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Des médiations du jugement et de la perception chez Montaigne
Résumé
Les Essais décrivent inlassablement et diversement notre rapport médié à « ce qui est ». Le jugement et la perception, tels que Montaigne les analyse et les critique philosophiquement en vue de les purifier et de les pratiquer le plus sainement qu’il peut, se déploient ordinairement dans un état de corruption et d’altération. Au travers du brouillard et des nuages que constituent les trois principales médiations que nous étudions ici, à savoir l’empire de la coutume, la puissance des passions, et la force de l’imagination, ce qui apparaît est biaisé. Car ce sont autant de « travers » qui déforment ce qui est, et que nous tâchons d’expliciter par quelques cas phénoménologiques. L’examen de ce qui altère et corrompt le jugement, pour le dénoncer dans l’espoir d’accéder à l’immédiateté véritable, entraîne un curieux renversement, car l’on découvre que ce qui produit l’évidence, du moins dans les objets sensibles et quotidiens dont traite Montaigne, se révèle paradoxalement comme ce qui détourne de la chose même, et surtout qu’au contact de ce qui est, le jugement et la perception se trouvent étrangement bouleversés.
Table of content
Introduction : Montaigne phénoménologue
1Étudier Montaigne en tant que phénoménologue ne va pas de soi. Certes, il est loisible d’aborder ce qui rend les Essais tout à la fois connus et méconnus, leur scepticisme, sous l’angle du phénomène : « L’essentiel du problème sceptique est constitué par l’analyse de la génération du phénomène au niveau de l’imagination ou fantaisie. Montaigne découvre déjà ce qu’a d’essentiel cette analyse »1. Plus largement, l’on a souvent parlé du « phénoménisme »2 de Montaigne, ou encore de sa « phénoménologie morale »3, qui annoncent autant les développements des sciences de l’homme au vingtième siècle4 que quelques perspectives en phénoménologie. Car, plus encore, l’importance de Montaigne pour certains phénoménologues, et parmi les plus illustres, n’est peut-être pas négligeable : Merleau-Ponty, et plus récemment Jocelyn Benoist et Jean-Luc Marion, entre autres, sans doute, ont trouvé un vif intérêt à se pencher sur les Essais5. Une chose, en tout cas, semble pouvoir être tenue pour plus que probable, à savoir que les phénomènes n’ont pas attendu Husserl pour apparaître, pour se manifester, et pour retenir l’attention des philosophes. Une autre chose reste à montrer, et c’est ce que nous entreprenons ici, qui est que Montaigne, sans proposer, à strictement parler, une phénoménologie, a néanmoins laissé quelques aperçus pertinents à l’endroit des phénomènes. Ainsi, sans prétendre lire Montaigne comme s’il appliquait rigoureusement la méthode phénoménologique, ce qu’il ne fait évidemment pas, il sera question dans cette étude de faire remarquer quelques gestes philosophiques montaniens qui pourraient intéresser le phénoménologue, et accessoirement de contribuer à l’histoire, qui reste à écrire, de la manière phénoménologique de philosopher. Car, après tout, s’il est abusif de soutenir que Montaigne en est une source secrète, il peut toutefois nous retenir comme une riche ressource, foisonnante en exemples et en cas remarquables, pour la phénoménologie.
2Ce que Montaigne a de résolument phénoménologique, outre la critique du mythe d’un donné qui serait pur ou la dénonciation de la naïveté de l’« attitude naturelle » qui prend les apparences pour des existences et pour des choses en soi, c’est l’art de la pure description, déprise de l’explication, et parfois même de l’interprétation — art qui cherche à se défaire des illusions de la perception et du jugement. Montaigne n’éprouve aucune difficulté pour trouver des exemples philosophiquement intéressants : il ne construit pas a priori une théorie et puis s’empresse de rechercher dans le réel ce qui pourrait y correspondre ; il part des exemples eux-mêmes, tirés de la vie réelle et ordinaire, et non des exemples théoriques, contemplatifs, abstraits. Car si Montaigne est installé dans le monde des choses sensibles et intellectuelles tout ensemble, et de leur confusion dans l’imagination, qu’il nomme souvent « fantasie », bref, dans l’attitude dite naturelle, il en démasque bon nombre d’illusions, et par une posture phénoménologique — ou pré-phénoménologique ou proto-phénoménologique, comme on veut —, il remarque que cette attitude n’est pas sans susciter quelques doutes, que la naturalité qu’elle prétend véhiculer est en réalité le fruit de nombreuses constructions, et que son immédiateté, paradoxalement, ne donne immédiatement, au jugement et à la perception, que des médiations, ou, en un mot, que la nature est diversement perdue dans l’« attitude naturelle » au profit des coutumes, des passions et des constructions imaginaires de l’esprit. Montaigne, qui, du même coup, ne traite nullement des intuitions éidétiques ou de la donation des objets logiques, invite à retrouver la nature ou l’immédiateté véritables, l’immédiateté non médiée, en se déprenant justement de cette attitude prétendument spontanée, dans une démarche réflexive et à bon droit phénoménologique.
3Si l’on trouve quelquefois un « style phénoménologique »6 chez Montaigne, dans une large acception, l’on n’en déduira évidemment pas qu’il investit une attitude méthodiquement phénoménologique, puisqu’il ne se propose pas même d’isoler et de « réduire » le phénomène. Montaigne, avouons-le d’emblée, procède, non sans tact ni rigueur, mais sans méthode, d’une manière quelque peu monstrueuse, et, par exemple, il ne semble pas se soucier de distinguer les différents versants épistémologique, ontologique, sociologique, psychologique, physiologique, et phénoménologique, et les autres, au sein de ses Essais7. Tout flotte dans le monde montanien, et même son vocabulaire, comme il le reconnaît lui-même8, ou plutôt tout se confond dans l’expérience réelle, dont c’est peut-être le sceau, et non dans l’expérience de pensée ou de laboratoire, artificiellement conçue. Montaigne reçoit les hommes tels qu’ils se donnent, c’est-à-dire avec d’innombrables médiations. Notre rapport à « ce qui est », comme dit d’ordinaire Montaigne pour désigner le réel, passe « au travers » du brouillard et de « nuages » (I, 27, p. 179 ; II, 31, p. 715) : « au travers », mais également « de travers », et ce sont ces différents « travers » que nous allons tâcher de déplier et d’expliciter par quelques intéressants cas phénoménologiques que décrivent les Essais.
4Si l’« intuition », comme terme technique de la philosophie, ne se retrouve pas sous la plume de Montaigne, il consacre néanmoins d’importantes pages à cette activité mentale particulière, non sans lien avec l’intuition, qu’est le jugement. Parfois réduit-on même les Essais à l’exercice, ou précisément à l’« essai », du jugement. Montaigne, il est vrai, le suggère un moment. Ainsi, dans l’extrait suivant — à côté d’autres passages dans lesquels il réfléchit son entreprise d’écriture et en donne diverses explications —, Montaigne, dans quelques lignes qui éclairent en passant sa méthode, pour ainsi dire, ou son absence de méthode, pour mieux dire, semble donner la mesure de la juridiction de son jugement, qui se ramène à n’avoir pas tant de relation aux choses extérieures qu’à lui-même ; le jugement, par une sorte de mise entre parenthèses du jugé, regarde d’abord l’esprit qui juge :
Le jugement est un util à tous subjects, et se mesle par tout. À cette cause, aux essais que j’en fay ici, j’y employe toute sorte d’occasion. Si c’est un subject que je n’entende point, à cela mesme je l’essaye, sondant le gué de bien loing ; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive : et cette reconnoissance de ne pouvoir passer outre, c’est un traict de son effect, voire de ceux dequoy il se vante le plus. Tantost, à un subject vain et de neant, j’essaye voir s’il trouvera dequoy lui donner corps, et dequoy l’appuyer et estançonner. Tantost je le promene à un subject noble et tracassé, auquel il n’a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autruy. Là il fait son jeu à eslire la route qui luy semble la meilleure, et, de mille sentiers, il dict que cettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux choisi. Je prends de la fortune le premier argument. Ils me sont également bons. Et ne desseigne jamais de les produire entiers. Car je ne voy le tout de rien : Ne font pas, ceux qui promettent de nous le faire veoir. De cent membres et visages qu’a chaque chose, j’en prens un tantost à lecher seulement, tantost à effleurer ; et par fois à pincer jusqu’à l’os. J’y donne une poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondement que je sçay. Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hazarderoy de traitter à fons quelque matière, si je me connoissoy moins. Semant icy un mot, icy un autre, eschantillons despris de leur piece, escartez, sans dessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d’en faire bon, ny de m’y tenir moymesme, sans varier quand il me plaist ; et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l’ignorance (I, 50, p. 301-302).
5Tel que Montaigne l’analyse avant de le pratiquer — voire en le pratiquant sur lui-même, réflexivement —, le jugement se trouve naturellement dans un état de corruption et d’altération : il est biaisé dans tous les cas. Et pour juger le plus sainement, le plus pertinemment, et le plus véritablement qu’il peut, Montaigne s’emploie longuement à examiner et à dénoncer tout ce qui l’altère et le corrompt. Seul un jugement purifié par la critique philosophique peut accéder à l’immédiateté véritable, c’est-à-dire à ce que Montaigne nomme, dans un vocabulaire remarquable, quoi que sans jargon chez lui, la « chose mesme »9(II, 37, p. 764), ou encore la « chose en soy » (III, 4, p. 834). Car Montaigne est loin de renoncer au jugement à la manière d’un scepticisme qui se tiendrait interdit. Là où la démarche sceptique, telle du moins qu’elle est présentée dans l’« Apologie de Raymond Sebond », se comprend comme « une pure, entiere et tres-parfaicte surceance et suspension de jugement » (II, 12, p. 505)10, Montaigne ne se déprend pas pour autant de juger, mais il entreprend de donner à l’exercice du jugement quelque tour propre, en le nettoyant de ce qui l’encombre, ou, bien plutôt, de ce qui le pousse et le facilite — car ce sont les jugements tout faits, les jugements automatiques et spontanés, les jugements qui sont des préjugés, qui sont les plus dangereux et desquels il faut le plus se garder.
