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Gérard Bensussan

« Demande de sens »

(Volume 20 (2024) — Numéro 1: Phénoménologie de la question. Questions de phénoménologie (Actes n°14))
Article
Open Access

Résumé

Le texte circonscrit la vénérable question du sens et de sa « demande ». Du point de vue de la tradition, elle se formule en une autre : à quoi sert la philosophie ? D’une part, nous nous mouvons toujours par avance dans cette question du sens car le mot s’entend de multiples façons. D’autres part, cette pluralité emporte le questionnement de la philosophie elle-même, comme exercice sensé du sens, pratique orientée de l’argumentation, de la déduction, du syllogisme etc. Cette situation détermine la demande de philosophie : demande « sociale » d’abord, la doxa appelant l’epistémè philosophique ; demande « disciplinaire » ensuite, plus strictement ontologique.

Keywords : sense, question, wisdom, being

1Dans Terrasse à Rome, Pascal Quignard écrit : « fournir une raison dévaste l’amour. Procurer un sens à ce qu’on aime, c’est mentir »1. Le propos est facilement intelligible.

2S’agissant de « l’amour » ou de « ce qu’on aime », il va même de soi, et on peut aisément en entendre immédiatement … le sens ! Mais alors ce dernier, en proliférant là même où il s’absente, comme s’il était voué à son incessante reproduction par invisible scissiparité, ne risque-t-il pas de se perdre dès lors qu’il s’affirme, toujours en excès ou en défaut de sa propre vérité ? Et peut-on dire que, plus généralement, plus principiellement, « procurer un sens », « c’est mentir » (en élidant la question, philosophiquement éminente, de l’amour en tant que disjoncteur de tout sens) ? En tout cas si la maxime « fournir un sens, c’est mentir » n’est pas accordée dans ce qu’elle a de sensé, soit en l’occurrence de performativement contradictoire, on ne se rendra pas à la logique de la proposition de Quignard sur l’amour. Dont je ne retiendrais ici que l’interrogation sur le sens et le sensé.

Sens et philosophie

3J’y entrerai en me demandant (il est d’autres abords possibles) : à quoi sert de fournir un sens ? Du point de vue de la tradition, la question est si massive qu’elle se formule en une autre, qui est la même en miroir : à quoi sert la philosophie ? Cette question du sens précède toutes nos questions, nous nous y trouvons et mouvons toujours par avance. Mais, saisie en son originarité, elle interroge le sens du sens, soit ce qui précède le sens, et le sens de cette précession. Le mot « sens » s’entend de multiples façons, en plusieurs sens. Cette pluralité oblige et, d’ailleurs, elle emporte dans son mouvement le questionnement de la philosophie elle-même, comme exercice sensé du sens, pratique orientée de l’argumentation, de la déduction, du syllogisme etc. Dans la mesure où nous n’échapperons jamais à la première question, celle du sens en abyme, et n’en aurons pas davantage fini avec la seconde, la philosophie strictement disciplinaire, leur nœud se détermine comme demande de philosophie ; demande « sociale » d’abord, la doxa appelant l’epistémè philosophique, demande plus strictement philosophique ensuite, inscrite « dans le mouvement de la science universelle »2.

4Commençons par questionner la question.

