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- Volume 19 (2023)
- Numéro 4 (Recensions n°9)
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Recensions (avril 2023)
1Grégory Cormann, Sartre. Une anthropologie politique 1920-1980, Peter Lang, Bruxelles, 2021, 384 pages. Prix : 55,64€. ISBN : 9782807615892.
2Un Sartre éclaté
3Je fréquente les textes phénoménologiques de Grégory Cormann depuis une petite dizaine d’années. Cette fréquentation a rendu possible une compréhension, certes limitée, de l’ouvrage complexe Sartre, une anthropologie politique paru chez Peter Lang en 2021. Complexe, l’ouvrage l’est dans le propos autant que dans la structure. Une première résistance réside dans la juxtaposition de plusieurs textes au statut divers (tantôt qualifiés de « chapitres », tantôt d’« articles »), ce qui met à l’épreuve les habitudes d’une lecture fluide et systématique, agencée autour d’une logique argumentative rigoureuse — l’auteur explicite bien entendu cette singularité. Alors que l’introduction annonce une analyse au plus près des mots de Jean-Paul Sartre, la première partie commence par un long détour par Martin Heidegger et par les passeurs de sa pensée sur le territoire français (Jean Wahl, Alexandre Koyré, Henry Corbin, Emmanuel Levinas et l’importante revue Recherches philosophiques publiée de 1931 à 1937). Mais ce détour est capital pour cerner le progressif déploiement de plusieurs notions ou thématiques constitutives de l’œuvre du Sartre des décennies 1930-1940 : angoisse, facticité, existence, situation, ustensilité et, partant, émotion (entre autres). L’une des idées centrales de l’ouvrage est de délimiter la manière dont le philosophe français a pu « subir une influence » (p. 38), mais aussi comment il a pu en produire une.
4Autre projet d’ampleur, le livre souhaite reconstruire à partir de la figure de Sartre une « archéologie de la philosophie française contemporaine » (p. 52), le philosophe français pouvant lui-même se faire « archéologue » (p. 168). Les influences ne sont nullement exemptes de résistances, de frictions, voire d’incompréhensions. Le petit livre que Sartre publie en 1939 sous le titre Esquisse d’une théorie des émotions (livre sur lequel G. Cormann a beaucoup travaillé) ou bien l’article paru la même année, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », en sont deux bons exemples : ils seraient avant tout une réponse aux lectures, tantôt admiratives, tantôt critiques, que Levinas et Wahl publient à propos de l’ontologie heideggérienne. L’une des premières distinctions que Sartre opère à partir de l’ustensilité heideggérienne, au prisme des travaux de Wahl et de Levinas, concerne les deux modes d’exister que sont la conscience pragmatique et l’émotion comme ustensilité entravée (p. 59-60).
5On regrettera certaines reprises de commentaires antérieurs, qui résultent de la collection des articles composant le livre, comme le paragraphe très sommaire sur cette même réception de l’ontologie heideggérienne (p. 65), alors que l’article précédent développait les subtilités de cette réflexion — on retrouve le même type de répétition concernant le monde intrinsèquement magique, pages 91-92. À propos de la notion de joie, une même répétition est à l’œuvre, pages 181-182, et m’apparaît comme contradictoire. Au risque de ne pas comprendre la nuance entre les deux extraits, je les retranscris :
La joie que j’éprouve sur le quai de la gare avant de retrouver une amante ou un ami est une façon pour moi de me rapporter absolument, sur le mode de l’anticipation, au plaisir que j’aurai à retrouver cet ami ou cette amante. Je l’anticipe absolument, sans avoir à m’affronter au plaisir délicat que représentera la rencontre effective de la personne aimée, même si c’est précisément cette difficulté qui en fait le prix ; sans devoir tenir compte — au moins cette perspective est-elle suspendue pendant un temps — du risque que cela se passe mal, que les choses ne soient plus comme elles étaient entre nous (p. 71).
La joie qu’un amoureux peut manifester sur le quai d’une gare ne peut donc être simplement comprise comme l’anticipation insouciante, parce que magique, du plaisir à venir. Elle consiste en même temps, et peut-être plus fondamentalement, à faire l’épreuve de ce qui, dans ce rapport au monde anticipé, est indifférence du monde, de moi-même ou des deux à ce rapport. Dans cette optique, je ne peux jamais être assuré de la pérennité de cette relation, toujours susceptible de se défaire (p. 180-181).
6Recevant et critiquant cette théorie phénoménologique des émotions, Günther Stern questionne la normalité pragmatique selon Sartre, par rapport à laquelle se distinguerait l’attitude émotive de la conscience magique, ce qui amène G. Cormann à requalifier l’idée d’action dans la philosophie sartrienne : survivance de l’action émotive archaïque, émotion comme préparation à l’action et, enfin, émotion comme modalité de régulation de l’action (p. 68-69). Si l’auteur souscrit à cette typologie que l’on doit à Stern plutôt qu’à Sartre (Stern est d’ailleurs critique par rapport au philosophe français car trop fidèle à Heidegger), il tente dans le même temps d’y apporter une réponse à la lumière de l’anthropologie de Marcel Mauss. C’est la volonté de ce dernier de constituer une « étude de l’homme complet », dans sa totalité, qui a amené Sartre à concevoir « cette totalité synthétique qu’est l’homme », dont l’émotion est une composante essentielle, une « technique du corps » conçu comme instrument (p. 75-77). Il n’y a donc pas dualisme entre action et émotion, toutes deux étant orientées vers un monde qui détient en lui des formes de magie affectant le corps et la conscience dans les rapports intersubjectifs.
7Il me semble que, plus encore que prendre Sartre au mot, G. Cormann appréhende Sartre sous le mot, dans une tentative de décrypter le sous-texte d’une œuvre intrinsèquement (mais souvent implicitement) dialogale. C’est le cas de l’article consacré aux Carnets de la drôle de guerre dont « les références intertextuelles sont masquées par une appropriation et une réécriture autobiographique » (p. 196), notamment à propos des Deux Sources de la religion et de la morale d’Henri Bergson et de sa conception de « l’être-en-guerre » à laquelle Sartre s’oppose. Celui-ci conçoit cet être-en-guerre comme un être-vers-la-mort qui fonctionne comme une forme de « réduction phénoménologique » permanente (p. 200). C’est aussi le cas de l’article qui traite du rapport de Sartre à Alain, article qui va à l’encontre de la pensée commune d’une altérité infranchissable entre les deux auteurs. Un trait commun réside d’ailleurs dans ce que l’auteur de l’ouvrage décode, à savoir la dimension obscure, souterraine et opaque de leur pensée. Une thèse importante d’Alain réside dans le fait que le corps est d’abord un objet qui résiste à la conscience : « L’enfant est d’abord objet », dit Sartre avec Alain dans les Cahiers pour une morale, d’où le retard originaire de la conscience qui doit constamment s’incarner. Deux figures permettent alors d’évaluer ce rapport, à savoir Maurice Merleau-Ponty et Jean Hyppolite. D’une part, l’être-au-monde de l’enfant est appréhendé non plus comme une défaillance à combler, dans un rejet des thèses de Jean Piaget, mais comme la singularité d’un monde différent de celui des adultes sur le plan de l’anticipation : l’intelligence psychologique de l’enfant est en avance sur l’état de son organisme, dans une magie première et originelle. D’autre part, le rapport de l’enfant à l’adulte est considéré comme une médiation violente, qui tend à redresser l’erreur inhérente au statut de l’enfant — ne s’agit-il pas du même problème que celui de la pensée prélogique et de la mentalité primitive que revalorise Lucien Lévy-Bruhl et que l’épilogue du livre de G. Cormann expose ? Cet exemple d’une thématique philosophique traitée par Sartre et par plusieurs de ses interlocuteurs — la question de l’enfance — gagne à être compris par une relecture des liens explicites et implicites avec la philosophie d’Alain, à des moments décisifs de l’histoire intellectuelle française. Ces réflexions sont à mon sens à mettre en relation avec l’article sur Sigmund Freud et Jacques Lacan qui montre en quoi l’expérience (critique) du sujet par rapport au monde est le fruit d’une perception de la naissance comme première source des angoisses humaines (p. 178-179). La notion de prématuration de l’enfant, qui fait écho à celle d’anticipation, nécessite une ouverture vers le monde social, bien que l’auteur note la nécessité d’une distinction entre ces deux idées et le regard critique que Sartre développe à propos de la psychanalyse. Le thème de l’enfance est enfin central dans l’article sur le procès de Mohammed Ben Sadok, dont l’éducation s’est réalisée dans un monde de la violence (voir infra).
8À propos des influences subies par Sartre et du sous-texte qui régit son œuvre, on souhaiterait à certains moments que G. Cormann appuie les hypothèses qui supposent que le philosophe français a forcément eu connaissance de certains textes ou contextes (l’Empédocle « semble situer Sartre dans le même contexte » que celui du Groupe d’Information Internationale ; Jacques Chardonne « a dû retenir l’attention du jeune Sartre » ; « il est très improbable que Sartre ignorât les thèses principales de [Sandor Ferenczi] » ; l’article de ce dernier sur le sens de réalité et son ouvrage Thalassa « ont dû retenir l’attention de Sartre » ; « il est probable que Sartre » a lu l’article de Georges Simenon dans Détective). L’auteur met toutefois en œuvre ce travail d’enquête à propos de l’hypothèse d’une lecture précoce de Freud, en mobilisant notamment un entretien rétrospectif de 1972, les mentions de l’instinct de mort par Roger Caillois et H. Bergson dans les années 1930 ou, plus encore, l’article de Lacan « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938). En outre, il ne faudrait pas tomber dans le postulat positiviste radical qui consisterait à trouver des preuves explicites de chaque emprunt et influence, dont les traces sont souvent minces et implicites ; cette réserve m’apparaît d’autant plus importante que j’ai tenté une démarche analogue à propos de la réception de Theodor W. Adorno en France qui lutte avec la critique de l’influentialisme.