6En mettant en œuvre sa critique du jugement par lui-même — ce qu’il appelle son « interne jurisdiction »11, car le jugement n’a pas d’autre juge que lui-même —, Montaigne découvre que les médiations et les préjugés intellectuels, nombreux et provenant de diverses sources, sont également des médiations et des modifications perceptives. Les limites de la perception et du jugement étant mal assignées, les activités sensibles et intellectuelles se trouvent intimement mêlées chez Montaigne, et tendent même à se confondre12. Prenons, pour témoin de cette confusion donnée et primitive entre jugement et perception — ou entre l’esprit et le corps, si l’on veut —, cette affirmation de l’« Apologie de Raymond Sebond » : « Les sens sont nos premiers juges ». Ou, plus exactement, Montaigne présente douteusement cette affirmation, sur les pas de Sextus Empiricus, comme beaucoup d’autres choses : « Si les sens sont nos premiers juges, ce ne sont pas les nostres qu’il faut seuls appeller au conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus de droit que nous » (II, 12, p. 596). Le jugement pour Montaigne n’est pas dissociable de la perception, tout comme celle-ci est modifiée et altérée, parfois radicalement, par des jugements qui sont des préjugés. C’est un point important, qui traverse notre propos, et que nous devons garder à l’esprit pour suivre Montaigne. Ces jugements préjugés ne sont pas latents ou cachés : ils constituent notre expérience ordinaire, ils apparaissent, ils ont des effets manifestes au premier plan, et pourtant ils sont bien vains, puisqu’ils ont perdu le contact avec « ce qui est », avec la chose même.
7Les Essais décrivent inlassablement et diversement notre rapport médié à « ce qui est », premièrement, à travers l’analyse de la « coutume » et de « l’usage », qui nous « desrobbe le vray visage des choses » (I, 23, p. 116), deuxièmement, par la puissance des passions, et troisièmement, par la considération de « la force de l’imagination » et de l’interprétation — trois dimensions qui structurent les trois parties de notre étude13. Partons des premières lignes de l’un des premiers chapitres des Essais, « Nos affections s’emportent au delà de nous », qui apparaissent comme un texte important de l’anthropologie montanienne, où l’on retrouve, emmêlées, intriquées, ces trois dimensions14 :
Ceux qui accusent les hommes d’aller tousjours béant apres les choses futures, et nous aprennent à nous saisir des biens presens, et nous rassoir en ceux-là, comme n’ayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s’ils osent appeler erreur chose à quoy nature mesme nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus jalouse de nostre action que de nostre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, le desir, l’esperance nous eslancent vers l’advenir, et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus (I, 3, p. 15).
8Tout ce qui suit n’est que l’explicitation de cet extrait. Loin toutefois d’entreprendre un commentaire d’ensemble des Essais sur le jugement et la perception, nous nous bornerons à quelques remarques sur certains lopins particulièrement riches de l’œuvre de Montaigne, qui posent des problèmes phénoménologiques.
I. La coutume
9Ce que Montaigne entend ordinairement par « coutumes » et « usages » recouvre deux aspects : l’aspect social et l’aspect pratique. Mais ces deux versants s’unissent étroitement : les coutumes sont, le plus souvent, des pratiques sociales, des actions exigées par la société. Et ces usages et pratiques entraînent des jugements et des perceptions : des jugements communs, des perceptions sociales, pour ainsi dire : car la société juge et perçoit à notre place et à travers nous ; ce sont toutes ces « conditions populaires qui sont en nous » (I, 39, p. 239), dont Montaigne nous invite de nous « r’avoir » dans la solitude, dans un sens qui se rapproche davantage de la science de bien vivre, cependant, que d’une méthode proprement phénoménologique. La coutume, dans les Essais, pour le dire en un mot, joue généralement comme une médiation sociale et culturelle du jugement et de la perception, et Montaigne propose à cet endroit une « critique épistémologique de la coutume, qui empêche nos esprits de saisir la vérité native »15. Mais en quoi, comme « la crainte, le desir, l’esperance » qui nous élancent vers l’avenir, et même au-delà de notre mort, dont il est question dans le chapitre I, 3, en quoi la coutume nous dérobe-t-elle également « le sentiment et la consideration de ce qui est » (I, 3, p. 15) ? Car il semble, en un sens, que « ce qui est », ce soient précisément les coutumes elles-mêmes. Pour dénouer ce point, il faut rappeler une distinction importante. On trouve chez Montaigne, entre autres, une opposition entre « ce qui est » et « ce qui sert », entre notre « science » et notre « action », c’est-à-dire entre une vérité qui serait celle des choses en elles-mêmes et une autre, relative, qui est celle de nos pratiques et usages :
Il n’est pas nouveau aux sages de prescher les choses comme elles servent, non comme elles sont. La verité a ses empeschemens, incommoditez et incompatibilitez avec nous. Il nous faut souvent tromper afin que nous ne nous trompons, et siller nostre veue, estourdir nostre entendement pour les dresser et amender (III, 10, p. 1006).
10Les choses, comme elles servent et selon le sens qu’on leur prête coutumièrement, n’apparaissent pas comme elles sont ; elles se donnent alors selon ce qu’elles ne sont pas, et là réside une médiation intellectuelle et perceptive, qui fait que « ce qui est » en tant que pure apparence n’apparaît pas en lui-même, mais est chargé et recouvert d’un sens social et pragmatique. Car « ce qui est » est justement la chose même, se donnant en elle-même, sans passer par le truchement de la société et de ses coutumes, de ses « services », sans être détournée par les catégories pratiques de l’usage, sans être masquée. Mais il n’est évidemment pas aisé de nous débarrasser de ce qui nous éloigne de ce qui est : les coutumes s’imposent à nous, sans que nous puissions seulement songer qu’elles ne soient pas le réel lui-même, puisque nous y baignons depuis que nous sommes nés. Car la coutume se fonde et se soutient seule : loin de procéder d’un choix conscient, libre et rationnel, la coutume existe d’emblée, et rien ne la précède dans le monde : elle est une médiation qui se donne immédiatement : elle est première et s’interpose en s’imposant dans notre rapport à ce qui est, et nous y sommes toujours et déjà16. La coutume possède en outre une certaine « force », suggère Montaigne. Et cette force nous forme et nous façonne. Les premières lignes du chapitre « De la coustume et de ne changer aisément une loy receue » esquissent ces quelques traits :
Celuy me semble avoir tres-bien conceu la force de la coustume, qui premier forgea ce conte, qu’une femme de village, ayant apris de caresser et porter entre ses bras un veau des l’heure de sa naissance, et continuant tousjours à ce faire, gaigna cela par l’accoustumance, que tout grand beuf qu’il estoit, elle le portoit encore. Car c’est à la verité une violente et traistresse maistresse d’escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le pied de son authorité : mais par ce doux et humble commencement, l’ayant rassis et planté avec l’ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. Nous luy voyons forcer, tous les coups, les reigles de nature (I, 23, p. 108-109).
11La coutume est une « violente et traistresse maistresse d’escole » — maîtresse extérieure, comme l’imagination, nous y viendrons, est une aussi intraitable maîtresse intérieure. Maîtresse qui nous force d’une manière singulière : « l’accoustumance », écrit Montaigne quelques lignes plus bas, « hebete nos sens » (I, 23, p. 109). Elle les rend mousses, les affaiblit, les endort. Il ne faut pas manquer de mentionner l’impact physiologique de la coutume, qui agit sur les corps, sur la vie sensible et corporelle, et conséquemment sur les jugements. Montaigne donne divers exemples de ces sens hébétés, et notamment de l’ouïe ou de l’odorat :
Les mareschaux, meulniers, armuriers ne sçauroient durer au bruit qui les frappe, s’ils s’en estonnoient comme nous. Mon collet de fleurs sert à mon nez, mais, apres que je m’en suis vestu trois jours de suitte, il ne sert qu’aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que, nonobstant des longs intervalles et intermissions, l’accoustumance puisse joindre et establir l’effect de son impression sur noz sens : comme essayent les voisins des clochiers. Je loge chez moy en une tour où à la diane et à la retraitte, une fort grosse cloche sonne tous les jours l’Ave Maria. Ce tintamarre effraye ma tour mesme : et, aux premiers jours me semblant insupportable, en peu de temps m’apprivoise, de maniere que je l’oy sans offense et souvent sans m’en esveiller (I, 23, p. 109-110).
