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La liberté et la vie : La phénoménologie merleau-pontienne aux prises avec l’intellectualisme
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1Qu’est-ce qu’une expérience de la liberté ? En quoi peut en consister une description phénoménologique authentique, qui fasse, comme l’écrit Merleau-Ponty dans l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception, « l’essai d’une description directe de notre expérience »1, qui revienne aux choses mêmes, qui tâche de « retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui donner enfin un statut philosophique »2 ? Être au plus près de notre vie, en décrire les nuances et les variations, les profondeurs et les reliefs, se donner les catégories pour les dire, être attentif à la texture de notre existence, juste avec ce que nous vivons, telles sont les exigences qui nous semblent associées à la méthode phénoménologique et en faire tout le prix.
2Or, de ce point de vue, la liberté comme la raison posent au phénoménologue de redoutables difficultés. Car quelles expériences, ou quelle dimension de l’expérience, est-il en l’espèce censé décrire ? Si l’on prend le cas de Merleau-Ponty, qui sera ici notre objet d’étude, la phénoménologie nous semble d’abord être sur ce point le théâtre d’un refus, qui est celui de l’empirisme ou du positivisme, et celui d’une affirmation, anthropologico-métaphysique, relative à la nature de l’homme. Relativement à l’argumentaire du colloque qui a été l’occasion de cette réflexion, il est remarquable que le concept de liberté et le concept de raison apparaissent en même temps dans l’œuvre merleau-pontienne (c’est-à-dire dans la Structure du comportement), pour décrire le même phénomène, et en se fondant sur les mêmes références néo-kantiennes3.
3Telle est la constatation dont part cette réflexion : le concept de liberté, de même que celui de raison, sont introduits par Merleau-Ponty pour rendre compte de ce que la description de l’homme lui semble exiger, pour ne pas la réduire indûment, et être fidèle à la diversité des phénomènes — en l’occurrence à la diversité des comportements, humains et non humains —, et donc pour des raisons proprement phénoménologiques. Mais ce faisant, il nous semble que Merleau-Ponty prête le flanc au reproche d’idéalisme, ce qui constitue un problème relatif aux exigences propres de la phénoménologie, et non seulement depuis un point de vue extérieur, puisque l’idéalisme comporte le danger de rendre les phénomènes inintelligibles. L’introduction merleau-pontienne des concepts de liberté et de raison serait donc aussi nécessaire qu’imparfaite.
4Pourtant, cela est bien connu : les positions merleau-pontiennes ont considérablement changé au fil du temps, et le Merleau-Ponty de l’époque du Visible et l’Invisible (rédigé pour l’essentiel en 1959-1961) n’est pas celui de la Structure du comportement (publié en 1943), si bien que l’on pourrait penser que les insuffisances de sa première thèse ont été corrigées ou amendées au fil du temps. De fait, le concept de « liberté » a été l’objet de reprises incessantes de la part de Merleau-Ponty, en dialogue constant avec Sartre (la rupture officielle de 1953 n’ayant en rien interrompu la discussion de fond entre leurs œuvres) et, par-delà cet éminent contemporain, Descartes, Hegel ou Marx. Nous pensons pourtant que Merleau-Ponty a eu le plus grand mal à se distinguer rigoureusement de Sartre, et que son propre concept de liberté lui est apparu problématique jusqu’au bout.
5Cet inachèvement nous laisse penser qu’il y aurait deux possibilités : soit le projet d’une phénoménologie de la liberté doit être abandonné du fait d’une inconsistance de principe, soit il exige, pour être mené à bien, que le sens profond de la liberté, et par là même de ce en quoi consistent les phénomènes soit remanié, et donc que la phénoménologie se dépasse en ontologie. La liberté porterait la phénoménologie à sa limite, au sens où elle resterait nécessairement en deçà ou bien se situerait au-delà, dans une phénoménologie transmuée en métaphysique, dont il resterait à déterminer (ce serait l’objet d’un autre texte) quelle description de notre vie elle permet encore.
1. Une liberté qui se veut non idéaliste : les jalons anti-sartriens de la Phénoménologie de la perception
6La littérature qui étudie le traitement que Merleau-Ponty réserve au concept et au phénomène de la liberté insiste, à bon droit, sur le rôle décisif du dialogue et de la confrontation avec Sartre. De fait, le premier grand texte que Merleau-Ponty consacre à la liberté est le dernier chapitre de la Phénoménologie de la perception, où la position sartrienne constitue le point de départ de la réflexion, par rapport auquel Merleau-Ponty prend le contre-pied4. Le contexte est important : il s’agit de la troisième partie de la Phénoménologie de la perception, intitulée « L’être-pour-soi et l’être-au-monde », où, après avoir déployé sa phénoménologie du corps, puis du monde perçu, Merleau-Ponty en revient à trois thèmes plus susceptibles, a priori, d’un traitement idéaliste, ou idéalisant : le cogito, la temporalité et enfin la liberté. Dans ces trois cas, Merleau-Ponty a pour premier but de conjurer le spectre de l’idéalisme.