9La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre sur un article consacré à Empédocle, texte que G. Cormann considère comme une « tentative de jeunesse de ce type d’écriture symbolique » qui permet de cerner la situation dans laquelle Sartre accomplit son « entrée en philosophie » (p. 123). Pour ce faire, l’auteur recourt à la communauté alsacienne et au Groupe d’Information Internationale de l’École Normale Supérieure créé en 1923 dans une perspective franco-allemande, au sein duquel les figures de Robert Minder et de Georges Friedmann jouent un rôle essentiel, aux côtés du grand germaniste Charles Andler, quant à lui professeur à la Sorbonne. Bien que Sartre ne mentionne pas ce groupe, il semble indéniable, selon G. Cormann, qu’il ait connu un contexte qui lui fut analogue. En outre, son Empédocle est à mettre en lien avec l’Empédocle d’un autre auteur français féru de culture allemande : Romain Rolland. Proche de Stefan Zweig, de Thomas Mann, de S. Freud et de Richard Strauss, lecteur attentif de Friedrich Nietzsche, de Johann W. Goethe et spécialiste des musiciens allemands — dont Georg F. Haendel, Ludwig van Beethoven et son ami R. Strauss —, il est une figure dominante de la pensée franco-allemande des années 1920. Mais c’est surtout la rencontre avec Bernard Groethuysen (philosophe allemand situé entre la philosophie et la littérature, spécialiste de Friedrich Hölderlin, actif dans la NRF ainsi que dans de nombreuses autres revues intellectuelles) qui marque Sartre lors de la rédaction d’Empédocle, œuvre qui vise à connaître le monde dans sa totalité. Le contexte éducationnel et culturel de la Troisième République est alors déterminant dans le parcours personnel de Sartre, élevé dans un milieu de protestants libéraux et républicains situés entre la France et l’Allemagne — il faut bien entendu avoir à l’esprit la figure du grand-père Charles Schweitzer. L’hypothèse d’un « Sartre alsacien » (p. 135) devient alors possible ; Les Mots en seraient d’ailleurs une mise en scène parodique. À cet égard, une idée me séduit tout particulièrement parce qu’elle entre en résonnance avec mes propres travaux : l’œuvre de Sartre consisterait avant toute chose à « brouiller non seulement les frontières entre les disciplines, mais aussi entre les champs intellectuels français et allemand séparés violemment l’un de l’autre par l’histoire » (p. 138). Le dernier article sur l’intervention de Sartre dans le champ politique allemand gagnerait d’ailleurs à être confronté à ce brouillage des frontières. Cette intervention, dans un contexte extrêmement polarisé à propos de l’incarcération violente des terroristes de la RAF, montre en quoi Sartre ne se limite pas à une archéologie de la philosophie française contemporaine, mais qu’il développe le projet, certes démesuré, de couvrir une totalité sociale encore plus ample.
10Il faut noter que le lecteur de l’ouvrage de G. Cormann n’est en aucun cas épargné et qu’il devra le suivre dans les méandres d’une pensée qui tourne littéralement autour de son objet. L’œuvre du philosophe liégeois joue en effet très régulièrement sur ce qui apparaît, à première vue, comme de longues digressions qui détournent de l’objet central du propos : Mauss, Alain, l’Empédocle, le rapport de Sartre à Freud, voire Sartre lui-même. Mais ces détours, qui relèvent d’une forme d’écriture de l’article universitaire, visent à mieux délimiter les contours situationnels de ces objets multiples et variés qui forment un ensemble autour de la pensée de Sartre. En outre, la nécessité de toujours penser l’à-côté de la pensée de celui-ci est certainement liée au fait qu’il « n’est capable de penser philosophiquement qu’au contact d’une autre pensée » (p. 156). En outre, G. Cormann rend hommage à l’héritage freudien de Sartre, qui consisterait à « ne jamais achever l’interprétation d’un texte » (p. 170), plus largement d’une œuvre, tout en dénonçant l’interprétation sexuelle des trous remplis par les enfants — il s’agit plutôt, selon lui, de l’expression de la « négativité ontologique de la conscience » (p. 189). L’étude du visqueux comme « psychanalyse des choses » (p. 183) m’apparaît comme très originale et porteuse d’enseignement, notamment pour une analyse de certaines œuvres littéraires, celles d’Alain Robbe-Grillet par exemple. L’extrait suivant correspondrait en effet assez bien à une description phénoménologique de l’appréhension des objets dans Les Gommes et surtout La Jalousie : « Le visqueux […] désigne chez Sartre “l’antivaleur” par laquelle le pour-soi se sent menacé d’être absorbé par la facticité qu’il cherche pourtant à fonder » (p. 185).
11Le dernier article de la deuxième partie est une contribution originale à un texte très peu connu, programmatique, fragmentaire et publié posthume, à savoir La Reine Albemarle ou le dernier touriste. G. Cormann y montre que Sartre interroge avec ces textes sur l’Italie son propre rapport à la littérature, sans qu’ils puissent se réduire aux lectures esthétisantes. Plus encore, ce travail serait préparatoire à l’essai sur Mallarmé sur le mode de la psychanalyse existentielle, le motif de l’eau y étant particulièrement présent dans son rapport au visqueux (dans un dialogue avec Gaston Bachelard). Le genre autobiographique y est inévitable, comme dans nombre d’œuvres sartriennes, dont L’être et le néant (cette lecture n’est pas des plus évidentes). Mais il s’agit d’une autobiographie critique, qui s’élabore en temps de crise, et partant politique, à un moment où l’Europe vit l’un de ses plus profonds questionnements, disloquée entre l’Est et l’Ouest et bientôt confrontée au processus décolonial du « tiers monde » qui retiendra longuement l’attention de Sartre : « En creux, mais au plus près des contradictions et des violences de la première moitié du XXe siècle, c’est ainsi la situation de l’Europe qui est interrogée par Sartre, prise entre deux “nouveaux mondes”, à l’Ouest et à l’Est, et donc acculée à réfléchir sur son histoire et son actualité » (p. 233). À propos de l’importance de l’autobiographie et plus encore de la biographie existentielle dans l’œuvre de Sartre, je renverrai le lecteur à une autre publication récente, à savoir l’ouvrage dirigé par Vincent de Coorebyter, Les biographies existentielles de Sartre (Vrin, 2022) qui traite notamment des textes consacrés à Flaubert, Baudelaire, Genet et Mallarmé. Il est d’ailleurs question, dans le neuvième article sur la visite à Baader, de L’idiot de la famille, qui loin de s’apparenter à une biographie de Flaubert, est un « laboratoire de philosophie politique » (p. 323).
12Le rapport au politique qui vient d’être pointé constitue le point d’entrée de la dernière partie, avec un premier texte dédié au procès de Ben Sadok, dans le contexte bouillant de la Guerre d’Algérie durant laquelle Sartre radicalise ses prises de position. G. Cormann analyse, dans une perspective génétique, les stratégies rhétoriques d’un Sartre qui joue, paradoxalement, le jeu de l’humaniste contre un procès « politisé », reprenant les armes argumentatives de l’accusation. Plus encore, il est question de montrer l’usage récurrent d’une rhétorique de l’incipit politique, qui se construit sur une négation (« Je ne connais pas Ben Sadok », ; « Je ne suis pas mao »). Le fait d’introduire des propos politiques de la sorte relève à mon sens davantage d’une rupture avec l’ethos préalable d’un Sartre totalisant, assertif et authentique (l’arété aristotélicien), que l’« on » considère comme une figure intellectuelle dominante et radicale — ce sera d’ailleurs cet ethos d’arété qui posera question dans la préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon en 1961 ou lors de la rencontre avec Andreas Baader, militant de la RAF, en 1974. Le « Ce qu’il est con » prononcé à propos de Baader illustre bien le franc-parler du philosophe qui se fait idéologue médiatique malgré lui, l’insulte renvoyant alors dans un sens à sa « bêtise de philosophe » inapte à parler (p. 326). L’hypothèse d’une rupture avec cet ethos d’arété lors du procès de Ben Sadok est soutenue par le recours à l’argumentation humaniste modérée que Sartre aime pourtant critiquer et par la mobilisation d’un signifié de connotation négatif à propos du terme politique (« partial », « orienté », « faussé ») ; Sartre endosse ironiquement le rôle de Camus en ne prenant pas position et en enjoignant à ne pas produire d’amalgame. On attendrait d’ailleurs une mise en regard contrastée et une analyse de la position « dépolitisante » de Sartre lors du procès Ben Sadok et celle, « surpolitisée », au moment de la rédaction de la préface aux Damnés de la terre (objet du huitième article). Plus encore, cette posture contraste avec la politisation de Sartre lors de sa visite à Baader (neuvième chapitre), moment où il rejette « l’humanisme menteur » et le « mythe humaniste » (p. 308). Le texte sur Ben Sadok fonctionne de façon contre-intuitive en plaçant en conclusion un commentaire sur le contexte intellectuel dans lequel Sartre évolue en 1957, année du procès. On ne perçoit pas directement le rapport entre le commentaire sur ce contexte (qui s’attarde sur la réception de Brecht, sur le Nouveau Roman, sur la critique foucaldienne de l’existentialisme et sur la radio comme collectif sériel) et le procès Ben Sadok, si ce n’est d’enseigner à Sartre à « jouer faux » comme un « martyr » qui s’expose (p. 270).
13La position de Sartre à propos des Damnés de la terre de Fanon est donc tout autre : s’inscrivant dans une forme de geste « néchronologique » (p. 287), dans la foulée des articles consacrés à Albert Camus et à M. Merleau-Ponty, morts entre les années 1959 et 1961 comme Boris Vian, Richard Wright, René Maran et F. Fanon lui-même, la préface que Sartre produit est réalisée dans un contexte d’extrême affectation physique. En un sens, il « fait face au monde » en le vivant sur le mode de l’émotion, comme une conduite du corps qui doit continuer à s’émouvoir malgré et avec l’adversité. C’est également le cas lorsque Sartre se positionne sur les actions de la RAF, à un moment d’extrême vieillissement, dans un corps de « quasi-vieillard, presque aveugle » (page 303). Le rapport du corps à la politique — comme lors des grèves de la faim des terroristes emprisonnés et des séquestrations de direction — est une thématique chère à G. Cormann.
14L’épilogue, inédit quant à lui, revient sur l’inscription de Sartre dans le champ de la pensée décoloniale, en tentant de comprendre les fondements (dans sa jeunesse et dans sa formation philosophique première) de son engagement sur ces questions. La précoce conscience anticoloniale ne viendrait pas du milieu républicain de la famille Schweitzer (malgré l’inculcation profonde du principe d’égalité), mais de ses lectures et du légendaire professeur de philosophie Félicien Challaye. À propos des lectures, G. Cormann se demande s’il est possible de reconstituer cette « bibliothèque anticoloniale » (p. 333). Il retient notamment les publications de Challaye dans Les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy puis dans Europe aux côtés de Romain Rolland, proche des « petits maîtres » liés à l’ENS (p. 347) que sont Georges Dumas, Henri Delacroix, Georges Davy ou Charles Blondel. La question coloniale est également traitée par les surréalistes dans Clarté et L’Humanité, qui organisent en réaction à l’exposition de 1931 une contre-exposition anticoloniale ; Sartre admet qu’il les a découverts en hypokhâgne. Mais une autre figure capitale vient se superposer, selon G. Cormann, à celle de Challaye, à savoir Lévy-Bruhl, qui publie à plusieurs reprises dans La Revue de Paris (dont des extraits de La Mentalité primitive) ; « il est très possible que Sartre ait pu lire » l’un de ses articles (p. 360). Lévy-Bruhl rompt avec la mythologie civilisatrice européenne, comme les surréalistes démystifieront l’imaginaire colonial. Cette démystification passe par une critique de la rationalité et par une analyse de la pensée prélogique à l’aune du concept de magie. La brutalité que connaît l’Europe avec les guerres du XXe siècle place les individus dans des situations telles qu’un rapport magique au monde se déploie et que la mentalité primitive s’applique à ses sujets comme un « outil d’orientation dans un monde imprévisible » (p. 363). Le livre se clôt sur la thèse originale de la question coloniale comme expérience préréflexive dans l’archéologie et l’anthropologie politique de Sartre. Je reprends les propos de G. Cormann : l’intérêt de Sartre pour la question coloniale relève « d’une intrastructure existentielle déterminée par l’histoire coloniale : une expérience préréflexive personnelle qui avait toujours-déjà perdu la certitude de son existence et le confort de son assurance dans les fondements de la supériorité française et européenne » (p. 369).