12L’ouïe est hébétée, cela signifie que ce qui nous frappe et nous « étonne » lorsque la coutume ne nous endort pas ni ne nous prévient, on ne l’entend plus lorsqu’elle nous y a accoutumés. La perception sensible se trouve donc tout à fait altérée par la coutume. Et, en plus des sens, Montaigne tient que la coutume, c’est-à-dire, temporellement, le processus d’accoutumance17, altère et corrompt de même nos jugements : « Que ne peut elle en nos jugemens et en nos creances ? » (I, 23, p. 111). L’on retrouve ici l’étroit rapport entre perception et jugement, entre la perception, par exemple, du son de la cloche, et les jugements à propos de cette cloche : d’abord insupportable, et aujourd’hui parfaitement supportable au point de ne plus troubler le sommeil. Et ce que l’on supporte — c’en est une excellente définition et un bel aperçu —, c’est précisément ce qui ne trouble pas le sommeil. Le jugement et la perception vont donc, altérés par la coutume, endormis, main dans la main, comme deux somnambules, et se soutiennent l’un l’autre. Montaigne l’écrit sans détour, dans son français quelque peu latinisé : « L’assuefaction endort la veue de nostre jugement » (I, 23, p. 112). Voici un exemple — Montaigne en donne de nombreux, mais nous n’avons pas le temps de nous arrêter à tous — qui illustre cet assoupissement commun de notre perception et de notre jugement, et leur étrange réveil, à l’occasion d’une pratique sociale et hygiénique ;
Un Gentil-homme François se mouchoit tousjours de sa main : chose tres-ennemie de nostre usage. Defendant là-dessus son faict (et estoit fameux en bonnes rencontres) il me demanda quel privilege avoit ce salle excrement que nous allassions lui apprestant un beau linge delicat à le recevoir, et puis, qui plus est, à l’empaqueter et serrer soigneusement sur nous ; que cela devoit faire plus de horreur et de mal au cœur, que de le voir verser où que ce fust, comme nous faisons tous autres excremens. Je trouvay qu’il ne parloit pas du tout sans raison : et m’avoit la coustume osté l’appercevance de cette estrangeté, laquelle pourtant nous trouvons si hideuse, quand elle est recitée d’un autre païs (I, 23, p. 111-112)18.
13Le masque fêlé de la coutume laisse percer quelques rayons de « ce qui est », qui se manifeste dans l’« estrangeté »19. Mais situons bien cette étrangeté : elle concerne d’abord, dans ces passages, le monde social, les pratiques et les usages culturels, dont Montaigne aperçoit et récite l’infinie diversité — pratiques et usages qui se justifient fort bien, aussi étonnants puissent-ils paraître à ceux qui y sont étrangers : « J’estime qu’il ne tombe en l’imagination humaine aucune fantasie si forcenée, qui ne rencontre l’exemple de quelque usage public, et par consequent que nostre discours n’estaie et ne fonde » (I, 23, p. 111). La coutume se donne ainsi à « notre première vue », écrit encore Montaigne, c’est-à-dire à une vue aveugle, aveuglée, non critique, à la vue légendaire, aujourd’hui inaccessible, car non remémorable, de notre prime enfance. La première vue ne délivre pas l’originarité immédiate de ce qui apparaît ; elle est une vue déjà « prévenue », et « prévue » par la société, c’est-à-dire faite d’habitudes, de coutumes, d’usages20. L’extrait suivant, qui commence par cette forte considération sociologique, que la coutume endort et étouffe avant tout les discours sur la coutume eux-mêmes — mais c’était sans compter la vigilance de Montaigne —, tâche de décrire les conditions de notre première vue, plongée dans des évaluations perceptives et judicatoires qui ne sont que coutumes :
Mais le principal effect de sa puissance, c’est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu’à peine soit-il en nous de nous r’avoir de sa prinse et de r’entrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray, parce que nous les humons avec le laict de nostre naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veue, il semble que nous soyons nais à la condition de suyvre ce train. Et les communes imaginations, que nous trouvons en credit autour de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il semble que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il advient que ce qui est hors des gonds de coustume, on le croid hors des gonds de raison : Dieu sçait combien desraisonnablement, le plus souvent. Si, comme nous, qui nous estudions, avons apprins de faire, chascun qui oid une juste sentence regardoit incontinent par où elle luy appartient en son propre, chascun trouveroit que cettecy n’est pas tant un bon mot, qu’un bon coup de fouet à la bestise ordinaire de son jugement. Mais on reçoit les advis de la verité et ses preceptes comme adressez au peuple, non jamais à soy (I, 23, p. 115-116).
14L’aspect social de la coutume se fait ici particulièrement remarquer : n’est-elle pas, en tant que jugement, le jugement de tout le monde, c’est-à-dire du premier venu, et de personne en particulier ? N’est-elle pas le jugement de l’homme de la rue, c’est-à-dire de la rue elle-même plutôt que de l’homme ? Autre part, Montaigne dit encore fortement, en opposant ce jugement de la coutume et de la société (« en tous ») et les « jugements particuliers » (« en chacun »), que « ce que le discours ne feroit en chacun, il le faict en tous : l’ardeur de la société ravissant les particuliers jugements » (II, 3, p. 360). Si la coutume nous tient lieu de première vue, elle nous détourne toutefois de ce qui devrait premièrement apparaître : « L’usage nous desrobbe le vray visage des choses » (I, 23, p. 116)21. Montaigne distingue donc nettement entre le « vrai visage » de « ce qui est », de la chose même, et le faux visage, ou le « masque » (I, 23, p. 117), de la coutume. Mais, une fois dissipés les faux visages de la coutume et de l’usage, que demeure-t-il ? À ce propos, le passage suivant, toujours tiré du chapitre « De la coustume et de ne changer aisément une loy receue », est de toute première importance :
Qui voudra se desfaire de ce violent prejudice de la coustume, il trouvera plusieurs choses receues d’une resolution indubitable, qui n’ont appuy qu’en la barbe chenue et rides de l’usage qui les accompaigne ; mais, ce masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il sentira son jugement comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus seur estat (I, 23, p. 117).
15Essayons, semble proposer Montaigne, de percevoir et de juger sans être prévenu par cette coutume qui masque le vrai visage des choses. Ou, autrement dit : si l’on arrache le masque de la tradition, de la cérémonie, des « us et coutumes », heureuse expression qui rapproche avec beaucoup d’à-propos les usages et les habitudes sociales, que reste-t-il ? Demeure-t-il la « chose » et la réalité elle-même, comme dans ces vers célèbres de Lucrèce : « et eripitur persona, manet res » (cité par Montaigne, I, 19, p. 80) ?22 Une fois le masque ôté, surgit bien plutôt, pour Montaigne, l’étrangeté immédiate de ce qui apparaît23 ; notre jugement est « comme tout bouleversé », et, de même, notre perception nous présente alors les choses dans leur étrangeté, sous un jour selon lequel elles ne vont pas du tout de soi. Et plus encore, on juge, si tant est que le jugement bouleversé soit capable de juger, et on perçoit les choses dans leur inévidence, les coutumes dans leur absence de fondement naturel, et les usages dans leur gratuité et leur arbitraire — n’importe quel exemple de coutume peut ici convenir, tant à peu près tout ce que nous faisons est fait en nous par la société. Toute coutume paraît alors étrange, selon ce jugement bouleversé. Et pourtant, ajoute paradoxalement Montaigne, ce jugement est remis « en bien plus seur estat ». Qu’est-ce à dire ? Ce qui apparaît tel qu’il est, est étrange, ne va pas de soi, mais enfin il se donne lui-même. Il semble que cette étrangeté et cette inévidence soient les caractéristiques, non de notre « première vue », qui est loin d’être pure, quoi qu’elle soit, dans un sens, première et immédiate, mais de notre vue purifiée, critique, de laquelle nous avons ôté les impuretés, les faux reflets, les masques, et le reste, de notre seconde vue, en somme, qui est, en un autre sens, secondaire, réflexive, travaillée phénoménologiquement, remédiée par un mouvement instantané de désaccoutumance, et cependant plus véritablement immédiate et directe. Il fallait revoir notre première vue, il fallait la « remédier » pour la nettoyer de ses médiations. Le jugement bouleversé perçoit l’inévidence de l’évidence : ce qui va de soi selon la coutume ne va pas de soi selon le réel, ou, si l’on veut, mais en se gardant de toute méprise, selon la « nature » (I, 23, p. 117). Et il perçoit encore — sans scrupule, une nouvelle fois, à dire que le jugement perçoit, ou que la perception juge, car cela est indémêlable chez Montaigne — l’évidence de l’inévidence : ce qui est le véritable apparaître est fondamentalement étrange, surprenant ; ce qui se donne tel quel à la simple et pure perception, à la perception désaccoutumée, on ne le comprend pas, il nous résiste et nous bouleverse, mais enfin il se donne selon ce qu’il est.
II. La passion
16Les passions constituent une autre dimension de l’expérience quotidienne qui nous dérobe « le sentiment et la considération de ce qui est » — tantôt folie furieuse, tantôt douce manie, qui nous possèdent, jugent et perçoivent à notre place, et nous dépossèdent de nous-mêmes. La passion, suggère Montaigne, « infecte » l’entendement (III, 10, p. 1012) — sauf pour celui qui essaie, comme Montaigne lui-même, de retenir son jugement lorsqu’il sent que la passion le trouble et l’emporte : « Il ne faut pas se precipiter si esperduement apres nos affections et interests » (III, 10, p. 1014) ; « Il ne faut pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions » (III, 3, p. 818). Voilà peut-être, en passant, la raison pour laquelle Montaigne donne à son jugement, à peu près tout le temps, cet air retenu, certes hardi dans quelques idées, mais nonchalant à les soutenir : parce qu’il sait qu’il est en permanence quelque peu passionné et intéressé, qu’il penche et boîte en toute occasion24.