1.1. Une liberté non idéaliste : le positionnement critique par rapport à Sartre
7Cela est très bien connu, le travail de Merleau-Ponty a été guidé depuis l’origine par le souci d’affronter un problème crucial, qui le situe dans une lignée cartésienne très directe : celui de la relation de l’âme et du corps. Dans cette union où Descartes voyait un fait réel, mais inconcevable, Merleau-Ponty découvre une exigence : celle de penser le réel tel qu’il est, et de forger pour cela les concepts nécessaires, quitte à revoir toute notre conception de l’être. Cette intention, Merleau-Ponty l’exprime dès la première ligne de La Structure du comportement : « Notre but est de comprendre les rapports de la conscience et de la nature »5.
8Le problème est que, aux yeux de Merleau-Ponty — et de là provient son projet philosophique —, nombre de ses contemporains tombent dans les mêmes écueils que ceux qui lui semblent miner l’ontologie cartésienne6 ; il diagnostique au fond chez tous ses adversaires deux types d’erreurs essentielles, suffisamment similaires entre elles (car provenant de la même source cartésienne) pour pouvoir être agglomérées en deux erreurs majeures, qui sont ses cibles constantes : l’empirisme et l’intellectualisme.
9La relation avec le dualisme cartésien est, dans les deux cas, tout à fait directe : l’erreur consiste chaque fois à rendre compte des phénomènes à partir de l’une des deux substances, « ce qui est conscience » et « ce qui est chose », au mépris de l’autre, rendant ainsi les phénomènes impensables. L’empirisme consiste ainsi à penser les phénomènes d’après les caractéristiques de la substance corporelle ; l’intellectualisme consiste à les penser à partir de la substance pensante, de la conscience. Il faut ici prendre garde à une chose : ce que Merleau-Ponty vise par ces termes, c’est une certaine tendance à faire primer l’une des substances sur l’autre, si bien que chacune de ces deux étiquettes indique une tendance à faire certaines erreurs plutôt que d’autres, et nullement un corps théorique autonome et hermétique.
10En ce qui concerne la liberté, Merleau-Ponty a le souci en 1945 de départir ce qui lui semble être une juste compréhension de la liberté de la tentation idéaliste, représentée sur ce sujet par la figure de Sartre7, sans doute d’autant plus dangereuse qu’elle est proche. La tentation empiriste, elle, est évacuée en deux lignes au début de ce fameux dernier chapitre de la Phénoménologie de la perception. Merleau-Ponty écrit simplement : « Encore une fois, il est évident qu’aucun rapport de causalité n’est concevable entre le sujet et son corps, son monde ou sa société »8. C’est ici l’idéalisme qui est la pente périlleuse dont il faut se garder.
11Ainsi, dans la Phénoménologie de la perception, prenant ses distances avec la liberté absolue de Sartre, ou — la nuance est évidemment importante — avec ce qui lui apparaît tel, Merleau-Ponty met l’accent sur le fait que la liberté de l’homme ne peut être qu’« incorporée au monde »9. Comme le résume par exemple Pascal Dupond :
La liberté « s’engrène » sur une situation naturelle et historique ou sur un fond d’existence sédimentée sans lequel elle serait sans attaches et sans prises, et elle est le pouvoir de reprendre cette situation, d’exercer vis-à-vis d’elle un pouvoir d’échappement10.
12Le point de départ du chapitre est explicitement cartésien, et quasi instantanément fondu en une analyse sartrienne :
[E]ncore une fois, il est évident qu’aucun rapport de causalité n’est concevable entre le sujet et son corps, son monde ou sa société. Sous peine de perdre le fondement de toutes mes certitudes, je ne peux révoquer en doute ce que m’enseigne ma présence à moi-même. Or, à l’instant où je me tourne vers moi-même pour me décrire, j’entrevois un flux anonyme, un projet global où il n’y a pas encore d’« états de conscience », ni à plus forte raison de qualifications d’aucune sorte11.
