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- Volume 19 (2023)
- Numéro 3: Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux: Intu...
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Le formel entre intuition et médiation symbolique. Husserl et Frege
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Résumé
Cet article veut clarifier la façon dont la phénoménologie husserlienne a relevé les défis épistémologiques posés par la dimension formelle qui caractérise les mathématiques depuis la modernité. Après avoir montré comment cette question nait des problèmes sémiotiques rencontrés par Husserl dans sa première œuvre, je vais dévoiler pourquoi les difficultés d’une conceptualisation adéquate du formel sont essentiellement liées aux ambiguïtés qui accompagnent les langues symboliques. D’un côté, les dispositifs symboliques permettent une extension de la connaissance exacte grâce à l’élargissement du concept d’intuition, qui englobe ainsi même des formes médiées d’évidence. De l’autre, ils sont par leur nature particulièrement exposés au risque de l’équivoque logique et du malentendu. Ma stratégie sera d’aborder cet enjeu à travers la comparaison avec la conception du langage symbolique de Frege, en montrant pourquoi elle exemplifie, selon la perspective husserlienne, ce type d’équivoques.
Tabla de contenidos
1. Introduction
1Il est remarquable que deux des figures les plus décisives pour la constitution de l’horizon de la pensée contemporaine, Husserl et Frege, ont établi leur philosophie à partir du même point de départ, c’est-à-dire d’une interrogation sur la portée épistémologique de la révolution symbolique que les mathématiques modernes (surtout avec le xixe siècle) ont connue. Cette interrogation se base sur l’assomption partagée de la valeur productrice (et pas seulement documentaire d’une pensée préalable) de cette nouvelle forme de représentation, et sur le défi qu’un nouveau type de connaissance pose pour la philosophie. Tous les deux attribuent ce pouvoir à la possibilité de se détacher des limites empiriques de l’intuition psychologique, et donc de dominer systématiquement des multiplicités des entités idéales autrement inaccessibles. Il s’agit toutefois d’une séparation qui libère la pensée au prix, apparemment, d’une médiation sémiotique, d’une distance de l’objet connu. Je vais montrer comment leurs réflexions épistémologiques divergent sur l’interprétation de la nature de cette médiation, à savoir du rapport de la productivité symbolique avec l’intuition. Alors que Frege soulignera le pouvoir quasi thaumaturgique des symboles par rapport à leur capacité de présenter le conceptuel au-delà de toute médiation, Husserl mettra au contraire l’accent sur leur profonde ambiguïté : les moyens symboliques génèrent des intuitions d’un nouveau genre précisément puisqu’ils sont médiateurs, mais ils sont donc aussi essentiellement exposés à l’erreur logique et à l’équivoque. Le but de ma contribution est de faire apparaître la complexité de la conception husserlienne à travers sa divergence à l’égard de la position frégéenne et de suggérer des nouvelles clés interprétatives pour comprendre leur relation philosophique.
2. Les problèmes du symbolisme dans la Philosophie de l’arithmétique
2Le problème de l’essence des mathématiques, c’est un des thèmes décisifs pour l’entière trajectoire de la pensée de Husserl, de sa première formation académique comme étudiant de Weierstrass à Berlin, jusqu’aux dernières analyses sur la mathématisation de la nature et la crise des sciences. Cet intérêt est stimulé par la tension entre deux aspects opposés mais, d’autre part, complémentaires qui marquent le rapport des mathématiques à la phénoménologie.
3D’un côté, les mathématiques sont un modèle de connaissance scientifique. La compréhension de l’idéalité de leurs vérités représente un pas préliminaire pour l’édification d’une science en général, un moment fondateur de l’activité rationnelle tout court. Comme il le dit dans une leçon de 1910,
le passage de l’a priori impur de la mathématique limitée empiriquement, à celui, rigoureux, de la mathématique pure, est assurément d’une grande importance philosophique, et une démarche indispensable pour l’établissement d’une philosophie authentique. Qui n’y a pas procédé ne peut pas gravir les hauteurs d’une philosophie véritable (1991, 112).
4Ce n’est pas par hasard que dans les Prolegomènes la critique du psychologisme logique (ou mathématique) occupe une position préalable, propédeutique, à l’investigation proprement phénoménologique qui a lieu dans les Recherches Logiques. Il faut d’abord avoir compris la nature idéale des formations logiques afin de ne pas courir le risque de psychologiser les analyses du plan subjectif.