17Dans le chapitre « De mesnager sa volonté », dans lequel il est question des guerres civiles du temps, entre catholiques et protestants, Montaigne déplore que le jugement des uns et des autres, passionnés pour leur camp, ayant pris parti, soit plié d’avance, prévenu, préoccupé, bref, que la passion juge à leur place : « J’accuse merveilleusement cette vitieuse forme d’opiner : Il est de la Ligue, car il admire la grace de Monsieur de Guise. L’activeté du Roy de Navarre l’estonne : il est Huguenot. Il treuve cecy à dire aux mœurs du Roy : il est seditieux en son cœur » (III, 10, p. 1013). Quelques lignes plus bas, illustrant la sottise des préjugés passionnés qui infectent autant le jugement que la perception, Montaigne écrit encore, avec la volubilité dont il est coutumier, prenant du plaisir « au renouvellement incessant de tournures pour exprimer la même chose »25 : « N’oserions nous dire d’un voleur qu’il a belle greve ? Et faut-il, si elle est putain, qu’elle soit aussi punaise ? » (III, 10, p. 1013). Ou encore, dénonçant la passion qui altère le jugement et trouble la perception : « S’ils ont prins en haine un advocat, l’endemain il leur devient ineloquent » (III, 10, p. 1013). En un mot, la passion nous détourne, comme la coutume, de ce qui est : « Aux prognostiques ou evenements sinistres des affaires, ils veulent que chacun, en son party, soit aveugle et hebeté ; que nostre persuasion et jugement serve non à la verité mais au project de nostre desir » (III, 10, p. 1013). La passion en général constitue un biais pour le jugement et la perception, qu’elle « étouffe » :
J’ay veu de mon temps merveilles en l’indiscrete et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la creance et l’esperance où il a pleu et servy à leurs chefs, par dessus cent mescontes les uns sur les autres, par dessus les fantosmes et les songes. Je ne m’estonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de Mehumet enbufflarent. Leur sens et entandement est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion n’a plus d’autre chois que ce qui leur rit et qui conforte leur cause (III, 10, p. 1013).
18Sans achever le portrait de l’homme passionné, tel qu’il se dégage globalement des Essais26, nous ne nous occuperons que de quelques considérations phénoménologiques à l’endroit des passions. Leur assise physiologique, toutefois, pour l’étroit rapport qu’elle institue entre l’esprit et le corps, entre le jugement et la perception, doit d’abord être éclaircie. L’« Apologie de Raymond Sebond » offre à cet égard quelques beaux aperçus du jugement et de la perception troublés aussi bien par les passions que par les « moindres choses du monde » et de « bien legeres occurrences » :
Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N’avons nous pas l’esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu’en maladie ? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjets qui se presentent à nostre ame d’un tout autre visage que le chagrin et la melancholie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillart avaritieux et rechigné comme à un jeune homme vigoreux et ardent ? (II, 12, p. 564).
19La santé ou la maladie, la bonne humeur ou la mauvaise, la faim ou la digestion27, tout incline notre jugement et ne nous fait pas percevoir les choses telles qu’elles sont, mais les altère et les colore, pour ainsi dire, leur donnant un « tout autre visage », qui n’est ni le masque de la coutume, ni le vrai visage de ce qui est. Les modifications corporelles modifient le jugement autant que la perception, et Montaigne insiste : on ne juge pas moins avec notre corps qu’avec notre raison28. La maladie constitutive du jugement est de n’être jamais départie des affections corporelles :
Si l’apoplexie assoupit et esteint tout à fait la veue de nostre intelligence, il ne faut pas doubter que le morfondement ne l’esblouisse ; et, par conséquent, à peine se peut il rencontrer une seule heure en la vie où nostre jugement se trouve en sa deue assiete, nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, et estofé de tant de sortes de ressorts, que (j’en croy les medecins) combien il est malaisé qu’il n’y en ayt tousjours quelqu’un qui tire de travers (II, 12, p. 565).
20Presque toujours, notre jugement n’est pas dans son assiette, « en sa deue assiete », comme l’écrit joliment Montaigne, et cela entraîne une conséquence non négligeable : il n’y a pas d’état « ordinaire » ou « normal » pour le jugement ; car on ne trouve pas de règle générale ni de point de repère : tout jugement est particulier, situé, flottant, et, au sens rigoureux, extraordinaire. Les conditions ordinaires ou normales sont seulement les plus accoutumées, les plus habituelles, mais elles ne jugent en rien véritablement de « ce qui est ». L’âme, accrochée au corps dont elle dépend, ou plutôt qu’elle épouse, est sans cesse agitée, secouée, exposée aux vents des passions corporelles qui la poussent dans tous les sens. Montaigne entasse quelques exemples de passions qui nous animent et qui conduisent le jugement à les seconder (II, 12, p. 566 sq.). La diversité qui en résulte, de la part de « chose si instable et si mobile » (II, 12, p. 568), est digne d’étonnement, et conduit surtout et de nouveau à l’impossibilité théorique de juger de la chose en elle-même avec certitude : n’est-ce pas un nouveau sens du jugement bouleversé ?
Quelles differences de sens et de raison, quelle contrarieté d’imaginations nous presente la diversité de nos passions ! Quelle asseurance pouvons nous donq prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n’allant jamais qu’un pas forcé et emprunté ? Si nostre jugement est en main à la maladie mesmes et à la perturbation ; si c’est de la folie et de la temerité qu’il est tenu de recevoir l’impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de luy ? (II, 12, p. 568).
21Parlant de Démocrite, à la fin de l’« Apologie », Montaigne anticipe les pratiques d’un certain idéalisme, d’un angélisme, ancien ou moderne, toujours excessif, d’une attitude purement contemplative : si l’homme, pour avoir le jugement droit et non biaisé, doit se passer de son corps et de ses sens, il doit aussi se passer de sa vie et de son être. L’homme passionné, mû par ses passions, c’est l’homme tout entier et en chaque moment de son existence, et c’est encore, semble-t-il, l’homme sensible, c’est-à-dire l’homme qui a tout bonnement une vie corporelle, des sentiments, des sensations, des sens :
Ce beau philosophe se creva les yeux pour descharger l’ame de la desbauche qu’elle en recevoit, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce conte, il se devoit aussi faire estouper les oreilles, que Theophrastus dict estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devoit priver en fin de tous les autres sens, c’est à dire de son estre et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander nostre discours et nostre ame (II, 12, p. 595).
22Faisons un pas de plus. S’il y a des passions corporelles, il se trouve aussi des « passions de l’âme », qu’il ne faut pas non plus négliger pour rendre compte de la diversité et de l’ampleur des passions29. Entreprenant de décrire quelques passions particulières, Montaigne écrit, au sujet de l’amour :
L’objet que nous aymons nous semble plus beau qu’il n’est (…), et plus laid celuy que nous avons à contre cœur. À un homme ennuyé et affligé la clarté du jour semble obscurcie et tenebreuse. Nos sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout par les passions de l’ame. Combien de choses voyons nous, que nous n’appercevons pas si nous avons nostre esprit empesché ailleurs ? (II, 12, p. 595-596).
23Ici, l’altération du jugement et de la perception paraît radicale, car s’il s’agit tout d’abord d’une simple modification, d’un embellissement ou au contraire d’un enlaidissement, il est ensuite question d’un singulier aveuglement : on ne voit pas ce que l’on voit si l’on a l’esprit « empesché », c’est-à-dire occupé ailleurs, épris d’autre chose, passionné30. On voit sans apercevoir : on passe à travers le visible, on ne le remarque pas et on le tient pour rien, quand notre esprit est occupé, préoccupé — et les passions préoccupent l’esprit de façon exemplaire. Alors que la coutume, par ses masques, sature notre vue et recouvre ce qui est véritablement, la passion le rend transparent, et peut-être même inexistant. Hébétés — le mot revient à de nombreuses reprises —, nos sens sont dévoyés du rapport à ce qui est, et nous présentent ce qui n’est pas, voire ne nous présentent plus rien : miraculeusement dans les deux cas. D’un même mouvement, phénoménologiquement, nos sens passionnés semblent donc anéantir ce qui est et faire voir ce qui n’est pas.
24Montaigne recourt souvent aux mêmes termes — et, on le voit, fort rarement en première personne — pour décrire les effets des passions particulières, qui troublent sans cesse le jugement : la peur, la tristesse, la colère, etc.31. Attardons-nous un instant, pour conclure ce point, sur le chapitre « De la colère », car Montaigne y formule et exprime, peut-être plus fortement qu’ailleurs, la force des passions qui, en nous agitant, altèrent notre jugement et notre perception. La colère retient particulièrement Montaigne, lui-même en étant quelquefois affecté, comme en témoigne un amusant passage de son Journal de Voyage32. La passion, donc, déforme ce qui est, quelquefois totalement, trouble le jugement et brouille la perception ; elle présente des choses un visage passionné, et cette visée passionnée fait exister un monde différent de toute vue critique, et qu’une attitude réflexive dément. Mais pour lors, les choses sont éclairées et envisagées selon la passion, qui « parle » et qui « commande », note Montaigne. Et la colère apparaît comme un exemple éloquent :
Il n’est passion qui esbranle tant la sincérité des jugemens que la colere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort le juge qui, par colere, auroit condamné son criminel : pourquoy est il non plus permis aux peres et aux pedantes de fouetter les enfans et les chastier estans en colere ? ce n’est plus correction, c’est vengeance. Le chatiement tient lieu de medecine aux enfans : et souffririons nous un medecin qui fut animé et courroucé contre son patient ? Nous mesmes, pour bien faire, ne devrions jamais mettre la main sur nos serviteurs, tandis que la colere nous dure. Pendant que le pouls nous bat et que nous sentons de l’émotion, remettons la partie ; les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r’acoisez et refroidis : c’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous. Au travers d’elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au travers d’un brouillas (II, 31, p. 715).
