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La phénoménologie responsive de Reiner Schürmann à l’épreuve du geste — Praxis an-archique et normativité du politique
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Annexes
Résumé
Cet article se propose d’examiner, à partir de la phénoménologie responsive de Reiner Schürmann, trois confrontations : 1) confrontation de la praxis an-archique au problème du geste ; 2) confrontation du geste au problème des exigences du politique ; et finalement 3) confrontation de la discipline phénoménologique à la question normative « que dois-je faire ? ». Premièrement, il s’agira de démontrer que la réinterprétation du « délaissement » heideggérien, dans les termes d’une praxis anarchico-responsive, nous autorise à lire la caractérisation schürmanienne de l’action sous la catégorie du geste. Cette identification passera par la reconstruction de l’histoire de l’invisibilisation et de l’exclusion de ce phénomène hors du champ légitime d’investigation des théories traditionnelles de l’action. Nous montrerons ainsi que la Gelassenheit se laisse appréhender dans les termes de cette réalité pratique discréditée à la condition d’opérer une réhabilitation phénoménologique du geste. Deuxièmement, il s’agira de mettre à l’épreuve cette caractérisation gestuelle de l’action en la confrontant aux exigences de normativité du champ pratique. Nous chercherons alors à savoir si le geste est ou non apte à garantir une fédération collective et à constituer un ensemble politique qui ne soit pas simple accumulation de pratiques spasmodiques, plurielles et atomisées. Enfin, cette étude se proposera d’éclairer l’articulation entre phénoménologie et politique en déterminant si la discipline est à même de prendre en charge les questions traditionnelles de la philosophie politique ou si, pour contrevenir à tout relent principiel et métaphysique, elle est condamnée à l’abstention de discours. Les difficultés de cette triple investigation seront synthétisées au sein d’un même problème qui constituera le fil directeur de notre enquête : « une praxis an-archique implique-t-elle une politique du geste ? ».
Table des matières
1. Introduction au problème : Téléologie pratique et délégitimation du geste
1À la question « que dois-je faire ? », les réponses de la philosophie politique ont été et demeurent plurielles : orientation de l’agir de sorte à faire advenir une cité parfaite, un ordre cosmique, un royaume céleste, la volonté du plus grand nombre, une liberté nouménale et législatrice, un consensus pragmatique transcendantal…1 Cependant, qu’il s’agisse d’organiser la cité selon une constitution idéale, de coordonner les actions humaines à un agencement du kosmos, de faire correspondre un ordre naturel et temporel à une justice divine ou de soumettre les particularités à un principe collectivement et empiriquement déterminé comme régnant, agir a toujours signifié conformer ses entreprises quotidiennes, publiques ou privées à un fondement premier certes historiquement mouvant, mais assurant aussi bien la rectitude de la pensée que celle de l’agir. Si ce que Reiner Schürmann appelle « les focales »2 donatrices de sens n’ont effectivement cessé de se déplacer — focales parmi lesquelles nous pouvons compter le Monde suprasensible, les Idées, Dieu, la Loi morale, l’autorité de la Raison, le Progrès, le Bonheur du plus grand nombre, la Culture ou la Civilisation3 —, les doctrines traditionnelles de l’action ont toutes ceci en partage qu’elles demeurent des systèmes dérivés, des philosophies secondes tirant leur justification, leur autorité et leur orientation d’un patron théorique, d’une philosophie première ou d’une ontologie à la fonction fondatrice et légitimante. Que cette philosophie première ait été assurée par la puissance normative du bon, du vrai ou du juste, que le principe de légitimation de l’agir soit l’homme, la collectivité, le bien commun ou le devoir, les philosophies politiques diffèrent, mais demeurent néanmoins tributaires d’une caractérisation de l’action comprise comme déploiement des traits de référents normatifs ayant force de loi.
2Ce diagnostic de l’articulation théorico-praxique est opéré par Reiner Schürmann dans son ouvrage Le principe d’anarchie, Heidegger et la question de l’agir. Cette compréhension du champ pratique comme discipline spéciale dont le bienfondé est assuré par une doctrine générale, l’auteur en situe l’origine à la caractérisation aristotélicienne de l’action. Parce que celle-ci serait irréductible à l’événement ponctuel de l’exécution, l’action devait être conçue sous la forme d’une articulation entre trois processus, eux-mêmes temporels, articulés au sein d’une chronologie orientée : 1) délibération, 2) décision, 3) accomplissement. L’acteur n’est donc non pas celui qui se contente de se mouvoir, il est celui qui, pour atteindre une fin (telos), doit d’abord s’adonner à un examen des moyens (boulêsis), élire (prohairesis) un possible en faisant usage de sa rationalité calculatrice et enfin l’accomplir, l’exécuter. En désenclavant ainsi la sphère de l’agir de son apparente immédiateté, Aristote aurait inscrit cette dernière au sein d’une structure temporelle plus tard identifiée sous le nom de « modèle séquentiel de l’action ». Cette inscription de l’action au sein d’une chaîne dont la composante première relève de la vie théorétique conditionna l’emprunt des schémas rationnels aux disciplines spéculatives (Métaphysique, Organon, Physique). Ces schémas fonctionnèrent comme autant de références, transposables selon une relation attributive (pros hen) ou participative (aph’henos)4, permettant la théorisation et la détermination du contenu des traités relatifs à la pratique (Ethique, Politique, Economiques). De la même manière que les accidents devaient être attribués à une substance et que les prédicats renvoyés à un sujet, « les fins et les actions individuelles devaient être ordonnées à celles de la cité »5. Cette relation attributive-participative aurait conditionné durablement la formulation des théories de l’action qui devaient ainsi se constituer en ordination d’actes tirant leur contenu et leur orientation d’une « philosophie spéculative servant dès lors de patron — à la fois protecteur et modèle — à la philosophie pratique »6.
3En conséquence la pratique, hétéronome et inapte à se diriger elle-même, ne pouvait plus être pensée que comme expression seconde d’un patron théorique, d’un fondement extérieur ordonnateur et légitimant auquel elle devait être subordonnée afin d’en recevoir son orientation et sa finalité. Que cette subordination de la vie pratique (bios praktikos) au mode de vie théorétique (bios theoretikos) tienne à ce que Hannah Arendt comprend comme un désir de substituer à l’action la catégorie du faire7 ou qu’elle tire pour Reiner Schürmann son origine d’un élan archique à subsumer les singularités sous des référents hégémoniques normatifs coordonnant l’ensemble de l’apparaître d’une ère linguistique, il semble que la philosophie politique n’ait pu se constituer en guide pour la pratique qu’à la condition de réduire son domaine d’exercice à l’étude de ce qui deviendra le paradigme de toute action, à savoir l’agir finalisé. Dans la mesure où la caractérisation de l’agir impliquait une inscription au sein d’une téléologie, d’une structure de renvoi fondant-fondé garante de la rectitude, de l’orthotès, du politique, la pensée politique traditionnelle devait désormais, pour Schürmann, s’énoncer sous la forme suivante : l’orthopraxie suit l’orthodoxie, l’agir suit l’être, « agere sequitur esse », la bonne pratique dérive de la connaissance adéquate de l’être.
4Cette caractérisation structura le paradigme de la théorie politique en excluant hors du champ légitime d’investigation les comportements réflexes et mouvements corporels spontanés, qui bientôt ne recevront le qualificatif « d’acte » que de manière impropre. Cependant, cette exclusion ne sanctionna pas que les réactions physiologiques automatiques. L’action réalisée sans finalité, privée de telos, devait elle aussi recevoir le sceau d’infamie du « geste ». Ce geste, nous pouvons dès à présent le comprendre comme l’automanifestation d’un phénomène praxique dont la présence ne saurait être comprise comme expression dérivée d’un fondement théorique. Il y a geste là où se présenterait pratiquement un phénomène privé de premier ordonnateur, un phénomène sans l’archê apte à en constituer le commencement et le commandement. De ce fait, le geste s’est ainsi vu rejeté hors de la sphère du sens pour ne plus être pensé que par analogie aux mouvements stimulus-réflexes, automatiques, compulsifs voire spasmodiques.
5La référence à une archê devint ainsi l’a priori garant de l’intégralité non seulement de l’édifice théorique, mais également de la rectitude pratique, car là « où il n’y a pas de terme premier, il n’y a pas d’explication du tout »8. L’archê, en permettant le renvoi fondant-fondé, aurait pu garantir qu’il n’existait pas seulement des activités plurielles et désorganisées, autrement dit des gesticulations sans tête, mais à proprement parler de l’action. Dès lors, le geste acentrique, asystématique, atélique, polymorphe et transversal devait en conséquence désigner cet opérateur discursif permettant de délimiter les bornes de la réflexion légitime. Le geste devint la marque de l’hors-champ du politique jusqu’à ce que finalement ce soit la possibilité même d’un agir privé de fondement, à proprement an-archique, qui, après avoir été délégitimée et invisibilisée, ne devienne impensable.