5Au § 2 de Sein und Zeit, avant de se demander comment la structure formelle générale de toute question peut se spécifier dans la question du sens de l’être, Heidegger, d’une façon un peu chaotique (mais c’est une autre affaire, archéologique, qui ne m’intéresse pas ici), tente de déterminer la structure formelle de tout questionner. Qu’est-ce que j’en retiens, très rapidement, pour mon propos, et sans ré-exposer l’ensemble argumenté du paragraphe : si je ne savais pas déjà ce dont je suis en quête sans le savoir, je ne pourrais pas questionner à propos d’un champ déterminé. Déjà émergent ici deux sens de savoir, soit, à rebours, deux types de savoir du sens. Quand je demande à Pierre comment il s’appelle, quel âge il a, etc. je sais qu’il a un nom, un âge, etc. mais je ne sais pas ce qu’est ce nom, cet âge. Je sais, pour pouvoir questionner, et je ne sais pas, ce qui suscite la question : « en tant que chercher, le questionner a besoin d’une orientation préalable à partir du cherché. Par suite, le sens de l’être doit nécessairement nous être déjà disponible d’une certaine manière nous nous mouvons toujours déjà dans une compréhension de l’être »3. La réponse appartient à la question. Dans ce qui est gefragt se tient déjà, d’une certaine façon, ce qui est erfragt, ce qui est visé dans la question, le « point » comme traduit Vezin. La question, elle, enserre la réponse et lui assigne un chemin à l’exclusion d’un autre. C’est cela que nous voulons dire lorsque nous énonçons que nous nous mouvons dans une « compréhension de l’être » dont nous devons encore comprendre ce qu’elle est, cette « compréhension ». Heidegger nous dit d’emblée qu’elle est un « fait » se précédant toujours lui-même comme question-réponse.

6Je retiens donc ceci, ce Faktum. Que tirer de ce « fait » de la précompréhension de l’être ? - et à partir de là je m’éloigne de la lettre, et de l’esprit aussi, de Sein und Zeit.

7Si nous baignons toujours-déjà dans la question : « quel est le sens de la philosophie, quel est le sens de la demande de philosophie ? » (génitif objectif et subjectif, polysémie-polymorphie problématique), alors nous baignons toujours-déjà, selon la règle du § 2 d’Être et temps, dans des réponses immédiates qui précèdent de fait la question - ce dont se souviendra Levinas pour tout autre chose qu’une ontologie fondamentale, pour sa thématisation de l’éthique comme structure fondamentale de la subjectivité. On peut alors suggérer une distribution plus précise, étagée, de la question de départ, sens et philosophie, désormais entée sur la demande qui leur est adressée et l’usage convenu des termes de cette adresse.

8Première réponse à cette question générale : la philosophie ne sert à rien - et il y a dans cette réponse, si on la prend au sérieux, c’est-à-dire si on la tient pour autre chose qu’une paresse ou un évitement, des éléments hautement significatifs de démarcation par rapport aux savoirs positifs autant qu’aux croyances établies.

9C’est de la deuxième réponse que je partirai ici, choisissant cet embranchement et abandonnant provisoirement l’autre. Elle s’énonce en se dédoublant, elle provient de notre vie quotidienne : a. la philosophie sert à donner du sens à ce qui n’en a guère, elle est en quelque sorte une pourvoyeuse de service ; b. la philosophie sert à vivre, à mieux-vivre, elle est une sagesse, un art de vivre, une façon de proposer un mode de vie, c’est-à-dire de donner du sens à sa vie.

10Dans cette double deuxième réponse (service du sens, sagesse du sens), la philosophie fait l’objet d’une évidente attente. Cette sollicitation est douteuse et la philosophie a à s’en méfier grandement, d’autant plus qu’elle est parfaitement en mesure d’y répondre, ce qu’elle est inévitablement tentée de faire. Pourquoi être sur ses gardes ? Parce que répondre à cette demande « sociale » de philosophie fait courir le risque d’ajuster son discours à un système de fins déjà constitué, à formuler des questions pour des réponses déjà données et déjà trouvées. Bien des philosophes, rompus à l’exercice, n’hésitent pas devant cet usage public distordu de leurs maximes, ruse et idiotisme de métier tout à la fois. La démarche philosophique porte en elle-même cette ambiguïté, elle n’en est jamais quitte. Levinas a très bien donné voix à cette duplicité ontologique : « le problème, écrit-il, consiste à se demander si le sens équivaut à l’esse de l’être, c’est-à-dire si le sens qui en philosophie est sens, n’est pas déjà une restriction du sens, s’il n’est pas déjà une dérivée ou une dérive du sens, si le sens équivalent à l’essence… n’est pas déjà abordé dans la présence qui est le temps du Même »4. Comment penser et a fortiori philosopher en ne cédant pas à cette pente intime de la philosophie, la « restriction du sens », son resserrement qui peut aller jusqu’à ce « mentir » dont parle Quignard, sur lequel débouche si l’on n’y prend garde l’approvisionnement du « sens qui en philosophie est sens ».

