la question de la reconnaissance d’entités n’est en effet pas indépendante de celle de leurs critères d’identité35.
Trois modèles pour les logiques modales quantifiées
Dès le développement des premières logiques modales quantifiées dans les années 1940, deux analyses se sont en effet opposées. L’une, amorcée par Ruth Barcan Marcus, Arthur Smullyan, Frederic Fitch36 et qui deviendra le modèle dominant une fois clarifiés par Saul Kripke les notions de « monde possible » et de « désignateur rigide », prend appui sur la distinction russellienne entre noms propres et descriptions définies pour distinguer les jugements d’identité authentiques, qui valent entre deux noms propres — « le Cervin (il Cervino) est identique au Matterhorn » — et sont nécessaires — puisque les deux termes désignent le même objet, celui-ci reste identique à lui-même dans tous les mondes possibles, c’est-à-dire quelles que soient les éventuelles modifications de propriétés qu’il pourrait ou aurait pu encourir —, de jugements d’identité inauthentiques valant entre un nom propre et une description définie — « Tenzin Gyatso est le Dalaï-lama » — ou entre deux descriptions définies — « le Dalaï-lama est le moine bouddhiste le plus connu » —, lesquels énoncent en fait qu’un individu satisfait (et est le seul à satisfaire) une certaine propriété dans le premier cas, que c’est le même individu qui satisfait (et est le seul à satisfaire) deux propriétés dans le second cas, et sont donc contingents, puisque cet individu pourrait ne pas satisfaire ces propriétés dans d’autres mondes possibles. En excluant les identités contingentes, le principe d’identité de la logique modale de Barcan — — impose clairement d’interpréter comme inauthentiques — et de reformuler comme prédications — les jugements d’identité impliquant des descriptions définies qui peuvent être satisfaites par des individus différents d’un monde possible à l’autre37.
20Comme la théorie russellienne des descriptions définies, cette solution n’implique donc rien d’autre que des individus connus par fréquentation et désignés par des noms propres et, par ailleurs, des concepts satisfaits ou non par ces individus dans les différents mondes possibles. Ainsi, le Dalaï-lama est un concept qui est actuellement satisfait par Tenzin Gyatso (et lui seul), mais est satisfait par d’autres individus dans d’autres mondes possibles (c’est-à-dire qu’il pourrait être satisfait par d’autres individus). Une ambiguïté guette donc nombre de phrases où je parle du Dalaï-Lama et lui attribue des propriétés, puisque je peux vouloir parler de l’individu qui dans le monde actuel satisfait cette description conceptuelle — c’est l’interprétation de re — ou je peux vouloir parler de la fonction symbolique et donc de l’individu qui la « remplit » dans chaque monde possible — c’est l’interprétation de dicto. Dans le premier cas, le concept de Dalaï-lama isole le seul objet de ce monde qui le satisfait ; dans le second cas, il sélectionne dans chaque monde possible le seul individu qui le satisfait et a donc une forme logique un peu plus complexe puisque, comme tout concept en logique modale, il n’est plus seulement une fonction des individus vers les valeurs de vérité, mais une fonction des produits individus-mondes vers les valeurs de vérité38.
21À cet égard, les descriptions définies sont donc très différentes des noms propres, lesquels ne sont pas de nature conceptuelle (et donc pas satisfaits par un ou plusieurs objets, éventuellement différents d’un monde à l’autre) mais ont fonction purement référentielle, c’est-à-dire qu’ils désignent directement un individu et pointent donc vers ce même individu dans tous les mondes possibles. Les noms propres ou constantes d’individus sont ce que Barcan appelle des « étiquettes » (tags)39 et Kripke des « désignateurs rigides »40. Nous avons dit que leur distinction nette d’avec les descriptions définies peut se revendiquer de Russell, mais c’est aussi contre la prétention russellienne et surtout quinienne de considérer la plupart, voire la totalité, des noms propres comme des descriptions définies déguisées que Kripke défend cette notion de « désignateur rigide ».