15En somme, l’ouvrage de G. Cormann est une collection importante de moments de l’archéologie sartrienne et, plus largement, de l’archéologie de la pensée française, mais également franco-allemande, voire européenne, des années 1920 à 1980. L’histoire des idées (et des corps) qui se dessine est celle des multiples penseurs, œuvres, revues, sociabilités qui s’entrecroisent, se rencontrent, se côtoient, voire se négligent — je pense qu’il serait important d’admettre la part de méconnaissance entre certaines œuvres qui ne se rencontrent pas. La multiplicité des discours pris en considération, qui ne se réduisent nullement aux champs philosophique ou littéraire (ceux que Sartre a majoritairement investis), montre l’incroyable porosité entre les productions intellectuelles, de l’anthropologie à l’intervention politique, en passant par la sociologie, l’autobiographie ou l’enquête psychanalytique. La figure de Sartre, comme celle d’autres intellectuels dominants à d’autres moments de l’histoire des idées, constitue un excellent point d’entrée pour aborder les thématiques, enjeux et événements du XXe siècle, sur la base d’une conceptualisation philosophique cohérente.
16Thomas Franck
17Université du Luxembourg/Université de Liège
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19Paula Lorelle, La sensibilisation du sens. De Husserl à la phénoménologie française, Hermann, Paris, 2021, 158 pages. Prix : 18€. ISBN : 9791037008466.
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21L’ouvrage La sensibilisation du sens. De Husserl à la phénoménologie française de Paula Lorelle explore le lien entre sens et sensibilité à partir de l’histoire de la phénoménologie, de la philosophie husserlienne à la phénoménologie française. Ainsi, sont notamment sollicités dans cette étude les travaux d’Edmund Husserl, de Maurice Merleau-Ponty, de Martin Heidegger, de Claude Romano et d’Emmanuel Levinas. De ces recherches, Lorelle propose l’idée que deux processus contradictoires sont en jeu dans le rapport entre sens et sensibilité en phénoménologie : 1) l’autonomisation du sens vis-à-vis du sensible qui se produit inéluctablement si nous n’y en prenons pas garde lorsque nous théorisons et 2) la sensibilisation du sens qu’il est nécessaire de pratiquer sans relâche en vue d’« asseoir philosophiquement la dépendance radicale du sens à la sensibilité » (p. 21). Cette dernière praxis philosophique est une exigence axiologique et gnoséologique à renouveler sans cesse : « Nos discours, nos actes — et nos existences tout entières — perdent leur sens à mesure qu’ils s’autonomisent et se trouvent partiellement privés de leur dimension sensible, corporelle et mondaine » (p. 13). Pour Lorelle, du rapport entre ces deux forces contradictoires, il est possible de considérer quatre manières de « synthétiser » sens et sensibilité, quatre types de sens en fonction de leur intimité avec le sensible qui, selon l’autrice, « permettent de rendre compte des différentes conceptions phénoménologiques du sens et de la signification » (Lorelle 2022). Nous souhaitons les présenter succinctement, bien que nous nous attardions sur seulement trois d’entre eux.
22(1) Le premier type de sens correspond à une indépendance foncière du sens au sensible, lorsque l’autonomisation est totale : il est un phénomène strictement idéel, c’est un « phénomène de connaissance », voire un « phénomène de langage » (p. 13). Dans ce cadre, il peut soit être un domaine complètement indépendant du monde, soit en être le fondement insensible. En tant que telle, l’autonomisation du sens est « transcendante » puisque le sens n’a pas de place dans le monde empirique, il le dépasse, il est suprasensible (p. 19). Une première sensibilisation a été réalisée en phénoménologie par Husserl en proposant une dépendance « référentialiste […] du sens au sensible », plus précisément « linguistique […] et gnoséologique », c’est-à-dire respectivement le fait que le sens est orienté vers une « chose » du monde empirique et, en tant qu’elle devient connaissance, le sens s’ancre dans les dimensions sensibles des sujets (p. 14-15).
23(2) Il en découle le second type, c’est-à-dire lorsque le sens est considéré comme une idéalité fondée dans le sensible. C’est un passage « des significations idéales à des significations empiriques » qui est maintenant proposé (p. 23). C’est de nouveau Husserl qui réalise ce travail en phénoménologie en dépassant ses propres contradictions. Il motive cette sensibilisation du sens à partir de la conscience transcendantale. En effet, la subjectivité est maintenant donatrice de sens : « Pour n’être pas absolument idéale ou pure, l’identité des significations empiriques se voit […] rabattue sur la synthèse identificatrice d’une conscience d’unité » (p. 45). Autrement dit, pour être sensibilisé, le sens est réduit à une synthèse de la conscience transcendantale : il devient un noème. Par conséquent, c’est une autonomisation dite « transcendantale » du sens (p. 19) : la conscience est le point nodal qui associe sens et sensibilité, l’ego ayant été épuré de l’empirique à la suite de la réduction phénoménologique. Ce premier rapprochement entre sens et sensibilité à partir de l’intentionnalité de la subjectivité transcendantale se « paie » d’un éloignement ontologique. En effet, le sens et le sensible sont uniquement considérés ensemble comme des unités synthétisées par la conscience. Pour surmonter cette nouvelle autonomisation, Lorelle se confronte à deux hypothèses a priori de la constitution transcendantale de Husserl : les présupposés « herméneutique » (p. 58) et « perceptif de la constitution » (p. 67). Nous ne reviendrons ici que sur ce dernier. Pour Lorelle, Husserl présuppose implicitement un sens total du monde pour que la conscience soit constituante. Il nous est d’abord nécessaire d’explorer partiellement la conception qu’a Husserl du sensible — et qui semble en contradiction avec cette thèse — pour comprendre ce qu’entend l’autrice par là. En effet, le sensible est considéré comme une synthèse « soit de sensations isolées, soit d’étendues partielles de sens » (p. 67). C’est un double atomisme que pose Husserl : un atomisme des sensations et un atomisme des esquisses (de nouveau, nous ne reviendrons que sur ce dernier). « L’atomisme des esquisses consiste à poser la priorité d’un sens partiel de la perception sur un sens total » (p. 68). En effet, chaque esquisse se donne comme étant sensée en soi, et c’est l’ensemble des sens partiels qui permet de constituer par synthèse la chose comme chose perçue. Cela est possible puisque chaque esquisse appelle non seulement à la constitution d’un tout, mais aussi contient en puissance ce tout en elle : « Le “sens” de chaque étendue partielle de perception contient le “sens du tout” de la perception, sa signification » (p. 69). Pour Husserl, c’est une relation complexe entre partie et tout qui est en jeu : « La “perception concrète” [est] plus que la somme de ses étendues partielles » (p. 69). Pourtant, c’est bien un atomisme pour Lorelle puisque ce qui est donné originairement est bien le sens de l’esquisse et non le sens total de la chose qui n’est que présumé. Le remplissement du sens total ne pourrait se réaliser que par synthèse des sens partiels. Or, dans le paradigme husserlien, la perception ne peut être qu’imparfaite puisque toute synthèse définitive est impossible : ce qui est présumé ne pourra jamais être originairement donné. Avec Husserl, nous sommes dans cette situation précaire où le sens total est présumé et guide la synthèse des sens partiels, alors que ce sens global ne nous sera jamais intuitivement donné et pourrait à tout moment s’effondrer. En outre, les esquisses sont les sens partiels du sens total. Il en résulte que, malgré leur donation originaire, elles peuvent perdre leur valeur gnoséologique si le sens total se révèle inexistant. Par conséquent, pour contrer cette possibilité, il est nécessaire d’appuyer sur « la priorité du sens total du monde dans son identité ouverte et indéterminée » (p. 81). Nous devons sortir de l’atomisme explicite des esquisses de Husserl et assumer ce présupposé perceptif implicite.
24(3) Le troisième type a été avant tout travaillé par Merleau-Ponty en phénoménologie à partir des travaux de Husserl. C’est par un travail sur le corps et sur le monde que Merleau-Ponty dépasse l’autonomisation transcendantale du sens. En effet, il considérait son travail comme héritier des explorations husserliennes de la constitution dans les Ideen II (Husserl, 1952/1982), où le corps en tant que corps de chair ou Leib, est le corps animé, c’est-à-dire où ce complexe physiopsychique en mouvement se révèle corps-organe de la volonté d’un esprit. Il radicalise le corps propre, corps phénoménologique ou encore corps en première personne, tel que considéré par Husserl, et son rapport au monde à partir respectivement (et entre autres) des travaux de Jean Piaget sur l’intelligence sensori-motrice (Saint Aubert, 2013) et de Jakob von Uexküll sur l’incorporation du monde qui devient ainsi Umwelt, ou encore milieu (1956/2010). D’une part, les considérations merleau-pontiennes sur l’intelligence sensori-motrice, sur l’origine corporelle de l’intelligence, font du sens un phénomène incarné. En effet, pour Merleau-Ponty, le corps est notre ouverture, c’est par lui que nous nous glissons dans le monde. Ainsi, le sens n’est plus originairement « intellectuel », nous nous y ouvrons à partir de notre propre corporéité. D’autre part, nous déposons nos puissances d’agir sur le monde. Nous sédimentons nos habitudes sur cet « horizon latent » (Merleau-Ponty, 1945, p. 122) : elles font de ce chemin un chemin familier, de cet espace où nous vivons un espace que nous habitons, de cette voiture (et tout instrument) un objet-organe qui étend notre corps en première personne. Autrement dit, nous incorporons le monde. Par conséquent, nous avons tout à la fois le corps comme ouverture au monde et le milieu comme monde incorporé. C’est une dynamique particulière qui est en jeu entre le corps et le monde. Nous pouvons la qualifier d’« hyperdialectique » avec Merleau-Ponty :
La mauvaise dialectique est celle qui croit recomposer l’être par une pensée thétique, par un assemblage d’énoncés, par thèse, antithèse et synthèse ; la bonne dialectique est celle qui est consciente de ceci que toute thèse est idéalisation […] Ce que nous rejetons ou nions, ce n’est pas l’idée du dépassement qui rassemble, c’est l’idée qu’il aboutisse à un nouveau positif, à une nouvelle position. (1964, p. 127-128).
