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- Volume 5 (2009)
- Numéro 4
- L’entrexpression charnelle : Pour une lecture du Visible et l’invisible
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L’entrexpression charnelle : Pour une lecture du Visible et l’invisible
Résumé
La notion de chair s’élabore chez Merleau-Ponty, à l’encontre du primat husserlien du toucher, dans l’articulation du toucher et du voir. C’est par cette articulation, ce recouvrement l’un par l’autre des champs sensoriels que Merleau-Ponty peut penser la chair comme chair du monde, élément de l’Être. L’auto-appréhension charnelle doit se comprendre d’abord selon une visibilité errante, dans la transitivité des regards qui se voient et s’échangent le paysage commun de leurs vues. Mais, remontant au cœur même de ce « transitivisme », c’est dans la rencontre des corps, dans leur enlacement, que Le visible et l’invisible décrit au plus près l’opération de cette réversibilité. Naissance du monde dans la figure d’une scène primitive où les corps se donnant l’un à l’autre ouvrent un espacement originaire. Cette réflexivité essentiellement est inaccomplie, les corps ne se touchent que dans l’écart qui les unit. La chair, Merleau-Ponty y insiste, ne se rejoint que dans l’imminence d’une auto-affection toujours différée, par là elle est différenciée, polymorphe, et elle demeure ouverte. De cette ouverture de la chair naît l’expression. La voix s’élève dans une autre réflexivité, celle d’un sonore qui s’entend et, plus proprement, celle des voix qui s’écoutent. Incarnation sonore, la voix est la chair vive du sens. Entre la caresse et la voix, c’est à un même mouvement de réflexivité et d’expressivité charnelle que Merleau-Ponty nous fait donc assister, un même élan de la chair qui s’exhausse de son anonymat élémentaire pour naître à soi dans l’expression.
Abstract
Merleau-Ponty built up his notion of flesh by considering the articulation between touching and seeing, against the primacy of touch in Husserl. It is this articulation or overlapping of sensory fields that allows Merleau-Ponty to think of flesh as the flesh of the world, as the element of Being. Flesh self-apprehension is to be understood first in the sense of a wandering visibility, of regards transitively seeing each other and sharing a common visual landscape. Looking into the heart of such a “transitivism,” The Visible and the Invisible describes this reversibility in the meeting of bodies, in their embracing. Birth of a world in a primitive scene where bodies, in giving themselves to each other, open up an original spacing. This reflexivity is essentially unaccomplished, bodies touch each other only in a gap which links them together. Flesh, Merleau-Ponty insists, meets itself in the imminence of an auto-affection always deferred; thus it is differentiated, polymorphic, and remains open. Expression arises from this openness of flesh. The voice takes place in another mode of reflexivity: the reflexivity of a sound hearing itself or, more properly, of voices listening to each other. Voice — sound incarnation — is the living flesh of sense. Caress and voice represent a same movement of reflexivity, of flesh expressivity, a same impetus of the flesh which leaves its anonymity in order to awaken to itself in expression.
1Husserl a montré, tant dans les Méditations cartésiennes que dans les Ideen II, comment la chair ne se rejoint que dans la différence à soi-même, ma main droite touchant ma main gauche touchée, et comment c’est l’autre, cet autre corps reconnu charnel lui aussi, qui lui a enseigné cet écart depuis lequel elle peut se retrouver. Les corps de chair se donnent ainsi l’un à l’autre dans un « domaine de proximité »1, espace de leur « conversation »2 depuis lequel, ainsi que le soulignera à son tour Patočka, s’ouvre un monde à l’entour.
2Penser cette « conversation des corps », l’entrexpression charnelle dans la proximité, c’est donc décrire l’articulation de l’auto-affection et de l’hétéro-affection, de l’altérité à soi et de l’altérité étrangère, et ce recouvrement de l’un par l’autre où l’écart s’institue dans l’épuisement de la distance. Décrire cette proximité c’est assister au mouvement de venir à soi depuis l’autre, mouvement qui nous fait échapper à l’alternative de l’immanence et de la transcendance.
3Cet espacement se déploie dans le jeu du toucher et du voir. Il appartient à Merleau-Ponty d’avoir montré que dans ce jeu, où chacun d’eux emprunte à l’autre son sens, se donne à penser l’invisible, l’intouchable, comme profondeur. Profondeur que creuse la perception dans le moment même où elle franchit la distance, écart comme dimension verticale dans l’imminence d’un contact. Que la réflexivité du toucher et du voir soit essentiellement inaccomplie, que l’imminence en soit la modalité temporelle propre, c’est cela qui conduit Merleau-Ponty à penser la chair comme l’ « “élément” de l’Être »3.
4*
5Dès la Phénoménologie de la Perception Merleau-Ponty relevait ce recouvrement du toucher et du voir dans l’ouverture au monde de ce qu’il appelait encore « corps propre ». Il les décrit alors comme formant une unité sensorielle par anticipation, complémentarité, substitution de l’un à l’autre, de telle sorte qu’il n’y a pas d’un côté « expérience visuelle » et de l’autre « expérience tactile », mais un seul rapport avec le monde où les apports sensoriels ne peuvent se concevoir les uns sans les autres. Il serait donc erroné (ce que Merleau-Ponty reproche alors à la psychologie) de concevoir qu’un « tactile pur » puisse émerger, par une sorte de réduction, de la déficience du visuel. Le cas des non-voyants par exemple ne nous livre pas plus une expérience pure du tactile que, de leur rendre la vue, comme dans l’expérience de Molyneux, ne nous livre une pure expérience de l’espace visuel.
6Ce dernier cas, celui par exemple des aveugles opérés de la cataracte, doit permettre au contraire, selon Merleau-Ponty, de souligner le recouvrement intersensoriel en montrant l’enracinement du visuel dans le tactile : s’il y a une spatialité propre à l’expérience tactile sur laquelle l’expérience visuelle naissante peut venir se greffer chez celui qui se met à voir, c’est que d’une part les champs sensoriels ne sont pas étrangers l’un à l’autre, que le visuel est comme anticipé par le tactile qui le prépare et se poursuit en lui, mais c’est aussi d’autre part qu’il y a « une sorte de toucher avec les yeux »4 par lequel la vision naissante peut venir s’inscrire dans le tactile.
7Mais si l’analyse du sentir dans la Phénoménologie de la perception est tout occupée à mettre ainsi en évidence cette unité différenciée des sens dans une unique ouverture au monde, Merleau-Ponty y est également particulièrement attentif à souligner la richesse propre du visible telle, par exemple, qu’en témoigne encore l’opéré de la cataracte : « Le malade ne cesse de s’émerveiller de cet espace visuel auquel il vient d’accéder, et en regard duquel l’expérience tactile lui paraît si pauvre… »5. Il faudrait reconnaître un primat du voir sur le toucher, reconnaissant à son champ une ampleur unique : « Il me semble, écrit alors Merleau-Ponty, que l’expérience visuelle est plus vraie que l’expérience tactile »6.
8Si ce privilège de la vision ne cesse dès lors de parcourir la pensée de Merleau-Ponty, il n’en demeure pas moins pourtant que c’est dans son articulation avec le champ kinesthésique-tactile que le voir se donnera à penser. Depuis le « toucher avec les yeux » de la Phénoménologie de la perception, jusqu’à la « palpation » visuelle du Visible et l’invisible7, le toucher ne cessera pas de constituer le schème de cette pensée pourtant vouée à « l’énigme de la vision ».
Réversibilité
9La vision d’abord est mouvement : voir, c’est « aller à » la chose, l’espace de la distance se creuse dans le parcours d’un geste visuel : « On ne peut comprendre la perception de la distance que comme un être au lointain qui le rejoint là où il apparaît »8. La chose est vue là-bas depuis ici parce que la vision est ce pouvoir étrange d’être à la fois ici d’où je vois et là-bas, auprès d’elle, selon une ubiquité qui constitue le voir même, qui fait de lui, de façon paradoxale, comme un toucher à distance.