22Le problème de ce premier modèle, c’est évidemment de savoir comment sont possibles des désignateurs rigides, c’est-à-dire comment des termes singuliers peuvent prétendre pointer vers un même objet dans tous les mondes possibles alors même que celui-ci change de propriétés d’un monde possible à l’autre. L’identification des mêmes objets à travers les mondes possibles semble exiger que ces objets, en plus de leurs propriétés contingentes, possèdent un certain nombre de caractères fixes (Merkmale), caractères qui ne peuvent par ailleurs pas être synthétisés en une description définie sous peine d’annuler la spécificité des désignateurs rigides. Or, ceci mène à un certain essentialisme que n’ont pas renié les premiers partisans des désignateurs rigides41, mais que Quine pour sa part rejette42 non tant par parti pris ontologique que pour la raison qu’il met à mal la séparation frégéo-russellienne (dont nous avons vu qu’elle était déjà chez Bolzano) entre les objets, qui sont directement connus par fréquentation et ont des propriétés contingentes pas de traits définitoires, et les concepts ou fonctions classificatoires qui sont définis par de tels traits43. Il semble ici que, pour pouvoir être identifiés et réidentifiés, des objets doivent, comme c’était le cas chez Twardowski44, être caractérisés par certains traits définitoires ou « constitutifs », et ce donc « indépendamment de la manière dont ils sont désignés »45 (ou du mode selon lequel ils sont visés).
23Un autre problème, qui est directement lié au premier, c’est évidemment de savoir comment peut s’opérer la première identification de ces objets (et leur « étiquetage » au cours d’une « cérémonie baptismale »). Pour isoler la référence, l’ostension ne semble pas suffire (contrairement à ce que laisse croire un certain « mythe du donné »), mais elle exige de s’adjoindre un mode de visée ; le référent (ceci) est identifié « en tant que » cela, qui est de nature générale et sans doute conceptuelle. Kripke reconnaît d’ailleurs volontiers le rôle que peut jouer une description définie dans l’identification initiale du référent46. Mais il prétend qu’ensuite le référent est indépendant de cette description et pourrait ne pas la satisfaire. Comment cela est-il possible ? Comment les propriétés qui ont été nécessaires à la première identification de l’objet peuvent-elles n’être pas indispensables à ses réidentifications ultérieures ?
24Avant d’envisager une éventuelle solution aux difficultés de ce premier modèle, opposons lui un contre-modèle, apparu lui aussi dans les années 1940, celui qu’a développé Rudolf Carnap dans Meaning and necessity47. Comme Frege et contrairement à Russell, Carnap distingue, pour toute expression linguistique, y compris donc les termes singuliers, une intension et une extension. Deux termes conceptuels qui sont satisfaits par les mêmes objets ont la même extension et sont factuellement équivalents (F-équivalent) ; mais ils ne sont synonymes ou logiquement équivalents (L-équivalent) que s’ils ont la même intension — les mêmes traits définitoires — et sont ainsi intersubstituables salva veritate dans tous les contextes. De même, deux énoncés qui ont la même valeur de vérité ont la même extension et sont factuellement équivalents (F-équivalent) ; mais ils ne sont synonymes ou logiquement équivalents (L-équivalent) que s’ils ont la même intension — le même contenu propositionnel — et sont ainsi intersubstituables salva veritate dans tous les contextes. Et de même encore, deux termes singuliers, noms propres inclus, qui désignent la même entité individuelle ont la même extension et sont factuellement équivalents (F-équivalent) ; mais ils ne sont synonymes ou logiquement équivalents (L-équivalent) que s’ils ont la même intension — le même contenu conceptuel, que Carnap appelle « concepts individuel » — et sont ainsi intersubstituables salva veritate dans tous les contextes48.
