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Une phénoménologie appliquée ? Quelques commentaires sur la cosmo-politique d’Étienne Tassin
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Annexes
Résumé
L’article est un commentaire des propositions d’Étienne Tassin consistant à appliquer une phénoménologie de l’espace public, développée par l’auteur à la suite d’Arendt dès les années 1990, à la question de l’hospitalité et de la frontière (en examinant en particulier le cas de Calais). Après une rapide reconstruction des arguments de Tassin, qui soutient que la frontière est positive puisqu’elle permet une forme de désidentification créatrice, des points critiques sont soulevés. Sont abordés d’une part le fait que la centration phénoménologique sur l’apparaitre est particulièrement exigeante pour les exilés, soumis à l’impossibilité de se reposer et d’avoir un espace à eux. Et d’autre part, le fait que se concentrer sur l’agir en public, comme le propose Tassin, engage à des épreuves souvent impossibles à surmonter pour les exilés. Ses propositions obscurcissent donc d’autres modes possibles d’engagement dans le monde, qu’il convient de décrire en retrouvant une phénoménologie à ras du sol, se centrant sur les expériences quotidiennes des exilés.
Table of content
Introduction
1Ce texte prend la forme d’un commentaire critique1 des écrits d’Etienne Tassin, en particulier de quelques textes explicitement consacrés à des réflexions sur la condition migrante2 — réflexions par lesquelles il mettait à l’épreuve, dans les années précédant sa mort tragique, de plus anciens développements sur la cosmo-politique et l’agir public et politique. En fait, on peut dire que Tassin proposait une « phénoménologie de la condition migrante », à travers une description de la « puissance affirmative »3 des migrants, en particulier à partir de l’exemple de la « Jungle »4 de Calais, qu’il visita plusieurs fois et sur laquelle il travailla, notamment avec Camille Louis5. Mon commentaire s’organisera principalement autour de l’exposé d’éléments empiriques sur Calais, empruntés aux enquêtes de la philosophe Sophie Djigo6, qui permettent de relativiser l’insistance de Tassin sur l’agir public. Finalement, la question sera de savoir si Tassin, en appliquant sa phénoménologie à la condition migrante, fait encore de la phénoménologie, au sens d’une description fondée sur l’expérience vécue, et s’il n’oublie pas une bonne partie de l’expérience des personnes qui font l’objet de ses écrits.
2Chez Tassin, il est question d’un cosmopolitisme par le bas davantage que par le haut : d’un cosmopolitisme basé sur l’expérience plutôt que s’intéressant à la limite territoriale des États-nations, à leurs frontières7. Cependant, il ne faut pas séparer trop vite « l’expérience » de la « frontière », puisque Tassin donne un pouvoir important à « l’expérience des frontières », qui offrirait la possibilité de se (re)subjectiver, de faire montre de sa « puissance d’agir ». C’est en effet à partir d’une phénoménologie de l’agir politique — qu’il a mené depuis sa thèse sur Arendt, publiée en 19998 — que Tassin a déployé, dans ses derniers travaux, l’idée d’une expérience de la frontière qui serait un moyen de repenser le cosmopolitisme, en remettant la « condition migrante » en son centre, tout en l’inscrivant dans un projet cosmo-politique qu’il développe depuis longtemps, et notamment depuis son livre intitulé Un monde commun9. Cette centration sur l’agir politique est intéressante à plus d’un titre. Elle permet d’une part de se détacher de l’idée d’une pré-appartenance, nécessaire dans d’autres versions du cosmopolitismes (à des institutions chez les Grecs, à la sphère de la Raison chez Kant et ses continuateurs, à l’espace communicationnel chez les habermassiens, etc.). D’autre part, agir (avec l’autre) est une manière de « mettre en commun », ce qui semble indispensable pour penser l’hospitalité, qui doit permettre à l’accueillant et l’accueilli de vivre ensemble, le dernier quittant progressivement sa posture d’invité. Ces premiers éléments semblent aller dans le sens d’une hospitalité qui laisse à l’étranger toute sa place, centrale dans mes recherches à la suite de Bernhard Waldenfels10. Chez Tassin, l’étranger11 et l’étrangeté importent au plus haut point, puisque pour lui s’il n’y a pas d’« étrangeté, l’hospitalité n’a pas lieu d’être »12. Cependant, nous verrons que loin de laisser à l’étranger toute sa place, la conception de Tassin, par sa mise en avant de l’espace public au détriment de la communauté, place l’étranger face à une série d’épreuves supplémentaires : malgré les épreuves de la frontière (réussir à passer et lutter pour sa (sur)vie), il doit être en capacité d’agir en public. Comme ces épreuves de la frontière ne peuvent être, d’après Tassin, surmontée que par l’agir politique, en particulier dans les zones frontières13 (il ne s’agit pas nécessairement d’en sortir pour agir…), on voit là une forme d’impasse. Une question se pose alors : qu’en est-il de ceux qui ne sont pas pourvus de cette capacité à agir publiquement ? Restent-ils en marge du cosmopolitisme ? Vient aussi une nouvelle question : qu’en est-il du lieu ? Si l’agir permet effectivement de mettre en commun, l’hospitalité est aussi une qualité des lieux14. Si les lieux s’ouvrent d’une certaine manière, il faut aussi qu’ils protègent (avant d’essayer d’agir politiquement). Il semble donc qu’il faille penser l’hospitalité autrement que par l’agir, ou en tous les cas avec un agir moins demandeur en capacités politiques, en capacités à faire face à la prise de parole publique, que ne l’est l’agir tassinien, hérité d’Arendt.
3Pour répondre à ces interrogations qui résultent de ma lecture des textes de Tassin, je procèderai en deux temps : premièrement, je reconstruirai brièvement le projet cosmo-politique de Tassin ; et secondement, je déploierai ma critique de la conception exagérément optimiste de Tassin. Enfin, pour conclure, je reviendrai sur le caractère phénoménologique (ou non) des propositions de Tassin pour penser l’hospitalité.
Un projet cosmo-politique
4Dans « Cosmopolitique et xénopolitique »15, en 2017, Etienne Tassin explicite son projet cosmo-politique. Il y explique vouloir se détacher de « deux figures du cosmopolitisme [qui] ont jusqu’à aujourd’hui dominé la pensée » (99), à savoir les formes éthique et juridique du cosmopolitisme. Dans la première, qu’on trouve chez les Grecs, « le monde est une gigantesque cité qui fait de nous tous des concitoyens » (99). Dans la deuxième, dont Kant « a donné la version matricielle toujours d’actualité », le monde n’est « plus une grande cité, il n’est que l’interface des États » (100) ; mais il s’agit d’un « étrange cosmopolitisme qui ne promeut aucune cosmocitoyenneté effective » (100) puisqu’il reste au niveau des Etats. Il subsiste dans les deux cas une pré-appartenance, comme je l’ai déjà dit rapidement. Tassin propose quant à lui de « prendre au sérieux la figure de l’étranger » (101) et d’en faire le point de départ de sa version du cosmopolitisme, qu’il veut « cosmo-politique ». Partir de l’étranger, de celui qui par définition est non-appartenant, lui permet ainsi de faire une phénoménologie de la manière dont on fait monde commun avec « les étrangers et leurs mondes » (101). Travailler l’apparaitre de l’agir politique lui permet de « faire advenir » l’espace public, qui est « un espace qui n’apparait que dans l’épreuve de l’altérité et de la conflictualité »16.
