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- Volume 4 (2008)
- Numéro 3: Théorie et pratique (Actes n°1)
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La sursomption (Aufhebung) de la raison théorique et de la raison pratique dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel
Table of content
Introduction
1Pour le lecteur de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, il y a quelque chose d’étrange à entendre parler de « raison théorique » et de « raison pratique » dans la mesure où Hegel n’utilise jamais ces termes ni ne les définit explicitement dans sa première grande œuvre systématique. Il peut sembler ainsi a priori difficile d’évoquer voire de déterminer, sans plus de précautions, une raison théorique et une raison pratique dans la Phénoménologie de l’Esprit, à tel point que nous pourrions être tentés de renoncer tout simplement à une telle détermination. Toutefois, nous voudrions montrer dans le présent article que Hegel identifie bien, de façon précise, une dimension théorique et une dimension pratique de la raison dans la Phénoménologie de l’Esprit, dimensions qu’il s’emploie à caractériser et à articuler tout au long de la section Raison. Pour ce faire, nous procéderons en trois temps. Dans un premier temps, nous tenterons de mettre en évidence la genèse de la raison théorique et de la raison pratique à partir de l’introduction à la section Raison. Ce faisant, nous voudrions souligner le caractère institué de la raison. Dans un deuxième temps, nous examinerons la structure et l’agir de la raison théorique et de la raison pratique dans ses différentes figures, respectivement comme raison observante puis légisprobatoire, d’une part, et comme raison effectuante puis législatrice, d’autre part. Dans un troisième temps, au terme de cet examen, nous insisterons sur ce que Hegel appelle « l’honnêteté » de la conscience, laquelle rend possible et réalise la sursomption de la raison théorique et de la raison pratique dans l’unité de l’esprit.
I. La genèse de la raison théorique et de la raison pratique
2Il nous faut commencer par dégager brièvement, à partir de l’introduction à la section Raison, les lignes fondamentales du concept hégélien de raison en distinguant 1) ce qui relève du philosophe ou du « pour nous » et 2) ce qui relève du « pour la conscience »1.
31) « La raison est pour le philosophe ou pour nous toute vérité ou toute réalité ». Cette proposition se présente aux yeux du philosophe ou à nos yeux à la fois comme une conclusion et comme une ouverture. D’une part, cette proposition constitue un résultat dont nous avons suivi pas à pas l’engendrement. Pour nous, en effet, la raison « n’est toute réalité que du fait qu’elle devient cette réalité, ou plutôt s’avère comme telle »2. Pour devenir raison, la conscience a parcouru un long chemin, fait d’expériences toujours à rectifier, qui lui a permis de dépasser les points de vue et les unilatéralités des deux premières sections de la Phénoménologie de l’Esprit. En effet, d’abord, dans la section Conscience (prévalence de l’objet ou de l’en soi), dans le mouvement dialectique de la « Certitude sensible », de la « Perception » et de « Force et entendement », la conscience a abandonné son savoir de l’objet comme de quelque chose qui serait seulement en soi. Ensuite, dans la section Autoconscience (prévalence du sujet ou du pour soi), dans le mouvement dialectique de la « Maîtrise et servitude » et de la « Liberté de l’autoconscience », a disparu pour la conscience « l’être-autre » dans la mesure où il ne serait que pour elle.
Deux aspects entrèrent en scène l’un après l’autre, l’un dans lequel l’essence ou le vrai [a] pour la conscience la déterminité de l’être, l’autre [où elle] avait la [déterminité] d’être seulement pour elle. Mais les deux se réduisirent à Une vérité, [à savoir] que ce qui est, ou l’en-soi, n’est que dans la mesure où il [est] pour la conscience, et [où] ce qui est pour elle est aussi en soi3.
4À ce stade de la Phénoménologie de l’Esprit, la conscience et l’autoconscience, l’objet et le sujet, l’être et le penser, sont pour le philosophe réconciliés. C’est dire que l’introduction à la section Raison se situe déjà pour nous au niveau du savoir absolu. D’autre part, cette proposition dessine une ouverture parce qu’elle introduit la conscience dans une nouvelle définition de son rapport au monde. En effet, dans les deux sections précédentes, le monde apparaissait à la conscience comme la négation de son essence, et il s’agissait alors pour elle « de se sauver et de se maintenir pour soi-même aux dépens du monde »4. Mais désormais ce rapport négatif au monde se convertit dans un rapport positif. En effet, à la différence de la conscience et de l’autoconscience, la raison a « reçu en partage la paix »5 avec le monde car elle découvre qu’il est son monde ou sa propre effectivité : « C’est comme si le monde ne lui advenait que maintenant »6. Tel est pour nous le principe fondateur ou le concept de ce que Hegel nomme l’idéalisme, qu’il s’attachera à distinguer nettement de l’idéalisme seulement subjectif d’un Kant ou d’un Fichte7.