5De l’autre côté, les mathématiques sont une énigme dont la solution détermine la motivation et le but de la phénoménologie. On lit par exemple dans les premières lignes de la préface des Recherches que le livre nait de la rencontre des problèmes obscurs de la méthode et de la théorie mathématique, problèmes qui révèlent la nécessité d’une « élucidation philosophique de la mathématique pure » (1959, VII).1 Dans cette contribution, je vais aborder la question à partir de ce deuxième aspect, donc les mathématiques comme énigme et le rôle que cette énigme joue dans la phénoménologie husserlienne.
6Il est intéressant de noter d’abord que Husserl, dans les passages cités, ne parle pas des « mathématiques » tout court, mais il ajoute l’adjectif apparemment superflu « pures ». Qu’est-ce que ça signifie ? Et pourquoi l’énigme dépendrait de cette « pureté » ?
7Pour le comprendre il faut revenir un moment à la Philosophie de l’Arithmétique (1891), à savoir au projet manqué de fonder l’édifice mathématique tout entier sur le concept primitif de « nombre cardinal » tel qu’il est donné directement à l’intuition. C’est-à-dire, le concept défini, selon la caractérisation de son maitre Weierstrass qui répète sous ce respect Euclide, comme l’ensemble fini d’une multiplicité d’éléments.2 Les obstacles rencontrés dans ce projet ne dépendent pas en premier lieu des analyses « psychologiques » contenues dans la première partie qui concernent la formation de ce concept à partir de l’expérience vécue. Même si elles ne respectent pas encore les critères « transcendantaux » que la phénoménologie formulera plus tard, elles restent un premier exemple, comme Oskar Becker l’a noté (1930, 120), d’une recherche génétique sur un concept scientifique élémentaire. C’est la deuxième partie du livre consacrée aux représentations indirectes ou symboliques des nombres qui défie l’hypothèse husserlienne.3
8En prenant en compte le système décimal des numéraux indo-arabes, Husserl observe qu’il n’y a rien dans ces opérations symboliques qui pourrait être reconduit à la pratique ordinaire du décompte qui caractérise la compréhension immédiate des nombres. Dans ce dernier cas, on agit sur ce qu’il appelle Fingerzahlen, les nombre-doigts, de sorte que toutes les opérations, même les plus compliquées, sont basées au fond sur celles primitives de l’addition et de la partition, entendues comme l’ajout ou le retrait des unités à partir des collections données. En bref, quand on a à faire avec les nombres authentiquement donnés dans l’intuition, on compte. Avec les symboles on apprend au contraire à appliquer des algorithmes qui fonctionnent sur les signes eux-mêmes, sans une médiation qui renvoie aux nombres pensés dans leur signification originale. L’efficace de ce système est précisément un effet de l’oubli de la signification des nombres et de la libération du travail de l’imagination à travers le signe. En un mot : on calcule. Le fait que le système indo-arabe fonctionne correctement selon une nécessité qui est indépendante de l’actualisation intuitive des nombres « authentiques » conduit Husserl à conclure que son hypothèse initiale, selon laquelle il existe un concept fondamental ou genre à la base de toute mathématique, était fausse. Ce résultat négatif a été déjà obtenu dans la Philosophie de l’arithmétique où il réalise que :
si en arithmétique il s’agissait des nombres effectifs, l’évaluation de ces symbolisations exigerait toujours que l’on recoure aux activités effectives qui se trouvent à leur base, donc l’exécution des additions et des partages effectifs. De cela, il n’est pas non plus possible de trouver trace dans toute l’arithmétique (1972, 232).
9Il y a, pour ainsi dire, un surplus symbolique qui excède la représentation intuitive immédiate sans perdre le caractère d’évidence, et qui devient toujours plus clair avec l’extension des domaines des nombres. L’inclusion dans le calcul des nombres « imaginaires » comme par exemple les négatifs, les irrationnels, les transfinis etc. est compréhensible seulement à partir de l’abandon du concept « naturel » de nombre — abandon qui toutefois ne peut pas être accepté comme un simple fait, mais qui demande une clarification philosophique.4
10Donc, si les mathématiques n’ont pas un genre qui détermine leur cadre de vérité, mais si elles sont plutôt caractérisées par leur méthode symbolique, de quoi parlent-elles ? Comme Husserl l’écrit dans une lettre fameuse à Carl Stumpf, quel type d’objets dénotent ses propositions ? On voit ici l’enjeu qui lie la double nature des mathématiques : il faut donner une réponse philosophique à cette énigme afin qu’elles soient ce qu’elles doivent être, c’est-à-dire des modèles de connaissance rationnelle et pas seulement des techniques théorétiques. Dans l’intervalle, leur validité proprement scientifique doit être suspendue.