6Cette impossibilité de l’agir an-archique, il nous faut désormais la repenser du fait de l’extinction de ce que Schürmann appelle « l’élan principiel », c’est-à-dire la fin du réflexe archique de subsomption thétique des singularités. Questionner cet impensé permettra d’examiner ce qu’impliquerait un agir politique non seulement délivré de tout apriorisme, mais réinvestissant également une compréhension gestuelle de la praxis. Le renversement du paradigme de la philosophie politique nous conduira ainsi à examiner sous un nouvel éclairage les questions traditionnelles de la théorie de l’action. Si la déconstruction de la subordination théorico-pratique devait véritablement laisser place à une « économie sans pourquoi »9, où la rectitude de l’agir ne saurait plus être dérivée de l’application d’un premier théorique, alors devront être considérés deux problèmes :
7a) Le problème du sens du politique : une praxis an-archique implique-t-elle une « politique du geste » condamnant les individus à des mouvements spontanés, réflexes, transversaux, acentriques, asystématiques, pour ne pas dire spasmodiques, qui seraient incommensurables avec l’expérience du politique ou, pire, précurseurs de politiques réactionnaires ?
8b) Le problème de la normativité de l’action : une phénoménologie politique réinvestissant une compréhension an-archique de l’agir est-elle capable d’apporter des réponses à des questions normatives ? Alors que la méthode phénoménologique semble appeler à un seul « laisser-apparaître », à une simple mise au clair et description des actes intentionnels par lesquels nous synthétisons une pluralité de phénomènes comme « politiques », la discipline a-t-elle quelque chose à dire de l’objet politique qui semble quant à lui n’avoir de sens qu’à permettre l’énonciation de jugements normatifs ? Quelle théorie de l’Etat, de la pauvreté, de la loi ? Qu’adviendra-t-il de la défense ou des autoroutes ?10 La phénoménologie peut-elle répondre à des questions comme « quelle organisation sociale ? » ou « qu’est-ce qu’un gouvernement juste ? » sans paradoxalement se poser comme guide pour l’action et réintroduire une subordination de l’action à la théorie ?
9En définitive, il s’agira de se demander si une phénoménologie politique dessinant la possibilité d’une praxis an-archique est ou non apte à affronter la question de l’action, à affronter la question « comment faut-il agir ? », sans paradoxalement se reconstituer comme la métaphysique qu’elle entend pourtant dépasser. Nous tâcherons d’affronter ce problème 1) en manifestant tout d’abord que la question de l’orientation d’une praxis an-archique n’est pas purement théorique, mais qu’elle est la conséquence de l’hypothèse heideggérienne de la clôture, 2) en étudiant la première stratégie de réponse au problème de la déconstruction de l’agir à savoir, pour le phénoménologue, l’abstention de discours, 3) puis en dépassant cette dernière par une seconde stratégie dessinant les traits de ce que Schürmann appelle une « phénoménologie responsive ». Nous tâcherons ensuite de montrer que 4) notre problème implique une réhabilitation phénoménologique du geste et, enfin, 5) nous soumettrons ce geste à l’épreuve de la fédération collective afin de répondre à la question : « une politique du geste est-elle pensable ? ».
2. Hypothèse de la clôture et démantèlement des dérivations théorico-praxiques
10La question de l’orientation d’un agir privé de finalité n’est pas purement théorique. L’urgence de la question est la conséquence des détraquements des dérivations théorico-praxiques, elles-mêmes impliquées par l’hypothèse heideggérienne de la clôture de la métaphysique. Cette hypothèse d’une clôture à la fois systématique et historique du champ métaphysique est celle de l’extinction d’un élan, d’un effort visant à donner à la pensée et à l’action un socle référentiel qui coordonne l’intégralité des phénomènes en les subsumant sous une focale normative-nominative11. Ces référents focaux, Schürmann les appelle fantasmes hégémoniques12 dans la mesure où ils désignent ces principes souverains qui, pour stabiliser le divers événementiel, vont opérer sur lui une violence subsomptrice. En particularisant les singularités mortelles, éphémères et nomades de sorte à les rendre dicibles, répétables, maîtrisables au prix d’une dénaturation, le référent hégémonique permettra au philosophe de métier de référer toutes les lois de la connaissance et de l’agir, sans que ce référent ne se laisse à son tour plus référer à rien. Principes servant de raison dernière pour tout principe générique, « canon trans-régional pour tout canon régional »13, fondement infondé maximalisant la portée subsomptrice d’un référent, amplification maximale inépuisable en significations, le fantasme hégémonique opère sur le donné singulier une violence d’imposition14 de sorte à l’organiser, à le faire entrer dans une économie rendant dicible le genre. Sur ce point, Schürmann se réfère explicitement au Gai savoir de Nietzsche15 en le prenant au mot — « Là, cette montagne ! Là, ce nuage ! Qu’est-ce que cela a de ‘réel’ ? Soustrayez-en seulement le fantasme et toute l’addition humaine, vous les sobres ! Si seulement vous le pouviez ». Le réel n’est dicible qu’à la condition de subsumer et de dénaturer les singularités toujours mouvantes, éphémères, mortelles sous des genres, sous la positivité d’une loi univoque, sous des normes fédératrices régnant non par négociation mais par imposition en exerçant sur les phénomènes une violence intégrative, accaparante et exclusive de sorte à les rendre signifiants16 tout en les dénaturant, en les déphénoménalisant17.
11L’hypothèse de la clôture, c’est l’idée que la violence intégrative maximale de la postmodernité, que la détermination inéluctable de la technique réquisitionnant chaque étant appelé à se montrer comme disponible à un processus infini de production-consommation, recèle la possibilité d’un retournement sur l’ensemble du conditionnement époqual18. Paradoxalement, la technique est bi-frontale19 car elle est justement « une force qui pousse à la domination du globe »20, un dispositif d’arraisonnement (Gestell) c’est à dire de détermination inéluctable de notre être. Par sa violence, l’ère technologique recèle donc bien la possibilité d’un retournement sur l’ensemble du conditionnement époqual21. Elle est l’occasion de la venue à la parole de l’élan métaphysicien consistant à stabiliser le donné, elle laisse présager une fin à la recherche d’une instance suprême en nous invitant à désapprendre ce vieux réflexe consistant à « chercher des étalons invariables »22, à chercher un premier dans l’ordre des fondements, la cause, le père. Pour cette raison l’ère technologique recèle une possibilité :
Son actualité, son visage de Janus tourné vers le passé, est l’emprise principielle la plus violente qui ait jamais existé. Mais parce qu’elle constitue la rationalité de contrôle enfin pleinement déployée, elle recèle aussi la possibilité d’un tournant vers un mode non principiel de présence. “Au-dessus de l’actualité, il y a la possibilité”.23
12La recherche de ce socle spéculatif par lequel le donné est stabilisé alors que le monde est rendu intelligible et maîtrisable, en d’autres termes « la règle du scire per causas », se manifeste elle-même comme régionale ou époquale, finie au sens de limitée, parachevée, terminée24. La clôture traduit un tournant (Kehre) : ce ne sont plus simplement les référents normatifs à la portée subsomptrice maximale qui seront manifestés comme époquaux, susceptibles de naissance, de règne et de destitution, mais c’est également le schème référentiel à une archê, le renvoi fondant-fondé, qui sera compris comme relevant d’une certaine forme de penser et d’un ensemble de règles philosophiques situées en tant qu’elles connaissent une genèse, une gloire et un déclin. À l’heure de la clôture, une possibilité émerge, celle d’un retournement destituant non plus une économie fantasmatique particulière, mais mettant fin à la prétention de tout logos théorique, mettant fin au thétisme25 qui soumet les singularités à la violence subsomptrice d’une construction fantasmatique de sorte à les rendre maîtrisable. Avec le dépérissement des fantasmes hégémoniques (« Un synéchique », « Nature télique » et « Conscience déterminante ») dépérit également une possibilité : celle de construire l’orientation de la pratique par référence à un fondement premier, nouménal et incorruptible. Ainsi, l’action se révèle elle-même privée de fondement, à proprement parler an-archique, comme suspendue dans le vide. La question qui se pose alors est la suivante : comment le problème de l’action et de son orientation peut-il dès lors trouver, non seulement réponse, mais également une formulation adéquate du fait de l’hypothèse de la fin des dérivations théorico-praxiques ?
3. Première stratégie : La « vie sans-pourquoi ». Déconstruction de l’agir et abstention de discours
3.1 Le désamorçage de la question politique
13Cette déconstruction et désorientation de l’agir conditionna l’obsession des lecteurs et successeurs de Heidegger à réclamer ou à tenter de tirer une « éthique » ou une « politique » de la philosophie heideggérienne de l’être. Comme l’écrit Schürmann, « quoi de plus tentant alors, de plus méritoire peut-être dira-t-on, que de développer, après Heidegger, ce que son observation de cette seule question l’a empêché d’accomplir, et de “dériver” une “philosophie pratique” à partir de sa “philosophie de l’être” »26. Ce désir de traduire la question de l’être en termes pratiques, jusqu’à voir en elle une introduction du nazisme dans la philosophie, est la conséquence d’une mauvaise compréhension de la clôture de l’ère des dérivations27. Poser à Heidegger la question « quand écrirez-vous une éthique ? » ou « que dois-je faire ? », c’est continuer à voir dans son œuvre une philosophie générale, un patron à la fonction fondatrice assurant une possible philosophie spéciale et exécutrice. En d’autres termes et à première vue, il semble impossible de faire dériver de la pensée de l’extinction des principes une politique sans réintroduire un principe à la puissance légiférante. D’où l’aveu d’ignorance de Heidegger : « Comment un système politique — et lequel — peut, d’une façon générale, être coordonné à l’ère technique ? — À cette question je n’ai pas de réponse. Je ne suis pas convaincu que ce soit la démocratie », répond-il28.
