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- Volume 19 (2023)
- Numéro 5
- Jacques Derrida en phénoménologie : l’Idée au sens kantien1
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Jacques Derrida en phénoménologie : l’Idée au sens kantien1
Résumé
Les premiers travaux de Jacques Derrida s’inscrivent dans une appartenance critique à la phénoménologie. On considère ici les textes qu’il a consacrés à Husserl entre le milieu des années cinquante et la fin des années soixante. En prenant pour pierre de touche les lectures qu’il accomplit de l’Idée au sens kantien, on suit de près les glissements qui s’y opèrent autour de l’opposition entre intention et intuition. On y décèle l’efflorescence d’une problématique de la possibilité essentielle de la non-intuition qui supporte celle de la possibilité de l’impossibilité, qui prendra plus tard un poids considérable dans la pensée de Derrida.
Table of content
1Je me propose de considérer sur un point le rapport que Jacques Derrida a noué dans ses premiers ouvrages avec la phénoménologie. Je n’envisagerai Husserl que médiatement, à travers ce qu’en dit Derrida. Je me pencherai sur un concept qui se retrouve dans quelques-uns des textes majeurs de Derrida appartenant à la période qui s’étend du milieu des années cinquante (1954) à la fin des années soixante (1967). Le chemin que je vais suivre est celui que Derrida a lui-même tracé et que je ne ferai que surligner. Mon exposé prendra pour pierre de touche la lecture derridienne de l’Idée au sens kantien. Il se développera en quatre temps et sera sensible aux glissements qui traversent cet itinéraire du jeune Derrida.
I. « Le projet même de la phénoménologie » (Genèse et structure, 1959)
2Je partirai de la conférence prononcée par Jacques Derrida à Cerisy en 1959. Cette conférence qui inaugure son œuvre publique a été publiée six ans plus tard, en 1965, avant d’être reprise en 1967 dans L’écriture et la différence ; elle est intitulée, en écho à la problématique générale du colloque qui en fut l’occasion, « "Genèse et structure" et la phénoménologie ». Au cours de ces Entretiens sur les notions de genèse et structure, Jean Piaget, répondant à une objection de Derrida, l’avait interpellé en ces termes : « Vous, Monsieur, qui êtes phénoménologue »2. Bien des années après, dans une de nos conversations, Jacques Derrida évoquait encore le caractère impressionnant pour un jeune philosophe de son dialogue avec Piaget. La conférence de Derrida s’achevait en balisant les voies qu’avait empruntées la phénoménologie génétique postérieure à Idées I3. La phénoménologie génétique husserlienne distingue et articule entre elles (1) « la voie logique », occupée de la genèse de la prédication « à partir de la vie préculturelle la plus sauvage » : c’est le propos d’Expérience et jugement et de Logique formelle et logique transcendantale ; (2) la voie égologique, « sous-jacente à la précédente », qui redescend de la sphère noématique logique à la constitution de soi par soi indiquée au § 33 des Méditations cartésiennes4; (3) la voie historico-téléologique à laquelle préside la conviction que la raison « est le logos qui se produit dans l’histoire »5.
3 Cette dernière voie, la voie historico-téléologique, est celle qu’emprunte le texte annexe de la Krisis, L’Origine de la géométrie, que Derrida allait traduire et commenter quelques années plus tard, en 1962. Le procès de dévoilement de la raison dans l’histoire n’est pas sans soulever la question du rapport que la phénoménologie entretient avec la métaphysique. « La téléologie de la raison traverse de part en part toute l’historicité »6, écrit Husserl. Or, interroge Derrida, à quelle évidence phénoménologique pareille sentence pourrait-elle bien s’adosser ? Plus précisément, se demande-t-il, « comment une telle affirmation, rendue nécessaire par et dans la phénoménologie elle-même peut-elle y être totalement assurée ? Car elle ne concerne plus seulement des phénomènes et des évidences vécues »7. Invoquer la « présence à la conscience phénoménologique du telos ou Vorhaben » laisse entendre que la requête phénoménologique de l’évidence s’y trouverait satisfaite ; mais cela revient également à laisser entendre qu’un excès y inquiète l’évidence vécue. La modalité de la présence, le mode de présence du telos à la conscience, dérange la conception de l’intentionnalité comme adéquation. L’évidence qui s’y donne est celle d’une anticipation, autrement dit l’« l’évidence d’un débordement essentiel de l’évidence actuelle et adéquate »8. C’est ce débordement irréductible que signifie le renvoi que Husserl fait à l’Idée au sens kantien.
4 Le prélèvement que Husserl fait en l’occurrence sur la philosophie critique ne se ramène pas à une transaction anodine. Il y va chez lui de bien plus que d’un expédient ou d’un bricolage conceptuel sans portée ni conséquence. Car si, d’une part, l’Idée au sens kantien se dérobe à toute intuition, d’autre part, paradoxalement, elle pourrait bien, lance sans autre commentaire, en 1959, le jeune Derrida, recéler rien de moins que « l’Idée ou le projet même de la phénoménologie »9.