10L’Œil et l’esprit, interrogeant la peinture, puisque le peintre est essentiellement un voyant, redira encore comment « la vision est suspendue au mouvement »9. Toute l’analyse de la profondeur y renvoie ainsi à un regard qui pénètre, qui franchit la distance pour toucher enfin et parcourir la surface des choses dans une exploration quasi-tactile. Restituer à la profondeur sa vérité comme le fait le peintre moderne, comme le fait Cézanne, contre la perspective albertienne, c’est lui redonner l’épaisseur temporelle de ce geste, de telle sorte que la touche picturale devra en quelque façon reproduire ou reprendre ce toucher des yeux, tout l’art du peintre résidant dans cette métamorphose d’un toucher à l’autre, de celui de l’œil à celui de la main, métamorphose rendue possible parce que le premier fut déjà lui-même, en quelque sorte, emprunté au second.
11L’Œil et l’esprit oppose pourtant d’abord fermement la vision au toucher. Merleau-Ponty y reproche à Descartes précisément d’avoir pensé le voir comme un toucher : « Le modèle cartésien de la vision, c’est le toucher »10. Modèle qui évacue cette « action à distance » qui fait tout le problème de la vision. Car c’est à un toucher pauvre, à un toucher aveugle que se rapporte la Dioptrique pour modéliser la vision, un toucher qui, du bout d’un bâton, ne connaît des choses et du monde que leur éloignement, leur impénétrabilité, un toucher qui heurte plus qu’il ne touche, ou plutôt un toucher qui se heurte aux choses, comme le bâton de l’aveugle, et ne les explore pas, pas plus qu’il n’explore l’espace jusqu’à elles. Toucher par conséquent qui n’a rien de cette « palpation » par laquelle les choses ont pour nous une chair.
12C’est au contraire de cette palpation tactile que Le visible et l’invisible nous dit que le regard n’est qu’une « variante »11, variante qui peut être « remarquable », mais qui n’assure son privilège, si privilège il y a, que d’accomplir ce dont le toucher d’abord est le mode originaire.
13L’unité intersensorielle de la Phénoménologie de la perception devient alors coappartenance du visible et du tangible dans un rapport d’empiétement.
14Si, dans la Phénoménologie de la perception, c’est l’anticipation de l’espace visuel dans la spatialité tactile qui permettait au premier d’enrichir de sa vérité le second dans une reprise unifiante, c’est, dans Le visible et l’invisible, en quelque sorte de manière inversée, la réversibilité propre au toucher qui va venir éclairer la vision et, se transportant en elle, fonder leur coappartenance. Ainsi, et selon une approche très sensiblement différente de celle de L’Œil et l’esprit, peut-être même difficilement articulable avec elle, comprendre la vision supposera alors que l’on revienne d’abord au propre du toucher, au propre de la main, et à la réflexivité immanente qui le constitue :
Par ce recroisement en elle (la main) du touchant et du tangible, ses mouvements propres s’incorporent à l’univers qu’ils interrogent, sont reportés sur la même carte que lui, les deux systèmes s’appliquent l’un à l’autre, comme les deux moitiés d’une orange. Il n’en va pas autrement de la vision, à ceci près, dit-on, qu’ici l’exploration et les renseignements qu’elle recueille n’appartiennent pas « au même sens ». Mais cette délimitation des sens est grossière12.
15Si les choses ont une chair, s’il y a une chair du monde (cette « pulpe » du sensible dont celle de l’orange est ici la figure), c’est que ce retournement du tangible sur soi, cette réversibilité qui s’accomplit en ma chair, qui la constitue dans l’auto-affection d’un toucher, il faut l’étendre à tout le champ du tangible, en généraliser la portée puisque, dans le se-toucher, le touchant « passe au rang de touché, descend dans les choses, de sorte que le toucher se fait du milieu du monde et comme en elles »13, mais c’est aussi qu’il faut en poursuivre l’œuvre propre jusqu’au visible dont la réversibilité, ici encore, s’emprunte au toucher.
16C’est en effet parce que cette réversibilité tactile, constitutive de la chair suivant les Ideen II, doit ainsi être étendue et passer de mes mains touchantes et touchées à toute chose touchable, qu’il y a une chair du monde qui trouve entre mes mains le lieu de son retournement sur soi, le pli de son auto-affection. Et ce mouvement doit également se reproduire dans le voir. Il faut qu’une même réflexivité y soit à l’œuvre afin que toucher et voir concourent à la naissance de la chair du monde.
17Husserl avait nettement posé la différence selon lui irréductible du toucher et du voir : si « seule la chair se touche »14, d’autre part « ce que je nomme chair vue n’est pas un voyant-vu, comme ma chair en tant que touchée est un touchant-touché »15. C’est dans la transgression de cet interdit husserlien que Merleau-Ponty veut repenser la notion de chair.
18Ce qui l’y autorise, c’est d’abord l’appartenance réciproque du visible et du tangible : « tout visible est taillé dans le tangible »16 de telle sorte que chaque champ est pris sur l’autre et a prise sur lui, qu’il n’y a ainsi qu’un seul monde, une seule chair qui touche et voit, se touche et se voit. C’est ce mouvement du toucher et du voir qui ainsi autorise et demande que la chair ne soit plus simplement chair des corps mais chair du monde, un seul « élément » qu’explorent et font naître ensemble l’œil et la main.
19Rapport d’empiétement du visible au tangible qui, de cette simple articulation d’un champ sensoriel sur l’autre que décrivait la Phénoménologie de la perception, est maintenant décrit comme réversibilité qui fait que visible et tangible sont « promis » l’un à l’autre, versent l’un dans l’autre, que touché et touchant, visible et voyant sont en chiasme dans un « relèvement double et croisé du visible dans le tangible et du tangible dans le visible »17.
20Ensemble, visible et tangible forment ainsi un seul « éclatement d’Être », ou encore un seul enroulement, une seule involution de l’Être sur lui-même, mais différenciée en ces foyers où chaque fois il se retourne sur soi en une réflexivité charnelle, en ces nœuds où s’accomplit la réversibilité que sont un visible-voyant, un tangible-touchant.
21Qu’il en soit ainsi, qu’il n’y ait qu’une seule chair, visible et tangible à la fois, implique que le visible ne diffère pas du tangible — et il n’en diffère pas puisqu’il en est. Au se-toucher doit correspondre un se voir de telle sorte que soit assuré le « double relèvement » de l’un à l’autre. Cette réflexivité, si elle devait en effet n’être accordée au visible qu’en tant qu’il est tangible aussi, s’il n’était, comme l’accordait Husserl, qu’un visible qui ne se voit pas mais qui du moins se touche, cette réflexivité donc, centrée sur le toucher et qui n’aurait lieu qu’avec lui, ne pourrait qu’être indûment entendue comme structure universelle d’apparition. Si la notion de chair naît de la réflexivité du toucher, elle ne peut prendre véritablement son sens de chair du monde, être élément de l’Être, qu’en étant également chair d’un visible paraissant à soi dans la vision, sans le recours nécessaire d’un toucher comme le décrivait pourtant Husserl.
22Autrement dit, l’appartenance du visible au tangible ne suffit pas à assurer la réciprocité du rapport d’empiètement. Il faut encore à ce chiasme, qu’à l’inverse, soit assurée l’appartenance du tangible au visible, mais il faut surtout qu’à la réflexivité propre au toucher, réflexivité dont Husserl fait le sens même de l’incarnation, corresponde une identique réflexivité du voir, que Husserl tenait pour inconcevable.
23Pouvons-nous penser sans difficulté une telle réflexivité du voyant-visible ? En quoi y a-t-il une chair du visible en tant que visible ?
24Avec le toucher, chez Husserl, le domaine de constitution de la chair est la proximité. La chair réside dans la proximité à soi d’un ici qui se touche, alors qu’est là-bas, dans la distance, ce qui est vu, vu comme l’autre de la chair, le corps-chose matériel.