13Merleau-Ponty développe cette « constatation », qui constitue évidemment une analyse d’inspiration sartrienne de l’expérience que je peux faire de ma propre liberté. La conscience (libre) est définie comme puissance d’« échappement » qui fait que nous ne sommes jamais identifiables à ce qui nous caractérise, aussi tragique et paralysant cela soit-il (« infirme » « mourant », « bossu »… « fonctionnaire » !). Il y aurait ainsi une « insurmontable généralité de la conscience »12, une « liberté » qui ne peut connaître aucune éclipse, dès lors que rien ne peut faire que je ne puisse pas me sentir autre que ce qui m’arrive et que ce qui me caractérise. La référence à Sartre et plus précisément à L’Être et le Néant est explicite lorsque Merleau-Ponty écrit : « Nous devrions donc renoncer non seulement à l’idée de causalité, mais encore à celle de motivation [voir J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, p. 508 sq.]. Le prétendu motif ne pèse pas sur ma décision, c’est au contraire ma décision qui lui prête sa force »13.
14Selon le procédé usuellement employé dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty va rapidement critiquer cette première entente de la liberté, cette première description de l’expérience que nous faisons de ne pas être causé par le monde, et propose une description alternative. « Cette première réflexion sur la liberté aurait pour résultat de la rendre impossible »14, énonce-t-il avec concision. Car elle a pour conséquence que « l’idée d’action »15 disparaît. De fait, la liberté que nous venons de décrire est un acquis inaliénable — c’est même sa caractéristique centrale. Mais alors, en déduit Merleau-Ponty, si elle « partout », elle est aussi « nulle part ». Selon ses termes : « Rien ne peut passer de nous au monde, puisque nous ne sommes rien d’assignable et que le non-être qui nous constitue ne saurait s’insinuer dans le plein du monde »16. Or, la liberté, insiste-t-il, doit faire quelque chose ! Elle ne doit pas laisser les choses en l’état, indifférentes.
15Merleau-Ponty fait fond sur l’intuition selon laquelle la liberté est fondamentalement un concept pratique, qui concerne moins notre rapport théorique aux choses que notre participation au monde, notre manière de nous y inscrire et de nous y engager. À ce titre, la liberté ne peut seulement consister en une capacité de détachement et de subversion dans l’instant (la problématique de la juste temporalité par rapport à laquelle évaluer la liberté est cruciale) mais elle doit permettre de changer les choses, et ce d’une manière qui ne soit ni acquise d’avance, ni immédiatement modifiable par un acte équivalent (en ce qui concerne la liberté) à l’instant suivant.
16Merleau-Ponty exige en somme que les actes ne soient pas indifféremment libres, que la liberté ne soit pas qu’une position acquise à l’identique une fois pour toutes, mais une manière d’investir le monde et l’avenir. Il faut, nous dit-il, qu’elle ait « un champ, c’est-à-dire qu’il y ait pour elle des possibles privilèges ou des réalités qui tendent à persévérer dans l’être »17. Notre phénoménologue insiste en conséquence sur la nécessité pour la liberté de ne pas être qualifiée comme pur néant, comme pure puissance de détachement, mais d’être pensée sur le fond d’un « acquis préalable »18 qui fait qu’elle est la liberté qu’elle est, d’une donation de sens qui lui est extrinsèque tout en étant propre au sujet concerné, d’une « Sinngebung autochtone », qui va être le fond de ses projets et « le sol de toute Sinngebung décisoire »19.
17L’enjeu réside dans la définition de la conscience, et du sujet libre — le positionnement par rapport à Descartes est évidemment structurant dans cette discussion entre Merleau-Ponty et Sartre. L’idée merleau-pontienne est que, certes, ce qui m’entoure n’a pas de sens indépendamment de moi — il n’y a pas d’obstacle « en soi » — et pourtant que je ne suis jamais une pure conscience détachée, qui donnerait en toute autonomie son sens à ce qui l’entoure. Si l’on veut, c’est moi-même qui suis à la fois autonome et non autonome, ce que Merleau-Ponty thématise en opposant le « sujet pensant, qui peut [s]e situer dans Sirius ou à la surface de la terre » et « un moi naturel qui ne quitte pas sa situation terrestre et qui esquisse sans cesse des valorisations absolues »20. L’évocation de cette « valorisation spontanée » des choses qui se déroule en nous repose, rappelons-le, sur toute la phénoménologie de la perception qui précède. Parlant ainsi de « sens autochtone du monde », de « sédimentation de notre vie », de « formes privilégiées », Merleau-Ponty fait valoir les droits du « probable » — celui des actions que notre vie sédimentée jusqu’à présent rend probable — contre le seul « possible », neutre et impersonnel. Lorsque j’accomplis un acte, ce n’est pas par une « opération intellectuelle sans motif » ; j’accomplis « ma manière d’être au monde dans ce cadre institutionnel »21.