14Est-ce pourtant à dire que l’action est condamnée à une passivité béate ? Le constat doit être double. Premièrement, avec la Kehre, il devient effectivement impossible de poser la question de le l’agir en termes « fondant-fondé » dans la mesure où déconstruire l’agir implique de « l’arracher à la domination par l’idée de finalité, à la téléocratie où il a été tenu depuis Aristote »29. La question du politique se trouve comme déracinée, il devient dès lors impensable d’assurer un fondement à la praxis. Deuxièmement, il semble que la déconstruction de l’agir n’implique pas seulement le désamorçage d’une certaine manière de poser la question de l’action, à savoir dans les termes de la téléocratie. La conséquence plus grave du détraquement des dérivations théorico-praxiques est que la question de l’action semble ne plus même constituer une question légitime. Schürmann dresse ce constat au début du Principe d’anarchie :
La question de la présence est posée de telle manière que l’agir y trouve déjà sa réponse ; de telle manière que l’agir ne peut plus faire question ; que demander “Que dois-je faire ?”, c’est parler dans le vide du lieu déserté par les représentations successives d’un fundamentum inconcussum30.
15Autrement dit, ce n’est plus seulement répondre à la question de l’orientation praxique qui pose problème, c’est la question même de la praxis qui devient impensable avec l’hypothèse du tournant. C’est le politique même, comme cette « région (Gegend) des phénomènes dont le trait essentiel est de joindre publiquement le pratique et le théorique »31 qui se découvre sans lieu après la découverte de l’Ereignis, par laquelle « les “régions” sont abandonnées »32. Le philosophe et le phénoménologue sont-ils alors condamnés non seulement à ne plus pouvoir se constituer en guide pour l’action (philosophe-roi, conseiller du prince…), mais également à ne plus pouvoir légitimement soulever la question de la praxis ?
3.2 Révocation anti-humaniste et suspension de la téléologie
16La première stratégie mobilisée face au problème semble donc effectivement consister à désamorcer la question de l’orientation politique en rendant cette dernière à proprement parler impensable. La phénoménologie politique aurait ainsi à s’abstenir de tout discours à prétention normative. Nous savons que Heidegger lui-même était peu abondant dans ses réponses, et se contentait le plus souvent d’emprunter à Angélus Silesius le thème de la vie sans pourquoi. L’homme, à l’heure de la clôture, aurait à se faire comme la rose, à savoir sans finalité, sans pourquoi, en abolissant la téléologie pratique. Pour cette raison, Heidegger comme Schürmann comprendront la fin du réflexe principiel comme l’entrée dans une ère antihumaniste. La fin de l’hégémonie de la subjectivité, parce qu’elle ne met pas en cause une disposition particulière de la pensée et n’introduit pas un nouveau référent prescriptif, mais parce qu’elle affecte la constellation générale de la présence, met fin à une tendance de la philosophie à méthodiquement se tourner vers l’homme comme origine théorique. En faisant sauter à la problématicité l’élan thétique même qui dénature le donné pour l’inscrire au sein de constellations de sens, la rupture d’avec la subjectivité nous projette dans une économie sans-pourquoi où la directionnalité de l’agir ne peut plus ni être soutien à un contexte de sens ni être référée à l’homme, figure centrale désormais révoquée de sa position surplombante. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’à l’instar de Marcuse qui, à propos de la philosophie de Heidegger, disait d’abord qu’elle n’atteignait « son sens suprême [qu’]en tant qu’authentique science pratique33 » pour finalement l’accuser d’être artificiellement concrète, nous pourrions nous voir déçus par les écrits tardifs de Heidegger qui, après avoir déconstruit les catégories de la présence, ne s’est pas attaché à décrire l’entrée dans l’événement en apportant pour toute réponse à la question pratique au mieux un aveu d’ignorance, au pire une pensée pour laquelle le politique n’est lui-même plus une question philosophique. Schürmann propose ainsi une lecture ni biographique, ni psychologique, mais à proprement parler philosophique, de l’aveu d’ignorance de Heidegger quant au système politique coordonné à l’ère technique. Cet impensé est l’occasion d’une nouvelle réponse, d’une nouvelle stratégie permettant d’affronter la déconstruction de l’agir.
4. Deuxième stratégie : abandon et laisser-apparaître (Gelassenheit). Déconstruction de l’agir et phénoménologie responsive
4.1 Les deux fonctions de la phénoménologie
17Si la question de l’orientation de l’agir est désamorcée par sa rupture d’avec la téléocratie et le thème de la vie sans-pourquoi, elle réapparaît néanmoins paradoxalement sous une nouvelle forme avec le motif du Gelassenheit, du laisser-apparaître. Etrangement, ce que l’on pourrait identifier comme une « orthopraxie », conséquente à la double tâche de la phénoménologie, semble être dessinée par Schürmann lui-même. Pour comprendre cette possibilité sans paradoxe, il est utile de rappeler quelles sont, au sens de l’auteur, les deux fonctions de la phénoménologie. 1) Premièrement la phénoménologie aurait à s’acquitter d’une fonction déconstructrice-destructrice en ce que la discipline aurait pour tâche de démanteler les systèmes de dérivations archiques et de contrevenir à tout relent de l’élan à la maximisation fantasmatique. 2) Deuxièmement, la phénoménologie aurait également une fonction responsive en ce qu’elle devrait se faire accueil de la multiplicité événementielle qui ne saurait dès lors plus être référée à une unité totalisante.
18N’ayant plus à fonder, à donner une assise aux phénomènes, la tâche déconstructrice de la phénoménologie appellerait à les situer, c’est-à-dire à élaborer une généalogie des fantasmes époquaux par lesquels la présence s’est dite de multiples manières. Cette tâche généalogico-topologique arracherait ainsi les phénomènes aux dénaturations fantasmatiques leur ayant imposé une loi étrangère. Cette topologie déconstructrice, la phénoménologie schürmanienne entend s’en acquitter dans l’ouvrage Des hégémonies brisées par ce que l’auteur appelle lui-même une « lecture à rebours » : enquêter au sein de la phénoménalité constituée afin de retrouver une organisation du penser et de l’agir, un univers de familiarité impliqué par un même référent qui, en maximisant sa portée, s’est par la même occasion déphénoménalisé tout en s’imposant comme centre de production de toutes les règles théoriques et pratiques, comme épicentre de toute normativité. La seconde tâche consisterait à sauver les phénomènes, c’est-à-dire à les préserver en les laissant se manifester sans les subsumer à quelque premier. Le tâche du phénoménologue consisterait ainsi en un double mouvement de dessaisie et d’accompagnement des phénomènes pluriels en leur lieu de montrance : déconstruire les principes hégémoniques accablant les phénomènes singuliers, nomades, errants afin d’accueillir le donné multiple, de s’abandonner à l’appel de l’événement (Ereignis).
4.2 La tension entre anarchie et responsivité
19Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’affronter l’apparente tension existante entre ces deux modalités de l’agir que sont l’anarchie et la responsivité. Parce que la réponse semble impliquer un a priori, une instance préalable impliquant une transitivité (« répondre » c’est toujours à « répondre à »), il semble que la responsivité soit aux antipodes d’une conception anarchique de la praxis. Alors que la réponse semble impliquer une priorité à l’action et un renvoi à un référent ordonnateur imposant à l’acte son thème et sa direction, l’an-archie contrevient quant à elle à toute référence principielle, à tout renvoi hétéro-normant l’action. Quoi de plus paradoxal donc que cette association « anarchico-responsive » ?
20Cette tension n’est en réalité qu’apparente, car elle tient son origine d’une confusion entre la responsivité et la logique économique de la responsabilité. La responsabilité est le motif même des fantasmes époquaux, car elle implique l’engagement réciproque de deux parties. Du grec spondé (libation, vœu) et du latin dont les deux occurrences (spondere et respondere) signifient soit « promettre », soit « s’engager en retour », l’étymologie de la responsabilité manifeste un renvoi devant une autorité intérieure (la conscience) ou extérieure (le pouvoir) face à laquelle l’individu doit être prêt à rendre des comptes ou à légitimer sa conduite. Comme l’écrit Schürmann :
Être responsable, c’est répondre de ses actes devant une instance normative et justificatrice. D’une telle instance, nos actes nous reviennent. Elle les mesure, c’est pourquoi elle les transcende nécessairement. Nous faisons preuve de responsabilité si nous assumons et revendiquons pareille mesure. Cet effet de retour est le fondement de l’imputation34.