52) « La raison est pour la conscience la certitude d’être toute réalité ». Tentons d’expliciter cette seconde proposition en la confrontant avec ce que nous venons de dire du point de vue du philosophe ou du « pour nous ». Nous avons vu, d’une part, que la vérité selon laquelle « la raison est toute réalité » n’est compréhensible que si elle est prise avec son devenir et saisie comme un résultat et, d’autre part, que cette compréhension est seulement le fait du philosophe ou du « pour nous ». Pour sa part, la conscience oublie le chemin au cours duquel a été produite cette vérité, c’est-à-dire le cheminement qui l’a conduit jusqu’au seuil de la section Raison :
La conscience qui est cette vérité a ce chemin derrière elle et [l’a] oublié en tant qu’elle entre en scène immédiatement comme raison, ou que cette raison, entrant immédiatement en scène, entre en scène seulement comme la certitude de cette vérité. Elle [= La raison] assure ainsi seulement être toute réalité, mais ne le comprend pas elle-même ; car ce chemin oublié est l’acte de comprendre cette affirmation exprimée de façon immédiate8.
6Lorsque la conscience oublie son propre « devenir raison » et entre immédiatement en scène comme raison, elle entre en scène seulement comme la certitude d’être toute réalité. Certes, nous savons que la raison est pour nous en vérité toute réalité, mais l’oubli du chemin déjà accompli rabaisse pour la conscience cette vérité au niveau d’une simple certitude immédiate. Sans aucunement prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons pointer deux conséquences majeures qui découlent de cette situation :
71) L’oubli du chemin déjà parcouru, qui signe la différence de niveau entre le « pour nous » et le « pour la conscience », fait que la conscience n’est pas par soi raison mais par un autre. Nous tenons ici la raison pour laquelle Hegel affirme que la conscience, avant d’être raison, a, à proprement parler, la raison :
En tant que conscience immédiate de l’être-en et pour-soi, en tant qu’unité de la conscience et de l’autoconscience, il [= l’esprit] est la conscience qui a [la] raison9.
8Affirmation capitale, que nous ne saurions surévaluer. En effet, cela signifie que la raison n’advient pas à la conscience par son propre agir mais qu’elle lui est donnée immédiatement par un autre, à savoir par un « tiers », un « moyen terme », qui lui annonce et lui énonce le fait qu’elle est « toute réalité ». Autrement dit, c’est de l’extérieur et par l’intermédiaire d’un « médiateur » (Vermittler) que parvient à la conscience la raison. Ou en d’autres termes encore, la conscience, avant d’être par soi raison, est instituée comme raison par la médiation d’un tiers.
9La question qui se pose est dès lors la suivante : quel est ce tiers ? Dans le contexte dans lequel il surgit, qui est celui de la « Conscience malheureuse », il semble indéniable que Hegel a en vue l’Église. Néanmoins, nous voudrions nuancer ce propos en avançant les deux remarques suivantes. En premier lieu, il faut bien distinguer en allemand « Mittler » et « Vermittler », qui se traduisent tous les deux en français par « médiateur ». Le premier terme a un sens très précis chez Hegel et correspond au médiateur absolu qu’est « l’homme divin » dans la « Religion manifeste »10 ; le second renvoie au sens commun de médiateur, et c’est ce second terme que Hegel emploie à la fin de la section Autoconscience. En second lieu, l’Église à laquelle Hegel se réfère implicitement dans la figure de la Conscience malheureuse n’est pas celle qui s’est constituée au fil du temps en une hiérarchie ecclésiastique, mais l’Église en tant qu’elle transmet un savoir11 et une culture12.
10Revenons à présent à la situation que nous venons de décrire ci-dessus. En elle réside l’insatisfaction de la conscience, car il y a en effet une différence entre la satisfaction d’avoir reçu la raison d’un autre et la satisfaction de s’être fait par soi-même raison. Ainsi, n’étant pas par soi raison, la conscience est « poussée » à se produire soi-même comme raison par son propre agir13. Tel est le sens général des développements de la section Raison.
112) L’oubli du chemin conduit la raison à retomber sous la loi d’un dualisme dont elle venait justement, croyait-elle, de se défaire. Car n’étant d’abord que la certitude immédiate d’être toute réalité, « la réalité surgit pour [la raison] immédiatement tout autant comme une [réalité] telle que plutôt elle n’est pas la réalité de la raison »14. Cela signifie que la conscience ne maîtrise pas d’entrée de jeu l’identité entre elle-même comme raison et la réalité, dans la mesure où il lui apparaît clairement que la réalité qui lui fait face n’est pas de prime abord la sienne. La raison en vient ainsi à s’opposer à nouveau à la réalité ou, de façon plus précise, à opposer ce qui est sien (das Seine) à l’être (Sein). Pour nous certes, la raison est en vérité « cette conscience à qui l’être a la signification du sien »15, mais la conscience, de son point de vue, en est seulement certaine. Or, la conscience veut, au cours de la section Raison, élever cette certitude à la vérité, autrement dit rendre vraie l’identité entre elle-même et la réalité, ou entre le sien et l’être. Pour ce faire, deux tactiques s’offre à la raison. Soit elle part de l’être pour le ramener, par l’intermédiaire d’un savoir, à ce qui est sien, c’est la raison théorique, qui se décline en raison observante et raison légisprobatoire. Soit elle prend pour point de départ ce qui est sien pour le réaliser, au moyen de la volonté, dans l’être, c’est la raison pratique, qui se décline quant à elle en raison effectuante et raison législatrice.