18Ce qui compte dans la confrontation à Sartre (ou, encore une fois, à ce qui en tient lieu pour Merleau-Ponty), et donc dans la confrontation, par l’intermédiaire de « ce Sartre », au spectre de l’idéalisme, est que la liberté doit être définie non comme ce qui se compromet ou s’engage dans la situation — comme s’il y avait en quelque manière une possibilité de penser la liberté et l’engagement séparément, comme s’il y avait une manière de les distinguer — mais comme l’engagement lui-même, en tant qu’il est nécessairement, consubstantiellement, essentiellement situé dans le monde.
19La liberté n’est pas le fait que je puisse m’engager dans le monde, c’est le fait que je m’y engage d’une manière toujours particulière, car répondant à des sollicitations, et n’étant en un sens que la réponse à, ou la reprise de ces sollicitations.
1.2. Insuffisances de la Phénoménologie de la perception ?
20Cependant, l’examen de la carrière du concept de liberté dans l’œuvre merleau-pontienne, et notamment dans la poursuite ininterrompue du dialogue avec Sartre, montre que, pour Merleau-Ponty, le problème n’a pas été réglé dans la Phénoménologie de la perception. De fait, il semble que nous puissions y repérer deux types d’insuffisance ou, pour le dire plus prudemment, deux questions pour lesquelles il n’est pas évident que le texte procure des éléments de réponse satisfaisants.
21Revenons tout d’abord sur ce constat que nous avons rapidement dressé. L’ouverture du chapitre sur la liberté, nous l’avons dit, semble suggérer que la bataille contre l’empirisme est déjà gagnée. « Il est évident, écrit Merleau-Ponty, qu’aucun rapport de causalité n’est concevable entre le sujet et son corps, son monde ou sa société »22. Mais on peut s’interroger : qu’est-ce qui fonde cette évidence ? Comment affirmer que ma présence à moi-même m’enseigne si évidemment qu’aucun rapport de causalité n’est concevable entre le sujet et son corps, son monde ou sa société ?
22Le chapitre étant situé à la fin de l’ouvrage, il est plus que raisonnable de considérer que ce qui précède doit fournir les arguments à cette thèse. Pourtant, il est remarquable que la première occurrence du terme de liberté dans la Phénoménologie de la perception se trouve dans un passage explicitement dédié au premier chef à une critique, non de l’empirisme, mais de l’idéalisme. Il s’agit du petit développement sur l’attention qui se trouve dans l’introduction. Or, dans ce texte, la capacité d’initiative du sujet est déjà présumée : « Le sujet empiriste, dès qu’on lui accorde une initiative, — et c’est la raison d’être d’une théorie de l’attention, — ne peut recevoir qu’une liberté absolue »23. L’objet de Merleau-Ponty, dès ces pages introductives, est déjà de nuancer et de conditionner la liberté du sujet et sa capacité d’initiative, sans que le bien-fondé de celles-ci ne soit défendu.
L’attention comme activité générale et formelle n’existe donc pas. Il y a dans chaque cas une certaine liberté à acquérir, un certain espace mental à ménager. […] Ainsi l’attention n’est ni une association d’images, ni le retour à soi d’une pensée déjà maîtresse de ses objets, mais la constitution active d’un objet nouveau qui explicite et thématise ce qui n’était offert jusque là qu’à titre d’horizon indéterminé24.
23En l’espèce, l’idée qu’il n’y a pas causalité entre le sujet et le monde est soutenue par le fait que l’attention n’est pas déclenchée mécaniquement par l’objet perçu, pour la raison que l’objet n’existe pas indépendamment de cette attention, que le monde n’existe pas indépendamment du sujet. Mais alors, ne pourrait-on imaginer un déterminisme plus intime, non pas recueilli dans le monde, mais associé à l’entrelacement du sujet et du monde qui est pour Merleau-Ponty le fait phénoménologique primordial ? « La conscience perceptive constitue son objet »25, mais si cette constitution est elle-même comprise comme naturelle, motrice, vitale, originaire, en quoi trouve-t-on là de quoi vraiment transcender l’opposition de la conscience et de la nature ? Un tel mouvement de pensée n’aboutit-il pas, « simplement » si l’on veut, à penser la nature en des termes plus vivants et humains ? La liberté, dans un tel cadre, est-elle autre chose qu’un postulat ?
