Bulletin d'Analyse Phénoménologique Bulletin d'Analyse Phénoménologique -  Volume 1 (2005)  Numéro 1 

L’homme en question

Daniel Giovannangeli

Professeur Université de Liège

Résumé

Dans cet article, l'auteur vise à articuler la question de l’homme avec celle de la finitude. Son point de départ est Foucault et son analyse de la finitude de l'homme à l'époque moderne. Commentant et mettant en parallèle les interprétations foucaldienne et heideggerienne de Kant, il tente de montrer en quel sens la question de la finitude, qui sans doute excède la question de l'homme, est étroitement solidaire de la question du doublet empirico-transcendantal. L'auteur conclut en mettant en évidence ce que les analyses de Foucault, sur ce point, doivent à La Transcendance de l'ego de Sartre.

Abstract

In this article, the author seeks to articulate the question of man with that of finiteness. His starting point is how Foucault analyses the finiteness of the modern man. He comments and compares Foucault's and Heidegger's interpretations of Kant, in order to show in what sense the question of finiteness, which undoubtedly exceeds the question of man, is closely connected with the problem of the "empirico-transcendental doublet". The author concludes by showing what Foucault's analyses owe on this point to Sartre's Transcendence of Ego.

1Autour de la question de l’homme, on peut discerner dans Les Mots et les choses trois problèmes enchevêtrés : un problème épistémologique, un problème ontologique et un problème éthique. L’archéologie des sciences humaines constitue d’abord, très évidem­ment, une entreprise de caractère épistémologique1. Le problème épistémologique déborde sur une question ontologique : sur la ques­tion de l’être de l’homme. Ce n’est pas par approximation que Foucault parle, ailleurs, dans un entretien, d’une structure anthropolo­gico-humaniste : c’est que cette anthropologie occupée de l’être de l’homme, engage elle-même une éthique. Que l’homme vienne à disparaître du champ du savoir, et c’en est fait de l’humanisme qui lui est attaché. Comme l’écrit du reste Foucault dans Les Mots et les choses, « pour la pensée moderne, il n’y a pas de morale possible »2. L’humanisme de Sartre avait été condamné par Heidegger, en arguant de la primauté de l’être par rapport à l’homme. Foucault le condamnait à son tour, au nom de la pensée du dehors. Même si Foucault tient, en 1968, à rappeler que Sartre est l’auteur d’une œuvre qu’il dit « immense3 », il reste à ses yeux (il le déclare en 1966), un homme du XIXe siècle acharné à poursuivre vainement l’effort, que Foucault juge « magnifique et pathétique4 » (DE, n°39), de penser le XXe siècle.

2Le nom de Sartre n’apparaît nulle part (sauf erreur) dans Les Mots et les choses. Pourtant, Sartre s’y reconnut immédiatement. En creux, si l’on veut. Sartre ne se borna pas à renvoyer Foucault à la défense de la bourgeoisie. Contre le primat de la pensée du dehors, il redit, autrement, ce qu’il avait objecté à plusieurs reprises, à Hegel ou à Heidegger : lorsqu’une pensée ne commence pas par l’homme, on peut flairer l’aliénation. Comme toujours chez Sartre, il y va de la question de la liberté.

3La mort de l’homme, Foucault la rapporte à Nietzsche. De celui-ci, il écrit que « à travers une certaine critique philologique, à travers une certaine forme de biologisme, Nietzsche a retrouvé le point où Dieu et l’homme s’appartiennent l’un à l’autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du premier, et où la promesse du surhomme signifie d’abord et avant tout l’imminence de la mort de l’Homme » (Les Mots et les choses, p. 353 ; cf. aussi p. 333). Nietzsche est celui qui fait saillir la question. Et à la question de Nietzsche, Mallarmé apporte la réponse : « On est reconduit à ce lieu que Nietzsche et Mallarmé avaient indiqué lorsque l’un avait demandé : Qui parle ? et que l’autre avait vu scintiller la réponse dans le Mot lui-même » (p. 394). « Qu’est-ce que le langage ? (…) Qu’est-ce donc que ce langage qui ne dit rien, ne se tait jamais et s’appelle “littérature” ? Il se pourrait bien que toutes ces questions se posent aujourd’hui dans la distance jamais comblée entre la question de Nietzsche et la réponse que lui fit Mallarmé » (p. 317).