II. Les figures de la raison théorique et de la raison pratique
La raison observante
La raison, telle qu’elle entre en scène immédiatement comme certitude de la conscience d’être toute réalité, prend sa réalité au sens de l’immédiateté de l’être […]. Elle va par conséquent aux choses en tant que conscience observante16.
12La raison observante prend pour point de départ l’être et cherche à démontrer l’être comme ce qui est sien ; elle a affaire à l’objet qui est déjà donné, et tente de le poser comme objet sien. L’agir de la raison observante consiste ainsi à montrer que la réalité naturelle est rationnelle, qu’elle fonctionne selon des lois qui sont celles de la raison. Ou, ce qui revient au même, la raison observante veut se trouver comme un objet dans le monde naturel.
La conscience observe, i.e. la raison veut se trouver et posséder comme ob-jet étant, comme mode effectif, sensiblement-présent17.
13Ainsi, la raison observante cherche au moyen de son agir théorique, c’est-à-dire à travers l’élaboration d’un savoir, l’identité de soi-même et de la réalité, du sien et de l’être. Le domaine de la raison théorique en général et de la raison observante en particulier est donc celui de la connaissance : « La raison s’emploie à savoir la vérité ; […] c’est-à-dire à n’avoir dans la choséité que la conscience d’elle-même »18.
14Le mouvement de la raison observante se compose de trois étapes successives. La raison appréhende d’abord la nature — inorganique puis organique — en tant qu’être sensible (« a) Observation de la nature »), c’est le domaine des sciences naturelles (physique, chimie et biologie) ; ensuite elle étudie l’esprit au sens strict, c’est le domaine des sciences humaines en général et de la psychologie en particulier (« b) Observation de l’autoconscience dans sa pureté et dans son rapport à [l’]effectivité extérieure ») ; elle examine enfin le rapport de la nature (corporelle) et de l’esprit humain (« c) Observation du rapport de l’autoconscience à son effectivité immédiate »), ce sont la physiognomonie et la phrénologie. Sans nous engager dans les détails d’un texte très dense, nous voudrions néanmoins mettre en évidence brièvement le résultat auquel il aboutit.
15Le mouvement de la raison observante a pour résultat la figure du Jugement infini. Un jugement infini est un jugement d’identité entre deux termes incommensurables. Ce jugement contradictoire s’énonce, au terme des figures de la Raison observante, « sous cette forme que l’être de l’esprit est un os »19 ou que « le Soi est une chose »20. D’après Hegel, c’est la phrénologie qui aboutit à cette affirmation. C’est donc en elle que se révèle le mieux l’instinct de la raison observante21, ce qu’elle recherche dans son observation de la nature. Certes, Hegel ne cesse de critiquer la phrénologie dans la mesure où elle n’est pas une science en tant que tel, mais elle nous apprend néanmoins quelque chose à propos de la raison observante au sens où elle nous montre ce que cette raison veut en définitive. En effet, en se saisissant sous la forme d’un crâne, la raison observante trouve dans le monde naturel un être dont elle croit pouvoir dire que cet être est le sien :
L’observation, avec [ce jugement], en est arrivée à énoncer ce que fut notre concept à son propos, à savoir que la certitude de la raison se cherche elle-même comme effectivité ob-jective22.
16Toutefois, ce jugement infini, qui représente le dernier degré de la raison observante, est « le plus mauvais » — qui ne mérite pour seule réponse que de briser le crâne du phrénologue —, l’erreur la plus flagrante, qui conduit la raison a modifié son attitude et a opéré une « conversion »23 : l’identité de l’être et du sien ne peut être une identité trouvée24.
La raison effectuante
17L’évidence que la conscience retire des expériences négatives qu’elle a faites comme raison observante est que l’identité de l’être et du sien n’est pas une identité immédiatement donnée, qu’il s’agirait seulement de rechercher et de trouver, mais une identité qui doit être engendrée :
La conscience ne veut plus se trouver immédiatement, mais se produire soi-même à travers son activité. C’est elle-même qui est à soi la fin de son agir, comme dans l’acte d’observer elle n’avait affaire qu’aux choses25.