11J’en viens maintenant aux deux réponses solidaires « en philosophie », suggérant par là d’autres cheminements que ceux indiqués par la philosophie pérenne ou au moins d’autres ententes de ce qui lui est demandé et de ce qu’elle demande.

Donner du sens

12La philosophie consisterait, nous dit-on de tous côtés, à donner du sens, expression relevant d’une sorte de langue commune et spontanée. Alfred Fouillée appelait cela, en son temps, « philosophisme ». Il s’agirait pour cette philosophie philosophiste de montrer le sens de ce qui, sans elle, n’en aurait pas ou demeurerait caché. Pourquoi cette réponse est-elle difficilement recevable, voire fallacieuse ? Parce qu’elle prend un faux départ. Qu’est-ce qui se montre à nous en effet, qu’est-ce qui se présente ? Sûrement pas un état des choses brut, des données objectives et neutres, des faits sans interprétation. Ce qui s’expose immédiatement, c’est toujours un sens, un certain sens, une certaine Deutung, un système de causalités, une mise en perspective orientée. C’est cela que nous lisons en ouvrant notre journal, que nous écoutons à la radio ou à la télévision, sans rien dire des réseaux sociaux : du sens, du sensé trop sensé, soit un système de croyances déterminé par Wittgenstein comme « la superstition » de la causalité 5. Ne nous est pas donné un ensemble de « choses » hétérogènes, un chaos, une multiplicité inintelligible auquel on pourrait naïvement s’en remettre, mais d’emblée des explications, des représentations, des grilles pour comprendre — qui non seulement se superposent mais se substituent au monde, ou au moins l’écrasent. Rien n’est plus difficile, dans ces conditions, que d’accéder au réel, au sens proustien et lacanien de ce à quoi on se heurte, au travers des couches de sens qui le pressent, et sans préjuger de la « réalité » de ce réel, ce qui est encore une autre question.

13De façon très intéressante, le sens commun consonne ici avec les philosophies les plus élaborées, lesquelles posent, depuis le platonisme, en tout cas un platonisme tel que déterminé par Nietzsche (grossièrement sans doute), que toute demande - non seulement selon l’ordre philosophique du sens, mais pour la pensée en général, pour la science, pour tout ce qui fut embrassé par la méthode et la rigueur galiléo-cartésienne du paradigme de la mathesis universalis - serait demande de sens, quête d’une essence dissimulée par et sous de trompeuses apparences, plus originaire que la question elle-même.

14On peut toutefois se demander s’il appartient au philosophe de dévoiler ce sens, de le révéler, de le construire critiquement, derrière la phénoménalité du sensible. Serait-il voué à revêtir l’habit du grand prêtre de l’intelligible, selon un mot de Hegel ? Ce qui suppose que la pensée, lorsqu’elle se met à penser, comme dit Schelling, est immédiatement confrontée à un vide, un manque, un défaut, qu'il lui faudrait combler par la réponse, soit par ce que Jacques Rivière, lisant Proust, appelait « l’obturation des abîmes ». Que peut bien signifier ce sens obturateur, une fois effectuée l’opération étiologique « superstitieuse » de la mise à nu du vide, si je puis dire ?

15Comme l’homme de science, qui est à coup sûr un homme de sens disposant d'une « philosophie spontanée » (Althusser), le philosophe n’est-il pas exposé sans le savoir à la spontanéité d’une surabondance du sens, à l'immédiateté en excès d'un sens, de plus d’un sens, à une prolifération de significations ? L'idéologie, dans toutes ses acceptions, depuis la « logique d’une idée » (Arendt) jusqu’à la sophistication marxiste, qu'est-ce donc sinon un sens qui vient revêtir les phénomènes et leur donner l’illusoire consolation d'une signifiance ? L’idéologie est toujours sensée, comme la doxa, comme la philosophie lorsqu’elle s’emploie à débusquer derrière des apparences dépourvues de sens le sens caché d’une essence. Il n’y a pas lieu, sur le plan de ce que Levinas appelle « le sens qui en philosophie est sens », de distinguer entre ces instances, comme le fait la tradition de façon évidemment intéressée. Le travail de la pensée devra d'abord défaire métaphilosophiquement ces grouillements de sens.