3. La découverte du formel
11La solution husserlienne est plutôt originale par rapport aux courants de pensée de son époque et aura des conséquences décisives pour le développement de sa phénoménologie. Il s’agit pour Husserl d’introduire un nouveau type de concept, un concept sui generis dont il place l’origine historique dans la modernité : le concept de formel. On peut même établir précisément la découverte ou au moins la première intuition de cette solution déjà dans un passage de la Philosophie de l’arithmétique, alors que Husserl remarque à propos du système décimal que
il y a un fait extrêmement important pour comprendre d’une manière approfondie les mathématiques : c’est qu’un seul et même système de la symbolique peut servir à plusieurs systèmes des concepts, qui, différents par leur contenu, ne présentent des analogies que dans la forme de leur construction (1973, 319).
12Ici l’expression décisive est clairement celle de « forme de construction » (Bildungsform), comme analogie entre les rapports structuraux des systèmes d’objets quelconques, sans qu’il y ait un genre fondamental qui les enferme. Si c’est vrai que les mathématiques ne s’occupent pas d’un domaine particulier d’objets, ça n’implique pas qu’elles doivent se réduire à un jeu arbitraire des symboles, selon l’interprétation nominaliste. Elles décrivent la forme commune à plusieurs domaines hétérogènes. Pour cette raison Husserl dira que l’arithmétique est une discipline essentiellement « équivoque » et, après quelque basculement théorique, il définira les mathématiques comme une partie de l’ontologie formelle, c’est-à-dire, la théorie qui concerne les modes de dérivation du « quelque chose en général » (Etwas überhaupt).
13Si on retourne à la question avec laquelle j’ai ouvert ce texte, on comprend pourquoi Husserl met les mathématiques pures, et pas simplement les mathématiques, à l’origine de sa recherche phénoménologique. « Pure » signifie ici purement formelle — ou comme il dit aussi, purement catégoriale. C’est ce nouveau concept de forme qui cause les énigmes les plus obscures concernant le rapport entre l’objectivité des idéalités mathématiques d’une part (idéalité que Husserl n’a jamais mise en doute), et donation intuitive pour le sujet. Il est important de comprendre selon moi que cette question ne doit pas être réduite à une autre, bien que liée, concernant le mode de donation des objets idéaux tout court. S’il est vrai que les objets formels sont semblables, par exemple, aux formations de la géométrie euclidienne par le fait de n’avoir pas un mode d’existence réel, ils ne sont pas représentables à travers des images au contraire de celles-là. Les axiomes et les théorèmes de la géométrie euclidienne sont traduits pour l’imagination grâce à une symbolisation du concept idéal qu’on peut appeler figurative. Même si on sait qu’un triangle dessiné sur le papier n’est pas le triangle idéal dont on parle dans une démonstration, le signe remplit l’importante fonction de support pour l’opération d’idéalisation des figures empiriques. Husserl a parlé de ces figures comme des « hiéroglyphes », des images empiriques qui donnent une figure concrète analogique aux concepts. Cette opération est possible puisque la géométrie est un type de mathématique matérielle, qui n’a pas exclu tout contenu, mais qui se présente comme une théorie d’un domaine spécifique — dans ce cas, l’espace idéalisé de l’expérience vécue.
14L’énigme qui concerne exclusivement les idéalités formelles, c’est le fait qu’il n’y a pas des images de la forme. Comme Oskar Becker l’a noté dans son Mathematische Existenz, le concept moderne de forme est non eidétique et a-morphique.5 Il marque une séparation décisive de la tradition métaphysique. Tout ce qu’on peut faire, c’est de représenter symboliquement les relations formelles. Plus précisément, dans les mathématiques pures, cela signifie les représenter à l’aide de caractères algébriques, à savoir, des lettres alphabétiques - utilisées pour indiquer la généralité formelle des objets - liées par des connecteurs logiques. L’importance de ce medium d’expression développé à partir de François Viète à la fin du xvie siècle ne peut pas être sous-estimé pour la compréhension de l’évolution de la science moderne.6 Déjà l’analyse dans la Philosophie de l’arithmétique avait bien montré que l’écriture symbolique du système décimal est plus qu’un type de notation neutre, alors qui détermine le sens et la possibilité d’une arithmétique proprement scientifique :
toutes les représentations de nombre que nous possédons au-delà des toutes premières dans la série des nombres sont symboliques et ne peuvent être que symboliques ; fait qui détermine du tout au tout le caractère, le sens et le but de l’arithmétique (1972, 233).