18À l’inverse de la raison observante (théorique), la raison effectuante (pratique) vise à poser ce qui est sien comme ce qui est ou, plutôt, comme ce qui devrait être. Cela signifie qu’elle prend pour point de départ non pas les choses apparemment autostantes (selbständig) — comme c’est le cas de la raison observante —, mais ce qui est sien, c’est-à-dire ses déterminations subjectives (désirs, intérêts, fins, etc.), et s’attache à traduire celles-ci dans l’être, autrement dit à les réaliser dans l’objectivité. En termes simples, le monde n’est pas immédiatement donné comme identique à l’individu, mais il faut que l’individu le rende identique à ce qu’il est en produisant lui-même un monde. Telle est la conviction fondatrice de la raison effectuante, telle est la certitude qu’elle doit mettre en œuvre et élever à la vérité.
19Hegel exprime ce mouvement général de la raison effectuante à travers trois figures particulières. Comme auparavant, nous n’avons pas la possibilité de suivre pas à pas le déploiement concret de ces figures, mais nous voudrions néanmoins tenter 1) de distinguer brièvement dans celles-ci ce qui relève du « pour nous » et ce qui relève du « pour la conscience » et 2) de mettre rapidement en évidence leurs caractéristiques essentielles.
201) Les figures de la raison effectuante constituent pour nous les étapes du devenir de la substance éthique, laquelle est l’élément et le but de ces figures : « C’est dans la vie d’un peuple que le concept de l’effectuation de la raison autoconsciente [= le concept de la raison pratique] a en fait sa réalité achevée »26. Propos que Hegel précise quelques alinéas plus loin en soutenant que ce n’est pas seulement la raison pratique qui atteint son achèvement dans ce qu’il appelle le « royaume de l’éthicité » (Reich der Sittlichkeit), mais la raison dans son unité : « C’est dans un peuple libre […] qu’en vérité la raison est effectuée »27. En revanche, les figures de la raison effectuante sont pour la conscience les étapes de son expérience éthique du monde, au même titre d’ailleurs que les figures de la raison observante représentaient les « stations »28 (description, classification, légalité, etc.) de son expérience scientifique du monde. De façon plus précise, de son point de vue, la conscience s’engage dans le monde en s’efforçant de produire individuellement, envers et contre tous, l’identité d’elle-même et de l’objectivité, sans savoir encore où cela la mènera : « En tant que cette unité s’appelle bonheur, [l’]individu, de par son esprit, sera du coup envoyé dans le monde pour chercher son bonheur »29. De notre point de vue, nous comprenons que la conscience ne peut pas réaliser seule cette identité, mais qu’elle ne peut atteindre son bonheur que dans « l’œuvre universelle qui s’engendre par l’agir de tous et de chacun »30, c’est-à-dire dans la substance éthique. C’est seulement dans la « communauté instituée des consciences »31 que l’individu pourra trouver le bonheur qu’il recherchait solitairement. Une nouvelle fois, nous constatons clairement la différence de niveau entre le « pour nous » qui saisit les tenants et les aboutissants du mouvement général qui s’engage, et la conscience qui se sent comme « pressée » par ce mouvement et qui prend les figures particulières les unes à la suite des autres32.
212) Les figures de la raison effectuante ont chacune pour contenu un « vouloir immédiat »33 ou une « pulsion-naturelle »34 subjective, que ce soit par exemple la jouissance, la révolte, la vertu, etc., pulsion que la raison veut satisfaire dans l’objectivité. C’est dire que l’attitude de la raison effectuante sera toujours une attitude de négation, de contestation de la réalité au nom de ses pulsions singulières. Seulement, l’individu n’atteindra jamais la satisfaction de ses pulsions. Pourquoi chaque figure aboutit-elle à un échec ? Parce que la réalité est en fait toujours autre que la raison effectuante ne l’imagine. En effet, dans la première figure (« Le plaisir et la nécessité »), l’autre individu se refuse à la jouissance de Faust et s’affirme dans sa propre liberté ; dans la deuxième (« La loi du cœur, et la folie de la présomption ») les lois de la communauté s’oppose à l’accomplissement de la « loi du cœur » d’un individu ; enfin dans la troisième figure (« La vertu et le cours du monde »), le vertueux, qui se bat contre la perversion supposée du « cours du monde », se voit obligé de reconnaître finalement que le « cours du monde n’est pas si mauvais qu’il en avait l’air »35. Ainsi, ces trois figures ont pour fonction de réfréner « l’immédiateté ou crudité des pulsions »36 de l’individu ou, plutôt, de montrer comment « le contenu de ces [mêmes] pulsions passe dans un [contenu] plus élevé »37, à savoir dans la substance éthique. Au terme de ces figures, l’individu se rend en effet compte qu’il doit d’abord remettre en cause ses pulsions singulières face à la réalité qui lui fait face et qui lui résiste. Ce qui est donc ici en cause ce n’est pas de nier l’individualité ou, pire, de la supprimer, car la supprimer revient à supprimer toute source d’agir38, mais de la faire fonctionner selon sa vérité : l’individu doit reconnaître qu’il ne peut pas s’imposer immédiatement à l’autre individu, à la communauté ni au « cours du monde ». En bref, les figures de la raison effectuante manifestent l’inadéquation de l’attitude d’une raison pratique qui, au lieu de composer avec la réalité en l’abordant comme une part essentielle de la totalité éthique, cherche seulement à projeter sur elle et à y satisfaire ses propres pulsions.