III. L’imagination
25On définit quelquefois l’homme comme un animal parlant et interprétant, mais il est bien plutôt, le plus souvent, un animal bavardant et radotant, imaginatif et délirant. Notre rapport perceptif et judicatoire à ce qui est, tel que Montaigne tâche de le décrire, est communément un rapport interprétatif et imaginaire. Entre la conscience et le réel, pour ainsi dire, se glissent d’ordinaire des interprétations, qui sont, pour Montaigne, de nature imaginaire. Un point terminologique curieux, avant autre chose, nous permet d’approcher cette médiation interprétative. Le mot « truchement » est employé deux fois dans les Essais, et il désigne dans les deux cas une profonde transformation, une mauvaise traduction, une interprétation qui est une trahison et qui nous détourne de la chose même, du réel. Une fois à la fin du chapitre « Des cannibales » : « Je parlay à l’un d’eux fort long temps ; mais j’avois un truchement qui me suyvoit si mal, et qui estoit si empesché à recevoir mes imaginations par sa bestise, que je n’en peus tirer guiere de plaisir » (I, 31, p. 214), où Montaigne rend compte de l’essai d’une discussion avec un homme du Nouveau Monde, entretien rendu pénible par la mauvaise médiation de l’interprète, du « truchement ». Et l’autre fois à la fin du chapitre « Du démentir », où Montaigne, essayant d’établir un lien entre la parole et la pensée, hasarde que « nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique. C’est le seul util par le moien duquel se communiquent nos volontez et nos pensées, c’est le truchement de nostre ame » (II, 18, p. 666-667). Les paroles sont le truchement de notre âme, mais la vie intérieure de l’âme excède assurément de beaucoup ce que les mots peuvent saisir et exprimer ; tout ne « passe » pas, tout ne s’exprime pas : il y a quelque chose dans l’âme, voire notre âme même, qui rechigne à devenir parole. Ainsi, les truchements inévitables de notre rapport langagier au monde — lieu imaginaire de notre continuelle interprétation — s’interposent et nous tiennent éloignés de ce qui est. Mais laissons les truchements, et repartons de l’imagination. Montaigne écrit, au chapitre « De la force de l’imagination » :
Il est vray semblable que le principal credit des miracles, des visions, des enchantemens et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination agissant principalement contre les ames du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la creance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voyent pas (I, 21, p. 99)33.
26Outre la confusion volontairement entretenue par Montaigne, qu’il faut souligner, entre nos opérations mentales — croire, penser, imaginer, juger, et le reste, dont les bords empiètent largement les uns sur les autres, car les actes de l’esprit donnent et se donnent eux-mêmes dans cette confusion —, insistons sur la « puissance de l’imagination » : elle parvient à nous faire penser voir ce que l’on ne voit pas. Allons plus loin : l’imagination nous détourne du réel, de ce qui est, de la chose même, et nous fait voir l’irréel, ce qui n’est pas, c’est-à-dire le « faux »34. L’imagination est vraiment, dans le sens le plus délirant, la faculté qui fait exister ce qui n’est pas. Montaigne n’en voit pas, semble-t-il, l’aspect productif et positif — ses remarques sur l’imagination poétique (I, 37) relevant d’un autre registre. Il en retient surtout l’aspect fourvoyant et dévoyant, la perte du contact avec ce qui est. De l’ambivalence de l’imagination, Montaigne saisit principalement son mouvement déréalisant, ou irréalisant : ce que l’on gagne n’est que folie par rapport à ce que l’on perd. On gagne une fantaisie, et l’on perd une pierre de touche irremplaçable, l’expérience du réel. Et plus encore, l’homme devient fou et possédé, puisqu’il est mû et agité, plutôt que par ce qui est, par son imagination capricieuse lui présentant ce qui n’est pas. Les « coups » de notre imagination, selon quelques cas et anecdotes que rapporte Montaigne, peuvent être terribles, et même mortels (I, 21, p. 98) ; ils nous agitent, nous emportent, nous promènent, nous troublent, nous forcent : « Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons et rougissons aux secousses de nos imaginations » (I, 21, p. 98). Montaigne donne force exemples de cette imagination délirante qui nous meut, et qui est le plus souvent accompagnée de passions. Le plus connu concerne les fameux « nouements d’aiguillettes », ces « plaisantes liaisons » (I, 21, p. 99 sq.), qui esquissent les contours d’un monde où la magie n’est pas sans efficacité :
Je suis encore de cette opinion, que ces plaisantes liaisons, dequoy nostre monde se voit si entravé, qu’il ne se parle d’autre chose, ce sont volontiers des impressions de l’apprehension et de la crainte. Car je sçay par experience, que tel, de qui je puis respondre, comme de moy mesme, en qui il ne pouvoit choir soupçon aucune de foiblesse, et aussi peu d’enchantement, ayant ouy faire le conte à un sien compagnon, d’une defaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le point, qu’il en avoit le moins de besoin, se trouvant en pareille occasion, l’horreur de ce conte lui vint à coup si rudement frapper l’imagination, qu’il en encourut une fortune pareille (I, 21, p. 99-100).
27Les « nouements d’aiguillettes » relèvent d’une sorte de magie, apparemment répandue au siècle de Montaigne, et sont un maléfice destiné à empêcher les hommes de consommer leur mariage ou leur union avec une femme, consistant, pour ainsi dire, à leur nouer la braguette, à faire un nœud indénouable dans le lacet qui sert de ceinture. Il s’agit, autrement dit encore, de sortilèges ou de « sorcelleries » (I, 21, p. 100)35 qui visent à rendre les hommes impuissants. Montaigne attribue à la seule force de l’imagination cette impuissance — impuissance qu’une imagination contraire suffit à conjurer, ainsi que le rapporte Montaigne de l’exemple d’un proche ami, d’un « comte de très bon lieu de qui j’estoye fort privé » (I, 21, p. 100) : « Il trouva quelque remede à cette resverie par une autre resverie » ; « Et tel autre à qui il a servi aussi qu’un amy l’ayt asseuré d’estre fourni d’une contrebatterie d’enchantemens certains à le preserver » (I, 21, p. 100).
28L’imagination, qui parvient à nous faire « penser voir » ce qui n’est pas, montre à cet endroit ses effets bien réels, qui nous « bloquent », nous empêchent d’agir selon ce qui est. Tout ce qui touche à la sexualité, comme à la mort, ou comme à la médecine — dont Montaigne montre le prestige social et imaginaire : les médecins, pour arriver à leur fin, doivent préparer l’imagination de leur patient (I, 21, p. 103, 104) —, apparaît comme particulièrement fertile pour l’imagination délirante. Dans l’exemple des nouements d’aiguillettes, l’on retrouve, fondues dans une même expérience, les différentes composantes qui nous détournent de ce qui est : la passion (« l’apprehension » et « la crainte »), l’imagination, l’interprétation, l’aspect social, et magique, de la chose, c’est-à-dire l’usage et la coutume. Montaigne, poursuivant sur la sexualité, lieu privilégié, à l’intersection du corps et de l’esprit, des troubles qu’apporte l’imagination, commente plus généralement la défaillance du membre viril, qui ne résulte pas uniquement de mauvais sorts :
On a raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre, s’ingerant si importunement, lors que nous n’en avons que faire, et defaillant si importunement, lors que nous en avons le plus affaire, et contestant de l’authorité si imperieusement avec nostre volonté, refusant avec tant de fierté et d’obstination noz solicitations et mentales et manuelles (I, 21, p. 102).
29Notons que le thème de « l’indocile liberté de ce membre » s’inscrit traditionnellement dans le domaine théologique ; dans la Théologie naturelle de Raymond Sebond, ouvrage traduit par Montaigne peu de temps avant d’entreprendre ses Essais, la question de la désobéissance du membre viril s’insère dans le problème classique en théologie de la « concupiscence charnelle ou appetit desordonné de la chair »36. Raymond Sebond propose une explication de l’indiscipline de l’organe masculin, pour la résumer grossièrement, par le péché originel — la « premiere offense » (chap. 239, p. 542), la « macule originelle » (chap. 248, p. 574) —, qui fut de désobéir au commandement de Dieu — « faute d’obeyr » (chap. 239, p. 546). En procède maintenant une partie du corps qui désobéit : le « membre » de la « génération » se mutine, « rebelle à tout commandement, se mouvant et maniant à sa poste sans reigle et sans congé de nostre liberté volontaire » (chap. 239, p. 542).
30Ramenant la chose à la force imaginative, et à la crainte, Montaigne refuse implicitement l’explication et l’interprétation théologiques, et surtout, on l’a vu, propose des remèdes à la portée d’une simple contre-imagination. L’imagination, chez Montaigne, est un point de contact, et l’exemple des nouements d’aiguillettes est parlant à ce sujet, entre le corps et l’esprit, mais ce point est un foyer d’incertitudes qui brouillent une causalité univoque dans les relations psychosomatiques. Parvenant à nous faire penser voir ce qui n’est pas, elle manifeste ses troublants effets au cœur même de l’expérience. À la limite entre le corps et l’esprit, qui se corrompent l’un l’autre — car ce n’est pas seulement le corps qui corrompt l’esprit, comme le veut un certain idéalisme ou comme nos remarques sur les passions corporelles le suggèrent, mais c’est aussi, et surtout chez Montaigne, l’esprit qui corrompt le corps —, l’imagination est le lieu d’un flottement, d’une indécision toujours délicate entre ce qui est et ce qui n’est pas. Ainsi, à propos des différents exemples qu’il a donnés dans son chapitre (I, 21, p. 103-104), Montaigne semble conclure : « Tout cecy se peut raporter à l’estroite cousture de l’esprit et du corps s’entre-communiquants leurs fortunes » (I, 21, p. 104)37.