5Cette valorisation de l’espace public ne date pas de son intérêt pour la jungle de Calais et la question migratoire ; il n’est pas pensé premièrement à partir de la capacité qu’auraient les migrants de faire advenir cet espace public par leur agir politique. On trouve déjà dans un article de 1992, « Espace commun ou espace public ? »17, une mise en avant des qualités du « public » face au « commun ». Cet article, qui sera repris dans sa thèse sur Arendt puis dans le livre qui en est tiré, avec quelques modifications, a été abondamment commenté (et critiqué) par Joan Stavo-Debauge dans sa propre thèse18. Ce dernier souligne que l’espace public de Tassin n’est pas si ouvert que cela, puisqu’il réclame un certain nombre de capacités nécessaires pour agir en public. Pour participer (à l’espace public), il faut agir (politiquement), ce qui fait advenir un monde commun, nous dit Tassin. Comme on va le voir, c’est aller vite en besogne sur la capacité d’agir des migrants, et c’est aussi dénier l’importance de l’habiter19.
6Mais revenons d’abord un instant sur le projet de Tassin. En 2003, dans Un monde commun, il réfléchissait déjà au moyen de faire apparaître un espace public, qu’il voyait disparaitre sous le risque de la globalisation, qu’il définissait comme une « domestication et une privatisation généralisée du monde »20. Quelques pages plus loin, il associait globalisation et mouvements de communautarisations :
Production et consommation globalisées tendent à transformer toute chose, toute œuvre, tout usage et toute croyance en un produit marchand de consommation ; à effacer toute distance, tout intervalle entre ceux qui sont ainsi privés du loisir d’être les acteurs de leurs rapports, les compositeurs du monde ; et à supprimer toute pluralité individuelle ou communautaire. Cette tendance suscite en retour l’affirmation d’une identité […]21.
7Contre ces identités mortifères, la seule solution serait « l’institution et la préservation de cet espace public déployé entre les acteurs de la vie civique et qui, par lui-même, constitue le seul bien public susceptible de recueillir l’assentiment des particularités opposées »22. Quinze ans plus tard, il précise son projet à la lumière de la notion de frontière. Il remarque qu’avec la globalisation,
les frontières s’effacent au profit des murs parce que ce monde globalisé tend à multiplier les cloisonnements. Tel est le paradoxe auquel il nous faut prêter attention : la globalisation du monde signifie concrètement son cloisonnement. Certes, les marchandises circulent de plus en plus librement, les capitaux ne rencontrent plus aucune entrave ; mais les humains sont, eux, de plus en plus contrôlés et leur circulation empêchée23.
8Contre cette prolifération de murs, il promeut la frontière, qui permet une « mondialisation » bénéfique, par la pluralisation de scènes publiques. Il trouve chez Michel Agier cette importance donnée à la frontière ; Agier, écrit Tassin,
lie l’une à l’autre les notions de frontière et d’identité en indiquant que la condition cosmopolite naît dans la frontière, nom qu’il oppose à l’emmurement des identités nationales ou sociales et à l’« encampement » auxquels se trouvent condamné.e.s celles et ceux qui ont eu l’audace, souvent contraints par la misère et portés par le rêve d’en sortir, de s’essayer à passer des frontières24.
9« L’emmurement des identités nationales » (et individuelles), voilà ce que craint Tassin, lui qui conclut son développement en opposant à « l’homme emmuré […] l’homme frontière », qui s’ouvre plutôt que de se refermer. Cette mise en avant de l’ouverture — qu’on retrouvait déjà dans l’article cité de 1992 (il n’était pas alors aussi précisément question des murs et des frontières, mais il s’agissait plus largement de l’espace public versus la communauté) — est importante pour son projet cosmo-politique : la frontière (et sa puissance d’ouverture), permettrait des « altérations désidentificatrices […] où peuvent aussi prendre naissance des formes inédites ou inattendues de subjectivation »25. Rendre visible la frontière, c’est mettre finalement en avant un « monde problématique » qui
n’est plus celui des « chez-soi » identifiés et répertoriés, c’est celui des univers indéfinis de frontières brouillées et superposées. Aussi peut-on dire qu’en ce seuil s’invente exactement ce que les murs interdisent, une altération de soi qui est aussi une expérience de l’autre26.
10La frontière est donc en un sens une épreuve pour l’étranger, puisque son ‘soi’ est altéré, mais tout aussitôt l’épreuve devient positive, l’altération de soi, par sa puissance d’ouverture (une brèche s’ouvre dans le soi emmuré, si l’on veut paraphraser Tassin), est ce qui va à l’encontre des identités figées. La désidentification est positive puisqu’elle permet de se resubjectiver autrement, au contact de l’étranger (les autres exilés autant que les bénévoles, travailleurs sociaux, médecins, etc.). Ces épreuves sont ce qui permet de former un monde commun, comme l’écrit Tassin en résumant ce qui serait « l’enjeu décisif d’une politique transnationale ou d’une cosmopolitique transfrontalière » : « transmuer les désidentifications produites par l’expérience des frontières en autant de subjectivations politiques non identitaires porteuses de promesses d’un monde commun »27. Dans sa conception, l’épreuve est aussitôt absorbée, encaissée : le pathos se transforme immédiatement en sens. Il me semble que c’est bien vite oublier que « le processus de transformation [du choc de l’étranger] peut s’enliser ou échouer »28 ; Tassin, me semble-t-il, ne décrit que la phase heureuse de l’expérience, oubliant que la phénoménologie possède aussi des outils pour décrire les corps souffrants, les corps qui n’arrivent pas à encaisser les chocs29.
11Lisant Tassin et y retrouvant les analyses présentées ci-dessus, il m’a donc paru intéressant de me pencher sur son projet général30 lorsque j’en suis venu à examiner les relations entre les « aidants » et les demandeurs d’asile comme mode d’hospitalité : c’est qu’à la frontière, pour Tassin, la désidentification transforme tous ceux qui y passent, les migrants comme les autres, dont les « aidants ». Une cosmopolitique transfrontalière serait donc par essence hospitalière, selon l’auteur, puisqu’ouvrant un espace public complètement inclusif, où la puissance d’agir des uns et des autres ouvrirait à de nouvelles manières d’être soi (permises par la frontière) en se transformant positivement grâce à la rencontre avec les autres.
Un optimisme de l’ouverture et de l’agir qui oublie les épreuves
12La vision de Tassin est centrée sur le potentiel transformateur de la frontière, qui permet plus facilement d’agir en se détachant de ses identités propres. Cela ne va pas sans poser quelques soucis, que j’ai commencé à exposer et qui empêchent d’appréhender avec les outils qu’il propose le mode d’hospitalité qui se fait jour entre les exilés et ceux qui les aident. Je ne tenterai pas d’être exhaustif sur les limites du projet de Tassin31 mais plutôt de cerner deux points qui posent problème dans sa théorisation : l’oubli de l’habiter, et une conception trop optimiste de l’agir.