22Il suffit d’un regard sur les figures de « L’effectuation de l’autoconscience rationnelle par soi-même » pour que s’impose l’évidence d’un rapprochement avec Freud. En effet, dans Malaise dans la culture, Freud identifie d’abord clairement le programme du principe de plaisir : les hommes « aspirent au bonheur, ils veulent devenir heureux et le rester »39. Ce qu’il appelle bonheur découle de la satisfaction pulsionnelle. Il examine ensuite différents procédés qui permettrait de mener à bien ce programme et ainsi d’atteindre le bonheur40. Mais ces procédés aboutissent tous finalement à un échec parce que le programme du principe de plaisir « est en désaccord avec le monde entier »41 : « La réalité effective est trop forte pour [l’individu] »42. De ce désaccord et de la résistance de l’objectivité naît le principe de réalité, lequel conduit l’individu sur la voie de la domination de ses pulsions. De même, dans la Phénoménologie de l’Esprit, ce qui est décisif dans le domaine de la raison pratique, ce qui relance à chaque étape l’expérience de la conscience, c’est ce que l’on pourrait appeler, à la suite de Freud, un principe de réalité. En effet, le fantasme narcissique de toute-puissance de l’individu, qui est au fondement des figures de la raison effectuante et qui pousse cet individu « dans le monde pour chercher son bonheur », se trouve mis en échec par la force et la résistance de la réalité et de la communauté. Freud aboutira à la même conclusion dans Malaise dans la culture :
La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » à la puissance de l’individu qui est condamnée en tant que « violence brute ». Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre43.
23Cependant, l’individu n’est pas prêt à renoncer si facilement. Face au droit de la communauté il compte bien faire valoir son droit singulier et sa prétention 1) à instituer les lois de la communauté, c’est la raison législatrice ; 2) à les juger afin de savoir si elles sont bien en fait des lois, c’est la raison légisprobatoire.
La raison législatrice
24Dans la figure de la raison législatrice, l’objet auquel la conscience se rapporte est déterminé comme substance éthique et la conscience comme conscience éthique :
Ce qui […] à la conscience est l’ob-jet a la signification d’être le vrai ; il [= le vrai] est et vaut au sens d’être et de valoir en et pour soi-même ; il est la Chose absolue qui ne pâtit plus de l’opposition de la certitude et de sa vérité, de l’universel et du singulier, de la fin et de sa réalité, mais dont l’être-là est l’effectivité et l’agir de l’autoconscience ; cette Chose est par conséquent la substance éthique ; la conscience de cette même [substance éthique], conscience éthique44.
25La substance éthique se divise en « masses »45, qui sont les lois éthiques, et c’est bien dans la substance éthique que la conscience éthique prétend pouvoir légiférer. Il y a de ce fait une condition à respecter : les lois que la raison législatrice en vient à poser dans la substance éthique doivent être et valoir non pas seulement pour elle mais aussi en soi, sans quoi elles ne seraient pas lois de la substance éthique. Ce faisant, la raison législatrice renoue explicitement avec l’attitude spécifique de la raison pratique, laquelle consistait à vouloir traduire dans l’objectivité ce qui n’est d’abord que subjectif.
26Hegel définit la raison législatrice, en une claire allusion à la philosophie pratique de Kant46, comme la « saine raison [qui] sait immédiatement ce qui est juste et bon ». Mais la raison n’en reste pas à ce savoir seulement subjectif :
Aussi immédiatement le sait-elle, aussi immédiatement cela vaut pour elle, et elle dit immédiatement : ceci est juste et bon47.
27La raison prétend de la sorte instituer des lois qui doivent être et valoir en et pour soi, comme par exemple « chacun doit prononcer la vérité » ou « aime ton prochain comme toi-même », mais sa prétention ne résiste pas à l’examen de ces deux exemples. Comme ci-dessus, nous ne pouvons pas les étudier dans le détail mais seulement mettre en lumière les résultats auxquels chacun aboutit. L’examen du premier exemple (« chacun doit prononcer la vérité ») conduit à la conclusion suivante : si un individu tente de donner un contenu nécessaire et universel à la loi, alors celle-ci manifeste en fait la contingence qui tient à la singularité de l’individu qui l’instaure. En d’autres termes, si la loi se voit attribuée à un individu, alors elle se révèle tout aussi contingente voire arbitraire que cet individu. Le second exemple (« aime ton prochain comme toi-même ») montre que si le contenu donné à la loi est effectivement nécessaire et universel, il ne peut pas émaner d’un individu. Dans les deux cas, le caractère contingent voire arbitraire de la raison législatrice rejaillit sur les lois qu’elle veut instituer. Celles-ci sont et valent certes pour la conscience qui les pose, mais elles ne sont pas et ne valent pas en soi. Or, dans la substance éthique, les lois doivent être et valoir en et pour soi :
Ce légiférer immédiat est donc l’arrogance tyrannique qui de l’arbitraire fait la loi et de l’éthicité une obéissance à leur égard48.