25En outre, dans ce paradigme, le sensible est cet empiètement, ce rapport (hyper)dialectique corps/monde, qui se met en place lorsque nous agissons, et plus précisément lorsque cette action est transformatrice pour le corps et le monde. Cette transformation est essentiellement incarnée et cognitive. En effet, la praxis dont nous parlons est soutenue par les deux forces contradictoires que sont l’intelligence sensori-motrice et notre puissance d’incorporation du monde. Cela fait du sens un phénomène qui n’est pas seulement incarné, lié au corps : il émerge de l’action qui transforme, il apparaît aussi comme un « phénomène sensible » (p. 18). Une nouvelle autonomisation du sens entre pourtant en jeu. Elle est « structurale » (p. 19) : le sens resensibilisé n’est issu que du rapport contradictoire entre structures agissantes, celles du corps et du monde, et plus précisément des interstices qui naissent de leur confrontation. En effet, c’est par un dépassement continuel par la praxis de ce qui est sédimenté, de ce qui est déjà structuré, qu’il y a signification et, plus particulièrement pour le langage, qu’il y a parole constituante et non seulement redite, parole fossilisée. De nouveau, l’intimité du sens au sensible est conditionnée par l’extérieur, cette fois non par l’« intentionnalité statique » de la conscience transcendantale (Depraz et al., 2014, p. 41), mais par l’espace engendré par la pratique d’une « intentionnalité opérante » du corps (Merleau-Ponty, 1945, p. 492). Bien que cet espace soit ouvert, dynamique et irréductible à une intelligibilité complète, il vient orienter les possibles en imposant ses propres (in)déterminations au sens.
26(4) Enfin, pour le quatrième type, le sens et le sensible sont clairement indistincts. En effet, la distinction catégoriale entre sens et sensible perd toute signification. Cela est patent lors d’expériences d’accueil passif du sensible. Elles sont des « affection[s] par une signification » (p. 137). Par conséquent, le sens vient à nous : c’est une véritable altérité, elle échappe à toute détermination, qu’elle soit transcendantale ou structurale. En revanche, une nouvelle forme d’autonomisation du sens, proche du sens comme idéalité, semble apparaître ici. En effet, « ce sens reste, dans une partie non négligeable de l’œuvre lévinassienne, extérieur au monde lui-même » (p. 140). Pourtant, nous disions qu’il y a maintenant indistinction entre sens et sensible. Autrement dit, nous suggérions qu’il est possible de déjouer cette dernière autonomisation. Et, en effet, cette « extériorité radicale du sens à tout système de renvois […] s’éprouve […] corporellement » (p. 141). Il est donc ce qui nous affecte et qui est extérieur « à tout système de signe » (p. 139). Il est l’écart absolu « qui signifie par [lui]-même » (p. 138) et qui s’inscrit dans la « chair sensible du monde », dans cette (hyper)dialectique corps/monde (p. 142). Le sens est donc à la fois extérieur à toute structure — puisqu’il ne renvoie qu’à lui-même — et intégralement sensible — puisque nous en faisons l’épreuve corporelle. Par conséquent, en tant qu’il est sensible et « expression intransitive » (Bégout, 2020, p. 245), le sens est affectivité « contre-intentionnel[le] » (p. 139). En effet, le sens est l’affection qui dépasse l’intentionnalité, qu’elle soit celle statique de la conscience ou celle opérante du corps. Autrement dit, il n’est pas pleinement « noématisable », il est ce sensible qui déborde la conscience et le corps et qui, pourtant, nous affecte. Nous sommes radicalement passif·ve·s face au sens puisque nous sommes impuissant·e·s à sa venue : c’est un évènement, nous n’en disposons pas, cela surgit et nous saisit malgré nous. Par conséquent, il n’est plus pertinent de parler d’acte de la conscience, de noèse, ou d’action du corps. Ainsi, le sens, c’est-à-dire ce qui est radicalement autre du sensible, remet en cause l’usage méthodique de la corrélation noèse/noème : cette dernière est une réduction utile et nécessaire pour toute analyse apriorique phénoménologique, mais elle devient mutilante lorsque nous essayons de nous confronter à la « dimension radicale d’évènementialité » du sens (p. 143). En effet, l’emploi d’une analyse intentionnelle vient refouler, c’est-à-dire vient déplacer vers une fixation théorique le sens en rejetant notamment sa dimension affective et de radicale passivité : autrement dit, nous autonomisons le sens (Lorelle, 2022). Finalement, le sensible est transformé par la dernière sensibilisation du sens : il est le « lieu ultime du sensé » (p. 143), structure de sens « [troué] en son cœur par de l’altérité » mais aussi « affection d’un système » d’altérité(s) mondaine(s) qui déborde(nt) corps et conscience (p. 142). Nous pouvons conclure sur l’« unité originaire ou l’indistinction du sens avec le sensible » avec Lorelle (2022) :
Par-delà ses attaches unilatéralement noétiques ou noématiques à la sensibilité, par-delà ses attaches unilatéralement atomistes ou structurales, le sens vient désigner l’affection du monde comme système. C’est de cette sensibilité intégrale que le sens dépend. Et c’est ainsi seulement que cette dépendance peut être assise philosophiquement. (Lorelle, 2021, p. 147-148).
27En somme, l’ouvrage de Lorelle propose l’hypothèse que les « différentes conceptions phénoménologiques du sens et le passage de l’une à l’autre dans l’histoire de la phénoménologie s’expliquerait par ce double mouvement de sensibilisation et d’autonomisation » du sens (Lorelle, 2022). Nous interprétons ce travail comme une analyse hyperdialectique entre l’autonomisation et la sensibilisation du sens en phénoménologie. En effet, c’est par un dépassement dialectique qu’il est possible de sensibiliser le sens. En revanche, cette synthèse n’est jamais véritablement achevée puisque le sens risque à tout moment de se désensibiliser. La sensibilisation du sens est ainsi un effort à réaliser continuellement pour minimiser les chances d’une nouvelle autonomisation. Cela peut malgré tout advenir même si nous y sommes alertes. C’est pourquoi Lorelle a pu souligner qu’il y a eu des « avancées » et des « régressions » dans l’histoire de la phénoménologie, ou encore que « l’analyse phénoménologique du sens se meut en “zig-zag” » (p. 20). L’autrice interroge ainsi la posture que nous décidons (explicitement ou non) de prendre lorsque nous nous faisons phénoménologues. Il s’agit d’être conscient·e et vigilant·e de nos propres biais autonomisants qui peuvent apparaître si nous nous laissons séduire par l’appareillage phénoménologique, et tout outillage théorique en général. Par conséquent, c’est la technique même des phénoménologues qu’il s’agit de retravailler, notamment les notions-clés que sont la noèse, le noème et la « connexion noético-noématique » pour les rendre adaptées à un nouveau paradigme phénoménologique resensibilisé (Husserl, 1913/1950 p. 507).
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29Références. Bégout, B. (2020). Le concept d’ambiance. Seuil. — Depraz, N. (2014). Qu’est-ce qu’une phénoménologie en première personne ? Premiers pas vers une lecture et une écriture expérientielles (LEE). Dans N. Depraz (Éd.), Première, deuxième, troisième personne (p. 118-147). Zeta Books. — Husserl, E. (1913). Idées directrices pour une phénoménologie. Trad., P. Ricœur. Paris, Gallimard, 1950. — Husserl, E. (2001). Psychologie phénoménologique (1925-1928) (P. Cabestan, N. Depraz & A. Mazzú, Trad. ; 1re éd.). Librairie philosophique J. Vrin (Original work published 1968). — Lorelle, P. (2021). La sensibilisation du sens : De Husserl à la phénoménologie française. Hermann. — Lorelle, P. (2022, 13 octobre). Présentation de l’ouvrage La sensibilisation du sens. De Husserl à la phénoménologie française [Conférence]. Recherches actuelles en phénoménologie, Équipe de Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs (ERRAPHIS). — Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Gallimard. — Merleau-Ponty, M. (1964). Le visible et l’invisible. Gallimard. — Saint Aubert, E. de (2013). Être et chair : Du corps au désir : L’habilitation ontologique de la chair. Librairie philosophique J. Vrin. — Uexküll, J. von (2010). Milieu animal et milieu humain (C. Martin-Freville, Trad.). Bibliothèque Rivages (Original work published 1956).
30Jean Philippe Arias Zapata
31ENS Lyon
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33Thomas Fuchs, In Defense of the Human Being. Foundational Questions of an Embodied Anthropology, Oxford University Press, 2021, 272 pages. Prix : 44,50 €. ISBN : 9780192898197.
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35Thomas Fuchs est l’un des plus éminents chefs de file de la psychopathologie phénoménologique actuelle. Docteur en médecine psychiatrique ainsi qu’en philosophie, il dirige depuis plusieurs années la section de Psychopathologie Phénoménologique et Psychothérapie de l’Hôpital universitaire de Heidelberg. Il est également directeur des éditions de l’œuvre de Karl Jaspers de l’Académie des sciences de Heidelberg. Il est enfin Président de la Société allemande d’Anthropologie Phénoménologique, de Psychiatrie et de Psychothérapie (DGAP) ainsi que de l’Association Européenne de Phénoménologie et de Psychopathologie (AEPP). En 2023, il a obtenu le Prix Erich-Fromm, l’un des plus prestigieux dans le champ des sciences humaines. Ses travaux portent en particulier sur la schizophrénie, mais aussi sur l’autisme, les démences, l’anorexie, les troubles de l’empathie, de la mémoire corporelle, etc. Partant d’une phénoménologie de la vie et du corps comme fondement théorique de sa pratique, Fuchs plaide pour une psychothérapie relationnelle qui tente, à travers une critique constante et minutieuse du paradigme réductionniste neuroscientifique, de réintégrer l’individu au cœur du processus thérapeutique. Sa conception du sujet est tributaire des théories récentes de l’énaction, mais ses sources philosophiques remontent à Aristote, en passant par Kant et Hegel, jusqu’à Merleau-Ponty, Sartre, Erwin Straus ou encore Helmuth Plessner.