16Sauf à tomber dans le « philosophisme », le philosophe, donc, lorsqu'il questionne (fragt nach - le verbe allemand a l’avantage d’une intransitivité), n’est pas devant un vide constitutif que la réponse « obturatrice » viendrait remplir en l’emplissant d’objets. Il est au contraire assailli par un foisonnement de significations, d’interprétations, de systèmes d’intelligibilité, de causalités à l’œuvre. Il lui faut commencer par demander quel est le « sens » de tout ce sens, et s’il y en a. Et dans le fil de ce méta-questionnement, la question du sens de la demande vient vite supplanter celle de la demande de sens.

17Répétons-le, le geste du philosophe ne saurait consister à donner du sens à ce qui n’en a pas, puisque le sens, c’est ce qui se donne à nous, à notre regard, à notre entendement. Il s’agit plutôt de l’interrompre.

18Le sens, c’est l’évidence. Or celle-ci est tout autre chose que l’indubitable que la pensée a la charge, la responsabilité, de nous faire apercevoir. Là où est le sens adviendrait alors l’énigme du réel, et au lieu même de l’évidence, un hors-de-doute « préréflexif ». Si nous demeurons placés devant des « évidences », c’est que nous n’avons même pas commencé à philosopher et qu’il est temps de s’y mettre. Philosopher, au-delà du « sens au sens de la philosophie », c’est entrer dans l’énigmatique du monde et de l’humain. Ce mot, énigmatique, n’a rien de pompeux ou d’évanescent, puisqu’il enveloppe l’absolument indubitable. Il désigne le non programmable, l’imprévisible, l’imprédictible - ou encore l’événement, effectif que ne précède aucune possibilité (Schelling), ce qui toujours précède le programme (Proust).

19La phénoménologie husserlienne se constitue à partir de ce geste de suspens des évidences naturelles, de mise entre parenthèses du sens, et sens commun et sens conféré par les savoirs positifs, afin de « faire retour aux choses mêmes ». C’est dans la défection du sens, et sa patience, que le travail philosophique s’approfondit. On pourrait multiplier les exemples. Marx : contre l’évidence absolue que le salaire est la rémunération du travail, ce qui fait admirablement sens et continue sans doute de faire sens, Marx taille une petite incise qui sape le sens de l’économie politique classique et, de proche en proche, refonde l’ontologie de l’être social - à savoir que le salaire ne rémunère pas le travail, mais l’usage d’une force, la force de travail, pour un temps déterminé (force qui détient cette possibilité inouie de créer de la valeur et même de la survaleur — force proprement créatrice). Je ne me prononce pas ici sur la validité de la découverte marxienne, je m’en tiens à son épistémologie formelle, à son sens ou à son méta-sens qui consiste à déplacer le sens en l’atteignant à sa source même, à son institutionnalisation sociale, à la forme d’évidence qu’il prend pour les acteurs d’une situation. On pourrait aisément montrer comment l’« éthique » selon Levinas, pour prendre un autre exemple parmi d’autres encore, incise la longue durée d’une tradition et ébranle l’ontologie en son entier.

20On pourrait dire, peut-être au risque d’un malentendu qu’il faut courir, que la philosophie, dès lors qu’elle vient interrompre le sens en en désignant l’avant, en en circonscrivant le pré-sensé, endure forcément un certain non-sens, l’insensé de ce que Levinas appelle la patience du refus du concept. Je remarque au passage qu’Autrement qu’être, si on en rapporte le geste au § 2 d’Être et temps, déformalise la forme gefragt/befragt/erfragt et la radicalise d’un même allant. En effet, ladite forme y est soumise à la précession du destinataire de toute question sur la question elle-même : la « quisnité du qui » nomme chez Levinas cette extraordinaire montée aux extrêmes 6qui ouvre dans sa pensée ce que j’ai maladroitement appelé in-sensé ou encore non-sens, par où se produit le changement de direction « de la réponse à la question »7. Cette « voie » à rebours commande une humilité, c’est-à-dire une immersion dans l’équivocité résistante du sens, sans rien dire des sens - il suffit de passer au pluriel du sensible pour que le sens soit déjà déstabilisé, d’une simple chiquenaude.