24Notre deuxième remarque doit nous permettre d’expliciter ce point. Elle concerne la manière dont la liberté se trouve thématisée dans le dernier chapitre de la thèse de la Phénoménologie de la perception. Nous l’avons dit, pour penser le caractère non exclusivement centrifuge de la liberté, Merleau-Ponty fonde sa réflexion sur l’affirmation d’un « moi naturel qui ne quitte pas sa situation terrestre et qui esquisse sans cesse des valorisations absolues »26, d’une « valorisation spontanée »27 des choses, d’une « sédimentation de notre vie »28, de « formes privilégiées »29, etc. Ma liberté s’enlève toujours sur le fond de ce moi naturel. Mais le fait qu’elle ne s’y réduise pas est-il autre chose qu’une hypothèse ?
25Claire Dodeman a eu la gentillesse de nous faire parvenir l’un de ses textes à paraître, intitulé « L’expérience de la liberté : Sartre et Merleau-Ponty lecteurs de Descartes »30, et nous avons eu le grand intérêt d’y découvrir quelques notes inédites sur la liberté, datant de 1946-1947, et tirées des notes de préparation d’un cours donné par Merleau-Ponty à la Faculté des Lettres de Lyon (et classées par Kerry H. Whiteside).
Ce qui n’est pas bon dans la conclusion de ma thèse c’est qu’il y a mêlées deux conceptions de la liberté, comme réalisation de ma nature donnée et comme création d’une nature. Mais est-ce là un défaut ? La liberté n’est-elle pas justement cette ambiguïté : je donne sens à ma vie, mais je lui donne ce sens qu’elle avait déjà, on ne peut jamais savoir ce qui vient d’elle et ce qui vient de moi31.
26Ces lignes me semblent décisives. L’auteur y diagnostique la difficulté d’identifier ce en quoi consiste précisément la liberté dans la conception développée par lui-même dans la Phénoménologie de la perception. Où faut-il la situer précisément ? Consiste-t-elle dans le fait de réaliser sa nature (qui n’est évidemment pas la nature désincarnée, objectiviste, des empiristes) ou dans le fait de la créer ? Il pointe une ambiguïté, et lui confère une signification positive — elle constituerait non une insuffisance de notre regard sur la liberté, mais la liberté elle-même. Selon nous, il indique ainsi parfaitement tout à la fois la piste que va suivre Merleau-Ponty dans la suite de son œuvre et le cœur du problème que constitue la liberté pour la phénoménologie. Ambiguïté même, elle exigerait en tant que telle la sortie hors du régime usuel de la description.
2. Une « généralité » sans limites. La conjuration impossible d’un intellectualisme principiel ?
2.1. Merleau-Ponty (tout) contre Sartre, ou le principe du « miroir magique »
27Dans Partout et nulle part (paru en 1956 comme introduction à un ouvrage collectif, Les Philosophes célèbres), Merleau-Ponty semble considérer assez différemment la position de Sartre. A-t-il discuté avec lui ? Relu à cette lumière L’Être et le Néant ? Été sensible à des précisions apportées dans d’autres textes par Sartre ? Toujours est-il que, dans Partout et nulle part, Merleau-Ponty fait une présentation de Sartre beaucoup plus proche de sa propre perspective :
[L]a philosophie de l’existence n’est pas seulement, comme le croirait un lecteur pressé qui s’en tiendrait au manifeste de Sartre [= L’Existentialisme est un humanisme], la philosophie qui met dans l’homme la liberté avant l’essence. Ceci n’est qu’une conséquence frappante, et, sous l’idée du choix souverain, il y avait, chez Sartre même, comme on le voit dans L’Être et le Néant, l’idée autre, et à vrai dire antagoniste, d’une liberté qui n’est liberté qu’incorporée au monde, et comme travail accompli sur une situation de fait. Et dès lors, même chez Sartre, exister n’est pas seulement un terme anthropologique : l’existence dévoile, face à la liberté, toute une nouvelle figure du monde, le monde comme promesse et menace pour elle, le monde qui lui tend des pièges, la séduit ou lui cède, non plus le monde plat des objets de science kantiens, mais un paysage d’obstacles et de chemins, enfin le monde que nous « existons » et non pas seulement le théâtre de notre connaissance et de notre libre arbitre32.
28Pour autant, il est bien connu que, suite à la rupture de 195333, Merleau-Ponty va réaliser une critique en règle de la conception sartrienne de l’engagement, et corrélativement de sa conception dans la liberté, critique qu’il déploiera dans Les Aventures de la dialectique34, et continuera à élaborer dans des textes publiés aujourd’hui sous le titre du Visible et l’Invisible35.