5Je note d’emblée, et une fois pour toutes, que si Derrida s’accorde avec l’interprétation phénoménologique de l’Idée au sens kantien en tant que Husserl l’applique, sur le modèle de l’objectivité idéale, à l’objectivité sensible, à l’unité du flux temporel de la conscience et à la totalité historique qu’elle unifie, il reste plus distant vis-à-vis de l’Idée au sens proprement kantien. Par rapport à cette dernière, Derrida, comme il le précisera plus tard, se montre « réservé ». Comprenons qu’il marque une réserve à son égard tout en la conservant comme « une ultime réserve éventuelle ». En 2003, dans Voyous. Deux essais sur la raison, Derrida allègue à plusieurs reprises l’Idée régulatrice au sens kantien. Dans le premier de ces essais, « La raison du plus fort (Y a-t-il des États voyous ?) », une conférence prononcée en juillet 2002 à Cerisy, il clarifie les raisons pour lesquelles il reste réticent à rapporter « l’idée d’une démocratie à venir » à l’idée régulatrice au sens kantien, et il se démarque de « l’usage désormais courant » de la formule en tant qu’elle connote la fin téléologique, le possible idéal renvoyé à l’infini. En revanche, s’approprier sans complaisance le sens rigoureux des idées régulatrices — l’ipséité du moi-même (ichselbst), le monde, et l’ipséité de Dieu — exigerait d’adopter plus qu’il n’y consent l’architectonique et la critique kantiennes.
6Quelques années auparavant, Paul Ricœur avait consacré à la relation entre Kant et Husserl un article fameux, publié dans les Kant-Studien en 1954-55. Il y montrait que dans la Déduction transcendantale, la pensée kantienne balance entre deux conceptions de l’objectivité. D’un côté, Kant voit dans l’objectivité l’œuvre de la subjectivité transcendantale : l’objet, pris en ce sens, correspond à l’ensemble de mes représentations. D’un autre côté, l’objet est tout autre chose : tout autre chose que le vis-à-vis de ma conscience ; loin d’être une simple représentation, il coïncide avec l’objet non empirique, l’X transcendantal. La solution de cette difficulté est, selon Ricœur, sans équivalent dans la phénoménologie husserlienne. Elle réside dans « la distinction, fondamentale chez Kant, mais totalement inconnue chez Husserl, entre l’intention et l’intuition : Kant dissocie radicalement le rapport à quelque chose… et la vision de quelque chose. Le Etwas = X est une intention sans intuition »10. La distinction du penser et du connaître s’appuie sur cette distinction. Et, de l’avis de Ricœur, elle resterait sans réplique chez Husserl. Chez Kant, le Denken limite l’intuition. Au problème de la limite (Grenze), Husserl substitue le problème du remplissement (Fülle). Pour Husserl, « le problème de la raison n’est pas du tout orienté vers une investigation de quelque visée sans vision, de quelque intention sans intuition qui donnerait au phénomène un au-delà de lui-même »11.
7C’est précisément à ce commentaire de Ricœur que renverra l’Introduction à sa traduction de L’Origine de la Géométrie de Husserl que Derrida allait publier en 1962. Il y évoque à son tour l’interprétation phénoménologique de l’Idée au sens kantien et signale que Husserl demande à l’Idée de conférer leur unité à l’objectivité sensible, au flux temporel de la conscience ainsi qu’à la totalité historique. Après avoir rappelé que la temporalisation phénoménologique originaire est « animée et unifiée par l’Idée (au sens kantien) du flux total du vécu »12, après avoir évoqué la diversité des fonctions que l’Idée au sens kantien, « pôle régulateur de toute tâche infinie »13, assume dans la réflexion de Husserl, après avoir également fait allusion à « la multiplicité des références à l’Idée dans les derniers écrits de Husserl »14, Derrida se penche sur l’exemple qui lui semble le plus précis à ce propos, le § 143 des Idées I relatif à la donnée adéquate de la chose transcendante.
8 Si Derrida appuie son commentaire sur celui de Ricœur, s’il reprend à celui-ci l’opposition entre intention et intuition, c’est toutefois pour en tirer une autre conclusion que Ricœur. Chez Husserl aussi, comme chez Kant, Derrida retrouve pour sa part dans la déterminabilité infinie de l’objet en général, l’intention sans intuition que Ricœur déniait à Husserl. Selon Derrida, la déterminabilité infinie de l’objet en général est pour Husserl le pôle d’une visée sans remplissement. Dans les termes que Derrida reprend à Ricœur, il s’agit bien là d’« une intention sans intuition ». Tandis que Ricœur considérait que la distinction entre l’intention et l’intuition était « fondamentale, chez Kant, mais totalement inconnue chez Husserl », Derrida retrouve, lui, « une intention sans intuition » dans « la certitude, sans évidence matérielle déterminée, de la déterminabilité infinie de l’X ou de l’objet en général »15. En d’autres termes, il reconnaît là « une intention vide ». Non seulement cette intention vide « se distingue de toute intuition phénoménologique déterminée », mais va jusqu’à avancer Derrida, elle « fonde et se distingue de toute intuition phénoménologique déterminée »16.
9Derrida considère là le § 143 des Idées I relatif à « la donnée parfaite de la chose […] prescrite en tant qu’"Idée" au sens kantien », dont il accomplit un commentaire serré et redoutable que je me dois de citer longuement :
Cette Idée de la déterminabilité infinie du même X — comme d’ailleurs celle du monde en général — "prescrit en vertu de son essence un type propre d’évidence" [Idées I, § 143, p. 481]. Cette évidence de l’Idée comme possibilité régulatrice est tout à fait exceptionnelle dans la phénoménologie : elle n’a pas de contenu propre, ou plutôt elle n’est pas évidence d’un contenu de l’Idée. Elle n’est évidence que dans la mesure où elle est finie, c’est-à-dire, ici, formelle, puisque le contenu de l’Idée infinie s’absente et se refuse à toute intuition. […] Dans l’Idée de l’infinité, il n’y a d’évidence déterminée que de l’Idée, mais non de ce dont elle est l’Idée. L’Idée est le pôle d’une intention pure, vide de tout objet déterminé. Elle seule révèle donc l’être de l’intention : l’intentionnalité elle-même. Ainsi, pour une fois, dans une évidence spécifique, rien n’apparaît. Ce qui apparaît, c’est seulement la possibilité régulatrice de l’apparaître et la certitude finie de la déterminabilité phénoménologique infinie, c’est-à-dire une certitude sans évidence correspondante. Par définition, rien ne peut être ajouté à cette détermination formelle de l’Idée. Celle-ci, comme déterminabilité infinie de l’X, n’est que le rapport à l’objet. C’est, au sens le plus large, l’objectivité elle-même17.