4Dans une page très forte des Mots et les choses, Foucault envi­sage ce qu’il intitule l’Analytique de la finitude. Il commence par montrer que la dispersion qui caractérisait le sujet classique se trouve recentrée dans ce que Les Ménines ménageaient comme la place du roi. Foucault confère à ce recentrement, qui autorise un remplisse­ment, une portée théologico-politique dont témoigne le syntagme de présence réelle. « L’homme, écrit Foucault, apparaît avec sa position ambiguë d’objet pour un savoir et de sujet qui connaît : souverain soumis, spectateur regardé, il surgit là, en cette place du Roi, que lui assignaient par avance Les Ménines, mais d’où pendant longtemps sa présence réelle (je souligne) fut exclue (…) » (p. 323). Le passage s’opère de la sorte d’une finitude fondée sur l’infini à une finitude délivrée de ce fond, « lorsque la métaphysique de l’infini devient inutile » (p. 328), « le jour où la finitude a été pensée dans une référence interminable à elle-même » (p. 329), « quand la finitude de l’homme se profile sous la forme paradoxale de l’indéfini » (p. 325). Bref, avec la révolution copernicienne de Kant. A proprement parler, il n’existerait pas d’humanisme avant ce moment. Lorsque Foucault parle de l’humanisme de la Renaissance, c’est, en effet, en assortissant le terme de guillemets : « L’“humanisme” de la Renaissance, le “ratio­nalisme” des classiques ont bien pu donner une place privilégiée aux humains dans l’ordre du monde, ils n’ont pu penser l’homme » (p. 329).

5A cette révolution, ou, pour ne pas m’écarter de Foucault, à cette rupture, Foucault rattache l’émergence de la biologie (qui prolonge l’histoire naturelle en la destituant), de l’économie (qui prend la place de l’analyse des richesses) et surtout de la philologie (qui se substitue à la réflexion sur le langage) : « Lorsque l’histoire naturelle devient biologie, lorsque l’analyse des richesses devient économie, lorsque surtout la réflexion sur le langage se fait philologie (…) l’homme apparaît avec sa position ambiguë d’objet pour un savoir et de sujet qui connaît (…) » (p. 323). En quelque sorte, la finitude kantienne  se prolonge dans la finitude spatio-temporelle du corps et du langage et dans la finitude du désir5.

6Je voudrais enchaîner d’emblée deux remarques. 1) L’homme n’est pas le tout de la finitude, comme, chez Heidegger, la finitude ne définit pas l’homme, mais le Dasein en l’homme ; j’y reviens. L’homme, ou plus exactement, l’homme moderne en constitue une figure. Plus justement, une figure de figure : la finitude sera, ensuite, elle-même déterminée comme une figure (p. 386) : « L’homme moderne — cet homme assignable en son existence corporelle, laborieuse et parlante — n’est possible qu’à titre de figure de la finitude » (p. 329). 2) Si l’homme, dans sa modernité, ou plutôt, devrais-je sans doute dire, si l’homme, en tant que moderne, n’est qu’une figure de la finitude affranchie de l’infini qui le supportait comme son fond, c’est que ces positivités (la vie, le travail, le langage surtout) qui sont les marques de la finitude humaine sont elles-mêmes séparables de la figure, historiquement déterminée, de l’homme. L’autonomisation de ces positivités libère leur extériorité vis-à-vis de l’homme. Il faudrait — je ne le ferai pas — reconstituer finement le mouvement qui déséquilibre la représentation encore insistante au sein des sciences humaines, au terme de l’âge classique, et qui conduit à la psychanalyse, à l’ethnologie et à la littérature, dans son retour anachronique à l’être du langage oublié depuis la Renaissance. Dire que la psychanalyse, mais aussi l’ethnologie, sont des « sciences de l’inconscient » revient pour Foucault à affirmer qu’elles n’atteignent pas, en l’homme, ce qui se dissimulerait « en dessous de sa con­science », mais qu’elles « se dirigent vers ce qui, hors de l’homme, permet qu’on sache, d’un savoir positif, ce qui se donne ou échappe à sa conscience » (p. 390). En d’autres termes, les conditions de possibi­lité, elles-mêmes inconscientes, des représentations con­scientes. C’est de Lévi-Strauss que Foucault se réclame explicitement pour écrire de ces contre-sciences : « Non seulement elles peuvent se passer du con­cept d’homme6, mais elles ne peuvent passer par lui, car elles s’adressent toujours à ce qui en constitue les limites extérieures. On peut dire de toutes deux ce que Lévi-Strauss disait de l’ethnologie : qu’elles dissolvent l’homme » (p. 390-391). Et il est exact qu’en 1962, Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage, déclare, en continuant d’ailleurs de parler, lui, des sciences humaines, que leur but « n’est pas de constituer l’homme mais de le dissoudre »7. Dans l’Introduc­tion à l’œuvre de Marcel Mauss, Lévi-Strauss esquissait en somme le mouvement qu’allait décomposer Foucault : il constatait d’abord que l’objet des sciences sociales est « à la fois objet et sujet » ; il faisait ensuite fond sur l’inconscient et lui attribuait la fonction de « médiateur entre moi et autrui »8. A partir de cette convergence, il n’est pas insignifiant, à première vue, de constater qu’il continuait cependant à faire à l’humanisme une part. Dans un article plus ancien, de 1956, repris dans l’Anthropologie structurale deux, il avait distingué trois humanismes : l’humanisme aristocratique de la Renais­sance, l’humanisme bourgeois du XIXe siècle, et l’humanisme démocratique du XXe siècle. Ce dernier intègre les deux premiers : « En s’intéressant aujourd’hui aux dernières civilisations encore dédaignées — les sociétés dites primitives — l’ethnologie fait parcourir à l’humanisme sa troisième étape » (p. 320). Il est vrai que Lévi-Strauss ajoutait que cette troisième étape serait sans doute la dernière : je suggérerais, pour émousser l’écart apparent entre la position de Lévi-Strauss et celle de Foucault, de dire que l’ethnologie achève l’humanisme.