28En résumé, il y a une irréductibilité fondamentale des lois éthiques à la conscience singulière. Autrement dit, lorsque la loi est élevée à l’universalité et à la nécessité de la substance éthique, son contenu est indéterminable par la conscience éthique. Ou en d’autres termes encore, un individu est incapable de donner un contenu aux lois de la communauté. Celles-ci doivent être universelles alors que celui-là est fixé sur sa singularité. Les secondes doivent être nécessaires alors que le premier s’avère contingent voire arbitraire. Bref, les lois que la raison législatrice veut instituer se montrent inadéquates à la nécessité et à l’universalité qu’elles doivent exprimer pour être lois de la substance éthique. Étant dans l’incapacité de légiférer, la conscience singulière est contrainte de reconnaître 1) que les lois « sont déjà données »49 au sens où elles émanent de la substance éthique, c’est-à-dire de la communauté50, 2) que la seule attitude rationnelle encore possible pour elle consiste à soumettre ces lois à examen : « La raison législatrice est abaissée à une raison seulement probatoire »51.
La raison légisprobatoire
29Après avoir fait l’épreuve de son impuissance à légiférer, la raison s’attache maintenant à examiner un contenu qui se donne à elle pour savoir si celui-ci peut être une loi ou non. Pour ce faire, elle compare ce contenu à une « unité-de-mesure »52 (Maßstab), car l’examen consiste justement à appliquer une unité de mesure au contenu donné pour décider s’il est capable ou non d’être loi. Selon Hegel, l’unité de mesure de la loi, que la raison a en elle-même, est la forme pure du « commandement » ou « la tautologie de la conscience »53, c’est-à-dire l’universalité formelle. Ainsi, la raison légisprobatoire ne prétend plus instituer elle-même le contenu des lois de la substance éthique, mais elle prétend décider si ce contenu, qui lui est donné, peut être une loi ou non en le confrontant à la forme de l’universel. L’individu développe de ce fait un savoir des lois de la communauté. Ce faisant, tout comme la raison législatrice renouait avec l’attitude de la raison pratique, la raison légisprobatoire renouvelle quant à elle le comportement de la raison théorique dans la mesure où elle part d’abord de ce qui est donné, à savoir le contenu de la loi, pour ensuite ramener ce contenu, par l’intermédiaire d’un savoir, à l’unité de mesure qui est la sienne, c’est-à-dire à la « tautologie » de la conscience.
30Cependant, le danger d’un tel examen consiste en ce que l’unité de mesure étant en fait le principe de non-contradiction, celle-ci va finalement pouvoir s’appliquer à n’importe quel contenu, et du même coup justifier n’importe quelle loi :
Cet acte probatoire, pour cette raison, ne va pas loin ; en tant justement que l’unité-de-mesure est la tautologie et [est] indifférente en regard du contenu, elle assume dans soi tout aussi bien ce [contenu] que l’op-posé54.
31« Soit la question [:] doit-il y avoir [une] loi en et pour soi selon laquelle il y ait propriété »55. Si la propriété est considérée en et pour soi, c’est-à-dire comme une « déterminité isolée »56 et simple, indépendamment de son contenu concret (besoin, utilité, etc.), alors elle ne se contredit pas. Mais il en va d’après Hegel exactement de même pour la non-propriété ! Considérée comme une « pensée formelle »57, la non-propriété ne se contredit pas davantage car elle est « seulement posée égale à soi-même »58. Je peux tout aussi bien dire « la propriété est la propriété » que « la non-propriété est la non-propriété ». En revanche, si je prends l’une et l’autre comme une déterminité concrète, c’est-à-dire en relation au besoin et à l’individu, alors elles sont toutes les deux contradictoires :
Propriété se contredit […] selon tous les aspects, tout autant que non-propriété ; car chacune a en elle ces deux moments opposés se contredisant de la singularité et de [l’]universalité59.