36Si jusqu’ici l’œuvre de Fuchs se voulait surtout descriptive et théorique, In Defense of the Human Being a une portée éthique assumée. Fuchs cherche à fonder un nouveau type d’humanisme, un humanisme de l’incarnation (humanism of embodiment), qui prendrait en charge, à titre de devoir, la dimension charnelle et incarnée de l’expérience humaine. Le constat de départ est assez évident. Aujourd’hui, de nombreux mouvements sociaux, politiques, philosophiques tiennent le genre humain pour responsable des pires horreurs et tragédies : guerres, pandémies, bouleversements climatiques, etc. Fuchs se garde de faire l’apologie de l’humanité contre cette misanthropie généralisée. L’enjeu n’est pas de défendre l’humanité contre de telles accusations. Son humanisme se développe à l’encontre d’un certain type de remise en question (questioning) des fondements de notre humanité. Psychiatre, Fuchs limite son propos à la critique de la doxa actuelle propagée par les neurosciences. Ceci ne l’empêche cependant pas de nourrir des réflexions plus que bienvenues sur l’image implicite du sujet véhiculée par la digitalisation croissante des rapports humains ou encore par le transhumanisme, le but étant d’en tirer les conséquences au niveau psychique. Fuchs analyse et remet en cause leur arrière-fond théorique commun, à savoir le cérébrocentrisme. Cette vision laisse croire que l’individu se réduit à un complexe déterminé de réactions neuronales. Le cerveau est alors confondu avec la personne. Il devient l’auteur de nos actions et de nos pensées, sans que nous ayons de réel contrôle sur son activité : « Vous êtes votre cerveau. Les neurones interconnectés dans son vaste réseau, se déchargeant selon certains schémas modulés par certaines substances chimiques, contrôlés par des milliers de réseaux de rétroaction — ça, c’est vous » (Gazzaniga, M. S., The Ethical Brain, New York, Dana Press, 2005, p. 31). Au sein de ce paradigme matérialiste, déterministe et réductionniste, la neurochimie a remplacé l’expérience vécue.
37Déjà Skinner considérait que la volonté libre et l’autonomie du sujet n’étaient que des résidus mythologiques et préscientifiques. À terme, la science et la technologie permettront d’engendrer une société meilleure dépourvue de guerre, de famine et sans surpopulation. Aujourd’hui, l’historien Yuval Noah Harari poursuit cette idée. Les algorithmes, les data analyses et l’IA nous fournissent des informations si précises qu’il serait plus judicieux de nous en remettre à leurs résultats plutôt qu’à nos décisions, tant individuelles que collectives : « Homo sapiens is an obsolete algorithm », écrit Harari (Homo Deus : A Brief History of Tomorrow, New York, Harper, 2017, p. 381). Cependant, partout nous assistons aux dérives autoritaires de l’usage de ces informations : élections piratées, vols et partages de données personnelles, surveillance constante, etc. Pour Fuchs, la conception scientiste actuelle de l’homme est partie prenante. La vulgate des neurosciences répand l’idée que la conscience ne serait que le résultat de la chimie cérébrale. Vous n’êtes pas vous, vous êtes votre cerveau. Celui-ci vous fait ‘‘croire’’ que vous avez un soi, une identité personnelle, mais il n’en est rien. Dans ce contexte, le vivant dans son ensemble apparaît comme une sorte de machine déterminée par son programme génétique. Recourant à une perspective fonctionnaliste, les neurosciences soutiennent que les phénomènes de conscience relèvent exclusivement de traitements de l’information par les neurones qui transforment une entrée (input) en une sortie (output), le tout étant réglé par des règles algorithmiques.
38Ce que nous vivons serait donc une construction et une simulation de notre cerveau. Douleur, colère, expérience visuelle ou musicale, amour, foi, se logent dans le cerveau, et la perception se trouve réduite à une sorte d’illusion physiologique : « Ce que vous voyez n’est pas ce qui est vraiment là, c’est ce que votre cerveau croit qui est là [What you see is not what is really there, it is what your brain believes is there] », écrit Crick (The Astonishing Hypothesis : The Scientific Search for the Soul, New York, Simon & Schuster, 1994, p. 31). Ainsi, cet arbre devant moi n’est pas vraiment vert, l’oiseau ne chante pas vraiment et de la fleur n’émane pas vraiment une bonne odeur. De telles perceptions ne sont que des mondes fonctionnels illusoires que le cerveau produit. Eagleman rapporte : « Vous pouvez tendre la main et toucher la matière du monde physique […] Mais ce sens du tact n’est pas une expérience directe. Bien que vous ayez l’impression que le toucher se produit dans vos doigts, tout se passe en fait dans le centre de contrôle du cerveau. Il en va de même pour toutes vos expériences sensorielles » (Incognito : The Secret Lives of the Brain, New York, Pantheon Books, 2015, p. 40).
39Toutefois, selon Fuchs, si nous ne sommes rien de plus que notre cerveau, alors c’est l’humain en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’être charnel, en tant qu’être libre et capable d’auto-détermination, en tant qu’être profondément social et relationnel qui disparaît ; d’où la nécessité de repenser et de défendre l’humanisme. En celui-ci, l’enjeu ne consiste pas à réintroduire une quelconque nature humaine supra-naturelle. L’être humain est d’abord un être vivant, et c’est au cœur d’une telle vitalité que sa liberté, son rapport à autrui, ses joies et ses peines, en bref le sens de son existence, acquièrent un sens. Le cerveau n’est pas le sujet, quand bien même il est un organe, un substrat matériel nécessaire à la réalisation de nos actions. L’humanisme fuchsien présuppose alors une anthropologie de la subjectivité incarnée qui fait fond vers une approche particulière de la liberté. Fuchs propose moins un humanisme de l’esprit qu’un humanisme de la vitalité qui s’ancre au niveau de la corporéité. Il recourt abondamment aux théories de la cognition énactive, afin notamment d’échapper au dualisme ainsi qu’au réductionnisme. L’humanisme au sens éthique équivaut alors à un acte de résistance contre les règles et contraintes des systèmes technocratiques ainsi que contre tout procédé de mécanisation des individus. Les thèmes du livre seront alors variés et abordés à l’aune de la fondation de cette théorie de la liberté incarnée (embodied freedom) : intelligence artificielle, rapport entre le réel et le virtuel, trans et posthumanisme, neurosciences et rôle du cerveau, statut de la psychiatrie et approche phénoménologique de la démence, temporalité spécifique de la chair.
40Fuchs ne défend donc pas une forme d’irréductibilité du sujet, une sorte de pur esprit, face à la matière. Une telle attitude ne ferait que ranimer le dualisme hérité de Descartes. L’enjeu concerne le sens de la vie en tant que manifestation de comportements et de rapports au monde : « Selon ma thèse, écrit Fuchs, l’alternative réelle à une image naturaliste-réductive de l’être humain consiste à prêter attention à l’incarnation et à la vitalité (embodiment and aliveness) qui sont constitutives de la personne » (p. 5). Il s’agit de montrer que cette dernière est présente à elle-même comme corps, par conséquent qu’elle sent, perçoit et agit avec son corps. Des cerveaux ne communiquent pas entre eux, ils n’ont pas d’empathie l’un envers l’autre. L’empathie ne s’apprend qu’au contact physique des autres personnes. En vertu de l’intercorporéité, nous n’avons pas accès à la compréhension du comportement d’autrui au moyen d’une théorie de l’esprit (theory of mind) mais de manière intuitive à travers les expressions de son corps.
41Le discours cognitiviste est rempli de contradictions et de présupposés métaphysiques. Outre que, pour paraphraser Merleau-Ponty, elles renoncent à habiter le monde, les neurosciences ne pensent pas, c’est-à-dire ne mènent aucune réflexion sérieuse sur le statut de leur discours (par exemple sur leur ontologie). Prenons l’exemple de l’information. Avec les développements technologiques, nous assistons à une dématérialisation croissante de nos manières d’interagir. Les flux de data orbitent autour du globe à la vitesse de la lumière, des algorithmes digitaux sont capables de créer des réalités virtuelles et des robots gèrent nos usines. L’IA surpasse déjà l’intelligence humaine. Tout est donc devenu une affaire de transmission d’informations. Or, par extension, on parle de traitement de l’information par le cerveau. Pinker écrit : « L’esprit est un ordinateur neuronal, équipé par la sélection naturelle d’algorithmes combinatoires pour le raisonnement causal et probabiliste » (How the Mind Works, New York, Norton, 1997, p. 524). Néanmoins, comme Fuchs le rappelle, il n’existe d’information que là où un sujet est capable de la comprendre comme telle. Le cerveau ne comprend pas l’information. Celle-ci n’existe que dans la mesure où son sens vaut pour une personne. La conscience s’avère donc nécessaire pour capter et saisir l’information. Et cette même conscience ne peut pas être réduite à une information, ce qui réclamerait un autre moyen de décrypter son contenu informationnel et engendrerait alors une régression à l’infini. Bien sûr sont impliquées des fonctions cérébrales complexes qui nous permettent de décrypter des données, mais notre cerveau n’est somme toute qu’un moyen impliqué dans cette expérience.
42Second cas envisagé par Fuchs : le transhumanisme. Son principe est simple : notre constitution biologique étant imparfaite, la technologie nous aidera à améliorer nos capacités psychiques et physiques. À terme, il sera même possible de transférer notre esprit dans une machine (mind uploading ou mind transfer), le cerveau étant assimilé à un disque dur biologique disposant d’un programme. Une telle conception présuppose que le corps est un véhicule externe à nous et que nous pouvons le manipuler à notre guise. Selon Fuchs, il existe deux positions transhumanistes, opposées entre elles. D’une part, la position naturaliste proclame la détermination biologique de l’être humain : les gènes, hormones, neurones contrôlent le développement de notre personnalité, de notre humeur, de notre comportement social. L’attachement, l’amour, etc. ne sont que des épiphénomènes de processus biochimiques ou d’algorithmes organiques. D’autre part, la position volontariste-culturaliste : l’intelligence, la personnalité et le genre seraient ultimement basés sur des constructions socio-culturelles. Mais ces deux positions ont un fondement théorique commun : le dualisme cartésien de l’opposition corps-esprit. Dans le premier cas, le physique c’est tout, dans l’autre il n’est rien. Toutefois, pour Fuchs, aucune de ces deux approches n’est tenable, car dans les deux cas on oblitère la structure anthropologique fondamentale relative à notre embodiment. Nous ne sommes ni de pures machines biologiques ni de purs produits de constructions sociales. Nous sommes des êtres corporels vivants. Cela signifie qu’être un corps n’est pas quelque chose qui nous est extérieur, en lui réside la fondation de notre existence précisément parce que tout sentiment, toute perception, pensée, action est une forme de l’énaction de la vie.
43Peu à peu se dégage la conception fuchsienne de la liberté. Décider et agir est une expérience primaire de notre vie de tous les jours. D’ailleurs, au quotidien, implicitement, nous savons que notre relation à autrui n’est pas entièrement déterminée par des causes physiques. Les humains posent des actes suivant leur volonté et leur raison. Aussi, selon Fuchs, une pure explication naturaliste du comportement humain est incompatible avec la nature de notre action. Fuchs prône une conception libertarienne de la liberté au sens où il défend l’intuition de la liberté au niveau de l’expérience pratique contre les tenants du déterminisme. Fuchs récuse l’idée que soit le cerveau soit le Je (comme entité supra-corporelle) serait l’acteur de l’action et celui qui prendrait les décisions. La liberté est nécessairement incarnée et relative à une personne (embodied and personal freedom). La personne est un être vivant, à savoir une unité psychophysique, et ses décisions relèvent de processus vitaux (life processes) dans lesquels les composants mentaux, émotionnels et intellectuels interagissent en permanence entre eux.