29Ce dossier a fait l’objet d’une littérature nombreuse, dont nous n’allons retenir que quelques résultats utiles à notre propos. Commençons par noter qu’il y a chez Sartre de quoi défendre une position de la liberté qui est beaucoup plus engagée et concrète que ce que la présentation de la Phénoménologie de la perception en donnait36, et que Merleau-Ponty semble en avoir pris conscience. Malgré cela, il semble qu’il ait toujours voulu marquer une différence avec la philosophie sartrienne de la liberté, et plus précisément, avec ce qui, dans cette philosophie, lui a servi de repoussoir, de contrepoint, d’image de ce qu’il ne voulait pas pour sa propre philosophie de la liberté. Car si Sartre n’est pas coupable de l’idéalisme que son frère ennemi lui attribuait dans la Phénoménologie de la perception, pourquoi s’en distancer ? S’il s’en distancie, n’est-ce pas parce que Merleau-Ponty identifie un problème qui, en 1945, n’avait pas l’acuité qu’il a désormais à ses yeux ? Ne révèle-t-il pas, en somme, une difficulté susceptible de se poser à lui-même ?
30Florence Caeymaex l’explique clairement37 : le désaccord entre Merleau-Ponty et Sartre sur le communisme et le marxisme — qui sont les lieux où leur conflit théorique et politique va se jouer — est pour partie dû à « une différence d’interprétation du terme de dialectique » : « Elle tient pour partie au fait que là où Sartre porte le fer contre le dogme marxiste-léniniste en vigueur à la fin des années 40, Merleau-Ponty, lui, remonte aux sources marxiennes de la dialectique »38.
31L’idée est que Sartre, lorsqu’il critique le marxisme, cible en réalité le marxisme-léninisme sous sa forme objectiviste — c’est-à-dire « naïvement matérialiste » et donc en fait déterministe —, suivant laquelle le sens de l’histoire serait total, fermé et en un sens déjà fait. Par opposition, Merleau-Ponty considère la conception marxiste de l’histoire comme tout aussi départie de l’idéalisme que de l’objectivisme dans la mesure où, selon lui, elle aurait en son cœur non les faits — au sens des faits objectifs qui s’imposent comme des causes — mais « la praxis interhumaine », en tant que celle-ci dépasse l’antinomie du sujet et de l’objet, de la cause et de la raison, et qu’elle représente une puissance qui ne surplombe pas l’histoire, mais « la découvre en la faisant »39. Au fond, donc, Merleau-Ponty et Sartre seraient d’accord : le sens de l’histoire est à faire.
32Pour autant, « sous la divergence entre Sartre et Merleau-Ponty au sujet de la conception marxiste de l’histoire, divergence finalement superficielle, il y a […] une autre divergence, plus profonde »40, qui apparaît au moment où Merleau-Ponty prend ses distances avec le communisme et où Sartre s’en rapproche subitement. Le point de discorde le plus apparent concerne le rapport au temps, Merleau-Ponty reprochant à son camarade de l’ENS de réagir événement après événement, dans l’instant, comme si le sens de chacun était en un sens déjà fixé, ou plutôt comme s’il pouvait le fixer à chaque fois, dans le présent. Par là même, Sartre se trouverait toujours déjà projeté dans un avenir depuis lequel il jugerait ce présent, et ne serait donc plus vraiment là, dans l’indécision réelle du sens de ce qui arrive.
[L]’attitude qui consiste à se jeter dans les événements au fur et à mesure qu’ils se présentent, à exiger immédiatement des résolutions en conséquence, est l’attitude de celui qui veut se faire juge de l’histoire… Cette attitude nie son ancrage : elle consiste à faire comme si nous n’étions pas dans l’histoire41.
33Certes, nous dit Merleau-Ponty, Sartre entreprend de penser « un milieu entre la conscience et les choses »42 mais malgré tous ses efforts, « le pour-soi » est resté un « pur pouvoir de signifier […], mouvement centrifuge sans opacité, sans inertie… »43. Nous restons, en somme, dans le pur « devoir être ». Chez Sartre, écrit-il encore, la pensée reste « en rébellion contre ce milieu, n’y trouve qu’une invitation à passer outre, à recommencer ex nihilo tout ce monde écœurant »44.
34En résumé, la critique adressée par Merleau à Sartre est de ne pas avoir suffisamment pris le pour soi, le sujet, la conscience, la spontanéité dans l’Être, de l’avoir encore pensé de manière trop transparente, et donc in fine de manière trop séparée. Mais en pointant ce problème, l’auteur de la Phénoménologie de la perception ne retrouve-t-il pas l’un des aspects de sa propre phénoménologie de la liberté, telle qu’elle se trouve développée dans sa thèse de 1945 ? Car l’ambiguïté qu’il y décèle en 1947 suppose deux déterminations du sujet, dont l’une tombe clairement sous le coup de la critique adressée à Sartre. La liberté qu’il pense dans la Phénoménologie de la perception, selon sa propre analyse rétrospective, comme la « création d’une nature » n’est-elle pas précisément cette pure « puissance de signifier » dont il dénonce l’insuffisance dans la pensée de Sartre ?