21La responsabilité est donc le motif même des fantasmes hégémoniques, car les principes époquaux ont fonctionné comme lois des lois, principes normatifs derniers face auxquels aucun phénomène ne pouvait se soustraire. Retour-compté des actes sur l’agent et renvoi devant une instance normative sont les traits mêmes caractérisant la logique économique de la responsabilité. Les actes « responsables » sont ainsi ceux qui déploient le principe fondateur et s’inscrivent au sein de la trame d’une économie structurante, alors que les actes irresponsables sont ceux qui contreviennent à l’économie législatrice et à son principe d’ordre. À l’heure de l’économie sans pourquoi, la responsabilité devra se transmuter en responsivité35. Il ne s’agira dès lors plus de « répondre de » mes actes au sein d’un système de compte et de décompte face au tribunal d’un principe d’ordre, mais bien de « répondre à » la donation de l’être36.
4.3 Luttes anti-principielles et action a-principielle
22À la question « que faire ? », la réponse semble désormais double. 1) Avant la clôture, la phénoménologie déconstructrice aura à être combattante dans la mesure où elle devra libérer la présence, « préparer le délaissement, activement s’affranchir des principes, faire en sorte qu’il en reste de moins en moins »37 ; 2) après la clôture, la phénoménologie originaire aura pour tâche d’accueillir en laissant-être (Gelassenheit) ce qui est, en répondant à l’appel de l’événement pluriel et nomade. Si, à plusieurs reprises, Heidegger et Schürmann répètent que nous n’en sommes pas là38, et que nous ne pouvons que nous préparer à ce nouveau mode de venue à la présence, il convient cependant de comprendre comment une orientation responsive de l’action (donc une forme d’orthopraxie) peut être pensée sans contradiction après le désamorçage de toute référence à un quelconque canon, à une orthotès garante de la rectitude pratique.
23La réponse heideggérienne tient en ceci que le délaissement désigne un acte sans être une activité, la Gelassenheit gît en dehors de la distinction entre activité et passivité39. Le délaissement consisterait en un agir (Handeln) qui transcenderait « les antonymes traditionnels tels que agir-pâtir, faire-ne pas faire, agir-penser, théorie-pratique, et même prattein (agir, tun)-poiein (faire ou fabriquer, machen) »40, il désignerait un abandon, ni actif ni passif, aux économies de la présence. Cet « acte plus haut », qui serait à la fois un « acte de la pensée » et un « acte d’agir », transcenderait les oppositions classiques dans la mesure où il impliquerait une entre-appartenance de réception et de production : l’acte par lequel la pensée recevra l’économie de présence ne sera pas autre que l’acte par lequel s’auto-produira cette économie de présence.
24Cette autoproduction de la nouvelle économie de la présence par l’acte d’abandon, ni actif ni passif, prend sens lorsque Heidegger est lu à la lumière de Maître Eckhart : de même qu’il faut être pauvre pour comprendre la pauvreté41, il faut être détaché pour comprendre le détachement. Autrement dit, le renversement de la priorité millénaire entre théorique et pratique, doit être compris comme une condition de possibilité de la nouvelle venue à la présence. L’a priori42 pratique, l’élévation de la pratique comme condition du penser, se révèle ainsi condition de l’entrée dans un mode non principiel de présence. Après la clôture l’agir rend possible la pensée, l’homme n’agit plus comme il pense, mais il pense comme il agit :
L’apprentissage d’actions (au sens étroit) anti-principielles, puis a-principielles est le préalable de la pensée comme « agir suprême ». Impossible de recevoir, d’entendre, de lire, de recueillir, d’expliciter l’économie anarchique tant que les actions ne précèdent pas la pensée en devenant comme l’économie : à savoir, jeu sans fond et sans pourquoi43.
25Ces actions d’abord « anti-principielles » puis « a-principielles », Schürmann en donne de rares exemples : « Les réunions de citadins autour de 1776, les “sociétés populaires” de Paris entre 1789 et 1793, la Commune, les sociétés de 1903 et de 1917, la Démocratie des Conseils en Allemagne en 1918 »44. L’auteur reprend ici à son compte les analyses arendtiennes45 et les exemples souvent mobilisés comme représentations de la position spontanéiste46. Il est de nouveau question de ces luttes anti- et a-principielles dans l’opposition entre « praxis transgressive » et « praxis an-archique », explorée dans sa discussion avec Foucault47. Par opposition au sujet an-archique, la lutte du sujet transgressif est toujours orientée en opposition au principe d’ordre. Elle trouve la direction de son action dans la contravention à la venue à la présence. Agissant toujours « contre », l’orientation de l’agir de ce sujet se comprend toujours comme anti-praxis. Cependant, même s’il ose passer au langage l’interdit, même s’il prend pour cible une législation, il continue de fétichiser la loi des lois de l’intégration originaire. Pour cette raison la praxis à l’heure de clôture de la métaphysique ne peut simplement être transgressive, elle doit pour viser la loi de la totalisation sociale, non prendre la forme d’une anti-praxis mais être à proprement parler an-archique. Comme l’écrit Schürmann, « ce qui est en jeu ici est la lutte contre la prémisse même d’une insertion, jamais encore mise en question, dans les conjonctions successives du discours et du pouvoir »48. Si le sujet transgressif, dans l’acte même de sa dénégation, continue à promouvoir le geste métaphysicien fondant-fondé, le sujet anarchique quant à lui renvoie au Zarathoustra de Nietzsche : « Tel est mon chemin ; quel est le tien ?… Car le chemin — cela n’existe pas »49. Pour cette raison, la nature des luttes anarchiques sera essentiellement polymorphe, sporadique, transversale et immédiate50. Autrement dit, l’orientation de la praxis, pour répondre au nomadisme évènementiel, doit s’aligner sur les caractéristiques de l’événement.
26La phénoménologie originaire devra ainsi se faire « phénoménologie de l’écoute »51. Contrairement à la métaphore, surinvestie par la philosophie occidentale post-aristotélicienne, qui comprend la pensée sur le modèle de la vision, la tâche du phénoménologue devra donc être pensée sur le paradigme de l’écoute. Là où vision implique une distance avec ce qui est — impossible de lire en ayant les yeux collés sur sa feuille —, l’écoute abolit cette distance : j’entends d’autant mieux que le son est proche, que j’appartiens à ce que j’entends52. La normativité de la praxis devra se comprendre comme accompagnement des développements toujours nouveaux, toujours pluriels et imprévus des événements nomades. Que faire à l’heure de la fin de la métaphysique ? Accueillir et accompagner la venue à la présence en m’abandonnant à l’appel de l’être et en adoptant donc une praxis polymorphe, motile, acentrique, asystématique.
5. La réhabilitation phénoménologique du geste
5.1 Critériologie de la Gelassenheit
27Si désormais il nous fallait reposer la question à l’origine de notre investigation, à savoir : « une praxis an-archique implique-t-elle une politique du geste ? », il semble que la réponse ne saurait être qu’affirmative à condition de réhabiliter un sens proprement phénoménologique du geste. Alors que le terme « métaphysique » est étrangement le grand absent Des hégémonies brisées, bien que la généalogie des principes légitimants et phénoménalisants puisse être lue comme une crise du réflexe métaphysicien53, c’est le terme de « geste » qui est quant à lui l’étonnant absent du Principe d’anarchie alors même que l’entreprise d’élucidation du rapport théorico-pratique résultant de la déconstruction de l’histoire de la métaphysique peut être lue comme une réhabilitation du geste en politique. En effet, cet « autre agir », jusque-là impensé et ne pouvant signifier aligner les entreprises humaines qu’elles soient publiques ou privées à un logos théorique, s’il signifie bien accueillir l’événement pluriel et polymorphe, semble posséder les caractéristiques inhérentes du geste que sont l’immédiateté, la transversalité, le polymorphisme, l’acentricité, l’asystématicité… Reste cependant à démontrer que le délaissement peut véritablement recevoir la qualification de « geste » sans en pâtir.
28Le délaissement reçoit dans l’œuvre de Schürmann le double qualificatif d’anarchico-responsif dans la mesure où 1) il n’est référé à aucun premier, à aucune archê, et où 2) il a pour seul motif la modalité de la réponse. De cette double détermination il nous est possible de proposer une déduction des caractères propres d’une praxis à la fin de la métaphysique.
29— La dimension an-archique de l’agir implique le renoncement à deux caractères : a) le commencement (inscription au sein d’une chronologie dérivée d’un premier temporel), b) le commandement (inscription au sein d’un système de normes dérivé d’une autorité première). Privée de commencement, l’action an-archique devra donc nécessairement se comprendre comme immédiate, éruptive, transversale : l’acte doit faire éruption sans que sa manifestation ne soit la conséquence seconde d’un premier temporellement situé. Privée de commandement, l’action an-archique devra se comprendre comme acentrique, atélique et asystématique : l’acte ne saurait trouver sa raison d’être par déploiement des implications d’un système, il ne cherche pas à déployer un premier vers lequel l’intégralité des forces et des étants se tourneraient selon un mouvement centripète pour trouver sens et signification.