25Il ne sera jamais permis alors de parler d’un « élément » chair, d’une « chair du monde », que pour autant que cette distinction de la proximité charnelle tactile et de la distance mondaine visuelle soit abolie, c’est-à-dire que non seulement soit aboli le clivage du toucher et du voir, mais que, dans le voir lui-même, la distance ne soit plus contraire à la proximité, qu’elle soit bien plutôt « accordée à elle » au point même d’en être « synonyme »18. Pour cela il faudra accorder, malgré Husserl, que la chair se voit.
26Que la chair se voie, cela devra vouloir dire que la proximité à soi qui la définit selon le toucher n’exclut pas cette distance à soi que le regard exige, que proximité et distance participent l’une de l’autre dans une « épaisseur » qui constitue la chair même. La chair du visible pourra alors être vraiment pensée comme « enroulement du visible sur le visible »19, selon le modèle de la réflexivité du tangible.
27Dans L’Œil et l’esprit, la figure qui autorise une telle réversibilité propre au visible est celle du miroir. Alors que « se voir dans le miroir » n’était jamais pour Husserl que voir une image de soi que l’on juge être soi, mais qui n’est pas soi, que la chair ne s’y reconnaît pas, ne s’y touche pas, et que par conséquent cette image de soi est moins pour moi encore que la proximité d’autrui, qu’il ne faut rien accorder au narcissisme20, pour Merleau-Ponty au contraire « l’œil rond du miroir » et le regard de l’autre sont des équivalents, en eux s’accomplit également « la métamorphose du voyant et du visible »21. Dans le miroir je ne vois pas simplement mon image, mais ma chair y est, s’y sent, et c’est pourquoi il faut dire également que « l’homme est un miroir pour l’homme », puisque ma chair revient à soi de se voir vue, de se voir dans la vue d’autrui, par elle accomplissant ce narcissisme qui est le mouvement même de la vision22 : « Dire que le corps est voyant, curieusement ce n’est pas dire autre chose que : il est visible… quand je dis que mon corps est voyant, il y a, dans l’expérience que j’en ai, quelque chose qui fonde et annonce la vue qu’autrui en prend ou que le miroir en donne »23.
28C’est ce « rapport à lui-même du visible » qui « me constitue en voyant »24, moi c’est-à-dire ce corps qui s’écarte de sa propre visibilité pour se voir : « Notre corps est un être à deux feuillets, d’un côté chose parmi les choses et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche… il n’est pas simplement chose vue en fait, il est visible en droit, il tombe sous une vision à la fois inéluctable et différée »25.
29Vision différée pourtant, afin que l’enroulement du visible sur lui-même ne tombe pas dans l’indifférenciation aveugle, qu’il ne revienne à soi que depuis l’écart à soi. Car, s’il est permis métaphoriquement de dire que « je me sens regardé par les choses »26, ce n’est pas pour signifier cette « absurdité » d’un sensible à soi indifférencié, d’une auto-affection pure dans l’identité à soi du sensible, mais pour indiquer que, si c’est bien le semblable qui connaît le semblable, si le sentant sent « ce qui au dehors de lui lui ressemble »27 parce qu’il en est, c’est aussi parce que, sentant, en quelque façon il n’en est pas, il se tient à distance de soi.
30Ainsi, il y a bien un paradoxe de la vision qui fait d’elle un « délire » selon le mot de L’Œil et l’esprit28, paradoxe du recouvrement en elle de la proximité et de la distance qui permettra qu’un visible devienne voyant. Il faut se demander pourtant si ce paradoxe est bien celui de la vision même ou s’il ne naît pas d’avoir décrit la vision comme toucher, si ce paradoxe ne serait pas par conséquent plutôt, ou d’abord, celui du toucher, en tant que c’est en celui-ci, d’abord, essentiellement, que la proximité du contact est transie d’un écart.
31N’a-t-il pas fallu en effet que le modèle tactile vienne éclairer la description de la vision pour que, par la double modélisation kinesthésique et tactile du voir comme « aller à » la chose vue et comme « palpation » du regard, l’espacement du voyant au visible prenne corps, épaisseur charnelle, ne soit plus simplement l’indication d’un vide, mais la texture même de l’Être ? Il semble en effet que c’est seulement parce que la vision a été décrite comme un toucher qu’on a pu voir en elle s’accomplir cette réversibilité du voyant et du visible qui ne semble plus rien devoir au toucher parce qu’en réalité elle lui emprunte tout, parce qu’elle est faite de son étoffe et ne se comprend que par lui. Ainsi la chair du visible a paru littéralement prélevée sur la chair du tangible.
32Mais le propre du visible n’a-t-il pas ainsi été recouvert dans cette appartenance au tangible ? C’est à « l’énigme » propre de la vision qu’il faudrait revenir alors par une autre voie.
33Et il faudra se demander également si le toucher lui-même n’a pas été ignoré en son propre dans cette équivalence du tangible au visible. Peut-être faudra-t-il parvenir au lieu où l’on touche l’invisible pour qu’apparaisse une différence originaire, plus ancienne que ce recouvrement du toucher et du voir, et qui le fonde.
Transitivité
Nous avons, pour commencer, parlé sommairement d’une réversibilité du voyant et du visible, du touchant et du touché. Il est temps de souligner qu’il s’agit d’une réversibilité toujours imminente et jamais réalisée en fait. Ma main gauche est toujours sur le point de toucher ma main droite en train de toucher les choses, mais je ne parviens jamais à la coïncidence29.
34La réflexivité du sensible-sentant est nécessairement marquée de son propre échec, d’un inaccomplissement essentiel à sa propre réalisation, de l’impossibilité de se refermer sur elle-même dans l’identité à soi d’une auto-affection pure, « cette réflexion du corps sur lui-même avorte toujours au dernier moment »30. C’est cette impossibilité même qui fait du corps une chair, impossibilité de se toucher-touchant, impossibilité d’une coïncidence en laquelle la chair ne pourrait que s’abolir dans l’identité à soi d’une sensibilité diffuse. Impossibilité qui n’est donc pas une simple impuissance facticielle, comme une limite de notre sensibilité, ou comme l’inertie corporelle d’une chair pourtant uniquement vouée à soi, mais une « dérobade » par laquelle la chair s’écarte de soi afin de se rejoindre et se constituer dans cette défaillance, senti échappant au sentant afin de se sentir.
35Dans ce mouvement de s’écarter de soi, de s’altérer, elle creuse un hiatus de soi à soi où elle peut s’instituer elle-même, mais sur cet abîme qui s’est ouvert ainsi en elle. Elle se touche, par dessus cet écart, dans l’intouchable.
L’intouchable, ce n’est pas un touchable en fait inaccessible… c’est un vrai négatif, i.e. une Unverborgenheit de la Verborgenheit, une Urpräsentation du Nichturpräsentierbar, autrement dit un originaire de l’ailleurs, un Selbst qui est un Autre, un Creux31.
36Une subjectivité ainsi se creuse dans la profondeur de la chair, dans son absence à soi, elle est « présence à soi qui est absence de soi »32.
37Subjectivité qui n’est jamais donnée à soi par conséquent, qui est dans l’imminence, dans un présent vivant qui n’est pas l’instant, la simultanéité des moments d’une réflexivité accomplie, mais un revenir à soi qui ne se rejoint jamais. La dimensionalité ekstatique de la subjectivité (si toutefois il est encore permis de parler ici de subjectivité) est d’abord charnelle, elle est l’imminence comme verticalité, puissance d’échappement ouverte à même la corporéité.
38Dans l’imminence, la chair se retient et s’anticipe, comme est retenu et anticipé le moment de la coïncidence dans la réversibilité. L’imminence ouvre ainsi la temporalité charnelle, écart et rassemblement de la chair en son altérité à soi. Le moi est la non-coïncidence de la chair dans l’imminence, à la fois abîme de soi et ouverture, intériorité pure et extase. Il est la temporalité charnelle qui se défait et se retrouve sans cesse dans l’expression.