10Le fondement est d’un autre type logique que ce qu’il fonde. Aussi n’est-ce « pas un hasard s’il n’y a pas de phénoménologie de l’Idée. Celle-ci ne peut se donner en personne, elle ne peut être déterminée dans une évidence, car elle n’est que la possibilité de l’évidence […] »18. Il importe en effet à Husserl de distinguer l’Idée de l’eidos. L’Idée n’est pas l’essence. D’où la difficulté de s’en procurer une saisie intuitive et une évidence. L’Idée n’a pas d’essence. Elle constitue la « condition invisible de l’évidence »19.
11Reconsidérée à nouveaux frais à partir et sous l’angle de l’Idée au sens kantien, la phénoménologie laisserait apparaître une tension entre intuition de la chose finie (« définie ou définissable dans son phénomène ») d’une part, et intention d’autre part, « entre la conscience finitiste de son principe et la conscience infinitiste de son fondement final », que Derrida — comment ne pas le noter ? — décrit déjà comme différée, « indéfiniment différée dans son contenu, mais toujours évidente dans sa forme régulatrice »20.
12L’écart entre la manifestation finie de l’Idée, d’une part, et son contenu infini, d’autre part, ouvre au cœur de la phénoménologie une béance qui menace de la déséquilibrer. On ne sous-estimera pas l’importance de cette distinction pour Derrida lui-même. Si l’on se reporte d’un coup cinq ans plus tard, à La voix et le phénomène, on constate que c’est explicitement en faisant sienne la distinction, puisée chez Ricœur, entre intention et intuition que Derrida y forcera le passage de la signification à l’écriture. Le dernier chapitre de La voix et le phénomène, « Le supplément d’origine », y prolonge librement le concept husserlien de langage. « Allons plus loin »21, annonce Derrida : plus loin que n’est allé Husserl. Prenant appui sur le § 9 des Recherches logiques qui précise que la plénitude intuitive est seulement éventuelle, rappelant ensuite l’originalité de la distinction husserlienne entre Widersinnigkeit et Sinnlosigkeit, souscrivant à ce qu’il désigne comme « la liberté de langage, le franc-parler d’un discours »22 qui considère que même faux et contradictoire, « même s’il ne rend possible aucune connaissance », un discours peut rester de plein droit un discours, Derrida conclut que « [l]e remplissement de la visée par une intuition n’est pas indispensable »23 à l’expression. Dire que « la plénitude est donc seulement éventuelle »24, que [l’]intuition "remplissante" n’est donc pas essentielle à l’expression, à la visée du vouloir-dire »25, c’est faire droit à la « différence entre l’intention et l’intuition »26. La tentation est alors forte, avoue Derrida, de radicaliser cette conclusion et d’aller jusqu’à « soutenir que non seulement le vouloir-dire n’implique pas essentiellement l’intuition de l’objet, mais qu’il l’exclut essentiellement »27.
13Ce pas accompli, l’argumentation qui, adossée à la différence entre l’intention et l’intuition, préside au glissement vers l’écriture est, schématisée à l’extrême, la suivante. Dès lors que pour Husserl, 1. « [l]’absence de l’intuition — et donc du sujet de l’intuition — n’est pas seulement tolérée par le discours » mais 2. qu’« elle est requise par la structure de la signification en général […] », et qu’elle est même « radicalement requise : l’absence totale du sujet et de l’absence d’un énoncé — la mort de l’écrivain ou/et la disparition des objets qu’il a pu décrire — n’empêche pas un texte de "vouloir-dire" » 28, il s’ensuit que 3. partageant avec elle les mêmes attributs essentiels quand le langage fonctionne « tout seul », « quand son intention est sevrée d’intuition » 29, l’écriture est nécessairement impliquée dans la signification : « [L’]écriture — nom courant de signes qui fonctionnent malgré l’absence totale du sujet, par (delà) sa mort — est […] impliquée dans le mouvement même de la signification en général, en particulier de la parole dite "vive" » 30.
II. L’intuition de l’indéfini (Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, 1953-1954)
14Il est possible, depuis la publication en 1990 du mémoire de 1953-1954, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, de mesurer les résistances du (très) jeune Derrida à l’immixtion de l’idée régulatrice au sein de cette dernière. En effet, loin d’y reconnaître déjà « le projet phénoménologique même », comme, nous l’avons vu, il allait le faire dans sa conférence de 1959, Derrida y soulignait au contraire l’obstacle auquel se heurte l’importation de l’Idée au sens kantien au sein d’une architecture qui lui résisterait. Il n’est pas anodin de constater qu’à ce moment-là, en 1953-1954, l’étudiant qu’il était encore parlait à ce propos d’« une prétendue intuition d’une totalité infinie »31.