30— La dimension responsive de l’agir implique quant à elle le renoncement à trois caractères : a) l’univocité, b) la constance, c) l’activité. Si répondre à l’appel de l’être, c’est refuser de subsumer sous des catégoriques univoques et de fixer le pluriel, l’action responsive devra elle-même se faire multiple, protéiforme, plurielle54. Deuxièmement, parce que l’appel de l’être est lui-même époqualement mouvant, l’action responsive devra nécessairement se comprendre comme mouvante, motile. Enfin, parce que répondre à l’appel de l’être c’est également s’élever à une forme supérieure d’action dépassant les antonymes classiques (activité-passivité), l’action responsive devra se comprendre comme condition a priori de l’ouverture d’une post-époqualité, abandon tout autant que production d’une nouvelle économie de présence. Par commodité nous déciderons d’appeler ce critère de l’action « a prioricité ».
31Pour plus de lisibilité résumons et schématisons ici la critériologie de la praxis anarchico-responsive.
Laisser-être (Gelassenheit) |
|||||
Détermination |
Anarchique |
Responsive |
|||
Implication |
Renoncement au commencement |
Renoncement au commandement |
Renoncement à l’univocité |
Renoncement à la constance |
Renoncement à l’opposition activité-passivité |
Critères |
Immédiateté, éruption, transversalité |
Acentricité, atélicité, asystématicité |
Protéiformité, multiplicité, pluralité |
Mouvance, motilité |
A prioricité |
5.2 Prolégomènes à une phénoménologie du geste
32Nous le verrons, il semble que ces traits énumérés par Schürmann désignent autant de caractères ordinairement attribués au geste. En effet, une étude de la phénoménalité du geste, étude qui impliquera une réinterprétation des caractéristiques caricaturées de la gesticulation qui ont occasionné son exclusion hors du champ politique, manifestera les mêmes traits structurants que ceux énumérés par Schürmann dans sa description de l’agir anarchico-responsif.
33Pour le comprendre, commençons par constater que la déconsidération du geste s’est construite autour cinq axes. 1) Sa logique réactive (exemple : le « mauvais geste » comme débordement violent et incontrôlé) ; 2) sa dimension exclusivement physiologique, somatique (exemple : le réflexe ostéotendineux rotulien) ; 3) son caractère chaotique (exemple : les gesticulations convulsives et désordonnées comme symptômes cliniques) ; 4) son inconstance (exemple : « faire un geste pour les pauvres » comme assistance locale sans engagement ni investissement réel dans la question sociale) ; et 5) sa stérilité (exemple : le gesticulateur renvoie étymologiquement à l’amuseur public, au comédien d’une farce sans conséquence). Ces cinq traits ont conditionné une méfiance généralisée à l’égard de cette réalité praxique. Ils traduisent tous quelque chose de la phénoménalité gesticulatoire, mais manquent néanmoins les traits constitutifs par lesquels un phénomène se donne de lui-même à voir comme relevant du geste. Une phénoménologie rigoureuse du geste resterait à élaborer, cependant nous pouvons plus modestement en dresser ici les prolégomènes en dépouillant des acceptions communes de cette réalité praxique les considérations strictement axiologiques.
34— Le premier trait (logique réactive) jette un sceau d’infamie sur le geste en tant qu’il impliquerait des réponses épidermiques incontrôlées, disproportionnées, potentiellement violentes. La logique réactive décrédibilise le geste en tant que celui-ci désigne une réalité pratique à la fois incontrôlée et imprédictible. Mais, abstraction faite des considérations axiologiques, ce premier trait semble désigner à la fois l’absence de contrôle traduisant le renoncement au commandement (acentricité, atélicité, asystématicité), ainsi que l’absence de prédictibilité traduisant le renoncement à la référence à un premier (immédiateté, éruption, transversalité).
35— Le second trait (dimension somatique) dévalue le geste comme autre de la pensée, car il rattache sa logique au mouvement stimulus-réflexe réservé à l’animal ou à la machine. Cette dévaluation est fondée sur l’idée que le geste n’est la conséquence d’aucune délibération, d’aucune activité ratiocinante. Si une nouvelle fois nous débarrassons les significations des jugements de valeur, nous lisons dans ce trait une nouvelle traduction de la dimension an-archique d’une forme d’action se manifestant sans patron théorique, sans premier ordonnateur.
36— Le troisième trait (caractère chaotique) justifie la dépréciation du geste de deux manières. Premièrement elle fait à nouveau de lui l’autre de l’ordre, de l’organisation, de la structuration. Deuxièmement, elle lit en lui un principe de production infini de mouvements hétérogènes, spasmodiques, transversaux. Ce trait traduit ainsi à la fois l’acentricité, l’atélicité, l’asystématicité, ainsi que la protéiformité, la multiplicité, la pluralité de cette réalité pratique.
37— Le quatrième trait (inconsistance) accuse l’absence de prétention et la portée du geste dont le champ d’exercice semble strictement local. Est ainsi reproché au geste sa non-régularité, traduction des critères de mouvance, de motilité.
38— Enfin, le dernier trait (stérilité) déconsidère le geste comme autre du poiein, de l’activité productrice, de l’œuvre assurant permanence et stabilité en constituant un monde d’objets. Or, si effectivement le geste ne doit pas être compris sur le modèle du poiein c’est qu’il rompt définitivement avec la caractérisation aristotélicienne de l’activité. Si le geste n’est pas utile, comme doivent pourtant l’être tous les étants à l’ère technologique, c’est parce qu’il est la condition de l’entrée dans un nouveau mode de présence rompant avec la compréhension de l’agir comme technique utile, seconde, exécutrice. Le dernier trait traduit ainsi la dimension a priorique du geste en tant qu’il est condition transcendantale d’entrée dans un nouveau mode de présence.
39Nous le voyons, dimension somatique, caractère chaotique, logique réactive, inconsistance et stérilité, une fois débarrassés des considérations strictement axiologiques, semblent devoir être réinterprétés dans les termes de l’agir anarchico-responsif schürmannien. L’entrée dans l’économie anarchique conditionne ce que l’on pourrait appeler une « politique du geste », c’est-à-dire un lieu de présence dans lequel la sphère praxique se manifeste comme une réponse dont les caractéristiques sont l’immédiateté, l’éruption, la transversalité, l’acentricité, l’atélicité, l’asystématicité, la protéiformité, la multiplicité, la pluralité, la mouvance, la motilité et l’a prioricité.
6. Le geste à l’épreuve de la fédération collective : une politique du geste est-elle pensable ?
40Si nous pouvons désormais affirmer que l’entrée dans la nouvelle économie de la présence implique une réhabilitation du geste, demeure néanmoins encore ouverte une question : peut-on à proprement parler d’une chose comme une « politique du geste » ? Le problème étant le suivant : assurer une orientation de la praxis est une condition certes sine qua non, mais insuffisante à garantir l’existence du politique, car le politique pourrait n’exister qu’à partir du moment où est en partage un motif fédérateur possédant une force coalisatrice. Impossible de penser un ensemble pratique comme politique si celui-ci est réductible à une cumulation de pratiques plurielles atomisées répondant à une loi d’hétéro-formation. Le risque, ici, étant de décrire non pas un ensemble politique, mais ce que Sartre nomme une structure sérielle, dont la totalisation est opérée de manière hétéronome par interpellation d’éléments disparates dont la loi, extérieure au groupe, produit non pas une fusion ou une unification du divers, mais un rassemblement arithmétique de solitudes55.
41La caractérisation schürmanienne de la praxis ne saurait cependant se laisser si aisément réduire à la logique sérielle dans la mesure où l’évènement implique un flottement entre primauté du sujet sur la réception et primauté de la donation56 et que par conséquent l’obéissance57 et la répondance à la pluralité événementielle ne sauraient être interprétées dans les termes de la passivité ou de l’hétéronomie58. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’il reste à interroger la dimension publique du geste, car si celui-ci est véritablement réalisé sans motif préalable, peut-on authentiquement parler d’une politique du geste, c’est-à-dire d’une politique sans motif fédérateur et totalisateur ? Autrement dit, une « politique du geste » peut-elle véritablement désigner une politique ?
42Le problème est massif et, n’étant pas explicitement affronté dans Le principe d’anarchie, il serait présomptueux de prétendre le résoudre ici. Cependant, quelques pistes de réflexion peuvent être apportées, car si la réponse à l’événement doit effectivement se faire plurielle et polymorphe, elle n’en est pour autant ni subjective ni arbitraire. Schürmann répond ainsi à la question de la fédération permise par le geste en dénonçant le retrait individualiste de celui qui solitairement entendrait s’opposer aux économies de la présence. Un tel individu ne préparerait en rien l’entrée dans la post-époqualité événementielle car il ne ferait que s’exclure lui-même, ou comme l’écrit l’auteur « la simple négation d’une position fondamentale ne fait “qu’éliminer les négateurs59” ». Une praxis anarchico-responsive n’aura de sens qu’à se faire praxis de tous. La lutte contre les survivances principielles autant que l’entrée dans l’économie anarchique de présence ne sauraient être que collectives :
Pour que cèdent les principes et que s’accomplisse l’entrée dans l’événement, la praxis a-principielle gagnera tous ceux qui vivent dans l’économie de transition, ou elle ne sera rien du tout. Une contestation par actions individuelles, marginales, des principes, ne peut, de droit, nous « traduire » dans l’économie de l’Ereignis60.