21Le philosophe est l’athlète de cette impatiente patience, de cette endurance de l’infini avant que lui soit apportée la « mesure » du sens. Et la philosophie est résistance au matériau de l’in-sensé. Son exercice gagne toujours à garder mémoire, même diffuse et oublieuse, de l’épreuve qui fut sienne de ce qui vient avant l’élaboration d’un sens et lui enjoint une tâche immense (= sans-mesure !), impossible, « faire définition de l’indéfinissable » (Schelling). Qu’on ne puisse guère philosopher avant la manifestation de ce qui se manifeste n’implique pas que ce « ce qui » soit la prime source de la manifestation.

22Une parabole particulièrement suggestive se présente à l’esprit. Un jour, un passant voit Diogène le Cynique tendre la main et mendier une obole à une statue. Le geste est évidemment insensé, à l’opposé de toutes les prestations de sens et de tous les bons services d’une sage conduite. Le passant demande à Diogène pourquoi il agit ainsi, puisqu’il sait bien que cela n’a pas de sens. Et Diogène répond : « Je m’exerce à ne rien recevoir ». Ce mot n’est pas simplement un trait d’esprit. Il dit sans doute quelque chose de ce qu’est le geste monstratif du philosophe, indissociablement ontologique et éthique, ou éthico-politique. Il s’agit bien d’un exercice (je mexerce à ne rien recevoir), soit de cette endurance ou de cette épreuve dont je viens de parler, où se montre ce qu’on ne voit jamais et qui suscite l’étonnement du passant. La posture de Diogène, par cet étonnement, provoque une méditation sur la pauvreté et sur la richesse, sur la difficulté de vivre dans l’indigence ; elle retourne la détresse en ironie. Certes. Mais en se grimant en imposture, elle transforme aussi la souffrance des pauvres en occasion de ridiculiser la gloire stérile des statues qui n’est rien d’autre que le triomphe du sens érigé parmi nous, lequel ne donne rien.

Sens et sagesse

23Ce premier point est capital. Le philosophe quête un sens qui ne viendra pas, pas ainsi en tout cas. A fortiori ne peut-il, lui, donner sens. Au contraire, il s’efforce sans nécessairement y parvenir d’atteindre ce qui se tient sous le sens, les pavés, la statue, et que le sens, justement, dissimule en l’obturant, la plage. Si le sens, c’est d’une part une téléologie, une direction, un programme (là où il n’y en a pas) ; et si la téléologie, c’est le concept c’est-à-dire un automouvement orienté du sens, selon le savoir ou la conscience, alors il ne s’agit pas pour le philosophe (ou en tout cas pas seulement) de concevoir le concevable, et de créer des concepts, mais d’affronter l’hétérotélie, l’inconcevable, le réel et son énigme, ce qui ne se laisse pas soumettre à son enfermement dans un concept qui conçoit ou dans une signification qui signifie, soit dans un sur-sens peut-être fatal 8.

24La philosophie n’est ni prestatrice d’un service, ni pourvoyeuse de surcroîts symboliques qu’elle apporterait du dehors à une réalité qui sans elle serait privée de signification.

25Plutôt qu’une correction épistémique, serait-elle un art de vivre, une consolation, une sagesse, et qu’est-ce que cela signifie du point de vue qui est le mien ici de la « demande de sens » ?

26En général, on se réfère aux Anciens quand on se rallie à cette caractérisation de la philosophie comme sagesse et conduite, patience et sérénité. On songera sans doute aux travaux de Pierre Hadot - je ne peux m’empêcher de noter cependant, sans pouvoir davantage développer, que ce qu’il nomme « exercices spirituels » est très sensiblement différent d’une « sagesse » constitutive de la philosophie ou encore d’une éthique hédoniste que le christianisme aurait tarie.