15La question qui se posait à Derrida était celle de la possibilité même d’une telle intuition. Le § 83 d’Idées I, intitulé « La saisie du flux unitaire du vécu conçue comme une «idée"», montre que c’est notamment pour rendre compte de l’unité et de la forme temporelle intime que Husserl s’approprie l’Idée au sens kantien. Le flux du vécu, écrit Husserl, n’est pas saisi dans son unité « comme un vécu singulier, mais à la façon d’une Idée au sens kantien »32. Husserl entend néanmoins forcer la possibilité d’une intuition de cette totalisation. Quoique la totalité de l’enchaînement des « maintenants » se refuse à être saisie par une intuition, « ce tout peut être saisi intuitivement » d’une autre façon, « à savoir sous la forme de « l’absence de limite dans le développement (Grenzenlosigkeit im Fortgang) que présentent les intuitions immanentes »33. La solution à cette difficulté, Husserl la trouve dans le passage de l’infini à l’indéfini. À l’impossibilité d’« une intuition actuelle de la totalité infinie » des enchaînements temporels, Husserl substitue la possibilité d’« une intuition actuelle de l’indéfinité même de cette totalité d’enchaînements »34. Ce faisant, il n’accomplirait, de l’avis de Derrida, pas moins qu’une « révolution »35 par rapport à Kant : pour celui-ci, l’Idée était précisément ce qui se refuse à tout remplissement par une intuition36. Si Husserl convient que le contenu de l’Idée — l’infini comme tel — n’est pas intuitionnable, en revanche, la forme de l’Idée est, elle, intuitionnable. C’est dire que Husserl fait de l’Idée kantienne un usage proprement phénoménologique et que cet usage décidément phénoménologique se dérobe à l’autorité de Kant.
16Ce transport de l’idée régulatrice dans la systématique phénoménologique, le jeune Derrida le considérait avec défiance. Non seulement Husserl s’écarterait de la signification kantienne de l’Idée — que Kant soustrait à toute intuition — mais il contreviendrait même aux réquisits de sa propre pensée. Au fond, « l’idée étrange d’une intuition de l’indéfini » lui apparaissait comme une pièce rapportée et retaillée, qui jure avec la logique du tissu phénoménologique. On aurait dû s’attendre à ce que l’Idée au sens kantien reste l’index d’« une limite inaccessible ». Or, au contraire, Husserl s’emploie à rendre l’indéfini « immanent et présent au vécu sous une forme concrète »37. Au lieu de conclure que l’indéfini représente « une limite inaccessible à toute intuition », Husserl admet la possibilité d’une intuition de l’inachèvement. Dans une note de bas de page, Derrida resserrait ainsi ses objections :
C’est l’idée étrange d’une intuition de l’indéfini qui paraît ici contradictoire. Au lieu de reconnaître cet indéfini comme une limite inaccessible à toute intuition, Husserl veut le rendre immanent et présent au vécu sous une forme concrète. Au lieu de dévoiler la conscience absolue d’une finitude essentielle, il donne par idéalisme un contenu concret à un indéfini38.
17En creusant plus profond, Derrida mettait le doigt sur l’incompatibilité de l’intuition de l’indéfini avec la systématique husserlienne. Selon Derrida, en transformant l’infini en indéfini, l’Idée au sens kantien rétablirait en quelque sorte « la négation dans le vécu originaire»39. Je cherche à préciser ce que Derrida me paraît conserver tacite. Husserl, il est vrai, évoquait lui-même, nous l’avons vu, « l’absence de limite dans le développement que présentent les intuitions immanentes »40. Ainsi, l’indéfini qu’enveloppe l’Idée au sens kantien véhicule l’absence, qu’Expérience et jugement estime inintuitionnable. Non seulement Husserl serait infidèle à Kant, mais il contredirait aussi sa propre conception de la négativité. À suivre Derrida, admettre l’intuition d’un indéfini supposerait en plus profonde analyse la possibilité de se procurer l’intuition du néant. Les pages du mémoire centrées sur « l’origine de la négation » selon Expérience et jugement, constataient que, loin d’être originaire, la négation « ne serait que pure et simple modification d’une attitude thétique ou doxique qui la précède toujours »41. La certitude antéprédicative du monde de la vie est antérieure à la négativité. Toute hallucination, toute imagination surgissent sur le fond préalable de la certitude doxique de la perception. En rejetant le principe d’une négation originaire, Husserl révoquerait du même coup la possibilité de l’intuition correspondante, la possibilité d’une intuition du néant. Or, en invoquant la possible intuition de l’indéfini, il contredirait ce qu’il dégage dans Expérience et jugement .
III. Nécessité de l’indéfini (Introduction à L’origine de la géométrie, 1962 ; « Violence et métaphysique », 1964).
18Jusqu’en 1990, ce mémoire de fin d’études de 1953-1954 restera inédit. Il permet de constater que dans l’Introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, en 1962, Derrida modifie, au moins pour un temps, son point de vue. Il n’est pas insignifiant que dans son Introduction au texte de Husserl, un texte lui-même traversé par l’idée régulatrice42, Derrida prenne à son propre compte l’Idée au sens kantien et en fasse lui-même usage. Il dresse l’un devant l’autre Husserl et Joyce, et considérant le conflit entre l’univocité prônée par l’un (Husserl) et la polysémie libérée par l’autre (Joyce), il conclut à leur asymétrie. Rapprochée de l’Idée régulatrice en tant que tâche infinie, l’univocité possède chez Husserl la portée d’une valeur a priori : « L’univocité absolue est inaccessible, mais comme peut l’être une Idée au sens kantien. Si l’univocité recherchée par Husserl et l’équivoque généralisée par Joyce sont en fait relatives, elles ne le sont pas symétriquement. » Lapidairement : « L’univocité est aussi l’horizon absolu de l’équivocité »43.