15Plus encore, la réflexion husserlienne dans les années immédiatement successives à la publication de son premier ouvrage démontre que la problématique sémiotique avait dépassé largement le contexte strictement mathématique, et avait été généralisée — comme le montre la première recherche logique. L’entière activité psychique est, d’après Husserl, dominée par les signes, dans le sens que, comme il l’explique dans un manuscrit intitulé « Sur la logique des signes (sémiotique) » de 1891,
elles n’accompagnent pas simplement le développement psychique, mais elles le conditionnent d’une manière essentielle, elles le rendent tout d’abord possible. (…) avec l’emploi conscient des symboles, l’intellect humain s’élève à un stade nouveau, au stade véritablement humain. Et les progrès du développement intellectuel sont parallèles aux progrès dans l’art des symboles (1975, 424).
16Cette centralité de la valeur épistémique de l’écriture ne changera pas pendant l’ensemble du parcours de sa philosophie. C’est encore le cas dans le fameux troisième appendice de la Crise des sciences européennes : la géométrie ne parvient au niveau proprement objectif qu’à la phase écrite de sa tradition scientifique. Pourquoi, donc, la reconnaissance du rôle décisif du signe devrait cacher une énigme, et pourquoi cette énigme regarde au premier lieu les mathématiques formelles, c’est-à-dire, un type de savoir qui semble être inséparable d’une technique exacte d’écriture particulière ? En un mot, quel est le problème avec les symboles ?
4. La lutte de Frege contre la voix
17Pour comprendre pourquoi Husserl voit dans les symboles, et en particulier dans les symboles des mathématiques pures, non seulement une ressource, mais aussi un risque, il est utile de confronter sa conception de l’écriture algébrique avec celle de la tradition logistique des philosophes soi-disant « mathématiciens » comme Gottlob Frege, avec lequel Husserl a eu d’ailleurs plusieurs échanges épistolaires au cours des années.
18Selon Frege, l’écriture idéographique qu’il a présentée dans son Idéographie réalise une portion significative du desideratum leibnizien de projeter un système de signes capable de dénoter les concepts fondamentaux de la pensée logique, et en même temps de servir comme moyen de calcul afin que les erreurs dans la formation des concepts soient immédiatement visibles dans l’écriture. C’est l’idée d’une lingua characteristica qui est au même temps calculus ratiocinator. Devient alors compréhensible la raison pour laquelle Frege a consacré au problème de la notation logique des pages importantes de sa production philosophique. Dans un article intitulé « Sur la justification scientifique d’une idéographie » de 1882, il souligne que l’invention des signes a permis de rendre visible ce qui par nature ne l’est pas, comme par exemple les concepts de la logique pure. En accord avec Husserl sur ce point, il soutient que « sans les signes, nous nous élèverions difficilement à la pensée conceptuelle » (1971b, 64). En fournissant un point stable pour l’agrégation des représentations, les signes écrits permettent de dépasser tant les limites de la représentation interne que celles d’une forme d’expression strictement verbale. Frege fait une distinction entre les signes destinés à l’oreille, comme les lettres alphabétiques qui fonctionnent d’une manière similaire à une partition musicale et qui servent pour représenter l’articulation de la voix, et les signes destinés exclusivement aux yeux — c’est le cas de l’écriture symbolique mathématique. Il argumente que, pour la représentation conceptuelle, les derniers sont préférables puisqu’ils sont complètement détachés des conditions subjectives psychiques, les images mentales, les émotions etcetera, qui pourraient influencer l’exercice de la rationalité pure. Les symboles les plus adaptés pour la logique, et donc pour la science en général, sont les caractères que Leibniz justement appelait « sourds », puisqu’ils désignent, selon cette tradition de pensée, directement la chose, et pas le mot qui dit la chose. Dans ce sens, le système décimal est déjà une idéographie avant la lettre (1971b, 66-69).