27Un premier constat : la naissance de la philosophie se produit par différenciation d’avec les sagesses traditionnelles, et d’avec les sages, c’est-à-dire les sophistes, les maîtres de parole, appellation qui n’est nullement dépréciative au départ, puisque Homère par exemple en est, ou encore Hésiode. C’est la philosophie, avec Socrate, qui engage depuis elle-même la péjoration des mots de sophiste ou de sophistique. L’acte désignatif du philo-sophos par délimitation d’avec le sophos, revient, on le sait, à Pythagore, au VIème siècle : « es-tu un sage ? », lui demandait-on. « Non, répondit-il, je suis un ami ou un amant de la sagesse ».

28Le sage, lui, détient une sagesse et il la transmet, comme un trésor, un avoir, un bien substantiel. Le mot même de philo-sophe, ce néologisme, se forme comme schize, clivage. Par contraste avec le sage, le philo-sophe se met en quête de ce qu’il n’a pas et qu’il poursuit de ses assiduités, une sagesse ou une vérité, toujours promise, jamais conquise. Du côté du sage, une sérénité, sûrement, l’impassibilité de celui qui a et qui est capable d’actualiser ce qu’il a. Du côté du philo-sophe, la fièvre inquiète de celui qui court après (fragt nach) ce qu’il n’a pas, le sens accompli en sagesse. La philosophie, dans son exercice singulier, est originairement une figure de l’inadéquation entre ce qu’on cherche et ce qu’on met en place, ce qu’on quête et ce qu’on dispose. Dans cette course, qui est par elle-même un « s’exercer à ne rien recevoir », ou bien peu, s’invente une pratique de la pensée dans la distorsion et l’écartement — là où la sagesse se veut adéquate au monde, harmonie, même relative.

29Kierkegaard disait du philosophe qu’il était homme à ne pas penser ce qu’il fait et à ne pas faire ce qu’il pense - poussant la schize de la philo-sophie jusqu’à la schizophrénie du philosophe ! Il y a dans ce propos, c’est ce qu’on y entend tout d’abord, une critique acerbe de la philosophie, d’un certain renoncement, voire d’une lâcheté, à quoi elle peut conduire. Mais ce geste de récusation est lui-même, profondément, un geste philosophique. Il invite en effet à penser dans cette faille qu’il indique entre faire et penser et qui relève elle-même de cette loi d‘écartement dont la philosophie provient. Ce que dit Kierkegaard et ce à quoi il incite consiste à remédier à la philosophie par la philosophie. Il y a philosophie et philosophie et entre philosophie et philosophie, il y a un abîme parfois. Il n’est pas d’autre moyen de dé-faire la philosophie que d’encore mais autrement philosopher, une longue tradition le dit, depuis toujours 9. Les autres recours risquent de s’avérer vains car leurs réponses ne s’ajustent pas à la question telle que la philosophie, dans sa langue, en formule les attendus. L’efficacité technique se tient entièrement dans l’ordre du faire, les savoirs positifs ne pensent pas ce faire mais le mesurent à l’aune de normes internes, les sagesses établies se donnent comme adéquation a priori du faire et du penser.

30On peut considérer qu’il y a dans l’écart du faire et du penser que dénonce Kierkegaard lorsqu’il évoque la figure du philosophe quelque chose qui excède la simple idiosyncrasie, véritablement une condition d’existence de la philosophie. Ceci ne veut pas dire qu’il faut simplement se résigner à cet être-clivé, comme recommanderait peut-être une sagesse stoïcienne puisque ontologiquement il ne dépend pas de nous. Ce serait méprisable lâcheté, nous dit Kierkegaard, ce serait abdiquer la puissance infinie du penser sous prétexte que notre condition finie la frappe en effet d’inactualisabilité. Il y a dans la maxime kierkegaardienne un renvoi à la finitude elle-même, pas seulement celle du philosophe, celle de chacun d’entre nous, et qui s’indique dans et par un vivre dans le déchirement, l’inadéquation, l’impossibilité d’un sens stable, pré-trouvé ou construit.