7La fonction que joue Kant dans ce que, de manière impropre, bien entendu, simplificatrice, sûrement, on présenterait comme le récit foucaldien, est tout à fait déterminante. L’œuvre de Kant coïncide avec la naissance de l’homme, celle de Nietzsche avec sa mort. Sans plus de nuance, j’ajouterais que Kant se trouve dans la proximité, voire la complicité avec les sciences à la construction desquelles son Anthropologie contribue elle-même de manière décisive. L’homme kantien est sans doute le plus puissant révélateur de « cet a priori historique, qui depuis le XIXe siècle, sert de sol presque évident à notre pensée » (p. 354) ; il est « le lieu d’un redoublement empirico-transcendantal » (p. 339).

8Il faut toutefois le rappeler, le sujet kantien n’est pas un autre nom de l’homme. Lorsqu’il s’interroge, en 1785, dans les Fondements de la métaphysique des  mœurs, sur les principes du devoir moral, Kant déclare que l’on doit s’abstenir de faire dépendre ces principes « de la nature particulière de la raison humaine »9. Kant admet toute­fois que, puisqu’elle s’applique aux hommes, la morale « a besoin de l’anthropologie ». Mais les fondements de la moralité échappent à l’anthropologie, et c’est « indépendamment de cette dernière science » qu’il s’agit de les dégager.

9Foucault tient pour peu de chose la différence que Kant trace entre le transcendantal et l’empirique. Il ne s’agit pas de dire qu’il rabat le transcendantal sur l’empirique. En réalité, beaucoup plus finement, il les articule l’un à l’autre dans une relation de réciprocité et plus précisément, selon ses termes, dans une relation de circularité, de constitution et de dépendance réciproques. Dire que l’homme kantien s’accorde avec le « redoublement empirico-transcendantal », c’est le reconnaître comme « cette figure paradoxale où les contenus empiriques de la connaissance délivrent, mais à partir de soi, les conditions qui les ont rendues possibles » (p. 333). Quand, dans sa Logique, Kant ajoute aux trois questions critiques cette quatrième, Was ist der Mensch ?, Foucault décèle, derrière le partage du transcendantal et de l’empirique, une confusion, « la confusion de l’empirique et du transcendantal »10. Dans cette confusion, il voit ce que j’appellerais — d’une expression qui se trouve dans l’Histoire de la folie -  une condition d’impossibilité. La figure de l’homme reste prise dans ce qu’il nomme aussi, avec insistance, une « ambiguïté », l’ambiguïté qui fait de lui, en même temps, le sujet de tout savoir et l’objet d’un savoir possible. Au-delà de l’équivoque qu’elle fait peser sur l’entreprise critique de Kant, l’ambiguïté de la « structure anthropologico-humaniste » (p. 352), tout à la fois empirique et transcendantale, manifeste la précarité de la figure moderne de l’homme.