19Le symbole mathématique par excellence, au moins de la mathématique formelle moderne, est certainement le signe de variable, le x, lequel indique la généralité formelle et donc permet l’expression des lois purement logiques.7 Ce symbole joue un rôle fondamental dans la logique de Frege car il détermine la différence entre langage naturel et proprement logique.8 En fait, comme il explique dans un texte tardif sur la « généralité logique » (logische Allgemeinheit) qui fait partie de son Nachlass, c’est seulement quand une langue est construite avec certaines lettres qui fonctionnent comme variables, c’est-à-dire qu’elles peuvent « indiquer d’une manière indéterminée » (unbestimmt andeuten), c’est seulement à ce point que cette langue projetée pour les yeux sert comme un « pont entre le sensible et le non sensible (als Brücke vom Sinnlichen zum Unsinnlichen) » (1971a, 167), à savoir le conceptuel. En autres mots, en introduisant une fonction logique fondamentale, celle de la généralité formelle, dont on ne dispose pas dans le langage ordinaire, le x nous permet d’accéder à ce que Frege appelle « troisième royaume » des concepts. On trouve ici une des racines de la méfiance frégéenne envers les capacités représentatives des relations logiques des langues naturelles, considérées comme une source d’ambiguïté et donc pas appropriées aux besoins de la science. Au contraire, le x et tous les autres symboles de l’idéographie, dans la mesure où ils sont purement écrits, comblent la lacune, « l’abime profond (die tiefe Kluft) » (1971a, 168), entre le linguistique et le conceptuel. Ils sont des signes tout à fait exceptionnels qui, à la place de produire une médiation avec la chose qu’ils représentent, l’élimine. S’ils sont correctement introduits, les symboles promettent de guérir les maladies dérivées de l’usage d’un instrument défectueux et de garantir d’établir un langage logiquement parfait.
20Dans une perspective husserlienne, il s’agit ici d’une conception qu’on peut nommer à juste titre « objectiviste », avec tous les conséquences négatives que ce terme a en phénoménologie. Toutefois, le problème chez Frege ne concerne pas seulement l’hypostase du monde logique et donc l’absence d’un renvoi à la dimension subjective qui est constitutive de son idéalité. Nos remarques ont montré que l’absolutisation de l’objet logique s’accompagne d’un mysticisme du signe algébrique, qui est l’autre face de la critique du langage naturel. Frege n’explique pas comment le x pourrait rendre accessible le « troisième monde », alors qu’il se limite à constater, par exemple dans l’introduction de l’Idéographie, que son nouveau langage consiste dans « un mode de désignation convenant aux choses mêmes (die Sachen selbst) » (1999, 7). Dans un certain sens, l’appréhension des symboles idéographiques correspond pour Frege à ce que Husserl appelle « intuition catégoriale ». Le problème, c’est que l’incarnation du concept dans l’écriture reste un dogme inexplicable.
21Husserl a aussi défendu la légitimité et même la nécessité de l’élaboration d’une écriture symbolique qui a l’avantage, entre autres, d’éviter les paralogismes auxquels le langage ordinaire conduit naturellement. Néanmoins, il rejette la tendance d’absolutiser ces avantages pratiques pour faire de cette langue un médium idéal ou même « parfait ». Pour l’exprimer par une formule, on pourrait dire que pour Frege et les autres logicistes (mais on devrait aussi inclure tous les scientistes « objectivistes » décrits dans la Crise) les formules découvrent un monde ou une vérité qui n'est autrement pas disponible au moyen des sens ou du langage. Selon Husserl, les formules ouvrent la possibilité d’une nouvelle modalité de connaissance au monde physique ou logique, mais en même temps recouvrent une signification originaire. Donc, quand Husserl a parlé dans la Crise de l’inévitable « séduction du langage » (Verführung der Sprache) à laquelle la philosophie doit faire face, il ne renvoyait pas seulement aux pièges de la langue naturelle, mais aussi, et en fait même plus, aux effets de l’écriture mathématique. Dans la mesure où les symboles formels assurent une efficacité déductive formidable dont la source de légitimité est ignorée, ils sont tant une ressource pour la science en tant que technique théorétique, qu’un danger pour la philosophie. Il reste alors à définir les raisons de ce danger.
5. La méthode algébrique et ses illusions
22L’idée d’un caractère ambigu et même dangereux essentiellement lié aux signes en général nait chez Husserl encore une fois dans la période décisive entre la Philosophie de l’arithmétique et Les recherches logiques. Un signe est par définition une chose qui signifie ou renvoie à une autre chose ou un concept. Mais, comme il observe dans le texte déjà cité sur la « logique des signes », on perd facilement la relation intentionnelle qui a constitué le signe en tant que tel : « les signes exercent une substitution, mais nous ne remarquons pas qu’ils le font » (1975, 430).
23Cette possibilité, qui concerne tous les signes, s’applique particulièrement aux symboles mathématiques à cause de leur capacité de rendre les concepts passibles de manipulation algorithmique et donc de devenir leurs substituts permanents. Les concepts sont pour ainsi dire capturés dans un système sémiotique qui fonctionne même sans aucune référence à leur signification originaire. Le système décimal est pour Husserl toujours le modèle principal dans la mesure où il accomplit une duplication des concepts : à la place des nombres pensés selon ce qu’ils signifient réellement, on les considère selon une signification de jeu, à partir des règles opératoires qui définissent le comportement syntaxique du signe. Le nombre « 3 » n’est plus lié à trois choses, mais il est exhaustivement défini par sa position relative dans le système. Il s’agit donc d’une méthode, un escamotage technique provisoire qui a l’avantage pratique de permettre l’extension des capacités calculatoires. Pour effectuer des opérations arithmétiques correctes on ne doit pas réfléchir sur ce que les symboles signifient réellement, mais appliquer mécaniquement un algorithme et seulement à la fin traduire intuitivement le résultat obtenu.