25Mis à part certains contextes (purement extensionnels) où les expressions F-équivalentes sont intersubstituables salva veritate, c’est généralement la L-équivalence qui constitue l’identité49, de sorte que ce sont les attributs (avec leurs traits définitoires) plutôt que les classes, les propositions (avec leur sens) plutôt que les valeurs de vérité et les concepts individuels plutôt que les entités individuelles qui sont généralement l’objet du discours. Frege avait suggéré que, dans les contextes intensionnels, c’est le sens des expressions linguistiques qui devient lui-même la référence et qui intervient à ce titre dans la valeur de vérité de l’énoncé ; là où la valeur de vérité de « L’astre brillant du matin n’a aucun satellite » dépend des propriétés qu’a effectivement Vénus, qui est la référence de « L’astre brillant du matin », la valeur de vérité de « L’astre brillant du matin est nécessairement visible le matin » dépend des propriétés qu’a le concept d’astre brillant du matin, qui est normalement le sens de « L’astre brillant du matin », mais qui devient ici son référent50. Carnap modifie quelque peu cette théorie frégéenne (que Richard Routley qualifie de « théorie de la double référence » et dont il montre toute la difficulté51) et affirme plutôt que de telles expressions ont, dans tous les cas, une extension et une intension, mais que, dans certains contextes, c’est leur intension et, dans d’autres, leur extension, qui intervient pour déterminer la valeur de vérité des énoncés.
La perspective, on le voit, est très différente de celle de Barcan et Kripke. Comme c’était le cas chez Frege, et donc avant « On denoting », la distinction entre noms propres et descriptions définies est en effet entièrement résorbée dans la notion de terme singulier. Comme les descriptions définies et n’importe quel terme conceptuel, les noms propres ont une intension — ici un concept individuel — et une extension, qui peut différer d’un monde possible (ou d’une description d’état) à l’autre ; comme « l’actuel président des États-Unis », « Barack Obama » renvoie dans chaque monde à l’individu qui satisfait son concept. Bien plus, là où la validité du principe d’identité nécessaire — — portait, pour Barcan, sur les individus directement et rigidement désignés par des noms propres, ce principe, qui caractérise la L-équivalence, ne vaut au contraire, pour Carnap, que pour les concepts individuels, c’est-à-dire typiquement les intensions des descriptions définies. Parce qu’elles peuvent modifier leurs propriétés d’un monde possible à l’autre, les entités individuelles ne satisfont pas cette loi, et les termes singuliers qui désignent le même objet ne sont pas intersubstituables salva veritate ; seuls sont intersubstituables les termes singuliers qui sont synonymes, et c’est leur sens qui satisfait le principe d’identité nécessaire52.
26Chez Carnap, ce sont donc explicitement des entités sémantiques, et non des objets réels, qui constituent les arguments de la logique modale quantifiée. Comme le dit Quine avec regret : « La planète Vénus en tant qu’objet matériel est exclue par la possession des noms hétéronymes ‘Vénus’, ‘l’astre brillant du matin’, ‘l’astre brillant du soir’. Correspondant à ces trois noms, nous sommes conduits, si les contextes modaux doivent ne pas être référentiellement opaques, à reconnaître trois objets plutôt qu’un — peut-être le concept de Vénus, le concept d’astre brillant du matin et le concept d’astre brillant du soir »53. Or, comme l’a bien montré la critique quinienne du mythe de la signification, le problème d’entités sémantiques comme les concepts (et plus généralement les intensions), c’est que leurs critères d’identité sont mal déterminés.
27Bien plus, il semble que la solution de Carnap ne soit pas suffisante à surmonter l’opacité référentielle des contextes intensionnels liés aux actes intentionnels. Dans Exploring Meinong’s jungle and beyond, Richard Routley (ultérieurement Richard Sylvan) montre que, en dépit de ces énormes concessions à une sémantique non référentialiste, Carnap ne garantit pas la validité universelle du principe leibnizien d’intersubstituabilité des identiques salva veritate ; l’identité stricte de Carnap n’est pas encore l’identité leibnizienne54. Il suffit en effet qu’un agent ignore la synonymie ou l’équivalence logique de deux expressions, ce qui est bien possible s’il n’est pas logiquement omniscient, pour qu’il puisse développer des croyances, des désirs ou des craintes dans les termes de l’une qu’il ne nourrit pas dans les termes de l’autre. Routley propose dès lors de renoncer tout simplement à la validité générale du principe leibnizien d’identité — Leibnitz’s law, que Routley qualifie de Leibnitz’s lie. Affirmant, contre Barcan et Kripke, la contingence de la plupart des énoncés d’identité — « Vénus est l’astre brillant du matin » —, Routley estime que l’intersubstituabilité salva veritate ne vaut que dans les contextes extensionnels et donc que l’identité entre deux objets n’exige que la coïncidence de leurs propriétés extensionnelles55. En termes de mondes possibles, cela veut dire que deux objets actuellement identiques peuvent, parce qu’ils n’ont pas les mêmes traits définitoires, n’être pas identiques l’un à l’autre dans d’autres mondes possibles. Inversement, deux objets actuellement distincts peuvent être identiques dans d’autres mondes. Ni l’identité ni la distinction ne sont systématiquement nécessaires56.