Une raison en puissance de sens

31Dans son exercice, soit dans sa puissance infinie et infiniment (in)actualisable, la philosophie peut bien « faire sens », si l’on veut, entre fini et infini, condition et questionnement. Cet « entre » exclut l’adhésion organique à soi, l’identité de soi à soi, une quelconque correspondance de soi et du monde, un « sens » — mais travaille au contraire à la monstration de la vanité de toute adéquation, de toute paix avec soi-même, de toute identité satisfaite, c’est-à-dire à la production d’un autre « sens » que celui promu par les sagesses, un sens structuré comme quête et potentialité.

32Dire de la philosophie qu’elle est amie de ce qu’elle n’a pas et qu’elle désire, c’est la déterminer comme être en puissance, visant une adéquation en tant qu’elle parle pour une humanité inadéquate à elle-même, entre naissance et mort, vie temporalisée, existence. La philosophie et le philosophe, et tous les hommes, sont en puissance de sens. Si tout sens actuel, a priori, est, par la philosophie, frappé de et par « l’in-sensé », c’est en vertu de cette en-puissance du sens. Le philosophe rappelle et explicite, même s’il ne le fait pas toujours, loin de là, qu’il ne détient rien, pas d’explication définitive, pas de sens tout fait qu’il suffirait d’appliquer aux événements, à la facticité du monde, pas de sagesse dont il lui suffirait d’indiquer le mode d’emploi. Et il lui faut faire avec ce rien. Faire avec ce rien, c’est dé-faire le tout, « le Vrai », ou le quelque chose susbtantialisé du monde et de l’homme, le sens tel qu’il se propose à nous en ses statues dans la cité.

33On comprend pourquoi il y a une dimension déceptive de la philosophie (comme il y en a une de la démocratie, et pour une raison structurellement identique et historiquement coïncidente). Mais pourquoi la déception ne serait-elle pas un bon commencement de la philosophie, autant ou plus que l’étonnement ? Une philosophie procédant d’une déception devant tout ce que l’étonnement aura laissé in-questionné pourrait s’attacher à re-questionner l’énigme, dont celle de la sagesse est d’ailleurs primordiale. L’Apologie de Socrate raconte l’histoire de Chéréphon qui, ayant interrogé la Pythie à ce sujet, se voit répondre : « il n’y a pas d’homme plus sage que Socrate ». Socrate à qui son vieil ami rapporte ce propos flatteur va le soumettre à examen car il le prend comme une énigme, n’étant nullement un « sage » à ses propres yeux. Il se met donc en quête de plus sages que lui, politiques, artisans, poètes - enquête bien décevante car aucun de ces hommes compétents ne peut faire la démonstration d’une sagesse supérieure. L’énigme se résorbe en évidence. Il n’ y a pas de sages, il n’y a que des hommes en quête de sagesse, en attente de sens et s’y employant, politiquement, poétiquement, productivement.

34La philosophie, en-puissance de sens, est effort infini, ouverture d’innnombrables possibilités de questionnement du monde et de l’homme. Elle peut infiniment, mais n’actualisera jamais complètement cette puissance, ce pouvoir qui est le sien. Philosopher est lié à notre condition finie. Mais ce fini signifie en nous une vocation infinie, ce que la philo-sophie articule dans ses demandes, multiples et polymorphes. Nous n’en aurons jamais fini — c’est notre différence avec Dieu qui est un infini toujours actuel, alors que notre infini nous voue à une actualisation différée, in-finie, dans-le-fini selon l’entente lévinassienne du mot. Ceci implique, au moins depuis l’idéalisme allemand et ses refondations de l’ontologie, une autre détermination de la source du questionner, de son jaillissement.

35La raison, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, n’est pas un propre de l’homme, un attribut, ni même une faculté. Nous n’avons pas la raison pas plus que nous n’avons la sagesse ou le sens. Le philosophe n’a pas la raison, il n’a pas toute la raison, une raison entière, puisqu’il lui faut s’efforcer d’atteindre cette entièreté, ou au moins de la viser « dans l’élément du concept ». À la limite et par exagération, on pourrait dire du philosophe qu’il n’a pas toujours toute sa raison. L’épreuve du non-sens dont je parlais avec l’exemple de Diogène le place dans des expériences-limites qui peuvent confiner à une vacillation de ce type. C’est la raison qui l’a, lui, le philosophe, c’est la raison qui l’habite et le tient. La philosophie serait alors, je cite une belle formule de Schelling, « préface interminable d’un livre toujours attendu en vain »10, toujours espéré, en passe ou en train d’arriver — une préface, pas même un livre, alors que la sagesse se donne toujours dans un livre qui la contient en entier, « sacré ».