10***

11J’aimerais épingler ici un indice textuel, qui me paraît plus qu’une rencontre accidentelle. Pris au sérieux, il invite à remonter de Foucault à Heidegger, plus précisément à l’interprétation heideggé­rienne de Kant. Jules Vuillemin, dans un livre qui pesa considérable­ment à l’époque, en 1954, dans L’Héritage kantien et la révolution copernicienne11, évoquait, à propos de l’interprétation heideggérienne de la pensée de Kant, « la mort de Dieu et sa conséquence, la mort de l’homme ». De cette dernière, de la mort de l’homme, Vuillemin précisait qu’elle était solidaire de ce qu’il appelait « la critique de la nouvelle raison, la pensée finie ». Vuillemin appuyait son diagnostic sur un passage du § 44 du livre de Heidegger sur Kant, passage dans lequel il traduisait très librement « Herausarbeitung der Endlichkeit » par « analytique de la finitude ». L’expression, on l’a vu, allait se retrouver littéralement chez Foucault.

12Or, c’est — tout compte fait — autour de la finitude, mieux :  autour de l’importance de la finitude, que Cassirer et Heidegger se séparent en 1929, au moment du débat de Davos. On peut s’étonner, dans l’après-coup, aujourd’hui, de la condamnation heideggérienne de l’anthropologie sous l’espèce de l’anthropologie sartrienne, dans la Lettre sur l’humanisme, en constatant que la recension du Kantbuch que Cassirer rédige dans le même temps prend pour cible le caractère anthropologique de l’interprétation heideggérienne de Kant. Pour être moins massif, je dirais que, quoique, à Davos, Cassirer concède à Heidegger que leurs positions ont en commun de refuser l’une et l’autre l’anthropocentrisme12, la recension considère que, pour Heideg­ger, « la doctrine de Kant n’est pas pour lui “théorie de l’expérience”, elle est premièrement ontologie ; elle est découverte et dévoilement de l’essence de l’homme »13. Ce que Cassirer conteste chez Heidegger, c’est avant tout, les réticences que la percée vers l’infini lui inspire. C’est là, écrivait-il, « l’objection véritable et essentielle que j’ai à élever contre l’interprétation de Kant par Heidegger »14. Mais il semble que, si nuancé qu’il apparaisse, Cassirer soit tenté de sous-estimer les effets que contient déjà la critique de l’anthropologie conçue comme la science qui prend l’homme pour objet. Heidegger déplace la question de l’homme, dès le Kantbuch, vers celle du « Dasein en l’homme ». Et c’est au Dasein en l’homme qu’est attachée la finitude.

13Le pont peut-il être jeté entre le Kant de Heidegger et le Foucault des Mots et les choses ? Il s’agirait alors de ne pas s’arrêter définitive­ment au diagnostic d’anthropologisme que Cassirer laisse flotter autour de l’interprétation heideggérienne de Kant. Fort rigoureuse­ment, Cassirer met l’accent sur l’importance que  Heidegger confère à la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». C’est, en fin de compte, pour reprocher à Heidegger de manquer le partage que Kant s’emploie à opérer entre le transcendantal et l’empirique15. Ce que Kant a veillé à préserver, selon Cassirer, c’est justement la retombée de la perspective transcendantale dans le psychologique, dans « le simple anthropologique »16. Heidegger, à l’en croire, n’y aurait, lui, pas suffisamment été attentif : « En cherchant à rapporter, voire à réduire tout “pouvoir” de connaître à “l’imagination transcendantale”, Heidegger aboutit à ce qu’il ne lui reste plus qu’un seul plan de référence, celui de l’existence temporelle. La distinction entre “phéno­mènes” et “noumènes” s’efface et se nivelle : tout être en effet appartient désormais à la dimension du temps et par là même à la finitude »17. En somme, pour Cassirer, Heidegger commettrait l’erreur dont Kant se préserve. Et Foucault, en attribuant cette confusion à Kant lui-même, serait en quelque sorte victime de l’interprétation erronée de Heidegger. Pour le dire autrement, en grossissant terrible­ment le trait : Foucault reprocherait à Kant ce que Cassirer reproche à l’interprétation de Kant par Heidegger et, en plus profonde analyse, à Heidegger lui-même.