La curieuse absence de l’habiter
13La conception de la frontière de Tassin doit beaucoup aux travaux (collectifs) de Michel Agier sur la jungle de Calais32. Or, habiter, pour Agier, cela signifie pouvoir « se sentir un peu mieux », et on finit tant bien que mal par habiter avec « beaucoup de bricolage »33, dit-il. Il écrit aussi qu’« un migrant qui arrive n’a pas droit à la ville, au sens du droit à trouver une place, à trouver sa place, et le bidonville, la favela devient son lieu »34. En clair, si dans un ‘camps’ ou dans la ‘Jungle’ on n’habite pas en arrivant, on finit par y parvenir, certes de manière assez faible en intensité. En un sens, c’est vrai : la ‘Jungle’ est toujours plus hospitalière que rien du tout. L’aide s’y regroupe, une organisation se développe, propre aux migrants d’une part, et d’autre part permise grâce au concours de nombreux bénévoles, travailleurs sociaux, soignants35 qui sillonnent (et sillonnèrent) Calais. Mais il semble que ce soit aller un peu vite que de signaler à plusieurs reprises (notamment dans la conclusion de La jungle de Calais) que la Jungle serait « prémonitoire » ou serait un « laboratoire » d’une forme de cohabitation s’opposant, par son ouverture, aux grandes métropoles (notamment européennes) marquées, elles, par leur fermeture à l’égard des étrangers36. L’habiter, dans la Jungle, est plus que précaire : sans statut ni logement pérenne, difficile d’imaginer que les personnes y vivant puissent se laisser aller à un plein habiter, profiter de l’aisance d’un lieu privé. Mais c’est justement cette absence de privé qui permet à Tassin de souligner, à la suite d’Agier, que l’habiter de la Jungle est en mesure porter de nouvelles subjectivations, ouvertes sur (et par) l’espace public. Pourtant, comme le montre Sophie Djigo, sortir de la Jungle est parfois nécessaire pour se réarmer physiquement et psychiquement aux tentatives de passages, à la vie dans la Jungle.
Il n’est pas toujours facile d’être joyeux dans le contexte de la « jungle », d’où nos habitudes de sortir de là, d’aller toujours ailleurs, un va-et-vient entre espace d’exclusion, espace public et espaces privés. Cela montre aussi que pour parler de soi et de ce qu’on vit, il est préférable de s’en mettre à distance. Là où j’ai cherché la plus grande proximité avec mes interlocuteurs, eux ont quêté la bonne distance avec le terrain qu’ils habitent, avec leur propre vécu, afin de pouvoir en parler. S’est mise en place une dialectique entre le proche et le lointain : s’éloigner de la « jungle » pour favoriser la proximité d’un dialogue entre amis37.
14Même pour établir les conditions de possibilité de « la proximité d’un dialogue entre amis », il faut quelquefois sortir de la Jungle, retrouver des « espaces privés ». Ces espaces sont aussi nécessaires pour penser les relations entre demandeurs d’asile et « aidants ». Si on ne parvient pas à « parler de soi » (ce qui peut prendre des modalités très diverses), si on ne parvient pas à formuler ce que l’on est capable de dire ou de faire, nulle possibilité d’agir directement dans l’espace public… Et cela tient parfois à un épuisement, qui doit être pris en compte lorsqu’on se propose de penser l’hospitalité et qui est curieusement absent sous la plume de la plupart des philosophes se réclamant du cosmopolitisme, dont Etienne Tassin. Le Dasein n’a pas faim, clamait Anders, en reprochant à Heidegger la « pseudo-concrétude » de sa philosophie38 ; le cosmopolite n’a pas sommeil, pourrais-je reprocher à Tassin. Pourtant, le sommeil est particulièrement important dans la Jungle, puisqu’il n’y a pas de « droit de dormir ». Une scène que décrit Sophie Djigo est saisissante à ce propos : elle la comprend comme « point de basculement » pour faire s’inviter le terrain à la maison et faire dormir les migrants chez elle39.
Des allers-retours jusqu’à Calais et de longues discussions par Messenger, jusqu’à ce jour de décembre. Coup de téléphone d’Abiy vers midi : « Quelle merde ! Aujourd’hui la police est venue et elle a pris toutes les tentes et les couvertures qui restaient. » (04/12/2017)
Le soir : « On n’a pas réussi à trouver quoi que ce soit. On n’a même pas une couverture pour dormir. » Dans la nuit, il se met à neiger et le vent est glacial.
Le lendemain matin 8h, je suis en route pour Calais. Je vais chercher Abiy pour le ramener à la maison. Je vois sa silhouette dégingandée dans la brume matinale, et lorsqu’il s’assoit dans la voiture, c’est le soulagement. Un trajet retour en musique, luttant pour ne pas s’endormir. Une fois arrivé à la maison, il sombre dans un sommeil de presque 24h40.
15« Un exilé à Calais dort environ deux à trois heures par jour », rappelle-t-elle ailleurs41. Dans cette optique, quelques « heures d’intimité » qui permettent de « donner du répit », de « se doucher et dormir » sont souvent une marque d’hospitalité véritable, en ce qu’elle permet de relancer la capacité à répondre à ce qui nous touche et ensuite, peut-être, de recouvrer une capacité à agir au sens de Tassin.
16Dans l’habiter, se crée finalement une forme de communauté qui, même brève, même de circonstance, comme dans le cas des migrants accueillis par Sophie Djigo, apporte une clôture et une intimité nécessaire à la vie. La cosmo-politique de Tassin me semble oublier ces aspects essentiels et la nécessité d’une protection, d’un soi qui peut d’abord exister dans l’intimité, même relative, d’une petite communauté, y contribuer, avant de se maintenir puis d’agir en public. Tassin « met en valeur un ‟régime de communauté”, auquel il réserve l’exclusive de la grandeur du qualificatif ‟politique”, à l’exclusion de tout autre »42. Mais il oublie qu’avant d’être politique, la communauté se fait espace privé, s’actualise par des micro-gestes, par des regards, par l’écoute de l’autre, par l’inattention momentanée dont son corps (ne) fait (pas) l’objet, pour qu’il puisse bénéficier d’un sommeil réparateur ou jouir d’un bain ou d’une douche chaude sans se sentir obligé de donner un sens à ses actes. J’ajoute qu’en outre, l’inattention peut parfois se révéler fort utile pour découvrir un lieu et l’apprêter, pour obtenir un moment pour se le rendre hospitalier. Cela, la nécessaire visibilité de l’espace public tassinien ne le permet guère, en opposant plutôt frontalement passivité (les représentations qui priveraient les migrants de leur pouvoir d’agir) et action publique (l’organisation de la Jungle, les protestations publiques) ; et en oubliant qu’on peut mettre à profit un mode d’engagement dans le monde43 plus privé sans pour autant être totalement passif, à travers l’habiter.