43Nous retrouvons une nouvelle fois ici la discussion entre Foucault et Schürmann61 : un sujet transgressif ne ferait qu’orienter la lutte en opposition à un principe particulier d’ordre toujours fétichisé et reconduit, alors que se constituer soi-même en sujet an-achique c’est bien plutôt viser la loi des lois de l’intégration et de la totalisation sociale. Paradoxalement, l’agir anarchico-responsif doit donc être public et se faire praxis de tous, tout en contrevenant au principe même de la totalisation. Cette apparente contradiction, aussi massive que le titre même de l’ouvrage « principe anarchie », peut néanmoins être sinon résorbée, du moins tempérée, en gardant à l’esprit que cette praxis collective n’est pas l’exécution seconde d’une idéalité totalisatrice à laquelle elle serait subordonnée. La totalisation an-archique advient spontanément et sauvagement62 comme totalisation sociale œuvrant à miner toute entreprise totalisante. Ici, un dernier éclaircissement s’impose : la sauvagerie de cette totalité détotalisante ne saurait ni désigner les sociétés sauvages décrites par l’ethnologie, ni le chaotique état de nature hobbésien. L’advenue sauvage doit bien plutôt être entendue dans les termes de l’automanifestation intempestive de la grève sauvage, survenant indépendamment de tout principe d’ordre, spontanément, transversalement et surtout collectivement comme communauté politique de totalisation-détotalisation.
Conclusion
44En définitive, à la question « une praxis an-archique implique-t-elle une politique du geste », il nous est possible de répondre par l’affirmative avec Reiner Schürmann, à une double condition cependant.
45Premièrement, le geste devra être libéré des considérations axiologiques qui ont fait de lui le vecteur discursif permettant de délimiter le champ d’exercice légitime de la réflexion politique. Cette exclusion dans l’hors-champ politique devra laisser place à une réhabilitation de la phénoménalité du geste comme automanifestation d’un phénomène praxique se donnant sans référence à un quelconque premier, à une quelconque archê. Cette réhabilitation permettrait ainsi d’identifier les traits de la praxis anarchico-responsive de Schürmann à ceux du geste, à savoir l’immédiateté, l’éruption, la transversalité, l’acentricité, l’atélicité, l’asystématicité, la protéiformité, la multiplicité, la pluralité, la mouvance, la motilité et l’a prioricité.
46Deuxièmement, le politique devra lui aussi être libéré du modèle séquentiel et de la téléocratie où il a été traditionnellement tenu. Celui-ci devra être désenclavé de ce que Schürmann appelle « les ontologies du politique », afin d’être compris dans les termes d’une topologie. Comprendre le politique comme un lieu, c’est à la fois l’arracher au schème fondant-fondé pour le penser comme ce site où les mots, les choses et les actions peuvent ensemble venir à la présence, mais c’est aussi et surtout comprendre qu’après le tournant, ce site n’aura plus à rendre publique la force fédératrice d’un principe. Le politique ne désignera ni l’activité exécutrice subordonnée à une idéalité assurant la certitude théorique et la rectitude pratique, ni ce domaine où le principe d’une époque se manifeste visiblement63. Il n’aura plus qu’à accompagner les phénomènes pluriels et précaires en leur lieu de montrance, par une phénoménologie de l’écoute. C’est donc à une réélaboration du sens même du politique que nous invite Schürmann : avec la clôture, celui qui continue à interpréter aveuglément l’action politique dans les termes d’un soutien, d’une consolidation et d’un déploiement des implications normatives d’une hégémonie linguistique, se condamne à ne plus pouvoir se poser la question de l’orientation pratique au moment de la discordance des temps64. Cependant, l’extinction du réflexe métaphysicien nous invite à réinventer le sens politique et à y voir un ensemble de luttes non systématisées, de gestes an-archiques de dé-totalisation par lesquels les sujets se feront accompagnateurs du nomadisme événementiel en contrevenant à la violence intégrative de l’ensemble du système de domination fantasmatique.
47Nous aimerions, pour conclure, rappeler le constat de Klaus Held dans son article Towards a phenomenology of the political world65 quant au traitement de la question politique par la phénoménologie. Held dresse le constat suivant : Husserl semblait défendre une forme de renouveau de la politeia platonicienne, Heidegger est devenu l’objet de critiques légitimes dans ses tentatives de justification philosophique du national-socialisme, Sartre abandonna ses origines phénoménologiques lorsqu’il adressa nombre de ses réflexions politiques sur la guerre du Vietnam, la décolonisation ou la légitimité de la violence, et les prises de position de Merleau-Ponty contre le stalinisme dans Humanisme et terreur, peuvent difficilement être qualifiées de phénoménologiques. Si les contributions des figures considérées comme centrales à la tradition phénoménologique n’ont que rarement suscité l’impression que leur mode de pensée était adéquat au traitement philosophique du politique, force est cependant de reconnaître que Reiner Schürmann s’est quant à lui explicitement et phénoménologiquement confronté au problème politique et à la question « Que dois-je faire ? ».
48À cette question, la réponse de Reiner Schürmann est donc double : déconstruire et accueillir. Déconstruire, c’est tout d’abord progressivement s’attacher à démanteler les systèmes de dérivation théorico-praxiques, c’est combattre les relents principiels et préparer le délaissement en œuvrant à nous affranchir des référents archiques. Accueillir, c’est ensuite sauver les phénomènes pluriels et nomades en les préservant, en les accompagnant et en les laissant-être par une praxis transversale et protéiforme. Comme le souligne à de nombreuses reprises Reiner Schürmann « nous n’en sommes pas là »66. La tâche qui incombe aujourd’hui à la phénoménologie est certes plus modeste, elle n’en demeure pas moins cruciale si effectivement la fin de la violence normative est conditionnée à la généralisation des luttes dé-totalisantes et à la multiplication de gestes an-archiques.
Notes
1 Voir R. Schürmann, Le principe d’anarchie, Heidegger et la question de l’agir, Bienne-Paris : Diaphanes, 2013, p. 14.
2 R. Schürmann, Des hégémonies brisées, Mauvezin : Trans-Europ Repress, 1996, p. 18. Le fantasme hégémonique travaille les phénomènes comme une focale, il « centre des lignes de force — stratégies du parler, dépendances internes de la vie — sur un foyer posé. »
3 M. Heidegger, Holzwege, cité in Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 118.
4 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 14.
5 Ibid., p. 117.
6 Ibid., p. 58.
7 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, chap. V : « L’action », Paris : Pocket, [1961] 1988, tr. fr. : G. Fradier, p. 282-295.
8 Aristote, Métaphysique, II, 2 ; 994a 19 sq.
9 L’expression « sans pourquoi » est empruntée à Angelus Silesius. Voir A. Silesius, Le voyageur chérubinique, Paris : Rivages, 2004, tr. fr. : M. Renouard. Silesius écrit : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, n’a pour elle-même aucun soin, ne demande pas : suis-je regardée. »
10 Voir R. Schürmann, « Que dois-je faire” à la fin de la métaphysique ? Normes éthiques et hypothèses d’une clôture de l’histoire », Philosophie, 148/ I (2021), p. 8-25.
11 Cette focale est tout autant la maximisation d’une unité langagière dont la puissance de signification est augmentée et infinitisée, qu’une loi des lois pratiques et cognitives inépuisable en mensurations normatives. D’où la double caractérisation : « normative-nominative ». Voir R. Schürmann, Des hégémonies brisées, op. cit., p. 20-21.
12 R. Schürmann, Des hégémonies brisées, op. cit., p. 19 : « Je décris un fantasme hégémonique comme un référent qui nous signifie une obligation — une ligature, une liaison — par rapport à laquelle il n’y a pas de dehors : il nous signifie ce que nous avons à être ». Voir également p. 20 : « La genèse d’un tel référent est analogue à celle que Kant avait établie pour les idées de la raison pure : représentations amplifiées pour nommer un tout, et pour cela ne correspondant plus à rien de phénoménal. »
13 R. Schürmann, Des hégémonies brisées, op. cit., p. 15.
14 Sur la violence des régimes hégémoniques, Schürmann démontre que les fantasmes (archaï-principes-normes-fondements) « ne se déduisent pas. Ils s’affirment seulement ». Voir de nouveau Des hégémonies brisées, op. cit., cette fois-ci p. 25. Pour résumer cette non-négociation du thétisme des principes s’établissant sans argument, l’auteur reprend le mot de Beckett dans Worsward Ho : « Say ground. No ground. But say ground » (« Dis fondement. Nul fondement mais dis fondement »).