24L’utilisation des lettres algébriques a selon Husserl la même fonction. En fait, il dit, « on n’a, à proprement parler, plus du tout besoin, avec les lettres, de penser à des nombres » (1998, 129). Selon sa reconstruction historique, ce passage déterminé par le principe de l’économie de pensée a conduit d’abord à l’idée d’une arithmétique universelle et après à son extension indéfinie jusqu’à l’idée d’une logique universelle ou purement formelle (la mathesis universalis).9 Ce résultat a toutefois un prix : il n’est pas obtenu en vertu d’une élaboration théorique consciente fondée sur l’expérience originaire des objets logiques, mais, au contraire, sur la constante érosion de leur sens. Les dispositifs symboliques ne font que nous dispenser de la pensée selon un procès que Husserl appellera dans la Crise « extériorisation du sens » (Sinnesveräußerlichung), et qui trouve dans la phase algébrique du développement des sciences son apogée. Tout bien considéré, la technique algébrique procède à travers une perte méthodique du sens — une perte qui est en même temps son succès et l’origine de son incompréhension. Pour rendre claire cette idée, il est bien de comparer ce type d’écriture à l’écriture alphabétique. L’alphabet est utilisé pour fixer la voix et donc pour préserver la signification intentionnelle de l’auteur — signification qui peut être de nouveau actualisée même si l’auteur n’est plus là (d’où les problèmes soulevés par Platon dans le Phèdre). Le cas algébrique est différent. Les lettres algébriques, ou pour mieux dire, l’intention algébrique concernant les lettres, visent au contraire à l’élimination de sens. Comme Alfred North Whitehead l’a bien expliqué :
these symbols are different to those of ordinary language, because the manipulation of the algebraical symbols does your reasoning for you, provided that you keep to the algebraic rules. This is not the case with ordinary language. You can never forget the meaning of language, and trust to mere syntax to help you out. (1927, 2).
25Pour le dire avec un paradoxe, on écrit avec les symboles pour oublier le sens des expressions. Pour ces raisons, la méthode algébrique est une technique qui, quoique légitime, ne peut pas remplacer le langage vivant avec une prétention d’être source de connaissance. Les symboles donnent seulement l’illusion que derrière les formidables résultats déductifs des méthodes formelles il y a un procès auto-producteur de connaissance, un procès chrématistique qui prétend produire de la connaissance sans abandonner le niveau symbolique pour remplir, selon l’injonction husserlienne, les significations vides à travers la donation des choses elles-mêmes.
26C’est exactement par ce type d’illusion linguistique que Frege se laisse séduire. Sa tentative de substituer au langage naturel une technique opératoire formalisée aggrave les problèmes qu’il entendait résoudre. Le point critique pour Husserl ne concerne pas, on le répète, la légitimité de l’introduction des moyens symboliques pour l’analyse logique. Il s’agit plutôt, on le voit bien finalement, de son interprétation philosophique et notamment du rapport entre écriture symbolique et langage naturel, c’est-à-dire l’ensemble infini des expressions verbales significatives. On pourrait ici tracer une analogie entre Frege et le Galilée de la Crise : Frege aussi objective une méthode, échange une technique de connaissance pour l’être réel. Ce que Frege définit, avec un peu de mépris, « la langue de la vie » (die Sprache des Lebens), représente une phase initiale du processus scientifique qui doit conduire aux résultats des sciences exactes. Cette langue préscientifique a la même fonction que les perceptions subjectives représentant des qualités secondaires chez Galilée : elles sont utiles comme source pour l’élaboration des hypothèses scientifiques, mais une fois que ces hypothèses ont acquis le statut des lois objectives, les impressions originaires sont reléguées au niveau purement subjectif de la doxa. De la même façon, Frege soutient que l’étude des grammaires des langues naturelles pourrait bien servir pour la construction d’une logique pure. Une fois que ce résultat est obtenu, toutefois, les règles grammaticales empiriques et historiquement conditionnées deviennent plutôt un signe d’imperfection qui entrave la constitution de l’épistème.