17Sa condamnation sans appel du privé — sur fond d’une peur que ce dernier rigidifie les identités et condamne à la haine de l’étranger — limite les possibilités d’envisager une vie digne ou, dit autrement, un accès à un commune dignité, qui permette de se sentir capable de participer à la communauté, d’accéder par la suite à des espaces de justification. Avec la mise en avant du public, ce sont le « collectif » et l’« ensemble » qui sont aussi privilégiés :
un camp de migrants est aussi une réserve d’intelligence sociale et de joies collectives nourries par l’agir-ensemble comme on n’en voit guère plus dans les villes établies, asséchées et travaillées par une xénophobie entretenue. On y assiste à la manière dont le défi (faire monde entre étrangers) est relevé44.
18Cette description est sûrement vraie en partie. Mais elle semble bien optimiste, et présuppose que l’espace-frontière, par sa publicité, procurerait « intelligence sociale et joies collectives » et permettrait finalement des relations apaisées et amicales entre étrangers. Pourtant, dans un espace aussi ouvert, on ne donne pas sa confiance si facilement, et on ne s’engage que peu dans des relations de long terme. L’ouverture permanente peut même modifier des relations établies depuis longtemps. Lisons à nouveau, longuement, Sophie Djigo, qui évoque le thème de l’amitié à partir de déclarations d’exilés rencontrés à Calais.
Chacun est suspect d’utiliser l’autre, tant nous sommes imprégnés par la conception romantique d’une amitié fondée sur les affinités électives, là où celle-ci se réalise bien plus souvent dans l’entraide et le soutien. Dans la parenthèse migratoire, les amitiés sont paradoxales : d’un côté, elles se nouent rapidement et sont intensifiées par les difficultés et l’état d’exception ; de l’autre, elles peuvent aussi être neutralisées, « fake », superficielles. La vraie vie, comme les vrais liens, n’est pas ici, dans ce temps suspendu où les normes de la sincérité et de la fidélité sont hors-jeu.
Paradoxes constants d’une amitié que l’on refuse, que l’on récuse, dans laquelle on ne veut pas s’engager, ni dans quoi que ce soit d’autre qui touche au transit, et qui éclot malgré tout, d’abord entre les migrants. Ensuite, avec les citoyens, bénévoles, solidaires, amitié plus biaisée encore : une gageure.
Remi : « Je ne suis pas là pour me faire des amis. »
Il faut voyager léger, ne pas s’encombrer ; des « amis » de circonstances, des petites amies passagères, mais surtout pas d’attaches, rien qui risque de faire obstacle, de retenir, de ralentir.
Abiy : « Des petites amies, j’en ai des centaines ! (rires) »
Remi : « J’ai une petite amie, une bénévole espagnole qui travaille à Calais, mais je ne fais pas de plan pour le futur. Mon but, c’est d’aller en Angleterre. »
Siraj : « Ici, pas d’amour, pas d’amis. Mon amour ? C’est l’Angleterre ! »
Petit à petit, la joyeuse bande de copains rencontrée à Calais s’est transformée : certaines amitiés ont duré et se sont renforcées, d’autres ont été éprouvées par la vie en transit, y compris des amitiés d’enfance.
Samir m’avait avertie : « Je ne leur fais pas confiance. De par mon expérience, je crains ne faire confiance à personne. Je fais confiance à certaines personnes, mais tout en protégeant mon cœur.
— Mais tu as tes amis éthiopiens avec toi ?
— Oh, je crains que non. Je suis désolé de dire ça, mais je ne peux pas leur faire confiance. Ils sont comme des amis, mais je sens que ce n’est pas pour de vrai.
— Pourquoi ?
— S’il te plaît, ne me pose pas cette question.
— Je croyais que vous étiez très proches ?
— Non, navré de te dire ça. Je ne compte que sur moi depuis longtemps.
— C’est difficile
— Oui, c’est pour ça que je n’arrête pas de gamberger »45.
19Loin de pouvoir s’ouvrir complètement à l’autre, loin de pouvoir se laisser transformer par la frontière et se resubjectiver autrement, la vie dans la Jungle engendre plutôt un phénomène de repli, ou de mise en pause. « La vraie vie […] n’est pas ici », écrit Djigo. Même si certaines amitiés peuvent se renforcer, dans l’ensemble ce qui importe est de se protéger, comme le dit Samir. N’avoir aucun endroit où pouvoir échanger dans le calme d’une petite communauté qui protège les paroles des uns et des autres, ne pas pouvoir se préparer à l’espace public, puisque jeté dedans, c’est se confronter à la « gamberge », à la peur plus souvent qu’à son tour, ce qui amenuise les capacités d’action. L’absence d’attaches, plus qu’elle ne la permet, limite l’action…
Une pensée de l’agir bien optimiste…
20D’autre part, chez Tassin, la cosmo-politique se pense à partir d’une phénoménologie de l’agir politique, qu’il s’agit de rendre visible. Le monde devient commun par l’action politique, qui « donne naissance à une communauté d’acteurs, mais cette communauté ne préexiste pas sous cette forme »46. Tout l’enjeu est alors de « faire ressortir l’agir-ensemble des migrants » et de le « valoriser », comme l’explique Tassin dans un entretien avec l’anthropologue Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky. Ce qui se voit et qu’il s’agit donc de valoriser, c’est par exemple qu’
il y a non une jungle mais une ville, une organisation, des institutions, une vie collective quasi autogérée, des services « publics », des échanges non seulement économiques mais politiques et culturels. […] c’est la présence d’une bibliothèque, d’écoles, de plusieurs centres d’art, de cafés où se rencontrer, de discothèques même, qui sont comme autant de signes d’une sociabilité développée, organisée, cultivée, qui ne s’en tient pas aux partages hérités (les ethnies, les langues, les dieux) mais se dote d’infrastructures communes détachées des besoins dits primaires et transversales aux appartenances et aux identifications communautaires47.
21Ces lieux rendent possible « la visibilité, c’est-à-dire l’accès à la scène d’exposition d’apparition »48, et c’est pour cette raison que Tassin insiste sur leur existence. Sur cette scène d’exposition, le monde commun éclot, car un espace public apparait au travers des multiples subjectivations de sujets qui se changent les uns les autres par « de la production d’un écart à soi, d’une désidentification, d’une sortie hors de soi »49. Cette idée est plutôt séduisante : nous sommes loin d’un sujet fort, qui se présenterait comme autonome, comme maitre de toutes ses actions ; nous ne sommes pas non plus dans le cadre d’un espace préexistant. L’idée de l’éclosion du monde, par la rencontre entre sujets qui se subjectivent par la rencontre, parait au premier abord plutôt adaptée pour penser le mode d’hospitalité qui a cours entre les exilés et ceux qui les aident.