19C’est également la sympathie à l’égard de Husserl qui commande le long article « Violence et métaphysique » consacré à Levinas, en 1964, dans la Revue de métaphysique et de morale. Derrida y opérait, en accord avec Husserl, une franche réhabilitation de l’indéfini. S’interroger sur la nécessité irréductible de « dire dans le langage de la totalité l’excès de l’infini sur la totalité »44, y entraînait son accord avec le glissement inéluctable de l’infini à l’indéfini. Il acquiesçait à la nécessité du détour par la négativité de l’indéfini. « L’infiniment autre ne serait pas ce qu’il est, autre, s’il était infinité positive et s’il ne gardait en lui la négativité de l’indéfini, de l’apeiron »45. Sans doute admettait-il que ce détour puisse être vu comme une trahison ; mais c’était pour affirmer que, sauf à se réfugier dans le silence, cette trahison s’impose comme un passage nécessaire : « En tout cas, que la plénitude positive de l’infini classique ne puisse se traduire dans le langage qu’en se trahissant comme un mot négatif (in-fini), cela situe peut-être le point où, le plus profondément, la pensée rompt avec le langage »46.
20Cette réhabilitation de l’indéfini traduisait une relation complexe à l’interprétation de Husserl par Levinas. Si Derrida s’y dressait contre la part critique de l’interprétation de Husserl par Levinas, en particulier sa suspicion à l’égard de l’objectivité, c’était en se réclamant de la lecture de Husserl par Levinas lui-même. « [L’]Idée au sens kantien désigne le débordement infini d’un horizon qui, en raison d’une nécessité d’essence absolue, absolument principielle et irréductible, ne pourra jamais devenir lui-même objet ou se laisser combler, égaler par une intuition d’objet. » Et d’un trait il ajoutait, anticipant, nous le verrons, sur la lecture à venir de Gérard Granel : « Pas même celle d’un Dieu »47. Sèchement : « L’horizon ne peut être lui-même objet, car il est la ressource inobjectivable de tout objet en général ». Derrida reprenait en somme à son compte l’Idée au sens kantien telle que Husserl s’était lui-même appropriée. Il faisait sienne la version husserlienne de l’idée régulatrice.
Mais est-il un thème plus rigoureusement et surtout plus littéralement husserlien que celui de l’inadéquation ? Et du débordement infini des horizons ? Qui plus que Husserl s’est obstinément attaché à montrer que la vision était originellement et essentiellement inadéquation de l’intériorité et de l’extériorité ? Que la perception de la chose transcendante et étendue était par essence et à jamais inachevée ? Que la perception immanente se faisait dans l’horizon fini du flux du vécu (Cf., par exemple, Idées I, § 83 et passim) [§ 83 « La saisie du flux unitaire du vécu conçue comme une "idée" »] ? Et surtout, qui mieux que Levinas nous a d’abord fait comprendre ces thèmes husserliens ? Il ne s’agit donc pas de rappeler leur existence, mais de se demander si finalement Husserl a résumé l’inadéquation et réduit à la condition d’objets disponibles les horizons infinis de l’expérience48.
21Réponse de Derrida à la critique de Husserl par Levinas : « Nous avons peine à le croire ». L’horizon husserlien ne peut prendre la forme d’un objet pour cette raison qu’il « est la ressource inobjectivable de tout objet en général ». Le caractère indéfini de l’horizon n’est pas la marque d’une privation, d’un manque, d’une lacune, d’un défaut ou d’une défaillance. C’est au contraire par son ouverture indéfinie que l’horizon husserlien – et partant l’Idée au sens kantien qui le soutient – offre une résistance « contre l’illusion de la présence immédiate d’un infini de plénitude »49. Il reste néanmoins — Derrida glisse en douce ce qui deviendra un thème prégnant de La Voix et le phénomène — que « le telos a toujours eu la forme de la présence, fût-ce d’une présence future »50.
IV. Métaphysique de la présence et non-intuition (La voix et le phénomène, 1967 ; De la grammatologie, 1967)
22En 1967, La voix et le phénomène diagnostique dans le recours à l’idée régulatrice une manière de sauvegarder ce que Derrida, signalant sa portée normative, appelle « la valeur de présence ». L’Idée au sens kantien jouerait un rôle protecteur. Elle s’offrirait comme un recours. C’est sur l’axiologie de la présence qu’il s’agirait de se régler ; et c’est elle qu’il s’agirait de préserver. « Chaque fois que cette valeur de présence sera menacée, Husserl la réveillera, la rappellera, la fera revenir à elle dans la forme du telos ; c’est-à-dire de l’Idée au sens kantien »51.
23Certes, Derrida ne néglige pas les ressources du glissement de l’infini à l’indéfini. Que Husserl « ait toujours pensé l’infinité comme Idée au sens kantien, comme l’indéfinité d’un "à l’infini" » donne à penser (« à croire », dit Derrida) « qu’il n’a jamais cru à l’accomplissement d’un "savoir absolu" comme présence auprès de soi, dans le Logos, d’un concept infini »52. Toutefois, sa dépendance à l’égard de l’intuition aura conservé l’Idée au sens kantien dans l’horizon de la présence. Le « telos de la vision » continue de l’obnubiler. Pour dire l’anticipation de la vision qui préside chez Husserl à l’Idée au sens kantien, La voix et le phénomène retrouve les termes que l’Introduction à L’origine de la géométrie avait empruntés à Ricœur : « La différence qui sépare l’intention de l’intuition, pour être radicale, n’en serait pas moins pro-visoire »53. C’est dire que si cette différence est un délai, ce délai, il s’agirait pour Derrida de le penser autrement qu’un retard provisoire que la patience viendrait combler. La conférence fameuse à la Société française de philosophie de 1968, intitulée « La différance », le soulignera : « [L]e caractère économique de la différance n’implique nullement que la présence différée puisse toujours se retrouver, qu’il n’y ait là qu’un investissement retardant provisoirement et sans perte la présentation de la présence […] »54.