Conclusion
31Formulons enfin le problème de l’évidence, tel qu’il se peut dégager de ce qui précède : ce que l’on tient pour évident, comme allant de soi, ce sont ordinairement des choses et des vérités arbitraires, douteuses, changeantes, forcées par la coutume, la passion, l’imagination. L’évidence ne touche pas toujours les mêmes réalités : elle évolue et parfois même se retourne en son contraire. « Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre jugement mesmes ? combien de choses nous servoyent hier d’articles de foy, qui nous sont fables aujourd’huy ? » (I, 27, p. 182). Les temps divers, éclatés, incessamment en mouvement, que décrit Montaigne, le conduisent à une certaine impossibilité pour le savoir de se constituer définitivement. Ce premier sens de l’évidence peut se nommer conviction, et il y a peut-être une importante et nuancée distinction à établir entre l’évidence et la conviction. Mais se manifestant avec la même force et dans la même clarté, voire avec plus d’intensité encore pour la conviction, suffit-il d’opposer l’évidence critique et réfléchie à la conviction non critique et irrationnelle ? Certes non. Car il y a, dans le sentiment le plus irrationnel, une certitude phénoménale que l’on serait bien sot de sacrifier ; et, plus encore, notre savoir le plus intime, ce que l’on prend le plus profondément pour le réel, le sentiment le plus important, le sentiment de ce qui est, se laisse seulement entrevoir comme quelque chose d’informulable : « J’ay tousjours une idée en l’ame et certaine image trouble, qui me presente comme en songe une meilleure forme que celle que j’ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir et exploiter » (II, 17, p. 637). Car il doit bien y avoir, sans doute, dans un sens positif dont les médiations nous privent, « le sentiment et la consideration de ce qui est » (I, 3, p. 15). Et l’évidence critique et réfléchie, l’évidence véritable, pour sa part, qui est celle de la variété, de la diversité et de l’étrangeté du réel, chez Montaigne, apparaît finalement comme l’évidence de la non-évidence, semble se ruiner elle-même, et ne permet de rien fonder. Car il n’est pas surprenant que les conditions qui nous permettraient de juger et de percevoir sans illusion ce qui est, c’est-à-dire en nous déprenant de l’empire et de la force de la coutume, de la passion, et de l’imagination, nous laissent dans le plus complet dénuement et nous fassent apercevoir une étrangeté sans nom et bouleversante.
32Ce qui produit l’évidence, du moins dans les objets sensibles dont traite Montaigne — coutume, passion, imagination —, est ce qui détourne de la chose même, de « ce qui est ». L’on assiste donc à un curieux renversement, puisque de cette évidence, il faut surtout se méfier. Car il y a un « bien plus seur estat » pour le jugement : le doute et l’incertitude face à l’étrangeté du réel. Rien dans le réel n’est évident, à part l’inévidence, et ce qui produit l’évidence aussi bien que tout ce qui apparaît comme évident doit dès lors être tenu pour suspect38. Reformulons ainsi le problème : ce qui produit quotidiennement l’évidence, ce sont des truchements, des médiations, des écrans, des préoccupations, qui nous détournent de ce qui est. Montaigne exprime ce problème de l’évidence et du jugement qui a « son assiette bien mal assurée » dans le passage suivant, se moquant discrètement de ceux qui se laissent abuser par le prestige d’évidences pourtant continuellement changeantes :
Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous nos fantasies ? Ce que je tiens aujourd’huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en respondent sur tout ce qu’ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J’y suis tout entier, j’y suis voyrement ; mais ne m’est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir ambrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j’aye jugée fauce ? Au moins faut il devenir sage à ses propres despans. Si je me suis trouvé souvent trahy sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fauce, et ma balance inegale et injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide ? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu’elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance autres et autres opinions, tousjours la presente et la derniere c’est la certaine et l’infallible (II, 12, p. 563).
33L’« empirisme radical » de Montaigne (J. Benoist) se trouve incapable de se transformer en théorie. Demeure l’étrangeté de ce qui est, à peine capable de description, mais sans doute incapable de science, sinon de la science du doute et de l’ignorance39. La frontière se brouille irrémédiablement entre la croyance et la connaissance, puisque l’une et l’autre se peuvent justifier et soutenir, puisqu’elles passent imperceptiblement l’une dans l’autre, puisque les conditions qui produisent leur évidence sont suspectes et changeantes. Montaigne, épousant la durée40, ne peut que constater la variation de ce que l’on croit et de ce que l’on sait, et la continuelle mutation des évidences. Cette pensée instantanée, épisodique, « pointilliste »41, est un empirisme furieux : pour retrouver l’immédiateté de ce qui est, Montaigne montre toute la retenue dont il convient de faire preuve. Si vraiment ce qui est, c’est ce qui apparaît, encore ne faut-il pas prendre une fausse apparence pour une véritable, ni tenir les masques pour les vrais visages. Voilà le point principal et la distinction importante.
34Ce qui est immédiat à première vue, selon le jugement accoutumé, passionné, et imaginaire, se manifeste avec évidence, en un sens, et l’on peut à bon droit le nommer une conviction non critique. Mais cela ne dit rien de l’être, de ce qui est, ou plutôt, car Montaigne est un dur phénoméniste, de ce qui apparaît réellement pour une seconde vue, une vue critique, purifiée, réflexive, « revue ». La ligne pertinente, le véritable distinguo du phénoménisme de Montaigne, ne passe pas entre l’être et l’apparaître, mais entre l’apparaître véritable, l’apparaître de la chose même, le vrai visage, et le faux apparaître, les fantômes, les masques, c’est-à-dire ce qui se rapproche de l’apparition trompeuse, et qui est médié par la coutume, la passion, l’imagination. Qu’a-t-on gagné ? Le problème se trouve déplacé sur le terrain de l’apparence, et l’on s’est détaché de tout présupposé concernant l’être : les choses n’ont pas à être, puisqu’elles s’épuisent dans leur apparaître et dans leur devenir, et cela n’empêche pas, bien au contraire, de trouver d’infinis degrés d’apparaître, des véritables et des trompeurs et de toutes sortes, et de faire porter la critique exclusivement dans ce domaine42. Montaigne, finalement, ne pratique-t-il pas tout de même, mais avec tact plutôt qu’avec méthode43, une certaine forme de réduction ? Ce qui rend les choses évidentes doit être tenu pour douteux ; ce qui fait que les choses vont de soi, ce qui facilite le jugement et lui donne sa pente et son mouvement, tout cela le trouble et l’altère fortement. Puisque la seule évidence de ce qui apparaît tel qu’il est se donne pour étrange et bouleversante, le danger n’est donc pas de prendre l’inévident pour l’évident, mais de tenir l’évident pour l’évident, de prendre ses convictions pour la réalité, c’est-à-dire de se fonder sur l’évidence qui se donne à la première vue, alors que ce qui caractérise le plus justement notre rapport véritable, non prévenu ni prévu, à ce qui est, est le doute et l’ignorance au spectacle de l’étrangeté et de l’inévidence.
Bibliographie
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Notes
1 J.-P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 1985, p. 44. Loin de ne retenir, comme ses adversaires, que l’aspect « destructeur, purement négatif et radicalement nihiliste » du scepticisme, J.-P. Dumont l’aborde comme une « philosophie fondée sur le phénomène » (p. 48-49) ; la « motivation essentielle » du scepticisme, note-t-il encore, se laisse « enfermer dans le seul concept de phénomène » (p. 104).
2 A. Thibaudet, Montaigne, Paris, Gallimard, 1997, p. 363.
3 H. Friedrich, Montaigne, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, « Tel », 2010, p. 14.
4 Par exemple, C. Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Paris, Plon, « Pocket », 1991, chap. XVIII, « En relisant Montaigne », p. 277 sq. C. Lévi-Strauss, De Montaigne à Montaigne, Paris, éditions EHESS, « audiographie », 2016, qui reprend deux conférences, données en 1937 et 1992.
5 M. Merleau-Ponty, « Lecture de Montaigne », repris dans Éloge de la philosophie et autre essais, Paris, Gallimard, « folio essais », 2016, p. 265 sq. Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, V. Carraud et J.-L. Marion (dir.), Paris, PUF, « Épiméthée », 2004.
6 L’expression est de J.-L. Marion (De surcroît, Paris, PUF, « Quadrige », 2010, p. 119) – qui ne l’applique pas ici à Montaigne, quoi qu’il n’hésite pas, ailleurs dans cet ouvrage, à convoquer Montaigne pour illustrer « l’événementialité du phénomène » (p. 46-47) –, et elle nous semble convenir à certains passages et gestes des Essais. Évidemment, ce qui relève de la phénoménologie chez Montaigne n’a toutefois nullement l’ambition de « donner à la science une forme nouvelle et supérieure » (Husserl, Méditations cartésiennes, trad. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2014, p. 244). Mais cette liberté de Montaigne à l’égard des projets — Montaigne dit au moins deux fois qu’il est « sans dessein » (I, 50, p. 302 ; III, 3, p. 828) — n’est pas sans intérêt ni résultat phénoménologique : ce que nous allons essayer de faire voir. Nous citons Montaigne dans l’édition Villey-Saulnier (Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, PUF, « Quadrige », 2004), de la façon condensée la plus ordinaire dans les études montaignistes : le livre, le chapitre, la page.
7 C’est qu’il y a de nombreux traits, et solidaires, au « tableau des perturbations qui altèrent indéfiniment la représentation et le jugement » (P. Mathias, Montaigne ou l’usage du monde, Paris, Vrin, « Bibliothèque des philosophies », 2006, p. 83). Notons en passant que si la phénoménologie se donne initialement comme une psychologie descriptive, l’on trouve chez Montaigne de très fines remarques psychologiques, qui peuvent sans doute également retenir l’attention du phénoménologue.