39L’échec de la réversibilité n’est donc en vérité pas un échec, il y a « un succès dans l’échec »33. La chair effectivement se touche dans l’intouchable, elle enjambe l’abîme et franchit l’interdit de l’auto-affection, mais elle se rejoint dans la différence à soi, dans l’épaisseur temporelle de l’imminence : « Passé et présent sont Ineinander, chacun enveloppé-enveloppant, et cela même est la chair »34.
40Mais comment ce virement s’opère-t-il ? Il ne suffit pas que mes deux mains fassent partie du même corps pour se rejoindre comme chair. Comment l’altérité à soi de la chair trouve-t-elle à se rassembler dans l’identité ? Husserl déjà nous montrait, tant dans les Méditations cartésiennes que dans les Ideen II, que ce rapport à soi ne se fait pas sans l’autre corps, sans qu’il n’apparaisse corps d’un autre, autre chair, et que par là ma chair s’altère de cette altérité et se rejoint ainsi par elle, altérité à soi toujours déjà habitée par l’altérité de l’autre. Qu’en est-il chez Merleau-Ponty ? La problématique de la chair ne s’est-elle pas chez lui dissoute pour finir dans l’indifférencié d’une teneur d’être généralisée où la rencontre des corps n’apparaît plus, où, selon le reproche que lui adressera Lévinas, la proximité d’autrui se perd dans une « ontologie de l’anonyme »35 ?
41Tant dans Signes que dans Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty revient au paradigme husserlien de nos mains qui se touchent mais pour insister sur l’évidence de la présence de l’autre comme alter ego, de sa chair comme autre chair, et c’est toute la problématique husserlienne de la transgression intentionnelle et de l’Einfühlung qui paraît devoir se dissiper sous la clarté de cette évidence :
Si, en serrant la main de l’autre homme, j’ai l’évidence de son être-là, c’est qu’elle se substitue à ma main gauche, que mon corps annexe le corps d’autrui dans cette « sorte de réflexion » dont il est paradoxalement le siège. Mes deux mains sont « comprésentes » ou « coexistent » parce qu’elles sont les mains d’un seul corps : autrui apparaît par extension de cette comprésence, lui et moi sommes comme les organes d’une seule intercorporéité36.
42À mes mains qui se touchent touchantes se substituent sans solution de continuité nos mains qui se serrent l’une l’autre, sans différence de la mienne à celle de l’autre, ou plutôt dans l’évidence de leur non-différence : la main de l’autre, je la sens sensible et sentante comme la mienne, ma chair éprouve immédiatement sa propre charnellité.
43Et dans ce toucher, le « je sens qu’il sent » ne signifie pas « je pense qu’il pense », c’est « sans introjection »37, dans une « co-perception », que s’opère moins un transfert analogique, avec tout le sens transgressif qu’il garde chez Husserl, avec ce saut par-dessus l’écart et la différence qu’il ose, qu’une transition, un rapport de soi à soi d’une même « texture charnelle ». Rien ici ne paraît demeurer de l’inquiète question de Husserl : cette autre main, je ne la sens pas être une main comme je sens la mienne, alors, pour moi, est-ce une main ?38 À la difficile sortie de ma chair hors d’elle-même (est-elle seulement jamais possible ?) chez Husserl semble répondre chez Merleau-Ponty cette transparence à soi d’un unique tissu charnel qui nous traverse et nous rassemble.
44Et bien au-delà de ce rapport de nos mains qui se touchent, du contact de nos chairs, c’est encore vers le monde que se poursuit cet élan, que s’étend cette transparence. Maintenant ma main ne serre plus seulement l’autre main, la main de l’autre, fermant ainsi la relation charnelle sur elle-même, selon une figure du face à face qui, depuis Husserl jusqu’à Lévinas, paraît enclore la problématique de la chair et de l’intercorporéité dans une épokhè, une suspension de la thèse du monde. Cette fois, ma main touche une main qui touche elle-même les choses :
Si ma main gauche peut toucher ma main droite pendant qu’elle palpe les tangibles, la toucher en train de toucher, retourner sur elle sa palpation, pourquoi, touchant la main d’un autre, ne toucherais-je pas en elle le même pouvoir d’épouser les choses que j’ai touché dans la mienne39 ?
45Ainsi la réflexivité charnelle devient « transitivité » : un seul toucher parcourt mon corps et celui de l’autre et le monde, ce monde qui nous est commun, qui est « intermonde » par « transitivisme par généralité »40.
46La chair est anonyme, l’unité du monde sensible, « participable par tous »41, paraît devoir absorber, sinon dissoudre, la différence des corps, de ces corps sensibles qui sont pourtant autant de foyers pour cette réflexivité de la chair du monde, foyers où seulement la réversibilité s’accomplit, voyants-visibles, sentants-sentis par lesquels il y a une chair, un monde qui se voit et se sent, mais qui eux diffèrent pourtant pour se donner les uns aux autres une altérité constitutive de cet unique tissu charnel.
47Anonymat pourtant, et pour dire cet anonymat, ce transitivisme général, l’universalité de l’élément charnel, c’est de façon privilégiée à la réflexivité de la vision plutôt qu’au toucher que Merleau-Ponty a maintenant recours. Réflexivité qui traverse ces sensibles-sentant, les institue, en les traversant, en véhicules d’une visibilité errante. La visibilité permet en effet sans doute de décrire mieux cette « errance », cette dissémination, que le toucher qui nous ramène toujours et de façon insistante à la figure du se-toucher, au rapport à soi du Leib husserlien42.
48Dans cette visibilité errante, le rapport à l’autre tend à n’apparaître plus que comme une figure de la réflexivité universelle en laquelle il est pris : « Il n’y a pas ici de problème de l’alter ego parce que ce n’est pas moi qui vois, pas lui qui voit, qu’une visibilité anonyme nous habite tous deux »43.
49Sauf que l’on ne peut s’en tenir à cet anonymat d’un seul « être intercorporel » sans avoir à souligner le polymorphisme qui le constitue, la différenciation de ces singularités qui l’habitent et par lesquelles il trouve seulement à se rassembler, à se retourner sur soi, à être l’élément universel. Autrement dit il faut bien que l’imminence de la réversibilité ne se dissolve pas dans l’anonymat du transitivisme, il faut une profondeur, l’abîme d’un écart. Pour que la chair soit l’élément de l’Être, il faut quelque chose comme une subjectivité, au moins au sens d’un creux dans l’Être, d’un pli, d’une verticalité depuis laquelle s’opère le retournement sur soi du sensible. À la présence il faut cette absence par laquelle seulement elle est présence à soi.
50Chacune est une vue sur le monde, par laquelle il se fait paysage, et s’il faut bien que les vues concordent, s’unissent, puisque ces paysages ne forment qu’un seul monde, et qu’elles en sont, il faut également que chacune se distingue comme ce soi qui n’est qu’un vide, mais qui est aussi « corps dressé debout devant le monde »44, pour et par lequel il y a un monde.
51Mais ici alors à nouveau, pour décrire cette différence des corps, cette différence qui travaille la chair et en fait la profondeur, pour penser un anonymat qui n’ignore pas la distinction des vues, un transitivisme qui parcourt des unités discrètes, c’est au toucher qu’il faut revenir. La visibilité errante doit venir s’appuyer sur le tangible qui se touche comme un foyer où elle se rassemble et se rappelle à elle-même contre l’anonymat de la présence où elle tend à se disperser.