44Fuchs invite à nous écarter de l’idée largement répandue selon laquelle le cerveau prendrait des décisions (et donc, plus généralement, que le cerveau penserait). D’abord, le discours neuroconstructiviste est anthropomorphe et il applique des catégories spécifiquement humaines au cerveau. Mais comment un cerveau pourrait-il prendre des décisions s’il fonctionne selon de strictes réactions chimiques ? Le cerveau ne fait l’expérience de rien, quand bien même ses fonctions rendent l’expérience possible. Car qu’est-ce que décider ? Prendre une décision repose sur une possibilité contrefactuelle (counterfactual possibility) que Fuchs appelle le « as-if ». Celui-ci est la condition préalable à l’acte de décider et il fait référence à un champ virtuel de possibilités dans lequel nous sommes capables de nous mouvoir sans contraintes factuelles directes et immédiates. Nous sommes capables d’imaginer le possible, d’anticiper le futur, en suspendant le cours de la réalité immédiate. Cet univers du possible s’exprime dans la langue, par exemple par l’usage des auxiliaires de modes. Cette virtualité ne possède aucun correspondant dans le monde physique, et le cerveau n’est pas le sujet qui se meut dans l’univers du as-if. Celui qui s’y meut, c’est moi. La prise de décision est relative à une personne et non à un cerveau. Le cerveau (comme l’ordinateur d’ailleurs) ne se retrouve jamais exposé à un problème ou à une alternative, puisqu’il ne pèse pas le pour et le contre d’une action, d’un geste, d’une parole. La possibilité d’aller faire une balade ou de me rendre au théâtre n’a jamais existé au niveau neuronal. Nous sommes donc des êtres capables de suspendre nos impulsions et désirs, de pauser et d’examiner si et jusqu’où nous voulons transformer nos volontés en actions. Agir présuppose ainsi une relation à soi-même. La capacité de choisir témoigne d’un appel à soi propre au monde la vie, là où plus précisément s’opère ce que Fuchs appelle une « pratical life decision ».
45Agir en fonction de cette décision présuppose une capacité d’autodétermination qui est d’abord le fait de l’organisme en tant que vivant. Dès lors, afin de développer une approche des processus physiologiques compatible avec la liberté incarnée, il faut penser à nouveaux frais ce que l’on nomme la « causalité mentale ». La causalité relative à l’organisme est circulaire. Un être vivant est un système auto-organisé (autopoïétique) qui reproduit continuellement les éléments qui le composent (organes, cellules, macromolécules), tandis qu’inversement ces éléments constituent et maintiennent le système dans son ensemble. Le tout est donc la condition de ses parties, en même temps qu’il est réalisé par elles. La causalité circulaire signifie que l’organisme structure ses composants et les intègre dans des fonctions supérieures. Fuchs avait longuement détaillé ce point dans Ecology of the brain (https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=1131).
46Une des forces de l’argumentaire de Fuchs consiste à penser le corps comme le rempart à la naturalisation complète de l’expérience. Nous n’habitons pas notre corps à la manière d’un pilote dans son navire. Nous sommes nous-mêmes ce corps dont l’extension spatiale s’éprouve au sein de la mienneté du sentir, dans la mobilité des membres et dans toutes les habiletés (et même dans les incapacités) du corps grâce auxquelles nous nous rapportons au monde ; la phénoménologie de la vie d’Erwin Straus est convoquée à de multiples reprises pour restituer le sens de l’unité du sentir et du mouvement. Le corps est la fois ce moyen par lequel nous sommes enchâssés dans le monde en même temps que le centre de l’expérience. Le cerveau n’expérimente pas, il ne fait aucune épreuve, mais mon corps que je suis, oui. Ici entre alors en scène un point cardinal de la pensée fuchsienne : l’intersubjectivité implicite de la perception. Fuchs plaide pour un réalisme du monde de la vie contre le modèle actuel des sciences cognitives selon lequel la perception est une représentation interne du monde extérieur logée dans le cerveau. À l’inverse, les conceptions interactives de la perception (initiées avec von Uexküll et von Weizsäcker) soulignent la dimension incarnée et énactive de la cognition (cf. Varela, O’Regan, Noë, Thompson, etc.). La perception n’est pas une transformation en un schéma cérébral interne de stimuli externes provenant du monde. Elle est le résultat d’un rapport sensorimoteur à l’environnement ; rapport qui est à son tour motivé par les intérêts de l’être vivant. En tant que percevant, l’être vivant n’est pas en opposition avec le monde, mais il s’enchevêtre en lui. Il est donc actif, mobile et participatif. Il n’y a de perception que pour un être capable de se mouvoir et de saisir quelque chose, autrement dit qui détient un pouvoir d’action. La perception au sens fuchsien rend alors possible l’objectivité du monde. Elle résulte de l’interaction sensorimotrice du sujet avec l’Umwelt, laquelle est à la fois composée de choses, mais aussi d’autres individus. L’objectivité prend sa source dans cette intersubjectivité implicite propre à l’expérience primaire que garantit le corps.
47La fin du livre tire les conséquences des analyses précédentes pour comprendre le rôle de la psychiatrie, Fuchs proposant une description phénoménologique de la démence et insistant sur la dimension cyclique de la vie du corps. En psychiatrie, le paradigme neurobiologique dominant assimile le trouble mental à une maladie du cerveau. Un tel cadre a favorisé le développement de traitements médicamenteux puissants. Ceci, à n’en pas douter, a eu pour effet positif une meilleure compréhension du cerveau. Le constat final reste néanmoins édifiant : en dépit des investissements colossaux déployés par la recherche et l’industrie pharmaceutique, aucune découverte cliniquement satisfaisante n’a été mise en évidence, à l’exception de la maladie d’Alzheimer. Et de fait, nous ne disposons toujours pas de dispositif fiable pour diagnostiquer les maladies psychiatriques au moyen, par exemple, de biomarqueurs ou par détermination de variantes génétiques particulières. Or, bien que l’échec soit flagrant, on ne remet pas en question le paradigme réductionniste qui est la cause, sur le plan théorique, de l’échec de la psychiatrie au niveau de la pratique thérapeutique. C’est ici que la phénoménologie de Fuchs plaide pour une psychiatrie relationnelle partant du principe que le sujet souffrant n’est pas un cerveau mal programmé mais un être vivant qui rencontre et vit diverses perturbations au sein de sa vie quotidienne.
48Bien que l’on puisse regretter l’absence de réflexion poussée sur les enjeux institutionnels de la pratique thérapeutique, Fuchs propose une riche analyse phénoménologique des démences, notamment d’Alzheimer. Cette maladie remet en question ce que notre société considère comme le fondement de notre identité : nos capacités cognitives de réflexion. Dans les cultures occidentales, l’essence de la personnalité est foncièrement liée à la rationalité, à la mémoire, à la capacité de former des jugements, c’est-à-dire à un principe d’autonomie qui est fonction de l’identité intellectuelle du sujet. Au sein de ce paradigme, les déficiences provoquées par les démences menacent le principe de cognition, ce qui a tendance à favoriser la stigmatisation. Dans les stades avancés de la maladie, là où la raison et la mémoire autobiographique sont les plus touchées, certains utilitaristes comme Peter Singer ou plus récemment Jeff McMahan n’hésitent pas à réduire ces individus à des « quasi-personnes » ou à des « post-personnes ». Fuchs estime qu’une telle identification de notre identité à la cognition, à la rationalité et à la mémoire repose, une fois de plus, sur une conception dualiste dans laquelle le corps sert de simple véhicule à l’esprit ou au cerveau. Une telle vision oblitère ce qui est constitutif de la personne humaine, à savoir la dimension sociale de son existence et qui émerge dès l’intersubjectivité charnelle primaire et préréflexive se formant durant l’enfance. Aussi, notre identité première est d’abord vitale et corporelle. C’est à titre de corps qu’un individu sent, s’exprime, s’imprègne du monde et d’autrui.
49C’est ce fondement corporel qui n’est jamais définitivement perdu, même dans les démences les plus sévères. En d’autres termes, le corps subjectif dispose de sa propre histoire. Dès la vie intra-utérine, nos expériences se sédimentent en nous sous forme d’habitudes sensorimotrices qui nous permettent d’appréhender le monde. Ces habitudes et expériences engendrent progressivement une « mémoire corporelle » (body memory). Cette continuité n’est pas nécessairement relative à des souvenirs, à des idées. Elle résulte d’une sédimentation dont le corps est l’expression. Ce n’est que récemment que les scientifiques se sont intéressés à cette forme de mémoire pour comprendre la démence. Et l’on a découvert qu’une telle mémoire est préservée jusqu’aux stades ultimes de la maladie. En conclusion, selon Fuchs, la démence est une perte de réflexivité et de métaperspective qu’il faut cependant mettre en contraste avec la préservation de la mémoire corporelle, elle-même présupposant la dimension « inter » de la corporéité.
50Le livre s’achève par une réflexion sur la temporalité du corps subjectif. Nous savons qu’avec le judaïsme et le christianisme s’est développée une conception linéaire du temps. On sait aussi que cette vision a perduré avec les progrès scientifiques et technologiques. Depuis la physique newtonienne, le temps est fondamentalement continu, et il est symbolisé par une flèche homogène et quantifiable. Mais le temps du corps est cyclique. Du caractère périodique des processus physiologiques (le rythme cardiaque, la respiration, le rythme circadien, les cycles hormonaux, etc.) aux habitudes récurrentes et automatiques du corps, l’ensemble de l’expérience préréflexive de la vie est façonné par une structure cyclique. Cette processualité, en effet, soutient nos projets qui sont linéairement orientés vers l’avenir. Cependant, le lien entre le temps cyclique et le temps linéaire, tant dans l’accomplissement individuel de la vie que dans les processus sociaux, ne se déroule pas seulement de manière harmonieuse, mais de façon parfois conflictuelle. Ce sont les perturbations et autres négligences de ces cycles qui souvent conduisent à des troubles de l’individualité, et peut-être bien aussi…de la collectivité. La défense de l’humanisme est donc plus qu’à l’ordre du jour.
51Remy Rizzo
52Université de Liège
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54Jesús Padilla Gálvez, State of Affairs. Reconstructing the Controversy over Sachverhalt, Philosophia Verlag, 2021, 239 pages. Prix : $24.00 (hbk). ISBN : 9783884051313.