28Comme nous allons le voir, c’est là cependant une thèse qui entre en forte tension avec d’autres principes de l’analyse logique de Routley. Mais, avant d’y venir, insistons sur deux grands avantages que semblent présenter ce troisième paradigme.
Heurs et malheurs de la théorie des objets
29Tout d’abord, reconnaître le caractère contingent de certaines identités permettrait évidemment d’expliquer comment un nom propre — Richard Nixon — peut être substitué à (ou remplacé par) une description définie — le vainqueur des élections présidentielles américaines de 1968 — dans un monde particulier57 sans que ce nom propre puisse pour autant être considéré comme l’abréviation de cette description définie58. À cet égard, Routley semble répondre à la difficulté que rencontre Kripke. Mais il ne s’agit pas pour autant, pour lui, d’affirmer une distinction nette entre noms propres (qui désigneraient directement des individus) et descriptions définies (qui les isoleraient en tant qu’ils satisfont certains concepts). Au contraire, pour Routley, noms propres et descriptions définies peuvent tous deux et de la même manière désigner tant des objets réels (Barack Obama, l’actuel président des USA) que des objets fictifs (Sherlock Holmes, le détective du 221b Baker Street)59. Routley défend en effet une logique d’inspiration meinongienne, qui admet, à titre d’objet60 — c’est-à-dire d’argument pour les fonctions propositionnelles et de valeur pour les variables liées — des objets abstraits comme le triangle en général, des objets fictifs comme Pégase et même des objets impossibles comme le carré rond. Et, en ce qui concerne les termes singuliers, Routley s’en prend durement à la théorie russellienne des descriptions définies ; contrairement à ce que soutient Russell, l’astre brillant du matin est un authentique objet comme l’est Vénus, et tous deux sont de la même manière directement désignés par les expressions linguistiques correspondantes (« l’astre brillant du matin », « Vénus »). Comme Frege et Carnap, Routley annule donc la distinction entre noms propres et descriptions définies, mais cela non pas du tout parce que, comme ces derniers, il reconnaîtrait la nature conceptuelle des deux types d’expressions, similairement pourvues d’un sens et d’une signification ou encore d’une intension et d’une extension ; au contraire, pour lui, descriptions définies et noms propres désignent directement des objets, éventuellement inexistants, et n’isolent pas simplement un objet réel comme extension unique d’un concept.
30Pour Routley, donc, l’astre brillant du matin est un objet aussi authentique que Vénus, comme le sont donc également le Dalaï-lama, mais aussi l’actuel roi de France, le fils caché d’Adolf Hitler, Pégase ou Sherlock Holmes. Tous peuvent notamment être les objets d’actes intentionnels (croyances, désirs, craintes, etc.) et, en tant que tels, être les sujets logiques authentiques de propositions intensionnelles comme « Sherlock Holmes est admiré par de nombreux inspecteurs de police » ou « le fils caché de Hitler est recherché par des groupes néo-nazis qui veulent en faire leur chef ».
Un second avantage de ce modèle est qu’en élargissant l’univers des objets (ou « items ») au-delà des seules entités (objets existants), la logique meinongienne de Routley peut attribuer le même domaine d’objets à tous les mondes possibles et, au moyen du prédicat d’existence, spécifier ensuite dans chaque monde quels sont ceux qui y existent et quels sont ceux qui n’y existent pas. Travailler à domaine constant (sans apparition ou disparition d’objet d’un monde à l’autre) garantit, on le sait, la validité tant de la formule de Barcan — — que de sa converse — —, moyennant cependant ici leur réinterprétation « nonéiste » qui leur permet d’échapper aux objections traditionnelles61. Et Routley se réjouit d’une manière plus générale de ce que les prédicats d’existence et de possibilité lui permettent d’accorder à chaque monde le domaine général des objets tout en spécifiant en son sein, pour chaque monde, le domaine des possibilia (objets possibles) de ce monde et, au sein de ce dernier, le domaine plus restreint encore des entités (objets existants) de ce monde62. Parmi les propositions qui sont vraies dans un monde, on peut alors, si on veut, s’intéresser au sous-ensemble de celles qui portent sur des objets possibles ou au sous-ensemble plus restreint encore des vérités référentielles, c’est-à-dire qui portent sur des objets existants63.