22Mais cette idée est bien optimiste, au sens où elle présuppose une capacité à surmonter des épreuves sans tenir compte de la spécificité des situations. Dans la situation dans laquelle sont placés les exilés, « la menace ou le vertige nés de l’absence d’ancrage ne [peuvent plus être] envisagés comme une nourriture ou une chance »50. Pour retrouver « l’assurance intime de pouvoir », qui précède la capacité à agir, les exilés ont besoin d’espaces privés51, de communautés qui peuvent les protéger, leur permettre ensuite d’agir en public. Dans un article qui commente le projet tassinien, Aurore Mréjen relève aussi la limite de l’insistance sur l’apparaitre :
Pour Étienne Tassin, un individu privé de la possibilité d’apparaître est non seulement privé de son qui mais aussi de ce qu’il est, de sa singularité et de son identité. C’est typiquement le cas des migrants qui, privés de visibilité, sont privés de droits et de reconnaissance par les autres. Mais le même constat pourrait mener à une critique de la visibilité comme point de départ de l’accès à la reconnaissance de l’autre. Comme le suggère Levinas, la vue peut réifier et c’est précisément la raison pour laquelle l’éthique précède l’esthétique : rencontrer autrui, c’est répondre à son appel, assumer notre responsabilité à son égard. Dès lors, si la vision d’autrui peut constituer une condition nécessaire pour sa reconnaissance, elle n’est certainement pas suffisante. En insistant sur le défaut de visibilité (comme synonyme d’inexistence politique), peut-être Tassin minimise-t-il l’importance de l’écoute de la parole d’autrui. Or, c’est bien par la parole que l’on peut exprimer ses réflexions et la singularité de son vécu52.
23L’écoute est effectivement centrale dans l’hospitalité ; et il faudrait même élargir la question en parlant du son qu’on entend, qui vient à l’oreille, pas seulement lorsqu’on écoute autrui (activement). Le son (continu dans la Jungle) empêche de dormir, les langues étrangères sont aussi, lorsqu’on les entend sans les écouter, une forme de bruit qui peut à la longue s’avérer gênant, etc. En mettant en avant la nécessité d’agir pour apparaitre ou la nécessité de la visibilité pour être reconnu comme sujet, il est finalement oublié qu’agir n’est pas si simple : surtout agir en public. Loin de pouvoir user d’une maladresse productive, pour reprendre le concept de Michel Vanni, les exilés ont d’abord besoin de se ré-ancrer dans un lieu, dans une identité — même dans un corps dont ils peuvent parfois perdre le contrôle, par la fatigue, les brûlures autour des feux de camp, les gerçures occasionnées par les froids hivers calaisiens, etc. Se ré-approprier, redevenir un soi-propre avant d’agir, voilà qui est nécessaire quand on en vient à ne plus être soi-même. Partant du constat que les exilés sont privés de visibilité, Tassin cherche à leur en donner par tous les moyens, voyant dans les moindres petits gestes un agir public ; comme le soulève Mréjen, cette privation de visibilité pourrait plutôt mener à chercher d’autres points de départ pour réfléchir à la dignité des exilés. Sa proposition de prendre davantage en compte l’écoute est intéressante, mais elle tombe sur des apories proches de celles de Tassin lorsqu’elle évoque « la parole » qui permet de partager « ses réflexions » et sa « singularité ». En effet, comme le rappelle Michèle Leclerc-Olive, « la possibilité même d’un témoignage à la fois fidèle et distancié pourrait bien être au fond compromise par les expériences inouïes »53 que vivent les exilés54, dont l’expérience n’arrive pas si facilement à la parole.
24L’agir de Tassin, finalement, a un air de famille avec l’estrangement cher à Montaigne : se laisser changer par l’autre, se détourner de l’habitude55. C’est de ce phénomène dont il s’agirait de décrire l’éclosion, phénoménologiquement. Mais l’estrangement n’est possible que lorsque l’on peut encore s’identifier soi-même. La mise en avant d’un agir qui dés-identifie (pour re-subjectiver) suppose une identité encore affirmée à un niveau minimal, ce qui n’est pas toujours le cas pour les exilés.
Conclusions
25Pour finir, j’aimerais ouvrir succinctement deux champs de discussion, qui seront à poursuivre : d’abord, je reviendrai sur ce qu’il me semble utile de garder des derniers écrits de Tassin pour penser l’hospitalité ; puis je terminerai par une discussion du caractère phénoménologique (ou pas) de ses propositions, qui se veulent être une « phénoménologie appliquée ».
26(1) Ce parcours dans les écrits de Tassin permet de relever une chose importante : il faut prendre garde à ne jamais présupposer un espace commun pour penser l’hospitalité. Le commun est toujours à alimenter et il se (re)crée par les réponses à chaque fois données de nouveau. Mais ces réponses ne sont pas nécessairement publiques, contrairement à ce qu’avance Tassin. Comme on l’a vu avec Sophie Djigo, une communauté a parfois besoin de temps et d’espaces privés pour émerger. Envisager un espace public qui se crée par l’agir public est trop demandeur pour l’exilé et le met face à de trop nombreuses épreuves en termes d’actions et de visibilité. L’action et la désidentification supposent de pouvoir absorber le pathos des requêtes pour y répondre. Sans réponse, pas d’agir. En ce sens, pour penser un mode d’hospitalité attentif aux réponses, il faut mettre en avant ce qui donne la possibilité de relancer la capacité responsive : c’est-à-dire aussi bien ce qui se joue directement dans la relation que ce que la relation permet en termes d’aménagement des lieux, en termes de possibilité d’habiter, de « se sentir chez-soi » ; bref, tout ce qui peut permettre de se sentir digne et légitime de contribuer à la communauté. Il faut aussi se souvenir aussi qu’une communauté n’est pas forcément « communautariste » ; Tassin s’attaque en fait à des communautés renfermées sur elles-mêmes, sans très bien spécifier le sens de la communauté politique, la seule qui vaudrait qu’on s’y attarde. Mais il utilise ici une « polysémie déréglée »56 qui ne tient pas compte d’autres usages possibles de la communauté ; qui, en revanche, fait de la participation publique une obligation, sous forme d’une civilité, d’un devenir citoyen (du monde). Et c’est pour cela qu’il insiste sur tous les aspects publics de la vie dans la Jungle, sans jamais réellement signaler que cela est loin de concerner tous ses habitants. Dans l’entretien cité, Saglio-Yatzimirski signale d’ailleurs à Tassin que « ce n’est pas nécessairement ce que ferait ressortir l’anthropologue ou le psychologue de son expérience des exilés à Calais »57. Ils insisteraient peut-être davantage sur la nécessaire constitution d’un milieu d’hospitalité, dépendante d’un partage de l’espace public, lequel n’éclot pas directement partageable par tous, mais doit être partagé. Cette question du partage de l’espace renvoie finalement une nouvelle fois à la question de la frontière. Penser la frontière comme un laboratoire de la cosmo-politique, un espace public directement partageable naturellement de par sa nature politique, « revient à dissiper trop rapidement la question de l’hospitalité et à l’appréhender trop haut, en l’élevant immédiatement au niveau politico-légal, sans s’inquiéter des autres niveaux de l’agir où jouent d’autres ‟régimes d’engagement” (Thévenot) de la personne »58.