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56Jesús Padilla Gálvez presents a fascinating investigation that introduces the notion of “Sachverhalt” to the reader, a philosophical topic that has not received the attention it deserves given its importance. The book reconstructs the debates around the concept of “Sachverhalt” that developed over one and a half century in the Austrian philosophical tradition. Although the term has been translated as “state of affairs”, its meaning in the Austrian philosophical discussion is different in many respects from that in the English-speaking world. The book provides a comprehensive overview of its conceptual history and the discussions about the concept, with its origins going back to the writings of Bernard Bolzano.
57The term “Sachverhalt” was first introduced by Carl Stumpf and was further developed by Edmund Husserl in his phenomenology. Adolf Reinach and Martin Heidegger referred to the concept in their writings. Ludwig Wittgenstein made several relevant annotations. Hans-Georg Gadamer enriched the discussion with notable arguments and Jürgen Habermas deepened some interesting aspects. The present volume describes the different philosophical approaches to the topic and ends with an overview of the ramifications and the thought-provoking impulses that the concept had on various scientific disciplines. The author analyzes the conceptual history from a new perspective and provides valuable insights in the Austrian philosophical tradition, that is sometimes wrongly assigned to German philosophy. It starts with a diachronic investigation into the origins of the expression “Sachverhalt” as a philosophical term, that go back to the times before Carl Stumpf would first coin the name of the concept. Padilla Gálvez describes the different threads of discussion that developed in Central European philosophy and reveals the perspectives from which philosophers approached the term.
58The book is divided into thirteen chapters, each of which deals with one aspect of the concept considering its history of development. The author starts from the question of how we can arrive at correct judgments and which procedure should be used for this purpose. In chapter one that aims to answer the question of “What Does ‘Proposition in Itself’ Mean?”, Padilla Gálvez traces the development that led to Austrian philosophy taking a different direction than that of the Kantian philosophy and German idealism. This radical change goes back to the expression proposed by Bernard Bolzano in his writings on “Satz an sich”, that translates as “proposition in itself”. In Bolzano’s book entitled Wissenschaftslehre (Bolzano, 1837, Vol. I, § 19), he analyzed the logical foundations of sciences. The “proposition in itself” took a key role in his program and is contrary to Immanuel Kant’s notion of “Ding an sich” (“thing in itself”), as the latter denotes an object in a general sense, independent of whether it is visible or not. It is assumed that “thing in itself” has no spatio-temporal dimension and exists independently of us. The author underlines that, by contrast, a “proposition in itself” denotes what could be called the objective part of a proposition as it expresses the core of its content. With this phrase, Bolzano put the focus on the content and on the question of what that content exactly comprises.
59 In chapter two entitled “Intentionality and Content of Judgment”, Padilla Gálvez demonstrates how Bolzano’s notion of “Satz an sich” was significantly expanded by his student Franz Brentano, who replaced it by “Urteilsinhalt”, thereby focusing on the content of judgment. Brentano considered the content of judgment as a reference to objects. As such, he rejected Kant’s proposal, according to which judgments are considered mere connections of representations. Brentano assumed that judgments were based on representations by which a content would be confirmed or negated. This act of judging is then ascribed truth or falsity, a proposal that provoked relevant debates among his students. The author reveals that even though Brentano made significant progress he had still approached the study of mental content from a psychologistic point of view. Therefore, Padilla Gálvez examines this aspect in more detail in chapter three titled “Antipsychologism” and summarizes the arguments against psychologism put forward by Gottlob Frege, that would later convince Brentano’s student Edmund Husserl to refute psychologism in his phenomenology. This chapter gives valuable insight into the fallacies caused by a psychologistic approach where representations are combined with concepts due to an inadmissible confusion of logic and psychology.
60In chapter four, devoted to “Assumptions”, the author shows how Brentano’s psychologistic approach had provoked criticism among his students who thereupon made counterproposals, by which the concept of “state of affairs” was significantly developed. This is particularly true for Alexius Meinong, who developed a sophisticated theory of objects (“Gegenstandstheorie”), according to which an object is considered everything to which a thought can be directed, no matter if is exists or not. In order to propound an all-encompassing theory that includes all objects, even non-existent ones (e.g. a unicorn) or contradictory expressions (e.g. a round triangle), he distinguished between four different kinds of objects that he designated objects, objectives, dignitatives and desideratives (p. 78). The objective element forms the fundament of the science of logic since an objective judgment is always viewed as an object of higher order. Meinong considered it the direct object of any judgment, on the condition that the object does not exist as such but rather subsists. What is understood by subsist is the mere assumption that something is logically conceivable as an object, no matter if it exists or not (p.89). According to this view, the state of subsistence would last until the assumptions can be proved and thereby become facts. The subsistence and consistency of objects of higher order rest on objects of lower order. As such, higher-order objects come to be located within relationships and complexes. The author describes the process of how we start from mere assumptions and use a logical procedure to determine the objective by which we arrive at the facts that are a pre-requisite to forming a judgment.
61In chapter five on “Sachverhalt” Padilla Gálvez explains how Carl Stumpf came to coin the name of the concept and developed a complex theory of states of affairs. His writings caused a turning point in the debate as the new concept helped overcome unfounded expressions that lacked a necessary procedure of proof. The reader learns how Stumpf managed to decouple state of affairs from mere psychological representation and to establish the form in which state of affairs would be verbally expressed. The descriptions of Stumpf’s reflections on the semantic characteristics of nominalization and the role of indirect speech (“oratio obliqua”) (p. 93) when addressing a state of affairs are especially enlightening. Chapter six on “The Phenomenological Proposal”, deals with the phenomenological approach formulated by Edmund Husserl. Husserl considered objectivity and truth as a result of what he called acts of knowledge in judgments. In fact, a person making a judgment is always directed towards an object and therefore absorbed in the objective. A state of affairs does not represent a common object in a general sense but rather reveals the object as it is represented in the person’s cognitive processes. As such, the object is the bearer of properties embedded in a network of semantic connections.
62Chapter seven deals with the role of negative judgments in the determination of a state of affairs (p. 115). On this point, Adolf Reinach criticized Meinong’s concept of the objective and proposed a distinction between propositions on the one hand and states of affairs on the other. Padila Gálvez illustrates this distinction using the example of a rose of which we can say that it blossoms or not, the first describing a positive and the second a negative state of affairs (p. 117). What must be taken in mind is that assumptions tend to ‘subsist’ whereas objects ‘exist’. As the rules of logic apply to judgments as well as to states of affairs, two contradictory states of affairs cannot subsist at the same time.
63In chapter eight entitled “Analytic Proof and Refutations”, Padilla Gálvez analyzes Ludwig Wittgenstein’s contributions to the problem of state of affairs. He points to the intellectual stimulus that Wittgenstein received from Gottlob Frege regarding the content of propositions. According to Wittgenstein’s ontology, a detailed study of presumably possible states of affairs (Sachverhalte) and the conditions from which matters arise (Sachlage) would eventually allow us to arrive at facts (Tatsachen). As such, he defined state of affairs as “a nexus between the ontological categories that are generated around objects” (p. 135), similar to a combination of objects, matters or things. In this point, Wittgenstein’s ontology had generated difficulties as Frege expressed his difficulties in understanding the original manuscript of the Tractatus (Wittgenstein, 2016, TLP, 2.01). What Wittgenstein wrote about states of affairs, facts, and matters, appeared difficult to comprehend for a German logician (see Letter of 16 September 1919, Janik, 1989, 5ff).
64In this chapter, the author shows how to use Wittgenstein’s proposed ontology in establishing the facts. Padilla Gálvez discusses the concept making reference to Brentano and Stumpf and uses interesting examples from different fields to explain how we come to understand a particular state of affairs in a given context.
65Chapter nine on “The Paradox of the “Sach-Verhalt”” deals with Martin Heidegger’s approach to state of affairs. Heidegger referred to the literal meaning of “Sach-verhalt”, that points to the mode in which a matter behaves within a context. He assumed that one understands an issue by looking into the way in which it is organized and how it is linked to thought. He pointed to ‘being’ (das Sein) (p. 153) as a fundamental concept that he considered as self-evident. According to Heidegger, a state of affairs expresses something that eludes a clear definition and is therefore inaccessible. The author criticizes Heidegger’s approach and reveals the fallacies that underlie his point of view.
66Chapter ten is dedicated to Hans-Georg Gadamer’s hermeneutic approach, who viewed understanding as a process in which someone would examine a text by interpreting it. He compared hermeneutics to a process of reflection that happens when one is absorbed in a dialogue. One comes to understand an issue through a process of reflective examination. In this process, a state of affairs in the form of a question is presupposed. Padilla Gálvez explains how Gadamer viewed state of affairs as a question that expresses the perspective under which the questioned object is revealed. The way the question is asked narrows the scope of the object in question. As such, to understand an issue requires both, openness to the world and limitation of the object to be understood.
67In chapter eleven on “Locutionary Acts and State of Affairs” the author examines Jürgen Habermas’ view of the concept of state of affairs. According to Habermas, a speaker expresses a state of affairs through a locutionary act. This view is based on the theory of speech acts proposed by John L. Austin and further developed by John Searle. The author examines the differences between Habermas’ perspective and the positions taken by Austin and Searle. He analyses in detail to what extent the theory of speech acts is compatible with the philosophical tradition and concept of “Sachverhalt” in the Austrian tradition.
68 In chapter twelve, titled “State of Affairs as a Link between Being and Ought”, Padilla Gálvez describes state of affairs as regarding being and what may be called a “normative ought”. In law the concept of state of affairs plays a central role. To illustrate its function the author analyses a legal case in which the state of affairs is an important step in the process of making judgments. Legal practitioners must generate a nexus between the facts on the one hand and the legal consequences resulting from them on the other hand. Whereas the facts are of empirical nature, the consequences relate to norms. States of affairs are located at the intersection of these two areas. In this context the author points to a common mistake in the creation of a state of affairs based on statements that witnesses report of an event. The error occurs when a witness’ description is essentially subjective. This error has been widely discussed by philosophers and legal scholars. This chapter shows the important function that the state of affairs plays within the legal sciences on the way to the decision-making process. The practical examples clarify this function.
69In the last chapter, the author again refers to the legal field by showing the discussions about the state of affairs using the example of ‘pretense of false facts’ (Vorspiegelung einer falschen Tatsache) (p. 192). He demonstrates the procedure that jurists follow to define the state of affairs based on a nucleus of facts. To establish a state of affairs, jurists follow a special procedure in which they assume via the circuitous route that false facts have been presented. As such, the determination of the state of affairs takes place via a reverse process, namely in that what needs to be proved is that we are not confronted with a case of deception. The author explains how phenomenological and hermeneutic studies have influenced legal practice in Germany. In fact, the offense of ‘pretense of false facts’ is recorded in the German Criminal Code (p. 192). Using some plausible examples, the author underlines the importance of determining the correct affairs in a legal case.