On constate cependant que cette stratégie de Routley redouble en fait la problématique modale telle qu’elle s’exprime à travers la sémantique des mondes possibles (conçus comme mondes alternatifs au monde actuel) par la présence, au sein de chaque monde et notamment du monde actuel, d’objets simplement possibles (objets possibles mais inexistants) et même d’objets impossibles. Dans la logique de Routley, a n’est d’ailleurs pas équivalent à Ea ; le premier n’implique pas le second64. En effet, certains au moins des objets possibles (notamment tous les objets fictifs) sont « incomplets » (indéterminés à l’égard de certains couples de propriétés), ce qui implique qu’ils n’existent dans aucun monde, car tous les objets existants sont complets. Conversement, donc, le fait qu’un objet a n’existe dans aucun monde possible — Ea — n’implique pas nécessairement que a soit impossible dans le monde actuel — a. Possibilité entendue comme existence dans un monde possible implique mais ne coïncide donc pas avec possibilité entendue comme non possession de propriétés incompatibles ; et possession de propriétés incompatibles implique mais ne coïncide pas avec inexistence dans tous les mondes possibles65.
31Une difficulté majeure guette cependant ici l’analyse de Routley. Si un objet possède des propriétés incompatibles, il est forcément impossible dans tous les mondes possibles. Et s’il est incomplet (si, pour une paire de propriétés complémentaires, il ne possède aucune des deux), il n’existe forcément dans aucun monde possible. Mais cela veut dire que, si les objets possèdent les mêmes propriétés dans tous les mondes possibles, leur statut ontologique — existence, possibilité, impossibilité — est fixe (et les prédicats ontologiques dès lors un peu superflus). Or, cela est-il le cas ? Certainement pas en ce qui concerne les objets existants, qui peuvent assurément modifier leurs propriétés d’un monde possible à l’autre. Mais ceux-là peuvent-ils vraiment changer de statut ontologique ? Que voudrait bien dire le fait qu’un objet existant perde ou gagne certaines propriétés de sorte qu’il devient subitement incomplet ou impossible tout en restant le même objet ? Quant aux objets inexistants (simplement possibles) et aux objets impossibles, il semble bien qu’ils ne peuvent pour leur part tout simplement pas modifier leurs propriétés d’un monde possible à l’autre. Cela semble en effet incompatible avec certains principes fondamentaux de la logique meinongienne de Routley, lesquels attribuent aux objets inexistants toutes leurs propriétés caractérisantes et (à peu près) rien qu’elles.
32Selon le « principe de caractérisation », en effet, chaque objet possède toutes les propriétés (nucléaires) qui sont utilisées pour le caractériser66, ainsi que les conséquences analytiques de celles-ci67 : le détective du 221b Baker Street est un détective ; le carré rond est carré et rond, etc.. Mais, en outre, Routley défend le principe selon lequel les objets inexistants (fictifs ou abstraits) sont « incomplets » à l’égard des propriétés extensionnelles sur lesquelles leur caractérisation est muette ; faute que l’ouvrage-source qui le caractérise se prononce sur cette question, le détective du 221b Baker Street n’a ni un naevus sur l’épaule droite ni pas de naevus sur l’épaule droite ; le carré rond n’est ni bleu ni non-bleu (et le triangle en général n’est ni isocèle ni pas isocèle). Mais tout cela veut donc dire que, tandis que l’investigation des objets existants permet de découvrir qu’ils possèdent d’autres propriétés que celles qui avaient initialement permis de les identifier, les objets inexistants possèdent exclusivement pour propriétés (extensionnelles) celles qui leur sont (explicitement ou implicitement) attribuées dans leur caractérisation68. Et, donc, chaque fois qu’on modifie ou complète la description d’un tel objet incomplet, on caractérise un autre objet69 ; le détective du 221b Baker Street qui a un naevus sur l’épaule droite est distinct du détective du 221b Baker Street (qui est incomplet à l’égard de cette propriété), de même que le carré rond bleu est distinct du carré rond70. Dès lors, aussi, comme le fait remarquer David Lewis71, les quarante voleurs ne sont-ils des objets distincts les uns des autres que si la fiction leur attribue à chacun un caractère propre.