8 « Si je dois nommer stile un parler informe et sans regle, un jargon populaire et un proceder sans definition, sans partition, sans conclusion, trouble, etc. » (II, 17, p. 637).
9 Montaigne oppose la « chose mesme » aux explications et interprétations que l’on en donne : « Qui m’esclaircira de ce progrez, je le croiray d’autant d’autres miracles qu’il voudra ; pourveu que, comme ils font, il ne me donne pas en payement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n’est la chose mesme » (II, 37, p. 764). L’on découvre chez Montaigne des formules assez décisives – du moins si elles étaient passées dans la postérité –, non d’un scepticisme nonchalant ou d’un dilettantisme philosophique, mais qui, bien que ne s’assemblant pas en un système achevé ou en une théorie savamment composée, révèlent de singulières proximités avec les mots d’ordre de la phénoménologie.
10 Comme « grand historien du scepticisme » (J.-P. Dumont, Le scepticisme et le phénomène, p. 41), Montaigne poursuit toutefois son exposé en précisant le sens de cette « suspension », qui n’est pas tant une absence totale du jugement qu’une impalpable retenue qui ne prétend pas parler objectivement des choses et qui n’adhère à rien que ce soit : les Pyrrhoniens jugent mais comme s’ils ne jugeaient pas, ils n’opinent pas à leur opinion : « Ils se servent de leur raison pour enquerir et pour debatre, mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle confession d’ignorance, un jugement sans pente et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrronisme. J’exprime cette fantasie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir ; et les autheurs mesmes la representent un peu obscurement et diversement » (II, 12, p. 505).
11 « Je n’entens pas que nul n’accuse qui ne soit net, car nul n’accuseroit ; voire ny net en mesme sorte de coulpe. Mais j’entens que nostre jugement, chargeant sur un autre duquel pour lors il est question, ne nous espargne pas d’une interne jurisdiction » (III, 8, p. 930).
12 J. Starobinski, dans un texte de 1956 demandé par M. Merleau-Ponty pour son volume intitulé Les philosophes célèbres, insiste sur cette confusion : « Toutes les aptitudes sensitives collaborent avec lui ; le jugement selon Montaigne est une vigilance sensuelle : sa saisie est une préhension tactile, une pesée, une gustation. Dans l’acte du jugement, le moi spectateur participe de tout son corps à ce mouvant spectacle qu’il est pour lui-même » (repris et augmenté sous le titre Les philosophes de l’antiquité au xxe siècle, histoire et portraits, LGF, Le livre de poche, « La Pochothèque », 2006, p. 627).
13 Notons que l’on pourrait encore trouver chez Montaigne d’autres biais qui troublent le jugement, outre les trois principaux que nous retenons : l’intérêt (« Il est peu de choses ausquelles nous puissions donner le jugement syncere, parce qu’il en est peu ausquelles, en quelque façon, nous n’ayons particulier interest », III, 7, p. 918), ou la tyrannie « parliere » des conférenciers qui en imposent gravement (« Ils vous assomment de l’authorité de leur experience : ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict ; vous estes accablé d’exemples […]. Je me bande volontiers contre ces vaines circonstances qui pipent nostre jugement par les sens », III, 8, p. 931), etc.
14 Il est en effet initialement question, dans ce chapitre, du « soing que nous avons de nous au delà cette vie » (I, 3, p. 17-18), à travers certaines pratiques culturelles (et superstitieuses, précise Montaigne). Par exemple, porter les os d’un ancien roi à la guerre : « Comme si la destinée avoit fatalement attaché la victoire à ses membres » (p. 18). Les lignes que nous citons sont un ajout de l’édition de 1588, lui-même enrichi de la main de Montaigne sur le fameux « Exemplaire de Bordeaux », et semblent commenter les premiers exemples en leur donnant une portée plus générale.
15 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, « folio essais », 2011, p. 322.
16 « Ces grandes et longues altercations de la meilleure forme de societé et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l’exercice de nostre esprit ; comme il se trouve és arts plusieurs subjects qui ont leur essence en l’agitation et en la dispute, et n’ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police seroit de mise en un nouveau monde, mais nous prenons les hommes obligez desjà et formez à certaines coustumes ; nous ne les engendrons pas comme Pyrrha ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de les redresser et renger de nouveau, nous ne pouvons guieres les tordre de leur ply accoustumé que nous ne rompons tout » (III, 9, p. 957). Cf. le commentaire de J.-Y. Pouilloux sur l’entreprise de Montaigne qui consiste à tenir son esprit en éveil, alerte, pour ne pas se laisser endormir par « toutes ces coutumes qui constituent un être plus sûrement que sa pensée consciente » (Montaigne, une vérité singulière, Paris, Gallimard, « L’infini », 2012, p. 25), en marquant bien que l’on n’atteint néanmoins pas par ce moyen une quelconque « nature ». Nous nous permettons de laisser de côté le problème plus général des rapports entre coutume et nature (que Pascal radicalisera en ces mots frappants : « La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est‑ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est‑elle pas naturelle ? J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature », Pensées, éd. Brunschvicg, frag. 93), et que l’on trouve déjà, fort raffiné, chez Montaigne, mais qui nous emmènerait trop loin dans le cadre de cette étude, et nous nous permettons de renvoyer sur ce point au clair exposé de M. Conche : Montaigne et la philosophie, éd. de Mégare, 1987, p. 94-96.
17 Insistons sur l’aspect temporel de la coutume : Montaigne dit une fois « usance » (I, 3, p. 16), pour « usage », et, plutôt que « coutume », il écrit bien souvent « accoustumance », enfonçant le sens mouvant et changeant, temporel en un mot, inscrit dans l’élément du devenir, des coutumes et de leur force.
18 Le « Gentil-homme François » en question serait – si l’on en croit Florimond de Raemond, ami de Montaigne, qui racheta sa charge au Parlement de Bordeaux en 1570, et qui identifie certains contemporains présents anonymement dans les Essais – François IV de La Rochefoucauld (cf. D. Frame, Montaigne, Une vie, une œuvre, trad. J.-C. Arnould, N. Dauvois, et P. Eichel-Lojkine, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 209).
19 « Considerons au travers de quels nuages et commant à tastons on nous meine à la connoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains : certes nous trouverons que c’est plustost accoustumance que science qui nous en oste l’estrangeté » (I, 27, p. 179).
20 « S’attacher aux évidences premières, c’est se laisser ingénument duper », note J. Starobinski, Montaigne en mouvement, p. 141 (cf. plus généralement p. 137-142, qui traitent de ces passages de Montaigne sur la coutume).
21 P. Mathias (Montaigne ou l’usage du monde, p. 124) commente cette phrase, selon laquelle la coutume « constitue la médiation nécessaire de l’action et du rapport à autrui », et conclut : « Pour le dire vite, nous ne nous connaissons les uns les autres qu’à travers ce par quoi il nous est irrémédiablement impossible de nous connaître et de nous comprendre ». B. Sève, Montaigne, des règles pour l’esprit, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 2007, p. 115, commentant également cette phrase, note que « l’usage et les hiérarchies sociales nous bouchent les yeux ». Mais, au contraire, et bien plutôt que de nous boucher les yeux, loin de ne nous faire rien voir, ce que boucher les yeux peut laisser entendre, ils nous offrent un spectacle permanent, ils nous donnent à voir sans cesse, ils saturent notre vue.
22 Montaigne recourt plus d’une fois à l’image du masque qu’il faut ôter, et à différents propos, aussi bien au sujet de la mort (« Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes : osté qu’il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu’un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur », I, 20, p. 96), que de nos actions (« à la verité, la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, etc. », I, 38, p. 234), que de nous-mêmes et de notre cœur (« C’est un’humeur couarde et servile de s’aller desguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire veoir tel qu’on est », II, 17, p. 647 ; « Celuy qui faict tout pour l’honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner en se produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la connoissance du peuple ? », III, 5, p. 847 ; « Du masque et de l’apparence il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’estranger le propre. Nous ne sçavons pas distinguer la peau de la chemise », III, 10, p. 1011 ; « On parle à vostre vertu et à vostre conscience ; ce ne sont pas parties à mettre en masque », III, 10, p. 1019) – opposant le masque à l’être vrai, à ce qui est, au vrai visage, etc. Une anecdote de masque est digne d’être rapportée, pour faire remarquer la force de la coutume : « J’ay veu en quelque lieu d’Appian, ce me semble, une pareille histoire d’un qui, voulant eschapper aux proscriptions des triumvirs de Rome, pour se dérober de la connoissance de ceux qui le poursuyvoient, se tenant caché et travesti, y adjousta encore cette invention de contre-faire le borgne : quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté et qu’il voulut deffaire l’emplatre qu’il avoit long temps porté sur son œil, il trouva que sa veue estoit effectuellement perdue soubs ce masque » (II, 25, p. 688). Le masque, à force d’occuper notre vue et de l’obstruer, finit par ne plus nous laisser voir ce qu’il masque, précisément. D’où l’étrangeté qui apparaît quand on tâche de l’ôter, ou quand il se fissure ou tombe de lui-même en quelques occasions : on ne voit d’abord rien, ayant pris le masque pour tout ce qui est à voir : rien de visible ne se tient alors caché derrière lui, car tout est déjà vu, tout est prévu. Notre vue est entièrement occupée — et même préoccupée, au sens où la « préoccupation » désigne le préjugé. C’est ainsi que le célèbre mot de Malebranche à propos de Montaigne, « Il est malaisé de le lire sans se laisser préoccuper » (De la Recherche de la Vérité, Livres I-III, éd. J.-C. Bardout, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2006, Livre II, Troisième partie, Chapitre V, p. 388), peut se lire doublement : soit selon ce que Malebranche dénonce, car Montaigne nous charme par son imagination dominante et son style envoûtant, et trompe notre raison ; soit, au contraire, au sens moderne de la préoccupation, parce que Montaigne nous inquiète, nous travaille, nous préoccupe par l’étrangeté du réel qu’il remue et tente de nous faire apercevoir.