15 R. Schürmann, Des hégémonies brisées, op. cit., p. 12. L’auteur cite Nietzsche, Le Gai savoir, II, section 57. Le rôle de cette référence est également mis en avant par Vincent Giraud dans son article « Reiner Schürmann “phénoménologue des ultimes” », Philosophie, 148/I (2021), p. 28 : « Le centre de la démarche de Schürmann, consiste à se demander quelles ont été concrètement ces additions humaines dont parle Nietzsche ».
16 Dans son article « Fin de partie. Philosophie de l’histoire et clôture de la métaphysique chez Reiner Schürmann » (Philosophie, 148/I (2021)), Bruce Bégout note à très juste titre que le « fantasme n’est pas uniquement ce qui subsume et domine tout ce qui est, il est ce qui aussi le “fait apparaître” » (p. 41). Le fantasme est un principe de phénoménalisation dans la mesure où il fait entrer les phénomènes dans le champ de l’apparaître d’une époque. Cependant, il est également traversé d’une tension paradoxale : il phénoménalise les phénomènes errants et singuliers en les liant ensemble et en les donnant à voir au sein d’une constellation de sens, tout en les déphénoménalisant. La visibilité n’est gagnée que par un processus de particularisation du singulier qui dénature et invisibilise les phénomènes.
17 R. Schürmann, Des hégémonies brisées, op. cit., p. 21 : « Sous un régime hégémonique, on agit et on parle au nom d’un fantasme — expression dès lors tautologique, les noms communs et les fantasmes nous signifiant, les uns comme les autres d’irréaliser le singulier en maximisant un réel thétique. Ils nous signifient, non de recevoir le donné, mais de le subsumer sous une thèse. »
18 L’« époque » est un concept technique qui ne désigne pas une simple période historique. Voir, R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 79 : « Une époque n’est pas une ère, mais l’auto-instauration d’une ère. L’agencement qui ordonne tout ce qui est présent, arrête ou ponctue son itinéraire à travers les siècles. Notre histoire comptera donc autant d’origines qu’elle admettra de seuils. ». Voir également, B. Bégout, art. cit., p. 42 : « [L’époque] signale donc que ce qui s’écoule s’écoule en fonction d’un cadre qui, lui, ne s’écoule pas mais prescrit une forme. »
19 Bégout ( art. cit., p. 54) interprète ce traitement ambigu de la technique comme une « oscillation théorique » donnant à voir le dispositif d’arraisonnement soit comme une « perpétuation de la soumission ancestrale des présences plurielles subsumées sous une norme souveraine » soit comme « l’éclat stellaire, dans la nuit obscure de la déconstruction, de leur affranchissement à venir ».
20 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 412.
21 À ce propos, Schürmann rappelle l’usage récurrent des vers de Hölderlin par Heidegger lorsqu’il est question de l’ambivalence de la technologie : « Mais là où est le péril, grandit / Cela aussi, qui sauve ». Voir Le principe d’anarchie, op. cit., p. 300.
22 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 410.
23 Ibid., p. 414.
24 Ibid., p. 14.
25 B. Bégout étudie la question des hypothétiques présupposés eschatologiques de la philosophie schürmanienne dans son article ( art. cit., p. 54-57). L’ambiguïté réside en ceci que Schürmann s’attaque aux idées de progrès, d’absolu ou de salut dans l’histoire ; cependant, sa description du moment post-métaphysique dans les termes d’une libération de la violence époquale questionne sur un potentiel rôle prophétique ou messianique de l’Ereignis. Bégout désamorce cette critique en reprenant l’argument de Schürmann : « l’évènement à venir est tout autant appropriation (au sens d’une libération effective des fantasmes aliénants) qu’expropriation (au sens d’une découverte de l’absence de toute identité propre et pérenne) » (p. 56). Nous partageons cette lecture, néanmoins nous formulons ici une réserve quant à la suite du texte de Bégout, qui interprète cette expropriation dans les termes d’une « hétéronomie anarchique » (« on passe d’une hétéronomie normative à une hétéronomie anarchique »). Ici, nous aimerions rappeler que l’Ereignis désigne un abandon ni actif ni passif, qu’elle décrit un acte qui transcende les antonymes classiques de la philosophie de l’action. En ce sens, nous pensons que l’opposition conceptuelle entre autonomie et hétéronomie est ici non pertinente.
26 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 12.
27 Nous savons que la question de la compromission de Heidegger avec le national-socialisme a donné lieu à une littérature moins charitable et nous n’ignorons ni les textes critiques de Günther Anders (Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, Paris : Sens & Tonka, 2006) ni les prises de distance des élèves du philosophe (M.-A. Lescourret (dir.), La dette et la distance : De quelques élèves et lecteurs juifs de Heidegger, Paris : éditions de l’éclat, 2014), ni les débats plus récents autour des séminaires inédits de 1933-1935 (E. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris : Albin-Michel, 2007). Nous ne souhaitons pas ici nous inscrire dans ce débat, mais rappelons à titre formel qu’interpréter la pensée heideggérienne dans les termes d’une philosophie première ne peut se faire qu’en amputant de celle-ci le geste radical de pulvérisation du socle spéculatif. En ce qui concerne l’adhésion subjective de l’individu Heidegger, nous aimerions ici nous référer à l’analyse de S. Jollivet qui, dans son article « La recherche des origines : De l’anamnèse à l’oubli » (Philosophie, 148/I (2021), p. 65), interprète cet épisode, avec Schürmann, comme la persistance d’un « régime thétique de la pensée ». Jollivet écrit : « Comme il [Schürmann] le montre en se référant au projet politique sur lequel débouche sa pensée dans les années trente, Heidegger resterait encore captif de cette tradition hégémonique et fantasmatique. En témoignerait la référence, contre-fantasme exalté, au sauvetage de l’Occident par le peuple allemand, qui ne ferait que reproduire à une autre échelle la maximisation hégémonique de la subjectivité, caractéristique de la modernité. Heidegger en viendrait ainsi à assumer le référent moderne en le poussant à bout et, comme l’écrit Schürmann, à “justifier paradoxalement l’histoire occidentale par le départ la congédiant” ».
28 Voir l’interview de M. Heidegger. Der Spiegel, no. 23, 31 mai 1976, p. 206 : « Es ist für mich heute eine entscheidende Frage, wie dem technischen Zeitalter überhaupt ein — und welches — politisches System zugeordnet werden kann. Auf diese Frage weiß ich keine Antwort. Ich bin nicht überzeugt, daß es die Demokratie ist ».
29 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 20.
30 Ibid., p. 12.
31 Ibid., p. 52.
32 Idem.
33 H. Marcuse, « Beiträge su einer Phänomenologie des historischen Materialismus » [1928], in H. Marcuse et A. Schmidt (dirs.), Existenzialistische Marx-Interpretation, Studien zur Gesellschaftstheorie, Francfort : Europäische Verlagsanstalt, 1973, p. 60.
34 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 377.
35 Sur ce point se référer à R. Schürmann, Ibid., §43 : « La transmutation de la responsabilité » (p. 376-382).
36 Il y aurait beaucoup à dire sur l’histoire de l’opposition conceptuelle entre responsabilité et responsivité. Commençons par noter que celle-ci a fait l’objet d’une vaste littérature secondaire, et que la proposition de Schürmann, pour être inscrite dans son contexte de réception, devrait être éclairée à la lumière des traitements philosophiques concurrents de Levinas et de Waldenfels. Les proximités et points de rupture entre ces trois auteurs pourraient donner lieu à un travail de recherche à part entière, par une lecture conjointe des Hégémonies brisées, du corpus lévinassien et de textes de Waldenfels comme « Responsabilité » (in J.-L. Marion (dir.), Emmanuel Levinas, Positivité et transcendance (suivi de Levinas et la phénoménologie), Paris : PUF, 2000, p. 259-283) ou « Responsive ethics » (in D. Zahavi (dir.), Oxford Handbooks of Contemporary Phenomenology, Oxford : Oxford University Press, 2013, p. 757-789).
Nous pouvons plus modestement commencer par signaler que la proposition de Reiner Schürmann se distingue des positions de Levinas et de Waldenfels pour au moins deux raisons : 1) l’interprétation des concepts, 2) l’interprétation de leur articulation. Tout d’abord, Schürmann adopte la signification étymologique de la notion de responsabilité (« être responsable de x » signifie « pouvoir être tenu pour comptable de x devant une instance normative y »). Il se distancie donc de l’approche lévinassienne, pour laquelle la responsabilité ne saurait être réduite à un simple « répondre de ». Cette dernière désigne au contraire une substitution à autrui par laquelle je prends sur moi, malgré moi, toute la souffrance de l’autre ainsi que tous ses faits et gestes, y compris ceux qu’il accomplirait à mes dépens (nous renvoyons ici à l’analyse de M. Vanni, L’impatience des réponses : l’éthique d’Emmanuel Levinas au risque de son inscription pratique, Paris : CNRS éditions, 2004, p. 283).