14En réalité, les choses sont plus compliquées. Il faut y insister, le Dasein en l’homme n’est pas réductible à l’homme. L’ontologie fondamentale n’est pas un synonyme de l’anthropologie philoso­phique. Le livre de Heidegger sur Kant ne noue pas — à la différence de ce que Foucault fera dans Les Mots et les choses — la question de Kant, « Qu’est-ce que l’homme ? », et la naissance des sciences humaines. Sur ce point, il faudrait lire intégralement le § 37, intitulé « L’idée d’une anthropologie philosophique ». J’en prélève seulement ceci: « Kant, certes, ramène les trois questions de la métaphysique à une quatrième question sur l’essence de l’homme ; mais il serait prématuré de considérer pour cela cette question comme anthropolo­gique et de confier l’instauration du fondement de la métaphysique à une anthropologie philosophique »18. Au § 41, en dégageant l’idée de la finitude en l’homme et en posant que « plus originelle que l’homme est en lui la finitude du Dasein »19, Heidegger conclut en ces termes : « Si l’homme n’est homme que par le Dasein en lui, la question de savoir ce qui est plus originel que l’homme ne peut être, par principe, une question anthropologique. Toute anthropologie, même philoso­phique, suppose déjà l’homme comme homme »20.

15***

16Il ne s’agit pas pour moi de revenir sur tous les enjeux, parfois frappés de péremption, du débat entre Sartre et Foucault. Je retiens de l’entretien de L’Arc ce seul passage où Sartre fait allusion à La Trans­cendance de l’Ego : « (…) Le problème n’est pas de savoir si le sujet est “décentré” ou non. En un sens, il est toujours décentré. L’“homme” n’existe pas, et Marx l’avait rejeté bien avant Foucault ou Lacan, quand il disait : “Je ne vois pas d’homme, je ne vois que des ouvriers, des bourgeois, des intellectuels”. Si l’on persiste à appeler sujet une sorte de je substantiel, ou une catégorie centrale, toujours plus ou moins donnée, à partir de laquelle se développerait la ré­flexion, alors il y a longtemps que le sujet est mort. J’ai moi-même critiqué cette conception dans mon premier essai sur Husserl »21. Ce que l’allusion à La Transcendance de l’ego réveille ainsi au passage, sans trop de conviction peut-être, n’est pas anodin. Car dans l’article des Recherches philosophiques, c’est très explicitement de l’homme en même temps que du sujet qu’il était pris congé. Il me suffit de procéder à deux légers prélèvements sur ce texte pour le montrer. Lorsque Sartre épelle les conséquences (il en dénombre quatre) d’une réponse négative à la question de savoir si le je transcendantal est nécessaire à la conscience absolue, il déclare que « le Je n’apparaît qu’au niveau de l’humanité et n’est qu’une face du Moi, la face active »22. Non seulement la conscience se sépare de l’homme, mais elle récuse le sujet : « Le Monde n’a pas créé le Moi, le Moi n’a pas créé le Monde, ce sont deux objets pour la conscience impersonnelle, et c’est par elle qu’ils se trouvent reliés. Cette conscience absolue, lorsqu’elle est purifiée du Je, n’a plus rien d’un sujet, ce n’est pas non plus une collection de représentations : elle est tout simplement une condition première et une source absolue d’existence »23.