27(2) Pointer une appréhension trop haute de la question de l’hospitalité chez Tassin parait au premier abord étonnant, puisque celui-ci se propose, rappelons-le, de faire une phénoménologie de la condition migrante, et donc de partir de l’expérience des exilés, au ras du sol. Mais en voulant décrire l’apparaitre de l’espace public sur la frontière, Tassin se place effectivement d’emblée à un niveau où l’action a lieu, prenant peu en compte le corps des exilés et leurs capacités à supporter l’absence d’intimité et l’aliénation de leur attention. La mise en avant d’un « monde problématique » place constamment les exilés devant des épreuves à surmonter, devant du sens à faire advenir et plus encore à partager. Avec cette manière de faire, les effets potentiellement douloureux du pathos, qui nous arrive ou nous heurte — pour reprendre les mots de Waldenfels — sont laissés de côté. Finalement, la phénoménologie s’échappe au sens où il est peu question de l’expérience propre et d’une description du monde vécu des migrants : on a plutôt affaire à une description de la Jungle, qui aurait un pouvoir particulier, en ce qu’elle fait frontière. La subjectivation de la Jungle, qui deviendrait presque « une figure-camp autonome et autoréférentielle »59, se fait au détriment d’une phénoménologie fine des relations des uns avec des autres, qui se concentre sur les réponses comme sur les non-réponses, et prend davantage en compte l’environnement.
28Cette centration sur le sens qui se fait, extra-ordinaire, est en partie l’apanage de la méthode phénoménologique, qui donne un sens particulier à l’événement qui finirait toujours par produire quelque chose. Mais à mon sens, cette impasse de la phénoménologie (pas seulement tassinienne) peut être résolue avec le mot d’ordre suivant : face aux manques de la phénoménologie, plus de phénoménologie ! Les impasses pointées dans ce texte invitent à retourner à la description des vécus quotidiens des exilés, aussi bien quand leur attention est aliénée et qu’elle ne produit plus de sens que lorsque « ça va bien » (ou mieux), et qu’un commun peut se créer avec d’autres. En cela, la proposition de Bernhard Waldenfels de faire une phénoménologie du voisinage60 pour penser l’hospitalité me parait particulièrement stimulante : il s’agirait de décrire la manière dont les relations se nouent au sein du voisinage, et donc aussi de prêter attention aux formes de répit qu’offre le voisinage, par la connaissance familière des lieux qu’il procure. Pour compléter sa perspective, j’ai proposé dans « Attention et hospitalité »61 de se concentrer aussi sur l’inattention, qui a aussi des vertus réparatrices. Les voisins, ce sont aussi ceux que votre présence n’étonne pas, ceux avec qui ouvrir un espace commun se fait plutôt dans une continuité que dans un surgissement brutal ou une éclosion publique62. Réfléchir au voisinage, c’est aussi avoir en tête que les relations s’engagent sur fond de monde, et même aussi avec le monde ; et qu’on ne peut espérer créer une scène publique à partir de la seule rencontre désidentificatrice. Être davantage phénoménologue, ce serait finalement prendre en compte le monde, mais ne pas faire du monde (de la frontière) un sujet en train d’éclore, comme le fait Tassin. Prendre en compte le monde pour pouvoir décrire des modes d’engagement plus discrets, mais qui contribuent aux possibilités d’une relance responsive, sans nécessairement apparaitre sur une scène de visibilité. L’application de la méthode phénoménologique à la question de la frontière par Tassin n’est donc pas convaincante jusqu’au bout, mais elle participe à poser les questions des liens entre méthodes phénoménologiques et méthodologies des sciences sociales qui peuvent, par l’ethnographie, creuser ce qui se situe entre le public et l’inexprimable.
29Je finirai avec les mots d’Alexandra Galitzine-Loumpet :
On aimerait se convaincre que pour penser le sujet en migration il faille penser à partir de la frontière (Agier) ; qu’affirmer un « agir-ensemble » (Tassin) réussisse à le resubjectiver dans les contextes politiques actuels ou encore que la notion de « contre-habitation » qu’emprunte Edward Saïd à Paul Virilio pour penser un avenir affranchi de la domination soit précisément la place nécessaire pour surmonter à la fois l’asymétrie constitutive des rapports d’observation et les paradoxes de productions tissées autour et à partir de « La Jungle de Calais ». Pour centrales que soient ces propositions, il me semble que ces terrains de recherche, lieux de mise à l’épreuve de nos subjectivités face à l’exil, invitent aussi à une nouvelle méthodologie et plus encore, à un vocabulaire renouvelé63.
30Comme elle, j’aimerais me convaincre que l’agir-ensemble (et (en) public) est une solution pour lutter contre la maltraitance des États. Mais comme elle le dit, « une nouvelle méthodologie » semble indispensable pour sortir de visions trop optimistes. Méthodologie que la phénoménologie peut contribuer à porter, par une application pratique qui va à la rencontre des sciences sociales afin de décrire les couches de l’attention et de la mise en commun, depuis les tréfonds de l’intime jusqu’au caractère public, en passant par de nombreux seuils intermédiaires.
Notes
1 Ce commentaire, bien que critique, est un hommage à Etienne Tassin, dont l’ouverture vers les sciences sociales, qu’il a pratiquée tout au long de sa carrière, a été particulièrement inspirante pour moi, au début de mes recherches de thèse sur le quotidien des demandeurs d’asile, partant d’une formation en philosophie pour me diriger vers la sociologie. J’avais découvert son œuvre par la médiation du livre de Sophie-Anne Bisiaux sur le cosmo-politisme (Commun parce que divisé. Le monde à l’épreuve de l’étranger, Paris : ENS éditions, 2016), que j’avais lu en 2017, puis ensuite avec la lecture d’un intéressant article de Tassin, paru en juin 2018 dans la revue Implications Philosophiques : « L’expérience des frontières : désidentification et subjectivation », URL : https://www.implications-philosophiques.org/lexperience-des-frontieres-desidentification-et-subjectivation/
2 E. Tassin, « La condition migrante : Pour une nouvelle approche du cosmopolitisme », Tumultes 51/2 (2018), p. 193‑221.
3 E. Balibar, « Différences dans la cosmopolitique », Tumultes 55/2 (2020), p. 133-146, ici p. 144 et 145.
4 Sur la « Jungle », on lira l’article suivant, qui part de l’origine de la dénomination de ce lieu comme ‘Jungle’ et qui en arrive à pointer le risque que les subjectivités des exilés disparaissent derrière une subjectivation de la Jungle elle-même. Question qui, on le verra, se trouve d’une certaine manière derrière notre lecture de Tassin, et qui questionne son caractère phénoménologique, comme il en sera question en conclusion. Voir A. Galitzine-Loumpet, « Le livre de ‟la jungle de Calais” : imaginaires et désubjectivations », Journal des anthropologues, Hors-série (2018), p. 99-127.
5 Se référer à l’hommage qu’elle offre à Etienne Tassin : C. Louis, « Étienne Tassin », Nouvelle revue de psychosociologie 25/1 (2018), p. 231-234.
6 Auteure dont je signale deux livres remarquables sur Calais : Les migrants de Calais : enquête sur la vie en transit, Marseille : Agone, 2016 ; et Aux frontières de la démocratie. De Calais à Londres sur les traces des migrants, Lormont : Le bord de l’eau, 2019.