33Se dessine alors une conception de l’identité très différente de celle, purement extensionnelle, qui était revendiquée tout à l’heure par Routley. Selon les principes de sa logique, ce sont en effet dans leurs propriétés caractérisantes que se situent les critères d’identité des objets meinongiens. Mais cela veut alors dire que l’astre brillant du matin et l’astre brillant du soir, caractérisés comme tels, sont distincts l’un de l’autre, puisque le premier est incomplet à l’égard de la propriété de briller le soir que possède le second et celui-ci incomplet à l’égard de la propriété de briller le matin que possède celui-là. Affirmer leur identité contingente dans notre monde comme le fait Routley72 est en fait incompréhensible selon ses principes, sauf à dire que ces deux objets inexistants (car incomplets) sont « exemplifiés » par un même objet existant dans le monde actuel. Et la logique de Routley fait en effet explicitement appel à cette notion d’exemplification pour qualifier les rapports des objets entre eux, non seulement donc les rapports entre objets incomplets (fictifs ou abstraits), mais aussi les rapports entre objets réels et objets incomplets (abstraits) : le carré rond bleu exemplifie le carré rond, le détective du 221b Baker Street qui a un naevus sur l’épaule droite exemplifie le détective du 221b Baker Street et Barack Obama exemplifie l’homme politique.
34On peut cependant se demander alors ce qu’on a gagné par rapport à Carnap. Les deux types d’identité qu’envisage Routley (identité des objets meinongiens qui ont les mêmes propriétés caractérisantes, d’une part, et identité des objets meinongiens qui sont exemplifiés par les mêmes objets réels dans le monde actuel, d’autre part) recoupent en effet exactement la L-équivalence et la F-équivalence de Meaning and necessity. Sauf qu’au lieu de parler de concepts caractérisés par certains traits définitoires, et des éventuels rapports de spécification qu’entretiennent ces concepts entre eux, on parle désormais d’objets particuliers (abstraits ou fictifs) réduits à leurs propriétés caractérisantes, et de leurs rapports mutuels d’exemplification. Et plutôt que dire que certains objets réels (singuliers) satisfont des concepts (lesquels sont toujours généraux), on dit que certains objets existants (particuliers) exemplifient certains objets abstraits (lesquels sont dits « singuliers » mais pas « particuliers », à défaut d’être complets73)… Et, bien sûr, l’analyse logique (meinongienne) de Routley subit tout autant que celle de Carnap les coups de la critique quinienne à l’égard des entités sémantiques (critique contre laquelle, d’ailleurs, Routley se défend explicitement74)…
35On voit en fait que, sous des formulations différentes (mais, à cet égard, la formulation de Carnap nous semble nettement plus satisfaisante), la logique de Routley et celle de Carnap partagent en fait le même descriptivisme : concepts ou objets incomplets, les noyaux de sens sont entièrement spécifiés par une série de traits définitoires (ou propriétés caractérisantes). Seuls semblent échapper à cette règle les objets réels ou existants (qui satisfont ou exemplifient les premiers). Mais, si c’est bien le cas, cela veut dire qu’il nous est possible de nous référer en pensée à ces derniers (et de les désigner dans le langage), c’est-à-dire aussi de les identifier et de les reconnaître, sans l’appui d’un « en tant que » descriptif, ou du moins sans qu’un « en tant que » descriptif soit constitutif de ce qu’ils sont. Mais c’est là, nous l’avons vu, tout à la fois, la thèse et la difficulté du modèle des désignateurs rigides. Et une seule solution semble se proposer à cet égard, à savoir que les objets réels puissent être identifiés par des traits figuraux directement perceptibles et de nature non conceptuelle. Or, cela, c’est assurément ce que permet de penser la phénoménologie…
Notes
Pour citer cet article
A propos de : Bruno Leclercq
Université de Liège