17C’est explicitement que La Transcendance de l’Ego révoque le sujet et subordonne l’homme à la conscience comme le constitué à la constitution. Et il est vraisemblable que Foucault n’est pas resté indifférent à l’allusion que Sartre fait à ce texte lorsqu’il lui répond. C’est précisément en cherchant à se démarquer de La Transcendance de l’Ego que Foucault reconsidère après coup son propre chemine­ment. Dans sa présentation du cours que Foucault a intitulé L’Hermé­neutique du sujet, F. Gros estime que c’est seulement en 1980 que Foucault cessa de concevoir le sujet comme le produit de techniques de domination et thématisa l’autonomie des techniques de soi. Je me précipite d’un bond aux derniers moments de la pensée de Foucault. Sans autre précaution, j’isole un texte de 1984, l’année de sa mort. Dans ce texte dont on ne saurait sous-estimer l’importance qu’il lui attribuait, Foucault opère un rapprochement inattendu entre Kant et Baudelaire. De Kant, il retient l’idée que la modernité correspond à une manière de penser et d’agir, et en particulier, que la modernité définit la liberté comme un travail sur soi : sich… bearbeiten, écrit Kant. Près de quatre-vingts ans après Kant, Baudelaire identifie la modernité à un « rapport qu’il faut établir à soi-même ». C’est ce que le vocabulaire de l’époque appelle le dandysme, ce que Foucault décrit comme « l ’ascétisme du dandy qui fait de son corps, de ses comportements, de ses sentiments et passions, de son existence une œuvre d’art », et qu’il ramasse en une formule : l’invention de soi. En somme, la modernité prescrit, dans les termes de Foucault encore, de « s’élaborer soi-même24 ».

18Arrivé à ce point où la pensée de Foucault s’arrête par la force des choses, il est impossible de ne pas se rappeler qu’en 1944, Sartre avait lui-même interrogé le dandysme de Baudelaire. Comme Fou­cault allait le faire quarante ans plus tard, Sartre interprétait le dandysme comme une création de soi. Baudelaire, écrivait-il déjà  littéralement, comprend le dandysme comme « un incessant travail sur soi ». Sartre, il est vrai, se faisait alors plus critique à l’égard de Baudelaire que Foucault n’allait l’être. A Baudelaire, il reprochait d’avoir suspendu le pas qui le séparait de l’athéisme. Baudelaire a reconnu la liberté ; il n’a cependant pas osé accomplir cette invention de soi — Sartre à nouveau, anticipe à la lettre sur Foucault — qui définit la liberté. Il a conservé Dieu, il a reculé « devant cette solitude totale où vivre et s’inventer ne font qu’un »25. A la différence de Nietzsche, regrette Sartre, Baudelaire n’a pas osé tirer les conséquences de la mort de Dieu : il a manqué de la hardiesse qui invente son bien et son mal. Il a refusé, l’ayant pourtant reconnue, l’autonomie de la conscience qui invente ses valeurs et détermine le sens de la vie. Quarante ans avant Foucault, Sartre rencontrait chez Baudelaire le projet d’une éthique de l’invention de soi. Il  en marquait le lien nécessaire à la mort de Dieu : le livre sur Mallarmé — je le rappelle d’un mot — associe, plus explicitement encore, mort du roi, mort de Dieu et mort de l’homme.

19Pour faire bonne mesure, il convient de ne pas taire ce qui continue de retenir Foucault dans son rapprochement avec Sartre. Très précisément, il reproche à Sartre d’avoir conçu une « auto-création du sujet authentique sans enracinement historique »26. La voie que Foucault, se retournant sur ses pas, décrit comme la sienne, se détermine par le refus de la solution sartrienne de la transcendance de l’ego : « Il s’agissait donc pour moi, écrit Foucault, de se dégager des équivoques d’un humanisme si facile dans la théorie et si redoutable dans la réalité ; il s’agissait aussi de substituer au principe de la transcendance de l’ego la recherche des formes de l’immanence du sujet »27. Le retournement paraît complet. La pensée du dehors se serait renversée dans l’immanence de la subjectivation.