35Ce constat peut être évalué de deux manières différentes. D’une part, l’on peut, et l’on doit, faire droit au fait que Merleau-Ponty se distingue précisément de Sartre en cela qu’il ne se tient pas à cette définition « idéaliste » de la liberté, mais qu’il lui adjoint la seconde détermination comme « réalisation d’une nature donnée ». C’est le sens même de la liberté, énonce-t-il en 1947, que d’être le partage indécidable de ces deux déterminations, le mélange ambigu et surtout in-désambiguisable, de ce que je réalise et de ce que je crée. De ce point de vue, la conception merleau-pontienne de la liberté semble protégée de sa propre critique, dès lors qu’elle n’est précisément pas dotée de la « transparence » qui ferait la faiblesse de celle de Sartre. Bien au contraire, écrit-il, elle est en tant que telle ambiguïté, elle s’y identifie.
36Mais l’on peut alors s’interroger. Pour qu’un phénomène soit pensé comme ambigu, il faut qu’il puisse être l’objet de deux descriptions (au moins) dotées d’une certaine légitimité. À ce titre, on peut, et l’on doit, selon nous, considérer que la caractérisation merleau-pontienne de la liberté est dépendante de la légitimité de sa détermination idéaliste, au sens où elle exige qu’on en rende raison, qu’on lui reconnaisse une forme de justesse, partielle certes mais inéliminable (dans le cas contraire, l’ambiguïté disparaît). Dans la mesure où la reconnaissance d’une forme de pertinence à sa détermination plus « immanentiste », comme continuation d’une nature, conditionne également le maintien de l’ambiguïté, la conception merleau-pontienne de la liberté exige à nos yeux que soit rendue raison de ces deux déterminations, c’est-à-dire des points de vue auxquels elles correspondent. La question est alors de situer la démarche phénoménologique dans ce jeu de points de vue, et par là même de préciser quel type d’objet constitue la liberté pour celle-ci, c’est-à-dire quel traitement elle suppose, ou exige.
37Dans la partie suivante, nous entendons montrer que l’on trouve effectivement dans les textes tardifs de Merleau-Ponty, et en particulier dans Le Visible et l’Invisible, de quoi penser une forme de nécessité de la dichotomie de l’être et de la conscience, et donc de quoi rendre compte (dans le sens partiel exposé ci-dessus) de la caractérisation idéaliste de la liberté, mais aussi que se trouvent exposées, dans ces mêmes textes, les insuffisances de cette caractérisation, et donc ce qui doit exclure la liberté du champ conceptuel de la phénoménologie, si du moins on conserve les déterminations métaphysiques usuelles de celle-ci et de celle-là (les deux doivent aller de pair). Nous en déduirons ce qui fait de la liberté un concept limite pour la phénoménologie, au sens où elle éclaire ce qu’elle n’est ni ne peut être, et la conduit, peut-être, vers ce qu’elle doit être.
2.2. La conscience philosophique contre le mythe : la liberté comme point de vue ?
38Dans ses derniers textes, Merleau-Ponty attache le concept de liberté à un point de vue proprement humain, et même à un point de vue de connaissance sur le monde. Rappelons-nous où Les Aventures de la dialectique nous ont laissés : Sartre, y écrivait Merleau-Ponty, aurait entrepris de penser « un milieu entre la conscience et les choses » mais malgré tous ses efforts, « le pour-soi » est resté un « pur pouvoir de signifier […], mouvement centrifuge sans opacité, sans inertie… »45. En-soi et pour-soi seraient restés, au fond, étanches. Dans Le Visible et l’Invisible, Merleau-Ponty consacre un long chapitre, intitulé « Interrogation et dialectique », à reprendre cette critique, à élaborer une réflexion qui n’y soit pas elle-même sensible, et à expliciter la différence entre sa position et celle de Sartre.