32La raison légisprobatoire constate ainsi que la propriété tout autant que la non-propriété peuvent être élevée au statut de loi, ce qui la conduit à juger les lois émanant de la substance éthique comme contingentes voire arbitraires. Pourquoi en effet choisir la propriété plutôt que la non-propriété si ce n’est parce qu’elle est présente dans la réalité, c’est-à-dire pour une raison purement empirique qui est en contradiction avec les exigences de nécessité et d’universalité de la substance éthique ? Mais que fait la raison légisprobatoire lorsqu’elle dit cela, lorsqu’elle juge les lois éthiques contingentes voire arbitraires ? Lorsque la raison légisprobatoire juge les lois éthiques contingentes, elle fait en réalité elle-même ce qu’elle reproche au législateur. En effet, ce qu’elle reproche au législateur c’est d’avoir instituer arbitrairement, c’est-à-dire à partir de raisons contingentes, une loi défendant la propriété. Or, la raison légisprobatoire fait exactement la même chose lorsqu’elle juge cette loi comme une loi contingente puisqu’elle la conteste en se fondant sur son propre arbitraire. Vient alors le jugement cinglant de Hegel : la raison légisprobatoire est en fait une « libération »60 non-valide par rapport aux lois en et pour soi de la substance éthique, lois qui n’ont pas leur fondement dans « la volonté de cet individu »61 mais dans « la volonté pure absolue de tous »62. La raison légisprobatoire signifie donc
la mise à l’épreuve des lois, l’acte de mouvoir l’inamovible, et l’arrogance du savoir, [arrogance] qui, à ratiociner, s’affranchit des lois absolues, et les prend pour un arbitraire qui lui est étranger63.
33En résumé, la conscience singulière est incapable, en prenant comme unité de mesure la forme de l’universalité, de savoir si un contenu donné peut être une loi ou non. La raison légisprobatoire est inapte à discriminer entre une loi juste et une loi injuste dans la mesure où elle peut reconnaître une loi et son opposée comme non-contradictoire, c’est-à-dire comme également valide. Ne pouvant pas juger les lois de la communauté, l’individu doit dès lors adopter une dernière attitude qui lui permettra de dépasser son opposition à la substance éthique : l’honnêteté.
III. La sursomption de la raison théorique et de la raison pratique
L’honnêteté
34Dans les figures de la raison législatrice et de la raison légisprobatoire, la conscience éthique a fait l’épreuve de son impuissance à instituer et à juger les lois de la substance éthique. Étant contrainte d’abdiquer devant celles-ci, elle adopte une attitude beaucoup plus modeste, en vérité la seule attitude qui survit à ce « chemin du désespoir »64 : l’honnêteté. L’honnêteté de la conscience éthique, c’est la reconnaissance du fait que les lois sont et valent, purement et simplement ; c’est l’abandon de la prétention qu’a l’individu à vouloir fonder les lois de la communauté et à les savoir comme justes ou injustes. Les lois sont justes non pas parce que je les institue, non pas parce que je les sais comme justes, mais parce qu’elles sont lois de la communauté. L’honnêteté, c’est la reconnaissance du fait que la communauté et ses lois me précèdent et me produisent : elles étaient là avant moi, elles me sont données et elles seront encore là après moi ; c’est la reconnaissance de la précellence du collectif sur l’individuel, du Nous sur le Je ou, plutôt, du fait que le Je est un Nous et le Nous un Je. Bref, l’honnêteté c’est l’entrée de la raison dans le « royaume de l’éthicité » ou de l’esprit65.
35De façon plus précise, l’honnêteté est 1) ce qui sursume les deux figures de la conscience éthique que sont la raison législatrice et la raison légisprobatoire et 2) ce qui réconcilie la conscience éthique avec la substance éthique.
361) Au terme de la section Raison, l’honnêteté est ce qui conduit la conscience éthique à reconnaître que l’agir de la raison législatrice et celui de la raison légisprobatoire sont son propre agir, car ils sont chacun un agir à l’intérieur de cette même conscience :
Que l’acte législateur et l’acte légisprobatoire se soient avérés nuls a cette signification que tous deux, pris de façon singulière et isolée, ne sont que des moments dépourvus de consistance de la conscience éthique66.
372) Nous venons de voir que la raison législatrice, prise de façon isolée, était « un acte non-valide d’instituer et d’être de lois effectives »67, et que la raison légisprobatoire était également « une libération pareillement non-valide par rapport à ces mêmes [lois] »68. Ces deux figures ont en commun l’une et l’autre ce défaut qui consiste à séparer la conscience éthique et la substance éthique, l’individu et la communauté, et à croire que la communauté est d’abord « une volonté et un savoir de cet individu »69, comme si elle était un objet extérieur et étranger à l’individu, objet qu’il devrait instaurer et examiner. Pour sortir d’une telle situation, deux solutions possibles s’offrent à l’individu. Soit il persévère sur cette voie non éthique, c’est-à-dire s’excepte de la communauté et la prend comme objet, ce qui signifie qu’il fait de lui-même l’universel, ce qui est substantiel, inconditionné, infondé, et considère à l’inverse la communauté et ses lois comme ce qui est accidentel, conditionné, fondé. Attitude toujours possible certes70, mais qui revient dans les faits à déclarer son hostilité à la communauté. Soit l’individu reconnaît la déraison et l’arrogance de son attitude précédente et se montre de la sorte honnête. Honnête au sens où il consent à se dessaisir de lui-même, à renoncer à sa « folie de la présomption » consistant à vouloir imposer au monde la « loi de son cœur ». Honnête au sens où l’individu reconnaît que les lois de la communauté sont sa substance, substance dont il n’est qu’un accident71, qu’elles ne sont en fait rien d’autre que sa propre expression dans la « forme de l’effectivité d’un monde »72. Bref, lorsque la conscience éthique comprend qu’il ne s’agit pas pour elle d’instituer et de juger les lois de la substance éthique qui lui paraissent opposées et étrangères à elle, mais de reconnaître que « les lois énoncent ce que tout singulier est et agit »73, la conscience éthique est réconciliée avec la substance éthique.