20Bien à propos, Sartre avait rappelé à Foucault, d’un mot nonchalant, l’apport de La Transcendance de l’ego. C’est que, non seulement, il y distinguait la conscience absolue, conçue comme un champ transcendantal impersonnel, d’avec l’homme, et lui refusait la substantialité du sujet, mais qu’il y mettait aussi en lumière le glissement de l’empirique vers le transcendantal. Le commentaire de V. de Coorebyter aide à cerner la confusion qu’entretient Husserl en même temps que le geste par lequel Sartre la dénoue. L’ego transcendantal des Méditations de Husserl « bascule (…) pour Sartre, écrit-il, en ego empirique », il n’est pas autre chose qu’« un constitué indûment chargé d’un rôle constituant28 ». C’est à Husserl lui-même que Sartre demande l’impulsion qui l’amène à se soustraire à lui : « En interrogeant un ego pur et empirique, écrit encore de Coorebyter, les Méditations ont encouragé Sartre à conclure que le moi des § 57 et 80 des Ideen est en fait ce moi psychologique soi-disant transcendan­tal ». Pour le dire carrément, Sartre avait décelé, pour s’en déprendre, cette confusion entre le transcendantal et l’empirique que Foucault associe à la modernité dans son ensemble. Mais il n’a pas renoncé, pour sa part, à la juridiction de la conscience : Foucault, comme Deleuze, ne manquera pas de lui en faire le reproche. Et il a su ren­voyer l’ego, en même temps que l’homme, à l’empiricité. Loin de faire de la conscience transcendantale le redoublement épuré de l’homme empirique, Sartre fait de celle-là la condition de celui-ci, et surtout, il les sépare radicalement. L’entretien de 1966 sur l’Anthro­pologie, parce qu’il parle, de façon approximative, de l’homme en tant qu’objet et en tant que sujet29, perd le bénéfice du partage qu’avait accompli La Transcendance de l’Ego, et qui déjouait par avance la critique foucaldienne du redoublement empirico-transcendantal. En fin de compte, Foucault n’échapperait pas décisivement au cadre tracé par La Transcendance de l’Ego. Il s’agirait d’éprouver à sa juste mesure la réfection du cadre sartrien accomplie par Foucault. En 1983, Foucault adopte une position qu’il décrit comme l’inverse symétrique de la position sartrienne : « Dans ses analyses sur Baudelaire, Flaubert, etc., il est intéressant de voir que Sartre renvoie le travail créateur à un certain rapport à soi — l’auteur à lui-même — qui prend la forme de l’authenticité ou de l’inauthenticité. Moi je voudrais dire exactement l’inverse : nous ne devrions pas lier l’activité créatrice d’un individu au rapport qu’il entretient avec lui-même, mais lier ce type de rapport à soi que l’on peut avoir à une activité créatrice30 ». L’année suivante, précisément à propos du Baudelaire, Foucault dissocie franchement le rapport de proximité à soi que suppose la référence à l’authenticité d’avec la déhiscence que délivre la thèse d’une transcendance de l’ego : « Il y a chez Sartre une tension entre une certaine conception du sujet et une morale de l’authenticité. Et je me demande si cette morale de l’authenticité ne conteste pas en fait ce qui est dit dans La Transcendance de l’ego. Le thème de l’authenticité renvoie explicitement ou non à un mode d’être du sujet défini par son adéquation à lui-même »31. En se proposant de « substituer au principe de la transcendance de l’ego la recherche des formes de l’immanence du sujet », en inversant les priorités, il s’agissait surtout pour Foucault de ramener le geste sartrien qui sépare la conscience transcendantale de l’ego transcendant, à une modalité, parmi d’autres, du rapport à soi. Une figure, ni plus ni moins, de l’auto-affection pure.