7 Comme peuvent le faire Martin Deleixhe ou Benjamin Boudou par exemple, pour citer deux perspectives stimulantes dans ce registre davantage centré sur la question des frontières et de leur ouverture.
8 E. Tassin, Le trésor perdu : Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris : Payot & Rivages, 1999.
9 E. Tassin, Un monde commun : pour une cosmo-politique des conflits, Paris : Seuil, 2003.
10 C’est pour ces raisons que j’en suis venu à m’intéresser aux travaux de Tassin.
Sur la critique d’une nécessaire pré-appartenance (critique en particulier centrée sur Habermas), et sur l’idée de laisser à l’étranger toute sa place, de préserver son étrangeté, voir A. Aulanier, « Nationalisme et cosmopolitisme : la phénoménologie de l’étranger de Bernhard Waldenfels », Implications Philosophiques (2021), URL : https://www.implications-philosophiques.org/nationalisme-et-cosmopolitisme-la-phenomenologie-de-letranger-de-bernhard-waldenfels/ . Voir aussi, pour une synthèse de la manière dont Waldenfels appréhende le concept « d’étranger » (das Fremde), B. Waldenfels, « Penser l’étranger », Klésis, revue philosophique 44 (2019), URL : http://www.revue-klesis.org/pdf/klesis-44-varia-Bernhard-Waldenfels-Penser-l-etranger.pdf .
11 Sous une acception qui semble être beaucoup plus restreinte (à l’Homme étranger) que ne l’est celle de Waldenfels, où l’étranger est tout ce qui « nous arrive ou nous heurte ».
12 E. Tassin, « Philosophie /et/ politique de la migration », Raison publique, 21/1 (2017), p. 197‑215, ici p. 208.
13 Zones frontières qu’il décrit notamment en s’inspirant des travaux de Michel Agier sur Calais.
14 J. Stavo-Debauge, Venir à la communauté. Une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance, thèse de doctorat, Paris : EHESS.
15 E. Tassin, « Cosmopolitique et xénopolitique », Raison présente 201/1 (2017), p. 99‑107. Les numéros de page cités entre parenthèses dans la suite du paragraphe le sont en référence à cet article.
16 S.-A. Bisiaux, Commun parce que divisé, op. cit., p. 163.
17 E. Tassin, « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité », Hermès 10/1 (1992), p. 23‑37.
18 J. Stavo-Debauge, Venir à la communauté, op. cit., chapitre V, en particulier p. 421-458. Critiques qui me servent de base, bien que j’aie en premier lieu repéré ce qui me semble être un trop grand optimisme chez Tassin à partir de mes enquêtes de terrain (qui montrent l’intranquillité quotidienne des exilés et leurs difficultés à agir) et de ma lecture de Waldenfels (en raison de son scepticisme quant à l’idée même de cosmopolitisme).
19 Or, pour avoir l’énergie d’agir publiquement, il faut pouvoir se reposer, et habiter un lieu où l’on puisse se trouver à l’abri. Je me suis intéressé à partir de mes propres enquêtes de terrain au cas des demandeurs d’asile, et je montre que sans possibilité d’habiter, il n’y a pas de relations apaisées avec les autres ; et donc il y a forcément des difficultés à agir de concert. Sur ces points, voir A. Aulanier, « Composer avec une intimité déniée : demandeurs d’asile en France et en Allemagne — Habitabilité précaire, masculinité exclue, identité fragilisée », Genre, sexualité & société 26 (2021), dossier « Intimité ».
On doute que les « migrants de Calais », dont la situation est encore plus instable administrativement que les demandeurs d’asile, soient logés à meilleure enseigne ; j’y reviendrai en citant Sophie Djigo.
20 E. Tassin, Un monde commun, op. cit., p. 229.
21 Ibid, p. 235.
Toute proportion gardée, cette vision peut se rapprocher de celle de Waldenfels, qui évoque « l’ersatz » du nationalisme qui fait face, notamment, à un sentiment de dépropriation lié à la globalisation. Sur ce point, voir B. Waldenfels, Topographie de l’étranger : études pour une phénoménologie de l’étranger I [1997], traduit par F. Gregorio, M. Vanni, A. Renken et F. Moinat, Paris : Van Dieren éditeur, 2009, p. 169-192.
22 E. Tassin, Un monde commun, op. cit., p. 299.
23 E. Tassin, « L’expérience des frontières », art. cit.
24 Idem.
25 Idem.
26 Idem.
27 Idem.
28 B. Waldenfels, « Homo respondens », Alter, revue de phénoménologie, 27 (2019), p. 249-261, ici p. 256.
29 Examiner dans les détails la littérature sur la manière dont le soi encaisse le pathos excède les limites de cet article. Dans cette perspective, je me permets néanmoins de renvoyer à un ouvrage de Waldenfels qui étudie en particulier le pathos, dans le couple pathos / réponse : Bruchlinien der Erfahrung Phänomenologie — Psychoanalyse — Phänomenotechnik, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2001. Le fait que les chocs ne soient pas nécessairement encaissés par les personnes est aussi travaillé par Joan Stavo-Debauge, en croisant la sociologie avec l’herméneutique et la phénoménologie : « Des “événements” difficiles à encaisser. Un pragmatisme pessimiste », in D. Cefaï et C. Terzi (dirs.), L’expérience des problèmes publics, Paris : Éditions de l’EHESS, 2012. Enfin, sur le trop grand optimisme de certaines traditions sociologiques et philosophiques qui voient dans ce qui nous heurte le moteur de l’action et oublient souvent la nécessité du repos, je renvoie à un magnifique texte de Marc Breviglieri intitulé « Penser la dignité sans parler le langage de la capacité à agir », in J.P. Payet, A. Battegay (dirs.), La reconnaissance à l’épreuve, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008 (version longue disponible sur le lien suivant : https://www.academia.edu/1813769/Penser_la_dignit%C3%A9_sans_parler_le_langage_de_la_capacit%C3%A9_%C3%A0_agir). Ce dernier article se place en arrière-fond de la réflexion proposée dans cette contribution sur la phénoménologie de Tassin.
30 Pour un éclairage plus complet sur la cosmo-politique de Tassin, je renvoie d’une part au livre déjà cité de Sophie-Anne Bisiaux et d’autre part et à un numéro de Tumultes — « La promesse d'un monde » — paru en 2020 en hommage à Etienne Tassin, qui contient plusieurs contributions qui retracent et prolongent la cosmo-politique tassinienne (numéro disponible à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2020-2.htm).
31 Ce qui amènerait aussi à discuter longuement du concept d’action chez Arendt — dont il s’inspire beaucoup — et de la dichotomie espace public / communauté, ce qui n’est pas le sujet de ce texte. Je renvoie donc à nouveau aux pages 421 à 458 de la thèse de Joan Stavo-Debauge pour une longue discussion de Tassin, qui le fait dialoguer avec Arendt (avant l’« application » proposée par Tassin lui-même de sa philosophie à la question de la frontière, puisque Tassin commence à écrire sur ce sujet au milieu des années 2010 alors que Stavo-Debauge soutient sa thèse en 2009).