27La phénoménologie doit faire le trajet contraire. Puisque les symboles algébriques ont des significations dérivées et opératoires, la logique pure « n’est rien en soi » ; elle dépend des sources originaires de la science réelle qui se forment dans les propositions réelles, dans les expressions. Une science formelle qui renonce à ce passage et se contente de l’élaboration des machines déductives non contradictoires sans tenir en compte l’origine grammaticale-expressive des concepts originaires est, Husserl le dit clairement dans des leçons de 1906 sur la théorie de la logique, « la pure irrationalité, la pure contradiction (Widersinn) » (1998, 141). Le but de la logique formelle moderne ne peut pas être, explique-t-il, de « mettre hors circuit les concepts de proposition, de concept, de nombre cardinal, de relation, d’égalité, de grandeur, etc., et de les remplacer par des concepts formels, des formes de concepts » (1998, 141). L’idéographie absolutisée, explicitement pensée dans une fausse opposition au langage ordinaire, est précisément le résultat de cette forme radicale d’irrationalisme. Il s’agit d’une idolâtrie du symbole, dans le sens précis d’un échange d’une image de quelque chose qui par sa nature ne peut pas être imaginé (le formel) pour la chose elle-même. Le x de Frege est dit saisir directement le concept. En vérité, l’analyse de Husserl montre qu’il offre seulement l’illusion de la possession des concepts formels.
6. Conclusion
28Cette position antithétique par rapport au rôle des symboles ne doit pas toutefois cacher une forme de motivation commune qui guide leur recherche. Pour les deux il s’agit de combattre l’incertitude inhérente au moment de médiation sémiotique, et donc de neutraliser l’origine de la possibilité de l’erreur dans la science à travers une forme d’expression qui est supposé être immédiate. Frege, on l’a vu, localise le moment de médiation dans les signes vocaux, si bien qu’il imagine qu’un type spécial de signe (le symbole mathématique) pourrait être immune de leur ambiguïté par le simple fait de n’être pas vocalisable. En d’autres mots, il interprète l’absence de la voix et donc de la signification verbale comme la démonstration de la proximité du symbole au concept lui-même. Proximité même paradoxale puisqu’elle semble éliminer complètement l’élément essentiel du renvoi et s’approcher dangereusement de leur identification. Le symbole, dit Frege, « exprime immédiatement la chose sans passer par les sons » (1971b, 68).
29Pour Husserl, la lutte contre la « séduction du langage » ne doit pas être conduite à travers sa formalisation technique puisqu’elle implique en tout cas l’introduction des nouveaux signes, et donc la réitération, aggravée, du même problème. Il s’agit plutôt de guérir de la séduction du signe. La distinction entre expression et indication dans la première recherche logique semble alors être motivée par l’individuation d’un type spécial de signification qui ne nécessite pas de passer à travers une extériorisation sémiotique. Selon la thèse fameuse de Husserl, les expressions signifient dans le monologue intérieur même si la matérialité du signe, autrement nécessaire pour la communication, a été exclue. L’expression est ainsi purifiée, pas formalisée, et peut signifier immédiatement. Cette opération est précisément impossible avec les symboles des mathématiques formelles puisqu’ils ne sont pas introduits pour exprimer une signification, mais pour la remplacer à travers sa traduction opérative. Le moment sémiotique est dans ce cas constitutif.10 Cela n’implique pas que l’évidence soit donc réservée à l’intuition directe des choses. Par exemple, puisque en arithmétique les symboles peuvent être construit un sur l’autre pour représenter concepts plus en plus complexes, leur analyse détermine une série des remplissements médiés qui clarifie les concepts eux-mêmes.11 Le point est plutôt que les deux formes d’évidence ne doivent pas être échangées. D’un côté, les remplissements médiées implicites dans le système décimal et dans les constructions symboliques plus complexes déterminent le caractère productif des mathématiques modernes. De l’autre, ils ramènent en tout cas au remplissement « adéquate » d’une intuition immédiate qui reste la source de leur légitimation. Comme la discussion décisive dans la sixième recherche montre, la question de l’intuition catégoriale se joue sur la tentative de rendre intuitivement donnée la signification des expressions syncatégorématiques, comme « est », « ou » etcetera, alors que les symboles arithmétiques et algébriques ne sont pas pris en compte. Encore dans le tardif Expérience et jugement, le point de Husserl ne serait pas de « mathématiser » l’être copulatif, mais de retracer son origine dans l’expérience pré-catégoriale. Frege, au contraire, voit dans les syncatégorèmes, en particulière dans la forme copulative « est », un dernier reste linguistique qu’il faut effacer de l’écriture idéographique à travers leur symbolisation en fonctions. Son but n’est pas de neutraliser les dangers liés aux signes du discours humaine, mais précisément le discours lui-même.12
Bibliographie
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Notes
1 Conformément, Husserl remarquera plus tard dans le troisième volume des Idées à propos de son parcours philosophique que « le chemin qui m’a conduit à la phénoménologie fut essentiellement déterminé par la mathesis universalis. » (1993, 69).