36À rebours, la philosophie est « une longue impatience »11.

Bibliographie

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Notes

1 Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Folio, Gallimard, 2000, p 66. 

2 Fausto Fraisopi, Philosophie et Demande, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 41 et suiv., entre autres.

3 Martin Heidegger, Sein und Zeit, § 5

4 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 96 (souligné par moi).

5 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Tel Gallimard, 1961, p. 67. « La superstition » est une tendance propre à la pensée, aussi bien magique que scientifique, à poser une causalité là où n’existent que deux événements successifs, afin de les lier logiquement selon un sens.

6 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être, Livre de poche, p. 46 : « la quis-nité du qui sexcepte de la quiddité ontologique du quoi recherché et orientant la recherche…La subjectivité est structurée comme lAutre dans le Même, mais selon un mode différent de celui de la conscience. Celle-ci est toujours corrélative dun thème , dun présent représenté — dun thème placé devant moi, dun être qui est phénomène. Le mode selon lequel la subjectivité se structure comme lAutre dans le Même diffère de celui de la conscience — qui est conscience de l’être quelque indirecte et ténue et inconsistante que soit cette relation entre la conscience et son thème — « placé » devant elle : que cette relation soit perception dune présence « en chair et en os », figuration dune image, symbolisation dun symbolisé, transparence et voilement du fugitif et de linstable dans lallusion ». Toute quête de sens serait tension vers une objectalité pleine, unie, et plus ou moins articulée à l'amphibolie qui/que ? Fausto Fraisopi, op. cit., prend judicieusement l'exemple de l'amour chez Dante, ce qui nous renverrait au propos de Quignard.

7 Ibid., p. 251

8 Hannah Arendt parle de sur-sens, « le sur-sens, sa logique absolue et ses conséquences », pour définir le mal, Les Origines du totalitarisme, Paris, Seuil, 1972, p 198.

9 Cette « ligne » est en effet quasi-concomittante à la philosophie, dès le début : Aristote, Protreptique, fragment 2, coll. W. Ross : « Si vous voulez philosopher, il faut philosopher ; si vous ne voulez pas philosopher, il faut philosopher pour voir si vous devriez philosopher ou pourquoi vous n'avez pas besoin de philosopher, Donc dans tous les cas, il faut philosopher » ; Alexandre d'Aphrodise, Comm. aux Topiques, 149, 9-17 : « D'ailleurs, si tu dis qu'on doit philosopher, tu dois philosopher ; mais si tu prétends qu'on ne doit pas philosopher, alors tu dois philosopher, ne fût-ce que pour le prouver. De toute façon, tu dois philosopher. Car c'est déjà philosopher que se demander si on doit le faire » ; Clément d'Alexandrie, Stromates, 6.18 et 162.5 : « Si on doit philosopher, on doit philosopher ; car la même chose s'ensuit de la même chose. Mais la même conclusion s'ensuit, si on ne doit pas philosopher ; car personne ne saurait assurément cela sans l'avoir d'abord examiné ; de toute façon, donc, on doit philosopher.» Tout ceci culmine avec la célèbre maxime de Pascal, « Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher » et se renouvelle jusqu’à Kant et au-delà.

10 Friedrich Wilhem Joseph von Schelling, Sämmtliche Werke, XIII,178 (souligné par moi).

11 Paul Valéry, Ébauche d’un serpent, in Œuvres I, Pléiade, Gallimard, 1957, p. 144.

To cite this article

Gérard Bensussan, «« Demande de sens »», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 20 (2024), Numéro 1: Phénoménologie de la question. Questions de phénoménologie (Actes n°14), URL : https://popups.ulg.ac.be/1782-2041/index.php?id=1495.

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