24« Que se passa-t-il donc entre 1962 et 1967 qui pourrait expliquer que la phénoménologie est maintenant considérée comme incapable de penser le retard originaire et doit par conséquent être intégrée à la "métaphysique de la présence" ? »55, se demande, dans un bel article de 2007, Françoise Dastur à propos de La voix et le phénomène ? Ce changement, Françoise Dastur suggère qu’il n’est pas sans rapport à l’influence expresse de Levinas mais aussi, peut-être, à l’influence en quelque sorte discrète de Gérard Granel : « [I]l est fort probable que de son côté aussi, Derrida ait eu connaissance des recherches que Granel consacrait à Husserl en cette même période »56. Tournons-nous donc vers Granel.
25En 1968, Gérard Granel allait entreprendre à son tour une lecture aigüe de la pensée de Husserl. Son livre Le sens du temps et de la perception chez Husserl allait souligner avec faveur que les textes d’Idées I qui posent la théorie des esquisses en face et à l’encontre de l’idée de Dieu conçu comme « sujet absolu de la connaissance », ne visent en réalité nullement à substituer « l’homme transcendantal » au Dieu classique. Granel déplie les § 43 et 44 d’Idées I qui opèrent « la révocation de l’idée de Dieu ». Le § 43 juge « absurde » la croyance selon laquelle « Dieu, sujet de la connaissance absolument parfaite et donc aussi de toute perfection adéquate possible, posséderait naturellement la perception de la chose en soi qui nous est refusée à nous, êtres finis »57. Le § 44 constate que l’inadéquation qu’implique la perception de la chose est « une nécessité d’essence »58. Comprenons qu’« un horizon d’indétermination » accompagne nécessairement toute perception et que « [n]ul Dieu ne peut y changer quoi que ce soit ; pas plus qu’il ne peut empêcher que 1+2 ne fasse 3, ou que toute autre vérité d’essence ne subsiste »59. Autrement dit, s’il existe un Dieu et que ce Dieu perçoit, il doit nécessairement obéir à la loi d’essence de la perception et percevoir, lui aussi, par profils. D’un côté, ces textes husserliens accomplissent le geste décisif de « déclasser le langage même de l’infinité divine et de la finitude humaine comme radicalement impropre à la problématique du perçu »60. Granel déplorait cependant que, d’un autre côté, Husserl se soit montré infidèle à la percée qu’il avait accomplie. En continuant de déclarer la perception « "inadéquate" en un sens péjoratif »61, en conservant cette qualification qu’il a pourtant rendue inopérante62, Husserl retournerait à ce qu’il semblait avoir lui-même frappé de péremption : « Il s’agit, en d’autres termes, de savoir si c’est Dieu qui est inadéquat au perçu, ou si c’est le perçu qui est inadéquat à Dieu »63. Ainsi, la théorie husserlienne des esquisses, pour renversante qu’elle soit, reconduirait ultimement l’ordre traditionnel en renvoyant « à l’infini l’être du perçu »64. Tandis que, d’une part, il délivre l’immanence de la chose même dans chacun des profils qui la manifestent, Husserl continuerait d’autre part à obéir à la conception péjorative d’une inadéquation lacunaire de la perception. Il continuerait, selon Granel, à regarder l’inadéquation comme un défaut par rapport à l’intuitus originarius supposé à Dieu65. Cette infidélité à soi, cette désertion du terrain qu’il avait su conquérir en s’écartant de la tradition, culmineraient précisément dans un recours malencontreux à l’Idée au sens kantien dont témoignerait le § 143 d’Idées I, qui avait retenu Derrida dans son Introduction à L’origine de la géométrie.
26Lorsque Granel scrute les paragraphes 138 à 143 d’Idées I, il y décèle une séquence d’apories. Le § 143, relatif à la donnée adéquate de la chose transcendante, « termine les apories de la description par un appel à l’idée kantienne d’infini »66. Husserl, il est vrai, ne voit là rien d’aporétique, et Granel prend ses distances avec lui : « Ces apories sont du reste des apories pour nous, mais non pour Husserl ». Il n’est pas douteux qu’elles le sont aussi pour Derrida. Mais c’est là que réside le point d’hérésie. À la différence de Granel qui condamne ces apories qui grèvent la phénoménologie en son projet, Derrida en prend acte et en quelque sorte en reconnaît la nécessité. Il devait du reste s’expliquer (en 1996) sur les ressources du concept d’aporie : « L’antinomie mérite ici plutôt le nom d’aporie dans la mesure où elle n’est ni une antinomie "apparente ou illusoire", ni une contradiction dialectisable au sens hegelien ou marxiste, ni même une "illusion transcendantale dans une dialectique de type kantien", mais une expérience interminable »67. Ainsi, dans les années quatre-vingt-dix, rangeait-il lui-même sous le concept d’aporie plusieurs de ses propres réflexions relatives aux « conditions de possibilité comme conditions d’impossibilité »68.