2 Sur cette question, voir la reconstruction détaillée de la première formation mathématique de Husserl fait par Carlo Ierna (2005-2006).
3 Comme Bruno Leclercq l’a bien montré, « c’est moins par rapport à la première qu’à la seconde partie de la Philosophie de l’arithmétique que les ‘Prolégomènes à la logique pure’ marquent une nette rupture. Il s’agit moins, pour Husserl, de rejeter le projet d’élucider certaines des notions mathématiques fondamentales au moyen d’une étude des actes d’abstraction ou de synthèse sous-jacents (…) que de rejeter une conception purement algorithmique et opératoire du système formel de l’arithmétique. » (2015, 80).
4 J’ai traité en détail les raisons de ce tournant dans la pensée husserlienne dans (Baratelli, 2021).
5 La formulation originaire de Becker est la suivante : « Denn die ‘abendländliche,’ unausgebreitete, abstrakt analytische ‘Formel,’ durch die recht eigentlich das ganz ‘Uneidetische’ und ‘Amorphotische’ des neuen Mathematisch-Formalen ausgedrückt ist, umfasst oft eine Fülle von gestaltlich ganz verschiedenen Dingen durch die Analogie ihres inneren Gesetzes. » (1973, 263).
6 Sur ce thème, voir la contribution fondamentale de Jacob Klein (1934-1936).
7 Par exemple, Bertrand Russell a écrit dans The Principles of Mathematics : « The variable is, from the formal standpoint, the characteristic notion of mathematics » (2010, 90).
8 Wolfgang Künne a noté que c’était presque seulement à cause de l’usage des lettres pour exprimer la généralité que Frege a écrit, dans le sous-titre de son premier livre, que l’idéographie a été construite sur le modèle de l’arithmétique (2010, 719) — à savoir, d’une langue non verbale.
9 Husserl écrit dans les Prolégomènes : « Cette vaste réduction des processus de pensée évidents à des processus mécaniques permettant de conquérir indirectement d’immenses sphères d’opérations intellectuelles irréalisables directement repose sur la nature psychologique de la pensée symbolique signitive. […]. On pourrait mentionner ici, par exemple, le remarquable dédoublement de tous les concepts purement mathématiques en vertu duquel, en particulier en arithmétique, les signes arithmétiques généraux sont pris tout d’abord au sens de la définition originaire, comme signes des concepts numériques correspondants, et ensuite fonctionnent bien plutôt comme de purs signes opératoires, c’est-à-dire comme des signes dont la signification est déterminée exclusivement par les formes extrinsèques de l’opération ; chacun de ces signes est alors un ‘quelque chose’ pur et simple qu’on peut, dans ces formes déterminées, traiter sur le papier de telle ou telle manière » (1959, 220).
10 Cet aspect, qui fait pendant à sa critique de l’analogie entre intuition catégoriale et perception sensible, a été souligné efficacement par Dominique Pradelle : « L’écriture est première, et sans l’idéalité des symboles il n’y aurait pas de mathématiques. (…), il apparait que toute pensée mathématique opère sur des signes, c’est-à-dire possède un caractère essentiellement sémiotique et consiste dans le maniement d’un système de signes réglé par des lois » (2020, 218).
11 Dans le §18 de la sixième recherche Husserl fait l’exemple du nombre (53)4 qui peut être décomposé par ses opérations jusqu’à arriver à la forme élémentaire et intuitive « 1+1+1… ». On peut déduire alors que « la notion husserlienne d’intuition, conçue comme remplissement, c’est-à-dire comme identification d’un contenu plus riche à un contenu plus pauvre dépasse largement le cadre des représentations construites de manière ‘propres’ et englobe certainement au moins les représentations qui sont construites symboliquement au moyen des opérations arithmétiques élémentaires » (Leclercq, 2015, 112).
12 Ce desideratum sera après bien exprimé par Bertrand Russell dans son Introduction to Mathematical Philosophy (1919) : « we should arrive at a language in which everything formal belonged to syntax and not to vocabulary. In such a language we could express all the propositions of mathematics even if we did not know one single word of the language. The language of mathematical logic, if it were perfected, would be such a language. » (1993, 200-201).