Par ailleurs, la responsivité n’est pas un concept lévinassien, même si certaines lectures l’ont rapproché du concept de « non indifférence », notamment dans une démarche de comparaison des philosophies de Levinas et de Waldenfels. Malgré cette identification, force est de constater que les acceptions diffèrent largement entre les auteurs : chez Schürmann, la responsivité désigne une coordination à l’être par laquelle le sujet se fait récepteur et accompagnateur de la donation ; chez Waldenfels (inspiré notamment par Levinas), elle a été lue comme un « se porter vers », un mouvement d’orientation vers une requête incontournable qui l’anime, une réponse à un Widerfahrnis, à quelque chose qui nous arrive ou nous heurte. « Si quelque chose nous interpelle, nous ne pouvons pas ne pas répondre, tout comme Paul Watzlawick dit que nous ne pouvons pas ne pas communiquer », écrit Waldenfels (« Homo Respondens », Alter, revue de phénoménologie, 27 (2019), p. 6).
Enfin, la compréhension de l’articulation entre responsabilité et responsivité diffère largement entre les auteurs. Chez Waldenfels, lecteur de Levinas, l’articulation est pensée selon un rapport d’inclusion : la responsabilité serait un cas particulier de la responsivité. Commentant les deux auteurs, Michel Vanni (op. cit., p. 279) écrit que « la responsivité serait à l’arrière-fond de la responsabilité ». À l’inverse, Reiner Schürmann pense cette articulation selon un rapport d’exclusion : il ne sera possible de répondre à l’appel de l’être que lorsque nous aurons collectivement renoncés au retour-compté des actes sur l’agent et donc au motif même des fantasmes hégémoniques qu’est la responsabilité.
Pour terminer, notons malgré ces points de divergence que Simon Calenge (« La logique responsive », Le cercle herméneutique, 32-33 (2019), p. 11-14) a pu rapprocher la logique responsive de Waldenfels de la logique an-archique de Schürmann. En effet, Calenge soutient que partir du répondre, c’est non pas substituer au primat de la question celui de la réponse, mais c’est éviter tout primat de ce type et par la même occasion « abandonner l’idée même de principe ou de premier commencement » (S. Calenge, art. cit., p. 12). De ce fait, la responsivité ne désignerait pas un nouveau principe ou une nouvelle priorité mais une logique sans archê, sans principe, sans premier moment pour faire reposer l’édifice.
37 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 131.
38 Voir par exemple Le principe d’anarchie (op. cit., p. 111), où Schürmann cite Was heisst Denken ? de Heidegger : « Aucun de nous n’ira prétendre accomplir une telle pensée, ne fût-ce que de très loin, ni même y préluder. Dans le meilleur des cas, nous pouvons tout juste préparer un tel prélude ».
39 M. Heidegger, Gelassenheit, Pfullingen: Neske, 1959.
40 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p.111.
41 Maître Eckhart, Sermon « Beati pauperes spiritu », in Die deutschen Werke, t. II, Stuttgart : Kohlhammer, 1971, p. 487 et p. 506.
42 À noter que la position de l’auteur vis-à-vis du transcendantal est ambiguë. Schürmann élabore une critique du transcendantal par lequel pourrait être réintroduit, tel un cheval de Troie, un nouveau référent par déphénoménalisation de la condition vis-à-vis du conditionné. Dans le même temps le travail des Hégémonies brisées peut dans une certaine mesure être lu dans les termes d’une archéologie transcendantale.
43 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 351.
44 Ibid., p. 124.
45 Voir H. Arendt, De la révolution, Paris : Gallimard, Folio essais, 2012. Plus précisément, elle écrit, à propos du projet de Jefferson et des sociétés révolutionnaires françaises : « Ils firent chaque fois leur apparition comme des organes issus spontanément du peuple, non seulement en dehors de tous les partis révolutionnaires mais encore de manière inattendue pour ces mêmes parties et leurs dirigeants. Ils (…) se montrèrent incapables de saisir à quel point le système des conseils se mettait en présence d’une forme entièrement nouvelle de gouvernement, d’un nouvel espace public de liberté, qui s’était créé et organisé au cours de la révolution elle-même » (Ibid, p. 381).
46 Contre l’idée qu’il existerait de prétendues défaillances naturelles de la spontanéité et qu’il faudrait dès lors une structure de suppléance d’ordre intellectuel à même de guider l’élan des masses prolétariennes, la position spontanéiste défendrait une auto-organisation dans et par l’action des masses au sein de la lutte.
47 Dans son article « Se constituer soi-même comme sujet an-archique » (Les études philosophiques, 4 (1986), p. 451-471), Reiner Schürmann questionne la place du sujet pratique (Moi, en tant que je, me constitue comme sujet agissant au milieu d’autres sujets agissants) dans les différentes perspectives archéologico-généalogiques de Foucault. La question étant de savoir si, comme le veut l’opinion commune, ce sujet est définitivement écarté de l’enquête en tant que produit objectivé et maîtrisé (à travers les sciences du langage, du travail, de la vie, à travers les formations discursives, à travers les techniques et les effets de pouvoir dans les asiles, les hôpitaux et les prisons) ou si Foucault ne nous invite pas également à reconsidérer les différentes manières dont nous disons « Je » et transformons ce « Je ». Il soulève ainsi la question : « que puis-je faire dans une histoire archéologico-généalogique ? » (p. 454).
48 R. Schürmann, « Se constituer soi-même comme sujet an-archique », art. cit., p. 468.
49 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, cité par R. Schürmann, « Se constituer soi-même comme sujet an-archique », art. cit., p. 470.
50 Idem : « le sujet anarchique se constitue lui-même à travers des micro-interventions dirigées contre les configurations récurrentes de sujétion et d’objectivation ».
51 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 87.
52 Idem : « L’œil est l’organe de la distance et du constamment présent. L’ouïe est l’organe de l’appartenance et de la découverte dans le temps. »
53 D. Janicaud, « Chapitre XV. Fantasmes hégémoniques et métaphysique », in J.-F. Mattéi (dir.), Philosopher en français, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 248 : « une anomalie ou plutôt une étrangeté surgit : en un sens le livre de Schürmann est bien une relecture de l’histoire de la métaphysique et une nouvelle interprétation rétrospective de l’histoire de l’être. (…) Cependant ces termes (histoire de l’être, généalogie ou même métaphysique) n’apparaissent pas, ou très rarement, sous la plume de l’auteur… ».
54 Sur ce point, R. Schürmann cite souvent les mots de René Char : « Cette part jamais fixée, en nous sommeillante, d’où jaillira demain le multiple » (R. Char, « Transir », in La parole en archipel, cité par R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 15). À noter également que la référence à Char a servi de titre au recueil d’articles de Reiner Schürmann : Tomorrow the Manifold. Essays on Foucault, Anarchy and the Singularization to come, Zurich: Diaphanes, 2019.
55 J-P. Sartre, Critique de la raison dialectique. Tome I, Théorie des ensembles pratiques ; précédé de Questions de méthode, Paris : Gallimard, [1960] 1985, p. 371.
56 Flottement déjà présent en puissance au moment de l’instauration de l’hégémonie moderne de la conscience. La conscience luthérienne est traversée d’une dimension fondamentalement contradictoire, le je transcendantal prenant la forme d’un « je-obéissant », hésitant entre primat du sujet sur la compréhension de la réalité et primat de la donation, de la réception passive de la Grâce. Se référer à A. Martinengo, Introduzione a Reiner Schürmann, Rome : Meltemi, 2008, p. 66.
57 Nous soulignons ici le terme qui est, à de nombreuses reprises, mobilisé par Schürmann lui-même. Voir par exemple Le principe d’anarchie, op. cit., p. 97 : « la pensée en tant qu’acte de pure obéissance à la présence entendue comme événement ».
58 Une nouvelle fois, la Gelassenheit transcende les antonymes classiques de la théorie de l’action.
59 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 353.
60 Idem.
61 R. Schürmann, « Se constituer soi-même comme sujet an-archique », art. cit.
62 Sur l’articulation entre anarchie et démocratie sauvage nous nous référons à l’article « Démocratie sauvage et principe anarchie » de M. Abensour in La démocratie contre l’Etat, Marx et le moment machiavélien, Paris : Edition du félin, 2004, p. 161-190.
63 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 52 : « l’observ d’un champ, où le principe est de celui-ci obvie, c’est le politique. Ce qui donne cohérence et cohésion à une époque se manifeste, lisible, dans le politique. »
64 Formule utilisée par B. Bégout pour désigner la superposition actuelle, et sans doute temporaire, de la « temporalité époquale finissante, qui relève d’une conception archique des phénomènes, et de la temporalité événementielle qui ouvre à une entrée en présence du disparate et du singulier. » (Bégout, art. cit., p. 49).
65 K. Held, « Towards a phenomenology of political world », in D. Zahavi (dir.), The Oxford Handbood of Contemporary Phenomenology. Oxford: Oxford University Press, 2012, p. 442-459.
66 R. Schürmann, Le principe d’anarchie, op. cit., p. 111.