52Il faudrait pouvoir restituer tout ce jeu des figures du toucher et du voir dans ces textes où Merleau-Ponty décrit l’élément charnel, montrer comment on passe des mains qui se serrent, qui se touchent touchantes, aux regards qui regardent ensemble, et puis qui se regardent, montrer comment les uns éclairent les autres ou les uns se substituent aux autres, montrer comment le thème de leur recouvrement l’un par l’autre joue de leur équivalence et de leur différence, pour montrer comment le transitivisme du toucher et du voir fonde et autorise cet autre transitivisme de moi à autrui.
53Le voir est un toucher, nous l’avons vu, et le tactile « promis » à la visibilité, mais ce rapport d’empiètement ne conduit pourtant ni à confondre ni à identifier purement et simplement ces dimensions charnelles. L’unique ouverture à l’être est différenciée selon ces « rayons de monde » que sont chacune des catégories sensibles, chacune en porte-à-faux par rapport à l’autre, comme elle l’est par rapport à soi-même : « Les deux cartes sont complètes, et pourtant elles ne se confondent pas. Les deux parties sont parties totales et pourtant ne sont pas superposables »45.
54L’attention portée à rendre la complexité de ces articulations ne paraît peut-être jamais aussi tendue que dans les pages 188-189 du Visible et l’invisible et dans la note de mai 1960 (pages 307-310) où Merleau-Ponty va passer des thèmes de la réversibilité et de la transitivité à ceux de l’accouplement et de l’embrassement. Nous y assistons à la rétrocession depuis le mouvement d’une universelle transitivité visuelle où se déploie le monde vers son centre ou son origine haptique dans la rencontre des corps. Dans cette articulation du voir et du toucher Merleau-Ponty remonte alors du rapport au monde au rapport à autrui, interrogeant cette fois son évidence, ne la laissant pas impensée, rendant au « face à face », à la « conversation des corps », toute sa dignité de lieu originaire, ne la dispersant pas dans la mondanité, ne l’oubliant pas non plus dans l’histoire et la socialité46.
Enlacement
55Voir c’est être vu, nous rappellent d’abord ces pages 189-190 du Visible et l’invisible que nous lisons maintenant. La transitivité par laquelle le regard de l’autre s’articule au mien, le relaie, le poursuit et le retourne sans solution de continuité, assure la réflexivité du visible. Le voyant est visible pour et par le regard de l’autre, dans ce regard où il ne se voit pas seulement regardé, où il ne se voit pas seulement visible et vu, mais où, littéralement, il se voit. Il n’est voyant lui-même que parce que visible à ce regard qui le traverse en s’unissant au sien, le révélant à lui-même. Ma vue a besoin de l’autre vue qui la regarde afin de se faire elle-même regard. Alors…
Pour la première fois, le voyant que je suis m’est vraiment visible, pour la première fois, je m’apparais retourné jusqu’au fond sous mes propres yeux…
56Dans cette réflexivité, ce n’est pas seulement la transitivité de ma chair et de celle d’autrui qui est en jeu, l’ « accouplement » qui s’y joue n’est pas la seule transitivité par laquelle ma chair se reconnaît en une autre, mais encore un « accouplement avec la chair du monde » par lequel moi, autrui, le monde, formons les trois moments d’une seule involution du visible sur lui-même : un voyant se découvre visible, du visible, en voyant cette vue qui le voit, qui l’inscrit dans le visible comme elle y est inscrite par lui. Il est nécessaire que la visibilité anonyme se rassemble, comme il est nécessaire à ma vue que les choses ne soient pas seules à lui renvoyer le « faible reflet » de leur visibilité. La réciprocité des regards, non seulement incarne les voyants dans une chair du visible, mais en eux cette chair se creuse, s’approfondit de toute la visibilité que chaque regard porte en soi.
… pour la première fois, par l’autre corps, je vois que, dans son accouplement avec la chair du monde, le corps apporte plus qu’il ne reçoit, ajoutant au monde que je vois le trésor nécessaire de ce qu’il voit, lui...
57Il y a une seule chair du visible par conséquent, qui se voit dans l’échange des regards, identique à soi mais différenciée, une seule chair qui ne serait pas sans la profondeur que chaque vue ouvre sur et dans le visible, qu’elle abrite en soi et qu’elle offre à l’autre, comme un rayon de monde à nul autre pareil. Unicité de chaque vue du monde, et, dans la réciprocité, leur recouvrement imparfait, décalé, c’est cette unité latérale des regards qui donne au monde son relief, à la chair sa profondeur.
58Mais cet accouplement « avec la chair du monde », accouplement à soi de la chair anonyme dans la visibilité, reflue soudain en son centre. Soudain, quittant la scène du monde visible, devenu brusquement comme aveugle au spectacle du monde, s’abstrayant de l’élément charnel, interrompant le mouvement du transitivisme qui ouvre au monde, resurgit le face à face de deux corps qui « s’accouplent » :
… Pour la première fois, le corps ne s’accouple plus au monde, il enlace un autre corps, s’y appliquant soigneusement de toute son étendue, dessinant inlassablement de ses mains l’étrange statue qui donne à son tour tout ce qu’elle reçoit, perdu hors du monde et de ses buts, fasciné par l’unique occupation de flotter dans l’Être avec une autre vie, de se faire le dehors de son dedans et le dedans de son dehors…
59Pour la première fois… comme s’il s’agissait de reprendre la figure de l’étrange statue de Condillac, naissant au monde par les sens qui s’éveillent en elle, et qui, ici, vierge de tout contact, va, pour la première fois, connaître un autre corps, et, dans leur accouplement, va accomplir la réflexivité d’où naît, chaque fois, le monde. Cette première fois qui recommence à chaque fois, elle est le premier écart, la déhiscence première et le retour premier vers l’origine qui, chaque fois, se dérobe dans l’imminence — elle est la nostalgie première de l’origine47.
60Ainsi Merleau-Ponty nous fait soudain revenir, en deçà de l’anonyme visibilité de la chair du monde, par un mouvement en retour, vers l’enlacement des corps dans l’extrême proximité de leur application l’un contre l’autre, peau contre peau, ou, selon cette autre figure, vers la caresse attentive, soigneuse, attentionnée, qui parcourt le corps de l’autre. Enlacement des corps qui délaisse le monde : l’accouplement au monde dans la transitivité de la chair est laissé tout à coup par ces corps transportés sur la scène érotique, dans une épokhè érotique qui suspend l’évidence du monde visible pour mieux en faire surgir l’origine en ce toucher.
61Dans ce suspens, la réflexivité des corps l’un pour l’autre est arrachée à l’anonyme indifférenciation de l’élément charnel. La chair du monde y apparaît alors travaillée par ce jeu de la différence des corps qui se touchent, qui se révèlent l’un à l’autre. Dans cette épokhè érotique, lorsque les amants « flottent dans l’Être », c’est au cœur même de l’Être pourtant qu’ils se situent encore, au centre de la chair.
62Dans ce mouvement de rétrocession au centre, dans cette suspension du monde, c’est la possibilité qu’il y ait pour nous un monde qui se révèle. Dans cette figure de l’enlacement doit se lire la naissance du monde depuis la réflexivité charnelle chaque fois qu’un corps touche un autre corps. La structure originaire de l’apparaître est ce recouvrement des chairs l’une par l’autre. Un monde est ouvert depuis l’écart de cette exacte application des corps l’un à l’autre, sous l’attention des caresses. L’universelle réversibilité trouve ici, en ce toucher, sa source vive.
63Cette rétrocession nous rapporte ainsi vers la déhiscence originaire, vers l’écart premier du sentant et du senti. La scène primitive où le monde à chaque fois renaît est cette proximité dont l’application soigneuse des corps l’un à l’autre est la figure première et l’emblème.