32 M. Agier, Y. Bouagga, M. Galisson, C. Haneppe, M. Pette, Ph. Wanesson, La jungle de Calais, Paris : PUF, 2018.
33 M. Agier, « Ce que les villes font aux migrants, ce que les migrants font à la ville », Le sujet dans la cité, 7/2 (2016), p. 21-31, ici p. 28.
34 Ibid., p. 30.
35 Sur ce que font les soignants à Calais, et implicitement leur rôle dans une forme de soulagement des migrants, voir C. Tisserand, Calais, une médecine de l’exil, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2023.
36 Les écrits d’Agier manifestent donc une certaine idéalisation de la Jungle, de manière plus indirecte certes que, par exemple, les installations artistiques évoquées par Alexandra Galitzine-Loumpet dans son article cité en note 4, qui esthétisent la Jungle en la présentant comme « construction d’humanité », « œuvre d’architecture contemporaine », « ville du futur », ou encore « happening architectural et contestataire ». Dans le cas d’Agier comme dans le cas de ces installations — et finalement dans le cas de Tassin, qui s’inscrit dans cette lignée — l’intention est louable que de proposer une autre grille de lecture que celle des gouvernements policiers. Mais on peut se demander la chose suivante avec Galitzine-Loumpet : « La nécessité de faire face aux politiques de gestion de la ‟crise migratoire” absoudrait-elle toutes simplifications, toutes omissions circonstancielles bien intentionnées, fixerait-elle toute observation subjective en prophétie auto-réalisatrice de l’utopie ? ».
37 S. Djigo, « Philosopher sur le terrain à Calais : comment briser l’asymétrie ? », [texte, communiqué par l’auteure, de la journée d’études « L’altérité en sciences sociales », organisée par Audran Aulanier, Adrien Benaise & Stoyan Nikov sous la direction scientifique d’Abdelhafid Hammouche], 31 janvier 2019, p. 9.
38 G. Anders, Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger [1948], Paris : Sens & Tonka, 2003.
39 Et chez d’autres bénévoles, via son engagement dans Migraction 59, association qu’elle a créée. Voir le blog de l’association, qui donne quelques éléments sur ses actions : https://migraction59.wordpress.com/
40 S. Djigo, « Philosopher sur le terrain à Calais », art. cit., p. 13.
41 S. Djigo, « « 48 heures d’intimité, un peu de répit comme une bouée de sauvetage », Y! Becrazy! (2019), URL : https://becrazy.org/2019/09/27/sophie-djigo-48-heures-dintimite-un-peu-de-repit-comme-une-bouee-de-sauvetage/
42 J. Stavo-Debauge, Venir à la communauté, op. cit., p. 426.
43 Cette formule est l’occasion de dire ma dette sur la question de l’habiter aux travaux de Marc Breviglieri. Voir notamment son magnifique article « L’espace habité que réclame l’assurance intime de pouvoir. Un essai d'approfondissement sociologique de l'anthropologie capacitaire de Paul Ricœur », Études ricoeuriennes / Ricoeur studies 3/1 (2012), p. 34-52, URL : https://ricoeur.pitt.edu/ojs/index.php/ricoeur/article/view/134/60.
44 E. Tassin, « Cosmopolitique et xénopolitique », art. cit., p. 104.
45 S. Djigo, « Philosopher sur le terrain à Calais », art. cit., p. 10-11.
46 E. Tassin, Pour quoi agissons-nous ? questionner la politique en compagnie de Hannah Arendt, Lormont : Le Bord de l’eau, 2018 p. 35.
47 M.-C. Saglio-Yatzimirsi & E. Tassin, « Le philosophe et l’exilé de Calais : construire l’agir-ensemble », Journal des anthropologues, Hors-série (2018), p. 19-29, ici p. 25.
48 E. Tassin, « Les gloires ordinaires. Actualité du concept arendtien d'espace public », Cahiers Sens public, 15-16/1-2 (2013), p. 23-36, ici p. 32.
49 E. Tassin, « Subjectivation versus sujet politique : Réflexions à partir d’Arendt et de Rancière », Tumultes 43/2 (2014), p. 157‑173, ici p. 158.
50 M. Vanni, L’adresse du politique : essai d’approche responsive, Paris : Éditions du Cerf, 2009, p. 303.
51 Voir à nouveau pour le plan théorique M. Breviglieri, « L’espace habité que réclame l’assurance intime de pouvoir », art. cit., et sur les conséquences d’un manque d’habiter pour les exilés : A. Aulanier, « Composer avec une intimité déniée », art. cit.
52 A. Mréjen, « La visibilité de l’acteur politique », Tumultes 55/2 (2020), p. 149-162, ici p. 161-162, je souligne.
53 M. Leclerc-Olive, « Transmettre l’expérience : une priorité ? », Journal des anthropologues, Hors-série (2018), p. 31-57, ici p. 50.
54 À commencer par la migration elle-même, qui bouleverse l’attitude naturelle, pour parler comme Alfred Schütz. Pour une analyse par cet auteur de l’expérience de l’étranger et de la migration, voir L’étranger [1944], suivi de L’homme qui rentre au pays [1945], Paris : Allia, 2003, tr. fr. : B. Bégout.
55 Voir Montaigne, Essais, chapitres « Des Cannibales » et « De la coustume, et de ne changer aisément une loy receüe ». L’idée de Montaigne, pour le dire trop rapidement, est d’aplanir l’étrangeté des coutumes des autres peuples en allant vers eux et en prenant du recul sur nos coutumes, afin de voir qu’elle peuvent aussi paraitre étranges.
56 J. Stavo-Debauge, Venir à la communauté, op. cit., p. 425-428.
57 M.-C. Saglio-Yatzimirsi & E. Tassin, « Le philosophe et l’exilé de Calais », art. cit., p. 24-25.
58 J. Stavo-Debauge, Qu’est-ce que l’hospitalité ? Accueillir l’étranger à la communauté, Montréal : Liber, 2017, p. 293.
59 A. Galitzine-Loupet, « Le livre de la ‟jungle de Calais” », art. cit.
60 B. Waldenfels, « Europa unter dem Druck der Globalisierung », in M. Miladinović Zalaznik et D. Komel (dirs.) Europe at the Crossroads of Contemporary World 100 Years after the Great War / Europa an den Scheidewegen der gegenwärtigen Welt 100 Jahre nach dem Großen Krieg, Ljubljana : Inštitut Nove revije, zavod za humanistiko, 2020, p. 197‑230.
61 A. Aulanier, « Attention et hospitalité : Une tentative de définition socio-phénoménologique des relations entre les demandeurs d’asile et les ‟aidants” », Études phénoménologiques / Phenomenological Studies 6 (2022), numéro « Manières d’habiter, modes d’hospitalité », p. 153-185.
62 Même s’il faut aussi, bien sûr, prendre en compte de possibles conflits de voisinage… Conflits qui peuvent éclater au grand jour et devenir publics, mais qui peuvent aussi en rester longtemps au stade des non-dits, dans des regards ou de commentaires implicites bien que quotidiens…
63 A. Galitzine-Loumpet, « Le livre de la ‟jungle de Calais” », art. cit.