70 In this present volume, Padilla Gálvez provides a profound analysis of the different approaches to the concept of “Sachverhalt” and the attempted solutions proposed by different philosophical traditions. In his conclusions he refers to Wittgenstein’s statement according to which “the difficult problems of philosophy do not arise from analyzing a mysterious state of affairs, but rather that in each state of affairs we are confronted with numerous deceptive expressions” (p. 201). The author explains how an incorrect determination of states of affairs creates deception and leads to incorrect results. Overall, the book gives a highly interesting overview of the complexity of the issue of state of affairs, as it has been discussed within the Austrian philosophical tradition. It shows the complexity of the discussions and explains the number of different approaches to determining the “Sachverhalt”. At the same time, the attention to detail with which the history of the concept is reconstructed brings with it the weakness that it focuses extensively on describing the common thread of the discussion and that it hardly touches on the similarities with the Anglo-Saxon discussion. However, this would go beyond the scope of this volume and requires a new book to be written. The strength of the book lies in that it gives the reader an insight into a highly effective method that, when practiced, enables us to identify the objective content of an investigation and how to arrive at correct judgments. This book is recommended for readers interested in philosophy and law, as it explains a concept that, given its long tradition and central importance to the sciences, has not received the attention it deserves.
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72Références. Bolzano, B. (1837). Wissenschaftslehre. Versuch einer ausführlichen und größtentheils neuen Darstellung der Logik. Ed. J. Ch. A. Heinroth. Vols. I – IV. Sulzbach, Seidelsche Buchhandlung. — Brentano, F. (2008). Psychologie vom empirischen Standpunkt. Leipzig, Duncker & Humblot. Psychologie vom empirischen Standpunkt. Von der Klassifikation psychischer Phänomene. (1874) Ed. Thomas Binder, Arkadiusz Chrudzimski. Frankfurt, Ontos. — Gadamer, H.-G. (1990). Hermeneutik I. Wahrheit und Methode. Gundzüge einer philosophischen Hermeneutik, in: Gesammelte Werke. Vol 1. Tübingen, J. C. B. Mohr. — Heidegger, M. (1967). Sein und Zeit. (1927). Tübingen, Max Niemeyer Verlag. — Husserl, E. (1968). Logische Untersuchungen. Erster Teil: Prolegomena zur Reinen Logik (1913). Tübingen, Max Niemeyer Verlag. — Husserl, E. (1968). Logische Untersuchungen. Zweiter Teil: Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis (1921). Tübingen, Max Niemeyer Verlag. — Janik, A. (1989). Gottlob Frege: Briefe an Ludwig Wittgenstein, Grazer Philosophische Studien, 33/34, 5-33. — Meinong, A. (1901). Über Annahmen, in: Alexius Meinong, Gesamtausgabe, Vol. IV, Eds. R. Haller, R. Kindinger y R. M. Chisholm, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1977, 1-384. — Reinach, A. (1911). Zur Theorie des negativen Urteils, in : Münchener Philosophische Abhandlungen. Theodor Lipps zu seinem sechzigsten Geburtstag gewidmet von früheren Schülern, Leipzig, Johann Ambrosius Barth, 1911, 196-254. — Padilla Gálvez, J. (2021). State of Affairs. Reconstructing the Controversy over Sachverhalt. München, Philosophia Verlag. — Stumpf, C. (1907). Erscheinungen und psychische Funktionen, Abhandlungen der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse vom Jahre 1906. Berlin, Verlag der Königl. Akademie der Wissenschaften, 4, 1-39. — Wittgenstein, L. (1921). Tractatus Logico-Philosophicus. Trans. by D. Pears and B. McGuinness. London, Routledge 1961.
73Margit Gaffal
74Universidad Complutense Madrid
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76Christophe Perrin, Solus ipse. Phénoménologie de la solitude, Hermann, coll. « De visu », novembre 2022, 324 pages. Prix : 32€. ISBN : 9791037008510.
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78Spécialiste de la phénoménologie et de son articulation entre les xviie et xxe siècles, Christophe Perrin invite, au terme d’un parcours balisé par un quadriparti de philosophes (Heidegger, Levinas, Sartre et Bachelard), à réfléchir la phénoménalité de la solitude. Minutieux et généreux dans ses analyses, le philosophe de l’UCLouvain sollicite tous les écrits philosophiques, ainsi que leur littérature auxiliaire, qui problématisent ouvertement ou sporadiquement la solitude. Dès le départ, la solitude ne va pas sans deux points d’intérêt : d’une part, pour être seul, il faut d’abord être, c’est-à-dire être en première personne ; d’autre part, cette solitude est jugée, tantôt bonne, tantôt mauvaise, tantôt bénéfique, tantôt désastreuse (p. 12-13). Cette distinction fondamentale montre qu’il est question des solitudes.
79Conscient que la solitude a été longuement tue en philosophie (p. 7), il débute son interrogation par une brève histoire de la philosophie, mentionnant notamment Pétrarque et Descartes, pour constater l’entrave de la tradition au regard de la manifestation de la solitude (p. 39). Dès les prémisses définitionnelles, la solitude est empêchée, parce que relativisée dans son rapport à l’altérité. D’abord avec Pétrarque qui subordonne la vie solitaire à la perfection intellectuelle et morale qui prépare ultimement la rencontre avec Dieu. Ensuite avec Descartes qui rend caduque le rapport à autrui au terme d’un doute méthodique et hyperbolique permettant à la pensée d’aboutir à la vérité première et indubitable du cogito (p. 66-67). Le monde et ce qui le compose ne s’assument dès lors par ce « moi abstraitement isolé » qu’après coup (p. 79). Perrin nous met en garde contre l’anachronisme du solipsisme, tout en soulignant la dichotomie, dès Descartes, d’un solitarisme qui saisit la solitude du dehors d’un côté, d’un solipsisme qui saisit la solitude du dedans de l’autre.
80Dans la solitude impensée, Heidegger est abordé, même si ce dernier a toujours refusé de s’attarder sur la solitude, alors qu’il en a discuté à plusieurs occasions. L’intérêt pour le penseur allemand est attesté : face aux éléments, l’être humain vit un état d’âme, celui de se reconnaître comme solitude, comme individualité unique (p. 93). Une forme de solitude s’impose à lui, dans son être, qu’il doit endurer. Elle s’impose au terme d’une angoisse, celle d’un effondrement du signifiant qui le ramène devant sa mondanéité, dans son Dasein (p. 107). Sauf que cette solitude s’impose selon une modalité négative puisque le Dasein implique en soi le rapport à autrui. De sorte que « je ne suis seul que dans la mesure où, à un niveau existential, je ne le suis pas » (p. 117-118). Qu’est-ce que la solitude heideggérienne de l’être si elle ne l’est jamais véritablement ?
81Ce n’est qu’avec l’apport philosophique de Levinas que la solitude est pensée positivement dans la phénoménologie historique. Dans la solitude aliénée, l’humain souffre d’un désir d’évasion, d’un besoin de sortir de soi-même (p. 134). L’être qui ne peut qu’être est saisi d’une nécessité qui ne dépend pas de l’extérieur et qui est la condition nécessaire de la conscience solitaire (p. 146). Exister, c’est prendre conscience de son unicité, tout en admettant l’insularité qui rend cette lucidité incommunicable. À la différence de Heidegger et de Sartre qui définissent la solitude dans sa relation à autrui, Levinas définit l’ontologie de l’être humain par son excès, par « ce trop-plein de moi en moi » (p. 155). La solitude est donc une affaire à soi, une affaire qui n’a rien à voir avec autrui.
82Avec la solitude engagée de Sartre, l’humain est pris par une béance au cœur de son existence à laquelle il ne s’habituera jamais (p. 188). Cette béance, c’est la solitude. Dans cette absurdité de l’existence qui repose sur le fait d’être « sans rime ni raison », l’humain découvre sa solitude qu’il doit accepter et endurer pour être authentiquement libre (p. 192-193). Cependant, pétrie dans une tension irréductible avec autrui, la solitude sartrienne n’est finalement que retrait, qu’une « contrepartie de la socialité » (p. 216) qui, sur le plan ontique, précède et excède tout individu. A contrario, sur le plan ontologique, cet abîme constitutif de la vie humaine manifeste un être en tant qu’il implique d’autres êtres que lui. Chacun, par la prise de conscience de cette solitude béante, manifeste la liberté humaine. Perrin le souligne :
Il faut compter sur tous ceux qui, à l’heure des choix, doivent prendre leurs responsabilités, soit chaque homme en permanence en tant que conscience, c’est-à-dire en tant que liberté (...). Tout est lié : la conscience à la liberté parce qu’elle la rend possible, la liberté à la solitude parce qu’elle la rend nécessaire, la solitude à la conscience parce qu’elle la rend réelle (p. 205-206).
83Enfin, l’ajout de Bachelard dans ce quatuor marque une certaine distance avec ses prédécesseurs. En effet, davantage connu pour son apport en épistémologie, le philosophe français ne commentera que fort peu la tradition phénoménologique (p. 221). L’intérêt que lui porte Perrin provient de sa déclinaison plurielle de la solitude. Ces deux solitudes, un moi unique et un monde singulier — c’est-à-dire un être par excellence, un être dans son monde, et un être par essence ou un être au monde — ne se rencontrent pas, si ce n’est soi-même. Ainsi, « c’est quand ma clôture ontico-ontologique se trouve face à une autre qu’elle que j’éprouve mon ouverture psycho-cosmique » (p. 223). Après avoir redéfini l’épistémologie de la phénoménologie, qu’il nomme phénoménotechnique (p. 228), signifiant alors que les phénomènes sont construits par la raison et non donnés affectivement comme le suppose la première phénoménologie, Bachelard souligne que cette construction de la raison peut également subir l’effet des sentiments et des émotions (p. 234). Lisant Siloë de Gaston Roupnel, Bachelard apprend la solitude de la lecture qui requiert la coïncidence du dedans et du dehors, de l’intériorité avec l’extériorité. Sauf que dans ce for intérieur, dans ce cogito, il y a le feu, celui des rêveries. Grâce à la solitude, qui n’est nulle autre que la condition de possibilité de la rêverie, « l’homme se nourrit de ce que son esprit produit » (p. 241), au point de s’unir au monde, ce qui explique pourquoi « “la flamme isolée” est à la fois “le témoignage d’une solitude” et “une image de la solitude” » (p. 257).
84S’achève ainsi ce bref tour d’horizon des phénoménologues de la solitude, dont Christophe Perrin fait in fine immanquablement partie puisqu’il offre son propre cheminement phénoménologique dans le dernier chapitre sur la solitude empochée. Riche et transversal, cet essai philosophique témoigne d’une ambivalence radicale de la solitude, ce qui nous invite à considérer cette dernière avec rigueur et méthodologie tout en admettant son énigmaticité.
85Jason Dufrasne
86Université de Liège/Université Catholique de Louvain