Conclusion
38Nous voudrions conclure le présent article par une remarque et en tentant d’offrir au lecteur deux résultats qui découlent de cette réconciliation. En premier lieu, et afin d’écarter toute mécompréhension, il est important de souligner que Hegel ne peut en aucun cas être taxé de conservatisme politique lorsqu’il affirme que les lois sont, et ajoute qu’elles sont parce qu’elles sont. Pourquoi ? Tout simplement parce que, dans les figures de la raison législatrice et de la raison légisprobatoire, rien n’est avancé en ce qui concerne le contenu des lois. Bien au contraire, nous avons vu que Hegel récuse précisément tout contenu. Cela signifie que, lorsque Hegel affirme que les lois sont et valent en et pour soi, il ne vise pas tel ou tel loi déterminée, comme par exemple celle instaurant le droit de propriété, mais seulement la forme de la loi. La communauté — et non l’individu — reste donc libre d’en décider le contenu. Ce qui est ainsi dit par Hegel, c’est que la forme de la loi est ma substance, c’est qu’il ne peut y avoir d’individu sans communauté, et de communauté sans lois. Une fois de plus, Freud dira exactement la même chose, certes sous une autre forme, dans Malaise dans la culture. Nous poursuivons le texte de la citation précédente :
[Le] remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre. L’exigence culturelle suivante est alors celle de la justice, c’est-à-dire l’assurance que l’ordre de droit, une fois donné, ne sera pas de nouveau battu en brèche en faveur d’un individu. En cela rien n’est décidé sur la valeur éthique d’un tel droit74.
39En deuxième lieu, en raison de la réconciliation de la conscience éthique et de la substance éthique, la raison se sursume comme raison singulière, subjective, individuelle, et devient raison universelle, objective, collective : la conscience singulière ne peut s’accomplir que dans l’universalité de l’esprit. À l’inverse, du point de vue de la substance éthique, celle-ci n’atteint son effectivité que dans et par la conscience singulière. C’est pourquoi l’universalité de l’esprit ne peut s’accomplir en retour que lorsque la conscience (re)connaît les lois éthiques comme singularisées dans son individualité propre et dans chacun de ses concitoyens. En bref, du point de vue de la conscience, l’honnêteté pose la conscience éthique au sein même de la substance éthique et, du point de vue de la substance, la conscience confère à celle-ci l’effectivité éthique, c’est-à-dire l’élèvent à l’esprit, celui-ci étant selon Hegel la compénétration vivante de la conscience éthique et de la substance éthique.
40En troisième et dernier lieu, nous avons atteint avec cette réconciliation le point où la raison théorique et la raison pratique se sursument. Selon Hegel, c’est donc bien dans l’esprit qu’est atteinte l’unité de la raison théorique et de la raison pratique. En effet, d’une part, dans la mesure où la conscience est raison théorique, elle veut se trouver dans le monde comme objet, comme « mode effectif, sensiblement-présent »75. Or,
c’est seulement dans l’esprit universel que chacun […] a la certitude de soi-même, de ne rien trouver d’autre que soi-même dans l’effectivité étante76.
41D’autre part, dans la mesure où la conscience est raison pratique, elle veut se produire soi-même comme quelque chose d’étant. Or, l’esprit est « l’œuvre universelle qui s’engendre par l’agir de tous et de chacun »77. Donc, l’esprit, le « royaume de l’éthicité » (Reich der Sittlichkeit), est bien ce qui réalise la sursomption de la raison théorique et de la raison pratique, ce que Hegel affirme d’ailleurs très clairement au début de la section Esprit :
C’est dans […] [le] monde éthique que nous voyons atteintes les fins que se proposaient les figures antérieures dépourvues de substance de la conscience ; ce que la raison saisissait seulement comme ob-jet est devenu autoconscience, et ce que celle-ci avait seulement dans elle-même [est devenu] présent-là comme effectivité vraie. — Ce que l’observation savait comme quelque chose de trouvé-déjà-là, en quoi le Soi n’aurait pas de part, est ici éthos trouvé-déjà-là, mais une effectivité qui en même temps est acte et œuvre de [celui] qui trouve78.
Notes
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About: Julien Herla
FNRS - Université de Liège