64Ce retour à l’intime proximité des corps est ainsi venu rompre la fascination pour l’anonyme auquel semblait devoir succomber le transitivisme charnel. Il souligne au contraire le polymorphisme de la chair et montre combien le sens de la transitivité n’est pas l’effacement des différences, mais qu’au contraire, dans leur application l’un à l’autre, dans la réversibilité de leur don, le jeu d’une différence irréductible surgit entre les corps, une différence première, d’avant même la réversibilité, différence d’avant les corps qui diffèrent, espacement originaire de la chair. La caresse, le contact des peaux, réveillent l’écart irrémissible lorsque, dans cette remontée à la source, est mise au jour cette « surface de séparation entre moi et autrui qui est aussi le lieu de notre union »48, qui est à la fois « unique Erfüllung » et « un seul mur où il se heurtent tous deux »49.
65L’équivalence du toucher et de la vision, ou mieux l’appartenance de la vision au toucher, peut-elle encore être maintenue ici ? N’y a-t-il pas en jeu ici un toucher qui seul touche ainsi à l’intouchable, un intouchable qui serait sans équivalent pour le visible, un « originaire de l’ailleurs », un toucher qui touche autrui « dans son corps donné originairement comme absent »50 ? S’il semble que, pour Merleau-Ponty, l’équivalence du toucher et du voir tienne jusqu’au bout, jusqu’au bord de l’écart, dans l’imminence de la transitivité de moi à autrui, pourtant, pour dire cet extrême moment du retournement, c’est au toucher qu’il a fallu revenir, et ce toucher cette fois semble bien plus que cette sensibilité errante dont la vision est une « variante », ce toucher qui touche à l’originaire, la caresse, n’a plus d’équivalent visuel que métaphorique51.
66Jacques Derrida fait justement remarquer qu’on ne touche jamais qu’une limite, que le propre du toucher est précisément la limite :
Toucher, c’est toucher une limite, une surface, un bord, un contour. Même si on touche un dedans, « au-dedans » de quoi que ce soit, on le fait selon le point, la ligne ou la surface, la frontière d’une spatialité exposée au dehors, offerte, justement, sur sa bordure, au contact52.
67La caresse est ce toucher qui touche à la limite, qui touche un dedans imprésentable sur sa limite, qui explore la surface d’un dedans qui à la fois s’expose et se retire sous elle, qu’elle fait venir et qu’elle fait refluer. Le sens de la caresse ou de l’enlacement c’est de faire surgir notre chair, l’épaisseur charnelle, l’intouchable, à la surface de la peau.
68Sous la caresse ma main atteint l’autre dans sa chair, comme chair, parce que la chair d’autrui ce n’est rien d’autre que ce sensible sous ma main, cette surface effleurée ayant épaisseur intouchable. Autrui se dérobant sous ma main est, si l’on veut, « statue », corps impénétrable, mais cependant atteint dans sa profondeur, dans sa chair, puisque répondant à la caresse, et par la caresse à son tour me révélant moi-même comme chair. Ainsi sommes-nous l’un à l’autre donnés dans le reflux de chacun en soi sous la caresse de l’autre, ainsi se creuse une intériorité comme absence de soi auprès du corps de l’autre.
69À l’envers de la peau, il y a l’intériorité, l’abîme d’un soi, le dedans d’un dehors. Il faut dire de la peau, mais aussi bien de nos peaux appliquées soigneusement l’une à l’autre, ce que Merleau-Ponty dit du gant, du doigt de gant qui se retourne53 : je ne suis jamais que d’un côté, « toujours du même côté de mon corps », mais il suffit que je touche l’endroit pour que par lui je touche l’envers, « je touche l’un par l’autre ». Transitivité qui ne nous fait pas passer de l’autre côté, mais qui est présence de l’un dans l’autre comme son envers54.
70C’est en ce sens qu’on pourra parler d’indivision, ou que le « problème moi-autrui » paraîtra dépassé : la confrontation est vidée de ses substances, moi, autrui, demeurons seulement l’envers l’un de l’autre dans l’articulation de nos peaux qui se touchent.
71Ainsi du « pour soi » et du « pour autrui », on ne pourra dire qu’ils se nient qu’en ce sens qu’ils sont chacun le dehors pour un dedans, qu’ « ils sont l’autre côté l’un de l’autre »55. Nos peaux dans l’enlacement, c’est cette « surface frontière » où se fait « le virement moi-autrui, autrui-moi ». Dans la figure du gant, un axe, qui n’est rien, est dans le pli du retournement de l’envers en endroit, « le seul lieu où le négatif soit vraiment, c’est le pli »56. Entre nos peaux appliquées l’une à l’autre est ce même axe de retournement, lieu de séparation et de virement, un infime écart, un rien de déhiscence (quelque chose comme cette nuit au cœur de la conversation des corps dont nous parlait Patočka).
Expression
… Et dès lors, mouvement, toucher, vision, s’appliquant à l’autre et à eux-mêmes, remontent vers leur source et, dans le travail patient et silencieux du désir, commence le paradoxe de l’expression…
72Le désir est le travail du négatif, celui de l’extériorité à soi. Il y a une réflexivité du désir qui est à la fois l’extase d’une transcendance, mais qui ne peut s’instituer comme « pour-soi », et l’immanence à soi d’une vie, mais qui ne se trouve que de s’être perdue auprès d’autrui, que d’en être altérée. Désir à travers lequel le même accède à soi par l’autre, dans le retournement sur soi du geste d’être à l’autre. L’identité s’y saisit dans le moment de la différence (mais ce procès, Merleau-Ponty nous en prévient, n’a plus rien d’hégélien dès lors qu’il ne s’effectue vers aucun dépassement, mais « sur place », qu’il se maintient dans l’écart infime et béant de nos corps ajustés l’un à l’autre). Le désir réside dans l’impossibilité de se rejoindre, dans le mouvement de se tenir au plus près dans l’écart de nos peaux, « travail patient et silencieux » par lequel le virement de l’un à l’autre se nourrit de son propre échec, dans l’imminence d’une présence à l’autre et à soi57.
73Dans l’épokhè érotique, dans le suspens du désir, se déploie le double échappement de l’autre et de soi qui nous institue l’un et l’autre dans l’intouchable. C’est dans l’écart maintenu vif du désir et de la caresse que se déploie l’Ineinander moi-autrui, touchable-intouchable, mais qu’il s’y accomplit en tant qu’essentiellement inaccompli, différé, dans une imminence de la présence où « commence le paradoxe de l’expression ».
74Dans ce « face à face », la conversation des corps ne se clôt pas sur elle-même, le désir est ouverture, ce couple revient au monde dans l’expressivité charnelle, un monde qu’en vérité il n’a jamais quitté, « perdu hors du monde » seulement pour mieux en déployer l’institution charnelle.
75L’épokhè érotique révèle la naissance du monde sous l’écart d’un toucher, cette mondanisation de la chair, c’est aussi « l’émergence de la chair comme expression »58. Le « paradoxe de l’expression », c’est l’institution d’un sens jamais institué, voué à reprendre infiniment le mouvement de sa propre naissance, c’est l’anticipation du sens dans le silence des corps, dans le chiasme du dehors et du dedans. Une expressivité qui naît dans le pli, le négatif, ou dans l’écart de nos peaux.
76La naissance de l’expression dans la chair est cette absence à soi dans la présence des corps l’un pour l’autre, absence qui se déclôt dans la voix comme être hors de soi de l’intériorité, comme être dehors de ce dedans. Ce dedans qui proprement n’est rien, un rien qui va au dehors, « une négativité qui vient au monde »59.
77Avec la voix se déploie cet autre champ pour la réflexivité charnelle, où elle s’accomplit autrement, non plus comme simple retournement du sensible sur soi, mais, par lui, s’appuyant sur lui et, à travers lui, s’en échappant, comme institution d’une transcendance dans la vie intersubjective du sens :
… La réversibilité qui définit la chair existe dans d’autres champs, elle y est même incomparablement plus agile, et capable de nouer entre les corps des relations qui, cette foi, n’élargiront pas seulement, passeront définitivement le cercle du visible.