27J’esquisse un pas de plus, qui restera suspendu, une dernière remarque que je laisserai largement ouverte. En 1967, De la grammatologie entrevoyait « la possibilité essentielle de la non-intuition ». La formule demanderait qu’on s’y arrête. Elle condense en quelque sorte la complexité de la démarche de Derrida. Son respect des exigences phénoménologiques de la réduction eidétique — il parle là de « possibilité essentielle » — y va de pair avec une mise en question du principe phénoménologique de l’intuition. Comme il le précisera trente ans plus tard (en 1998), pareille impossibilité n’est pas « le simple contraire du possible »69. L’impossibilité, Derrida la thématise ainsi en tant qu’elle constituerait une menace qui pèserait essentiellement et non accidentellement sur la possibilité. Ainsi une promesse doit-elle par définition pouvoir ne pas être tenue. Quand, à la fin des années quatre-vingt-dix, il se retournera furtivement vers De la grammatologie (1967) et vers, en deçà, son Introduction à L’origine de la géométrie (1962), il précisera qu’invoquer « la possibilité essentielle de la non-intuition » impliquait pour lui que « cette possibilité de l’im-possibilité » ne fût pas « simplement négative »70. Déjà, en parlant de la possibilité de la non-intuition, Jacques Derrida cherchait à la penser comme une « condition » essentielle, inéliminable, qui, du dedans de la phénoménologie, tourmente la phénoménologie.
Notes
1 Texte d’une conférence au Séminaire de phénoménologie de la Sorbonne le 15 avril 2023, à l’invitation de Renaud Barbaras et Alexandre Feron. La plupart des notes de bas de page n’ont bien entendu pas été lues ce jour-là.
2 J. Piaget dans M. de Gandillac, L. Goldmann et J. Piaget (dir.), Entretiens sur les notions de genèse et structure, Paris, Hermann, 2011 (reprint de la 1re éd., Mouton, 1965), p. 49.
3 J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 246 et sv.
4 Pour rappel, le § 33, « La plénitude concrète du moi comme monade, et le problème de son auto-constitution », s’achève ainsi : « Et, en fin de compte, la phénoménologie de cette constitution de soi pour soi-même coïncide avec la phénoménologie en général » (E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, trad. fr. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1969, p. 58). Derrida cite ces lignes conclusives du § 33 dans un article de 1966 qui ne sera publié en français qu’en 2000. Il l’associe au § 37 qui annonce que la phénoménologie statique déjà élaborée reste encore éloignée « des problèmes de la genèse universelle et de la structure génétique de l’ego » (J. Derrida, « La phénoménologie et la clôture de la métaphysique. Introduction à la pensée de Husserl », Alter, n° 8, 2000, p. 81, note 2).
5 J. Derrida, L’écriture et la différence, p. 248.
6 Ibid., p. 247.
7 Ibid., p. 248.
8 Ibid., p. 250.
9 Ibid., p. 250.
10 P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 2004, p. 295.
11 Ibid., p. 298. Ricœur concède un infléchissement de style kantien — mais sans suite — au § 128 des Idées qui semble renvoyer à un au-delà du sens désignant comme le « X de ses déterminations » le même objet qui se donne autrement. Husserl écrit là : « Le noème a en soi-même une relation à l’objet au moyen de son "sens" propre. Comment le "sens" de la conscience rejoint-il "l’objet" (Gegenstand) qui est le sien et qui peut être "le même" à travers une diversité d’actes de statut noématique très différent ? » (E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 435). Mais les § 135 et suivants montrent que loin de déborder le sens, c’est en dernière instance le remplissement du sens lui-même par l’intuition qui accomplit cette relation du noème à son objet.
12 J. Derrida, Introduction à L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 148-149.
13 Ibid., p. 150.
14 Ibid., p. 152.
15 Ibid., p. 154. Derrida écrira en 1966 : « Reprenant en somme la question kantienne de la possibilité d’un objet en général et de l’objectivité de la connaissance en particulier, critiquant comme lui la métaphysique, Husserl radicalise le projet critique » (J. Derrida, « La phénoménologie et la clôture de la métaphysique. Introduction à la pensée de Husserl », art. cit., p. 74). Dans « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas » (1964), Derrida déclarait que « la phénoménologie n’aurait rien apporté si elle n’avait infiniment renouvelé, élargi, assoupli cette notion d’objet en général. L’ultime juridiction de l’évidence est ouverte à l’infini, à tous les types d’objets possibles, c’est-à-dire à tout sens pensable, c’est-à-dire présent à une conscience en général. » (L’écriture et la différence, p. 178). De la grammatologie (1967) confère à la psychanalyse une portée qui n’est pas celle d’une science régionale. C’est à tort qu’on s’autoriserait de son titre de psychologie pour la régionaliser. Et quand bien même on considérerait qu’elle reste une science mondaine, elle présenterait « un sens archontique au regard de toute science régionale ». Le renvoi à Mélanie Klein permet à Derrida d’élargir la sphère de l’objectivité en général et de compliquer l’ontologie formelle de ce qu’il n’hésite pas à appeler « la constitution originaire » de la valeur de l’objet : « En tant qu’elle touche à la constitution originaire de l’objectivité et de la valeur de l’objet — à la constitution des bons et des mauvais objets comme catégories qui ne se laissent pas dériver d’une ontologie formelle théorique et d’une science de l’objectivité de l’objet en général — la psychanalyse n’est pas une simple science régionale, même si, comme son nom l’indique, elle se présente sous le titre de la psychologie. » (J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Seuil, 1967, p. 132).
16 J. Derrida, Introduction à L’Origine de la géométrie, p. 154. C’est moi qui souligne.
17 Ibid., p. 152-153.
18 Ibid., p. 151-152. Ou encore, p. 155, en écho explicite à Fink, elle ne peut être pour la phénoménologie qu’un concept opératoire et non thématique.
19 Ibid., p. 16, note 2.
20 Ibid., p. 151.
21 J. Derrida, La voix et le phénomène, p. 104.
22 Ibid., p. 100.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 101.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 102.