Notes

1 Communication faite, le 15 février 2005, à Bruxelles, lors du colloque « Sartre dans son époque », organisé par le Groupe belge d’études sartriennes (Groupe de contact FNRS) et par le Centre de phénoménologie et d’herméneutique de l’Université libre de Bruxelles. Je remercie Grégory Cormann de ses précieuses suggestions.
2 M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 338.
3 M. Foucault, Dits et écrits, I, n° 56 (1968), Paris, Gallimard, 2001, p. 697.
4 M. Foucault, Ibid., n° 39 (1966), p. 570.
5 « Au fondement de toutes ces positivités empiriques et de ce qui peut s’indiquer des limitations concrètes à l’existence de l’homme, on découvre une finitude — qui en un sens est la même : elle est marquée par la spatialité du corps, la béance du désir, et le temps du langage ; et pourtant elle est radicalement autre : là, la limite ne se manifeste pas comme une détermination imposée à l’homme de l’extérieur (parce qu’il a une nature ou une histoire), mais comme finitude fondamentale qui ne repose que sur son propre fait et s’ouvre sur la positivité de toute limite concrète » (p. 326).
6 C’est donc du concept d’homme qu’il s’agit : dans une chronique du Nouvel Observateur du 3 avril 1968, M. Clavel s’en prenait pourtant vertement à M. Dufrenne qui l’avait avancé dans Pour l’homme ?
7 Cl. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 294.
8 Cl. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de M. Mauss », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1968, respectivement p. XVII et XXXI.
9 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. fr. V. Delbos — F. Alquié, Paris, Gallimard, Pléiade, II, 1985, p. 273.
10 Très judicieusement, Fr. Gros a marqué la différence entre la question « Qu’est-ce que l’homme ? » et la question « Qui sommes-nous aujourd’hui ? » que Foucault relie aux Lumières, et où il ne s’agit plus d’une nature humaine transhistorique mais « d’un mode d’être toujours singulier et historique » (Michel Foucault, Paris, PUF, « Que sais-je ? », p. 95-96).
11 J. Vuillemin, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Paris, PUF, 1954, p. 224-225.
12 E. Cassirer — M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, tr. fr. P. Aubenque et al., Paris, Beauchesne, 1972, p. 47.
13 Cassirer, Ibid., p. 75.
14 Cassirer, Ibid., p. 72.
15 Cassirer, Ibid., p. 57-58.
16 Cassirer, Ibid., p. 72.
17 Cassirer, Ibid.
18 M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, tr. fr. A. De Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953, § 37, passim.
19 Heidegger, Ibid., p. 285.
20 Heidegger, Ibid., p. 285-286. S’agissant de Foucault, la question a-t-elle un sens de savoir s’il se réclame davantage de Cassirer ou de Heidegger ? On sait aujourd’hui le poids que Foucault finit par reconnaître à Heidegger. Dans un entretien de mai 1984, tout juste avant sa mort, il déclarait : « Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel » (Dits et Ecrits, n°354, II, p. 1522). Mais immédiatement après Les Mots et les choses, c’est par rapport à Cassirer qu’il avait tenu à se situer. Dans un compte rendu du livre de Foucault, paru dans la revue Esprit, en mai 1967, P. Burgelin avait indiqué que l’archéologie se sépare évidemment de l’histoire des idées : « Il suffit d’ailleurs de la plus superficielle confrontation avec l’ouvrage de Cassirer sur Le Siècle des Lumières pour s’en rendre compte », notait Burgelin (Esprit, mai 1967, p. 846). Quelques mois auparavant, du reste, dans le numéro du 1er au 15 juillet 1966 de La Quinzaine littéraire, Foucault avait considéré ce livre de Cassirer. Il en marquait l’originali­té : le découpage qui élimine les motivations individuelles, biographiques, acci­dentelles, et « laisse la pensée penser toute seule » (Dits et écrits, n°39, I, p. 575). Le livre ne lui apparaissait pourtant pas exempt de reproches. Fidèle à Dilthey, Cassirer ne va pas jusqu’à remettre en question le primat de la philoso­phie ; il privilégie, par exemple, — dans un sillage hegelien, dirais-je —, l’esthétique plus que l’œuvre d’art. L’année suivante, dans Le Nouvel Observateur, il consacrait une longue note à Panofsky, mais sans relever la dette que celui-ci avait contrac­tée vis-à-vis de Cassirer.
21 « J.-P. Sartre répond », L’Arc, 30, p. 93.
22 J.-P. Sartre, La Transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, coll. « Commentaires », 2003, p. 96.
23 J.-P. Sartre, Ibid., p. 131.
24 M. Foucault, Dits et écrits, II, n° 339 (1984), p. 1388-1390.
25 J.-P. Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p. 87.
26 M. Foucault, cité par F. Gros, Présentation de L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard — Le Seuil, 2001, p. 507.
27 M. Foucault, Ibid., p. 507.
28 V. de Coorebyter, Introduction à La Transcendance de l’Ego, op. cit., p. 57.
29 « L’homme de l’anthropologie est objet, l’homme de la philosophie est objet-sujet » (« L’Anthropologie », Entretien avec Jean-Paul Sartre, Cahiers de philosophie, 2-3, février 1966, p. 3).
30 M. Foucault, Dits et écrits, II, n° 326 (1968), p. 1211-1212.
31 M. Foucault, Ibid., n° 344 (1984), p. 1436.

To cite this article

Daniel Giovannangeli, «L’homme en question», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Numéro 1, Volume 1 (2005), URL : https://popups.ulg.ac.be/1782-2041/index.php?id=121.

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