78Cette façon qu’a l’expression vocale d’être entée dans l’expressivité charnelle, Merleau-Ponty l’a déjà soulignée dans la Phénoménologie de la Perception, et à propos déjà du rapport du corps sexué à la voix. Il y décrivait comment l’aphonie nous révèle quel drame peut se jouer dans le « rapport d’expression réciproque »60 du corporel et du psychique.
79L’aphonie nous révèle en un sens la nature du « paradoxe de l’expression » : elle n’est l’indice ou le symptôme d’un vécu psychique que parce que en un sens elle est ce vécu lui-même. L’expression ici n’est pas un vouloir-dire intentionnel, mais plutôt l’ex-position, l’être hors de soi de ce qui n’est présent à soi que dans cette extériorité, « le signe ici n’indique pas seulement sa signification, il est habité par elle, il est d’une certaine manière ce qu’il signifie »61. Comme le souligne Merleau-Ponty en effet l’aphonie n’est ni mutisme, refus de parler, ni paralysie, impossibilité de parler, mais perte de la voix. On perd la voix dans l’aphonie comme dans l’oubli on perd un souvenir, on perd la voix, c’est-à-dire qu’ « on se sépare de sa voix », comme on se sépare de soi dans le sommeil, en rompant avec le monde et les autres. « Le souvenir ou la voix sont retrouvés lorsque le corps de nouveau s’ouvre à autrui ou au passé, lorsqu’il se laisse traverser par la coexistence et que de nouveau (au sens actif) il signifie au-delà de lui-même »62.
80L’aphonie est la perte de la voix, mais une perte qui sans cesse en appelle à la voix perdue comme l’oubli au passé. Aphonie et oubli sont des pertes, aux deux sens du terme, c’est-à-dire aussi les traces laissées par l’en-aller du perdu.
81Ainsi l’aphonie nous enseigne en négatif ce qu’est la voix comme expression : l’incarnation d’un sens, non pas comme un vêtement pour la pensée, non pas comme l’extériorisation contingente d’un vouloir-dire, mais comme l’émergence du sens dans la chair. Un sens va naître dans le mouvement d’expressivité où la chair s’expose. La voix est la chair se faisant souffle et sens, mouvement d’involution du dehors dans le dedans et d’exposition du dedans au dehors.
82Si « je suis un être sonore »63, c’est que la chair, tactile et visuelle, est aussi réflexivité d’un sonore qui s’entend, « comme il y a une réflexivité du toucher, de la vue et du système toucher-vision, il y a une réflexivité des mouvements de la phonation et de l’ouïe »64. Réflexivité où le son est quasi-corporéité qui revient à soi dans l’ouïe, dans l’auto-affection d’un « s’entendre ». Mais dans cette réflexivité aussi doit résider un écart, une altérité à soi : je m’entends du dedans, j’entends du dedans l’extériorité de ma voix, ou plutôt j’entends son écho en moi : « Je ne m’entends pas comme j’entends les autres, l’existence sonore de ma voix pour moi est pour ainsi dire mal dépliée ; c’est plutôt un écho de son existence articulaire, elle vibre à travers ma tête plutôt qu’au dehors »65.
83Il y a bien réversibilité entre la phonation et l’ouïe, puisque la voix n’est pas sans l’entendre, puisqu’il n’y a pas ici activité et passivité, mais une seule et même dimension d’être comme, à l’inverse, il y a mutisme par surdité. Mais la voix pourtant ne se connaît pas encore elle-même en « s’entendant du dedans », elle ne s’entend pas comme voix mais seulement comme une vibration du dedans. Cette présence à soi du s’entendre est aussi ignorance de soi, surdité à soi de la voix.
84Cet écart à soi, dans la différence de la vibration du dedans et de l’extériorité de la voix, fait apparaître le souffle comme l’élément charnel fugitif de la voix. Le souffle de ma voix je ne l’entends que dans sa corporéité vibratoire, du dedans de ma gorge, le souffle lui-même se tient en retrait de cette corporéité sonore de la phonation qu’il anime, puissance sonore de la chair silencieuse. Je ne l’entends jamais comme je peux entendre le souffle d’autrui, alors que « si je suis assez près de l’autre qui parle pour entendre son souffle,… j’assiste presque, en lui comme en moi, à l’effrayante naissance de la vocifération »66. Entendre cette vocifération d’où émerge la voix, c’est « presque » entendre la naissance du sens, sa venue au monde dans l’extériorité de la voix, et c’est « presque » assister au « paradoxe de l’expression ».
85Le rapport à soi de la chair est déjà rapport d’expression, mais si l’expression est déjà vivante dans la chair, si elle est la vie même de la chair, elle l’est d’abord dans le silence des corps, dans l’éloquence muette de leurs gestes, de leurs caresses. Ce silence, qui n’est en rien inexpressif, demande à la voix de le porter à la parole. Le souffle naît de ce désir silencieux, il vient de cette profondeur charnelle depuis laquelle il porte la voix qui s’élève comme une métamorphose de la chair.
86En un sens j’entends le son de ma voix mais ne l’entends pas elle, elle est inaudible pour soi. Cet imprésentable pourtant demande une présence, ma voix demande à être entendue. J’entends le son de ma voix du dedans, comme l’écho d’un souffle qui m’échappe, qui s’en va au dehors, et s’y perdrait de n’être pas entendu, qui donc appelle l’écoute, celle de l’autre, et l’autre voix qui répond à la mienne et qui lui dit qu’elle fut entendue.
87Dans l’entente du dedans la voix s’ignore encore comme voix, comme extériorité du souffle. L’entente du dedans n’est pas au sens plein une entente, elle ne saisit pas la voix dans l’extériorité, et, pour cela, elle est incapable d’écoute. La voix a besoin d’être entendue dans l’écoute de l’autre, cette écoute seule peut me faire entendre ma voix, lorsque se métamorphosant elle-même en voix à son tour, répondant à la mienne, elle atteste enfin ma voix.
88Le « s’entendre du dedans » aurait-il même jamais lieu, ne serait-il jamais rien d’autre qu’une confuse vocifération pour moi, s’il n’était métamorphosé, pour moi-même, en voix par d’autres voix que j’entends, qui répondent à ma voix et répondent ainsi d’elle, en attestent aussi bien la sonorité que le sens ?
89L’expérience auditive de ma voix n’est donc pas un pur s’entendre, une pure auto-affection67, mais un être entendu, un s’entendre-entendu dans la voix qui répond. Cette transitivité de nos voix qui s’entendent, cette conversation est comme la structure élémentaire pour l’émergence du sens. Entre la profération et l’écoute, comme entre les voix qui se répondent dans la conversation, s’ouvre l’espacement où naît un sens, c’est-à-dire d’abord un certain vide qui n’est pas rien et par lequel un son diffère de soi, est altéré par d’autres sons.
Et, en un sens, comprendre une phrase ce n’est rien d’autre que l’accueillir pleinement dans son être sonore, ou, comme on dit si bien, l’entendre68.
90Le sens naît ainsi dans la voix entendue, il en est la modulation, la différence à soi comme à celles qui lui répondent. Aussi ne lui appartient-il pas, il surgit entre les voix, dans leur différend. Dans ce double écart, dans cette différence, le sens est l’imminence de la présence69.
91Nos voix ne sont jamais présentes à nous-mêmes, nous ne les entendons vraiment que par l’autre, dans la conversation. Chacune attend la réponse, l’autre voix qui lui dit qu’elle parle, et qui lui dit ce qu’elle a dit, qui lui apprend son sens, ce sens comme suspendu entre nos voix qui se répondent. Le sens est dans l’espace de la conversation.
92Dire que la parole est vivante, qu’elle vit dans la voix, ne veut donc pas dire qu’elle y séjourne, la vive voix est une voix qui va hors de soi, qui ne devient parole que d’être entendue. La voix devient parole dans l’échange, les paroles n’ont de sens qu’échangées, « de sorte qu’entre son et sens, parole et ce qu’elle veut dire, il y a encore rapport de réversibilité et nulle discussion de priorité, l’échange des paroles étant exactement différenciation dont la pensée est l’intégrale »70.