28 Ibid., p. 104.
29 Ibid., p. 103.
30 Ibid., p. 104.
31 J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, 1990, p. 169 ; et en bas de la page, dans la note 89 : « une prétendue intuition de l’indéfini ».
32 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, p. 280.
33 Ibid.
34 J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, p. 169.
35 Ibid., p. 170.
36 S’agissant de Kant, la question ne peut être résolue sans de longues analyses. Elle éclate en effet dans quelques mots de l’Esthétique transcendantale, ajoutés par la seconde édition. Kant y introduit le syntagme « l’infini donné » ; il s’ensuit que l’infini potentiel, l’indéfini « comme potentialité d’un parcours illimité » est supplanté par l’infini actuel. La difficulté que soulève ce correctif de 1787 est qu’il frappe de plein fouet ce qu’on lit dans la Remarque sur l’antithèse de la première Antinomie, à savoir qu’« [i]l n’y a pas de nombre qui soit le plus grand possible, puisqu’on peut toujours encore y ajouter une ou plusieurs unités. Donc une grandeur infinie donnée est impossible » (B 459). Michel Fichant lève cette apparente contradiction en distinguant entre deux acceptions de la grandeur, entre la grandeur comme totalité antérieure à ses parties dans l’Esthétique transcendantale, et la grandeur comme quantité de l’Antithétique (« "L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée" : La radicalité de l’esthétique », Philosophie, (56), 1997, p. 20-48). Dans Kant et la fin de la métaphysique, Paris, Armand Colin, 1970, Gérard Lebrun a développé de cette difficulté une interprétation que Juliette Simont a cernée avec précision (J. Simont, Gérard Lebrun et les Critiques de Kant, Bruxelles, Ousia, 2015, p. 103-104, note 45).
37 J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, p. 169, note 89.
38 Ibid.
39 Ibid., p. 170.
40 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, p. 280.
41 J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, p. 195.
42 J. Derrida, Introduction à L’Origine de la géométrie, p. 29, note, évoque « un telos infini que Husserl n’hésitera pas à appeler Dieu dans ses derniers écrits inédits. Il est vrai que cet infini, qui travaille toujours déjà les origines, n’est pas un infini positif et actuel. Il se donne comme une Idée au sens kantien, comme un "indéfini" régulateur dont la négativité laisse ses droits à l’historicité. Ce n’est pas seulement la moralité mais l’historicité de la vérité elle-même que sauverait ici cette "falsification" de l’infini actuel en un indéfini ou un à-l’in-fini, falsification dont Hegel accusait Kant et Fichte ». Cf. aussi p. 39, 46-47, 77.
43 Ibid., p. 107. Plus tard, en 1971, dans « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique » : « L’univocité est l’essence, ou mieux, le telos du langage. Cet idéal aristotélicien, aucune philosophie, en tant que telle, n’y a jamais renoncé. Il est la philosophie. […] Une dissémination non maîtrisable n’est même pas une polysémie, elle appartient au dehors du langage » (Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 295).
44 J. Derrida, L’écriture et la différence, p. 165.
45 Ibid., p. 168.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 177.
48 Ibid., p. 176-177.
49 Ibid., p. 177.
50 Ibid., p. 172.
51 J. Derrida, La voix et le phénomène, p. 8.
52 Ibid., p. 114.
53 Ibid., p. 109.
54 J. Derrida, Marges de la philosophie, p. 21.
55 F. Dastur, « Derrida et la question de la présence : une relecture de La voix et le phénomène », Revue de métaphysique et de morale, 2007/1, p. 12.
56 Ibid., p. 10, note 16.
57 E. Husserl, Idées I, p. 138-139.
58 Ibid., p. 140.
59 Ibid., p. 142.
60 G. Granel, Traditionis traditio, Paris, Gallimard, 1972, p. 190.
61 G. Granel, Le sens du temps et de la perception chez Husserl, Paris, Gallimard, 1968, p. 241.
62 Cf. E. Husserl, Idées I, § 138, « Évidence adéquate et inadéquate ».
63 G. Granel, Le sens du temps et de la perception chez Husserl, p. 242.
64 Ibid., p. 245.
65 Granel déplore ainsi (p. 227) le glissement de l’Unvollkommenheit (Idées I, § 44) à l’Inadequätion (Idées I, § 141).
66 Ibid., p. 240.
67 J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 37. Sur « la reprise dialectique de l’aporie aristotélicienne » du temps, cf. le texte de 1968, « Ousia et grammè. Note sur une note de Sein und Zeit », dans Marges de la philosophie, p. 31-78.
68 J. Derrida, Apories, p. 36. Dans La voix et le phénomène, p. 101, Derrida écrivait encore classiquement, que du point de vue de Husserl, en restant « aveugles » à la différence entre l’intention et l’intuition, « toutes les théories classiques du langage […] n’ont pu éviter des apories ou des absurdités ».
69 J. Derrida, Papier machine, Paris, Galilée, 2001, p. 309.
70 Ibid., p. 310, note. Soucieux d’indiquer la continuité de sa pensée, Derrida évoque De la grammatologie, p. 60 et « d’abord Introduction à l’Origine de la géométrie de Husserl, PUF, 1962, passim ». Dans quelle mesure faudrait-il se souvenir de Kant, de l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative ? Dans un cours de 1960-1961, Penser, c’est dire non, Paris, Seuil, 2022, p. 56, Derrida rappelait qu’« il existe des conflits de force, donc des "grandeurs négatives" qui ne sont plus seulement l’ombre par défaut d’une grandeur positive mais une autre grandeur tout aussi réelle ». Et il ajoutait que « le génial Bossuet » a remarqué que malheureux diffère de non heureux, ou injuste de non juste.