23 Cf. J. Starobinski, Montaigne en mouvement, p. 168 : « Il n’y a de masque que si l’on peut s’attendre à trouver un visage accessible derrière le masque. Or, le visage que nous cherchions a reculé à l’infini ». J. Starobinski, pour qui ce problème du masque s’est évanoui, n’insiste cependant pas sur le bouleversement et l’étrangeté du masque arraché. M. Conche également cite ces quelques lignes et passe à côté de l’importance du bouleversement que tente de cerner Montaigne (Montaigne et la philosophie, p. 118). S. Giocanti, sur les traces de C. Ginzburg, insiste pour sa part, à bon droit selon nous, sur ce bouleversement : « le jugement est en bien plus sûr état, en tant qu’il est bouleversé, non pas en tant qu’il trouve une nouvelle assurance, etc. » (« L’art sceptique de l’estrangement dans les Essais de Montaigne », Essais [En ligne], Revue interdisciplinaire d’Humanités, Hors-série 1, 2013, mis en ligne le 05 octobre 2020, p. 4).
24 Ainsi, le chapitre « Des boyteux » digresse entre autres sur les claudications du jugement : « Je ravassois presentement, comme je faicts souvant, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en cercher la raison qu’à en cercher la verité : ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs, etc. » (III, 11, p. 1026). Décrivant les « altérations du jugement », H. Friedrich résume : « Le corps et les passions nous font l’esprit corruptible » (Montaigne, p. 140).
25 Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion, « GF », 2020, §97, p. 144.
26 Sur ce sujet, voir l’ouvrage de E. Ferrari, Montaigne, une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2014.
27 « J’ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prest au branle, et ma veue si desreglée, que à jun je me sens autre qu’apres le repas ; si ma santé me rid et la clarté d’un beau jour, me voylà honneste homme ; si j’ay un cor qui me presse l’orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible » (II, 12, p. 565).
28 Au sens où la « raison » est « cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un mesme subject, c’est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures » (II, 12, p. 565). Notons que la raison possède au moins deux sens bien différents sous la plume de Montaigne : tantôt elle est, comme ici, cette « apparence de discours » qui épouse nos humeurs et se diversifie selon les fins qu’on lui assigne, tantôt, au contraire, elle est cette « raison universelle et naturelle » (II, 30, p. 713), inflexible, qui est la pierre de touche de la critique véritable et qui nous force à dire ce qui est. Montaigne ne semble cependant pas se soucier d’accorder ces deux sens ni de réduire la tension qui naît de leur inévitable opposition.
29 N’entrons cependant pas dans une trop fine distinction à cet endroit : dans les deux cas, les passions nous détournent de ce qui est, et seul ce point nous occupe.
30 De même, sur l’homme amoureux, Montaigne note encore, mais dans un sens quelque peu plat et commun : « La passion amoureuse preste des beautez et des graces au subjet qu’elle embrasse, et fait que ceux qui en sont espris, trouvent, d’un jugement trouble et alteré, ce qu’ils ayment, autre et plus parfaict qu’il n’est » (II, 17, p. 632). Molière, dans Le Misanthrope (acte II, scène 4, v. 712-730), compose une remarquable et inoubliable tirade sur ce sujet, vraisemblablement inspirée de Lucrèce — De la Nature, IV, v. 1146 sq., qu’il connaissait certainement à travers Gassendi —, mais qui ne prend sens qu’aux yeux de celui qui n’aime pas, car chez Lucrèce, ce ne sont là que « mérites irréels » (v. 1147). Or, pour, pour l’amoureux lui-même, bien sûr, rien n’est plus réel, et il serait très fâché que l’on répute irréelles les qualités de l’objet aimé.
31 La peur : « Je ne suis pas bon naturaliste (qu’ils disent) et ne sçay guiere par quels ressors la peur agit en nous ; mais tant y a que c’est une estrange passion : et disent les medecins qu’il n’en est aucune qui emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiette. De vray, j’ay veu beaucoup de gens devenus insensez de peur : et aux plus rassis, il est certain, pendant que son accés dure, qu’elle engendre de terribles esblouissemens » (I, 18, p. 75). La tristesse : « De vray, l’effort d’un desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute l’ame, et lui empescher la liberté de ses actions, etc. » (I, 2, p. 12). La colère : « Tel qui raporte de sa maison la douleur de la goute, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l’ame teinte et abreuvée de colere, il ne faut pas douter que son jugement ne s’en altere vers cette part là » (II, 12, p. 564) ; « Ce que nous voyons et oyons agitez de colere, nous ne l’oyons pas tel qu’il est » (II, 12, p. 595) ; « Que respondra-il ? la passion du courroux lui a desjà frappé le jugement. Le trouble s’en est saisi avant la raison » (III, 8, p. 924).
32 Éd. F. Garavini, Paris, Gallimard, « folio classiques », 1983, p. 244. Le passage en question est celui du soufflet donné par Montaigne à un « vetturin », c’est-à-dire un voiturier, qu’il tente ensuite de fuir, en se dérobant à sa vue et en changeant de chemin.
33 Cf. le commentaire de ce passage par B. Sève, Montaigne, des règles pour l’esprit, p. 157-160, à partir, cependant, de l’analyse de la croyance, dont « les deux principaux ressorts » (p. 159) sont le « travail de l’imagination » et « la coutume ».
34 Le chapitre « Comme l’ame descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent » décrit déjà les errances dans l’irréel de la pensée imaginative et interprétative, et le « desreglement de nostre esprit » (I, 4, p. 24) : « Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose » (I, 4, p. 22) ; « Quelles causes n’inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? À quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? » (I, 4, p. 23). Sur cette voie, Montaigne arrive à l’homme qui cause, c’est-à-dire qui bavarde et qui imagine des causes à ce qui est, plutôt que de le considérer comme tel (cf. le passage cité plus haut du chapitre « Des boyteux », III, 11, p. 1026).
35 Montaigne écrit à l’heure des sorciers et des sorcières, auxquels toutefois il ne recommande pas tant la cigüe que l’hellébore, pour les guérir de leur folie imaginaire plutôt que pour les condamner pour des crimes tout aussi imaginaires (cf. Le chapitre « Des boyteux » : « En fin et en conscience, je leur eusse plustost ordonné de l’ellebore, que de la cicue », III, 11, p. 1032).
36 Raymond Sebond, Théologie naturelle (1569 ; 1581), Vol. I, trad. Montaigne, éd. A. Frigo, Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2022, chap. 280, p. 666-667. Particulièrement dans le chapitre « De la force de l’imagination », l’homme que peint Montaigne se trouve agi, passif, dépossédé de lui-même : nos membres se meuvent souvent « sans nostre congé », « sans nostre sceu », « sans l’adveu, non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensée » (I, 21, p. 102). Cette indépendance et cette rébellion du corps ne semblent toutefois pas se déployer pour Montaigne dans une réalité marquée par le péché et la chute.
37 Cf. les commentaires de cette formule par P. Mathias, Montaigne ou l’usage du monde, p. 61-62, et par B. Sève, Montaigne, des règles pour l’esprit, p. 209-213, section intitulée « l’esprit trouble le corps », sur les « nouements d’aiguillettes » que B. Sève appelle prosaïquement « les troubles de l’érection » (p. 210). Cf. encore, sur l’esprit qui « contamine » le corps, selon Montaigne : C. Rosset, Principes de sagesse et de folie, Paris, Éditions de Minuit, « Reprise », 2011, p. 72-74.
38 Laissons de côté la question du « vraisemblable », qui nous embarquerait trop loin. Car l’un des paradoxes montaniens est que ce qui n’est même pas vraisemblable peut néanmoins être vrai. « C’est une sotte presumption d’aller desdaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraysemblable » (I, 27, p. 178). Chez Descartes, au contraire, ce qui est vraisemblable doit être tenu pour faux (cf. Discours de la méthode, vers le début). Montaigne, dans « L’Apologie », adresse l’objection suivante aux académiciens : comment s’en tenir au vraisemblable si l’on prétend ne pas savoir ce qu’est le vrai ? « Comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s’ils ne cognoissent le vray ? » (II, 12, p. 562).
39 « Il y a quelque ignorance forte et genereuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle concevoir il n’y a pas moins de science que pour concevoir la science » (III, 11, p. 1030).
40 « Il faut accommoder mon histoire à l’heure », « de minute en minute, etc. » (III, 2, p. 805).
41 P. Mathias, Montaigne ou l’usage du monde, p. 44 sq.
42 « L’ontologie montanienne », écrit P. Mathias (Montaigne ou l’usage du monde, p. 30), « prend en effet le parti de renoncer aux médiations catégorielles qui oblitéraient le “réel” dans sa “naïveté”, et de l’appréhender tel qu’il se donne, sans l’espoir ni du reste le besoin de le comprendre autrement qu’il n’apparaît » ; « L’apparence est pour ainsi dire seule » (p. 34).
43 Contre la rigidité d’une méthode qui se contenterait d’appliquer des principes généraux, Montaigne privilégie le tact singulier, accommodé aux singularités et à l’infinie diversité de ce qui est, et se montre sans cesse attentif à la « façon » et à la « manière » (cf. I, 13, p. 49 ; I, 25, p. 136 ; I, 30, p. 197 ; I, 39, p. 243 ; II, 20, p. 675 ; III, 12, p. 1039, etc.).