93Un échange qui n’est pas une substitution, mais un don : l’autre voix institue ma voix, la fait parler, et ce qu’elle m’apporte elle-même, ce qu’elle m’apprend, je le lui retourne aussi. Le temps de la conversation est le rythme de cette réflexivité, de cette transitivité, le déploiement de cet être hors de soi auprès de l’autre et revenant à soi depuis l’autre qu’est la parole.
94La voix semble ainsi avoir trouvé sa place dans une tension des schèmes du voir et du toucher, elle emprunte aux deux. Du voir elle a la distance, elle est le souffle qui s’échappe et qui porte au loin, elle s’élève comme une figure de l’être vertical. Du toucher elle a la proximité, celle où l’auto-affection naît de l’altération. Comme la chair se touche d’être touchée, la voix s’entend d’être entendue.
95Touche-t-elle cependant ? Le toucher suppose l’impénétrable écart de nos peaux, la voix ne pénètre-t-elle pas au contraire jusqu’au fond où je m’absente ? Mais c’est qu’en réalité, si les sons s’approchent ou s’éloignent, la voix, elle, n’est ni proche ni lointaine, elle ignore l’espace des distances : de celui qui me parle au loin, la voix peut être toute proche (Derrida aurait peut-être parlé ici d’une technè de la télé-phonation comme Merleau-Ponty parle d’une télé-vision), de ce corps auquel le mien s’applique le souffle est parfois si lointain…
96Ainsi paraît plutôt rompue par la voix cette dialectique du proche et du lointain sur laquelle s’établissait le rapport du toucher et du voir. Elle emprunte aux deux, mais sa proximité n’est ni de l’un ni de l’autre.
97Il faut se demander s’il est tout à fait pertinent de poursuivre alors l’équivalence du toucher et du voir jusqu’à l’entendre comme le fait Merleau-Ponty en ces dernières pages du Visible et l’invisible. À la voix et à son entente jusqu’où est-il permis d’étendre la métaphore du toucher ? Entre elle et le toucher l’équivalence structurelle de la réflexivité ne doit pas dissimuler une différence essentielle, une irréductibilité de la voix au schème du tangible qui permet que s’ouvre, avec elle, l’espace nouveau de la parole et du penser.
98Ainsi que veut-on dire quand on dit qu’une voix, comme une musique, nous touche ? Notre chair est émue, l’entendre c’est parfois trembler, la chair en est altérée, la voix ou la musique l’ouvre et l’éveille à l’expression. N’est-ce pas là vraiment un toucher, une caresse ? Jusqu’où la métaphore du toucher a-t-elle ici sa vérité ? La voix, nous dit Husserl, est un spectre, une incarnation « non réale »71, une chair à laquelle manque un corps. La voix en effet n’a pas d’autre corps que le souffle qui s’échappe, incapable de se rejoindre et de se toucher, un souffle qui, nous l’avons vu, n’a qu’une corporéité vibratoire étrangère. À cette chair sans corps manque l’incorporation, elle se dissipe de n’être pas retenue sur la surface d’un contact. Si elle est bien chair pourtant, ce n’est que de s’entendre, et de s’entendre entendue, mais, on le voit, à cette chair sans corps le schème du toucher paraît fort improbable.
99À cette chair spectrale cependant l’écrit apportera un corps qui l’apprésente autrement. L’écrit sera le corps de la voix, l’incorporation de la chair vocale. En lui la transitivité charnelle qui fait le rythme de la conversation est retenue dans un corps, mais c’est pour l’ouvrir à une autre transitivité, celle infinie de la reprise. Entre écrire et lire il y a une autre réversibilité encore, il y a « réciprocité différée »72, et, dans cet écart, l’espace du sens. Mais l’écrit lui-même n’a pas rompu l’entrexpression charnelle. Entre le corps qui écrit et le corps qui lit advient le corps du texte, lui aussi comme un corps touché-touchant, un corps où s’accomplit sur un autre mode encore l’incarnation.
100Mais l’écriture est un autre toucher, un toucher que peut-être tenterait la désincarnation — et qui prendrait alors le risque de l’oubli73. Un autre toucher que la caresse : un toucher qui trace, qui laisse une trace, et qui indéfiniment se poursuit sans toucher rien d’autre que sa propre trace qu’il abandonne. Un toucher tenté par l’anonyme, « l’anonyme du Je écrit »74. Mais cette trace est cependant encore celle d’une chair, d’une voix dont l’expressivité charnelle se livre à l’écrit, dont la trace serait lettre morte dans l’oubli de cette origine, si elle ne la donne à lire. Le Je écrit n’est pas personne, il est celui qu’on oublie en lisant, mais dont on se souvient qu’on l’oublie chaque fois qu’on lit « Je », qui toujours est présent dans cette absence, dans sa trace75.
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102La caresse révèle l’expressivité charnelle dans un geste de faire advenir l’intouchable à même la peau, et d’ouvrir ainsi l’espacement du désir, une déhiscence de ce qui ne s’écarte que pour se rassembler dans l’imminence. La chair est alors prête pour la métamorphose, la sublimation qu’opérera la voix se faisant chair vive du sens.
103La voix ainsi n’est pas désincarnée, elle vibre depuis la chair sensible, et elle est elle-même une autre chair pour l’incarnation du penser. Le rapport de la voix et du penser dans la parole est semblable à l’idée musicale chez Proust, idéalité pure et cependant incarnée, de telle sorte que c’est la « texture charnelle » de la voix elle-même qui « nous présente l’absente de toute chair »76.
104Entre la voix et la caresse c’est un même mouvement de réflexivité charnelle qui est à l’œuvre, un même élan de la chair qui s’exhausse de son anonymat élémentaire, silencieux, pour naître à soi dans l’expression.
105L’anonymat que l’accouplement des corps avait déjà rompu, quel sens y aurait-il alors à le faire resurgir dans cette « voix de personne », la « voix même des choses, des ondes et des bois »77 que serait, selon les dernières lignes du Visible et l’Invisible, le langage ? Qu’est-ce que ce « langage » si on ne l’entend dans la parole qui parle dans les voix ? Faudra-t-il ici céder à nouveau au vertige de cette indifférenciation anonyme où risque de tomber sans cesse la pensée du « transitivisme » charnel ?
106La voix au contraire préserve de l’anonyme, comme de l’oubli de l’origine dans l’idéalité pure, elle rapporte le penser aux corps, le penser à sa propre chair. Elle est « le point d’insertion du parler et du penser dans le monde du silence »78. Elle est elle-même une chair qui s’élève depuis le silence, et qui, jusque dans l’écrit, poursuit cette incarnation.
107Il n’y a pas « le langage » comme une « voix de personne », mais des voix qui parlent et se répondent, et qui vont jusqu’aux choses qui parfois répondent elles aussi en écho ; mais la voix est chair insituable, en un sens elle est sans proximité ni distance, plus proche que tout contact, plus lointaine que tout visible, elle vient depuis l’invisible, l’intouchable, elle est, par excellence, présence de l’imprésentable.
108La caresse, la voix, sont ainsi les deux figures de la proximité la plus entière depuis laquelle se déploie l’élément charnel. Un seul et même tissu de l’être, mais avec ses plis où, chaque fois, l’un touche l’autre, où quelqu’un parle et s’adresse à autrui.
109L’imminence est ce rien depuis lequel se déploie la présence. Un certain vide, un écart, un pli où s’accomplit la réversibilité charnelle, mais aussi d’où naît l’expressivité charnelle. Ce rien est tout autant verticalité de l’ « âme » que présence de l’un à l’autre dans le retrait de chacun auprès de l’autre.
110Conversation des corps, conversation des voix, lien éthique par conséquent si par éthique il faut entendre d’abord et essentiellement cette manière d’être, ou cette modalité de l’exister, selon laquelle le soi accède à soi dans la proximité de l’autre.