39À la fin de sa vie, cela est bien connu, Merleau-Ponty ne se contente plus de recourir au concept d’ambiguïté pour dépasser l’antinomie dualiste de l’intellectualisme et de l’empirisme, mais il s’emploie à lui donner une valeur ontologique, métaphysique, ce que cristallise son célébrissime concept de chair. La volonté merleau-pontienne de situer la liberté, d’en refuser toute détermination autonome, se nourrit alors de ce travail de conceptualisation, qui a précisément pour but de penser, non seulement l’indécidabilité mais l’originarité de l’entrelacement du sujet et du monde. Il écrit ainsi :
Loin qu’elle ouvre sur la lumière aveuglante de l’Être pur, ou de l’Objet, notre vie a, au sens astronomique du mot, une atmosphère : elle est constamment enveloppée de ces brumes que l’on appelle monde sensible ou histoire, l’on de la vie corporelle et l’on de la vie humaine, le présent et le passé, comme ensemble pêle-mêle des corps et des esprits, promiscuité des visages, des paroles, des actions, avec, entre eux tous, cette cohésion qu’on ne peut pas leur refuser puisqu’ils sont tous des différences, des écarts extrêmes d’un même quelque chose46.
40Il y a là, écrit-il encore, une « implication inextricable »47 de notre vie et du reste de ce qui est, présent, passé, objets, autres vies et autres sujets. Une interprétation possible de cette thèse serait que le sujet — et donc le sujet en tant qu’il est libre — serait pris dans un Être dont il ne serait qu’une perspective ; le pouvoir d’initiative du sujet serait nié ou, tout du moins, tout à fait secondarisé48. Ce serait pourtant commettre un contre-sens que de croire que Merleau-Ponty se serait satisfait d’une telle interprétation purement immanentiste, si l’on veut, de la liberté. Bien au contraire, il avait à cœur de ne pas enfermer l’avenir dans cette Être profond, mais de réserver une place à l’indécision. Ainsi, il dénonce un peu plus loin l’erreur qui consisterait à
traiter cet ordre de l’implication comme un ordre transcendantal, intemporel, comme un système de conditions a priori : ce serait encore une fois postuler que la vie n’est que la mort annulée, puisqu’on se croit obligé d’expliquer par un principe étranger tout ce qui en elle dépasse la simple sommation de ses conditions nécessaires49.
41On peut repérer dans ce refus un enjeu similaire à celui qui motivait la critique de Sartre dans Les Aventures de la dialectique : ici comme précédemment, il s’agit de faire droit au moment de la décision, à la vie en train de se déployer, à la créativité qui lui est inhérente dès lors que et dans la simple mesure où elle ne se réduit pas, d’un simple point de vue descriptif, à « la simple sommation de ses conditions nécessaires »50. Il s’agit donc d’être fidèle à l’indécision de ce qui arrive ou, pour le moins, de ne pas la rendre a priori impensable en concevant l’implication du sujet et du monde comme une nouvelle détermination.
42Une question se pose pourtant, légitimement croyons-nous. Car si l’on se propose d’être fidèle à ce point de vue de la vie en train de se déployer, à quoi peut encore correspondre le concept de liberté ? Quel phénomène peut-il nous permettre de décrire ? La réponse n’est pas évidente dès lors que la liberté semble supposer par définition une puissance de détachement, qu’un strict positionnement au lieu de la vie en train de se déployer ne semble pas permettre d’appréhender.
43Sur ce point, Le Visible et l’Invisible a l’immense intérêt de nous offrir une méditation méthodologique, ou métaphilosophique, d’une formidable profondeur. Merleau-Ponty explicite ainsi les conditions irréfléchies de toute réflexion, et met en évidence le fait que toute réflexion philosophique procède d’une « interrogation », qui par définition ne constitue pas une adhésion pleine, un ralliement muet à la vie qui le parcoure en tant qu’il est un homme. Nécessairement, écrit-il, le philosophe « feint d’ignorer le monde et la vision du monde qui sont opérants et se font continuellement en lui »51, ce qui disqualifie d’emblée tout idéal « de l’irréfléchi ou de l’immédiat »52. Nécessairement, le philosophe procède à une mise « en suspens »53 de ce que Merleau-Ponty appelle la « foi perceptive »54, et qui nomme notre rapport d’implication réciproque avec le monde, sans qu’il faille pour autant comprendre ce jeu comme un détachement ou une séparation de la vie, dès lors que celle-ci n’est pas purement positive, affirmative, mais inclut cette dimension interrogative qui prend (notamment) la forme de la pratique philosophique. Quoique nous, philosophant ou non, soyons nécessairement vivants, et par là même engagés dans la vie, la manifestant et l’exprimant, nous sommes capables d’un écart à son égard, parce qu’en fait c’est la vie même, déhiscente, qui est écart.
44C’est l’un des Leitmotiv de Merleau-Ponty : aucun discours, philosophique ou non, ne peut être transparent, neutre, mais il cristallise nécessairement un certain écart de la vie par rapport à elle-même. Il n’en demeure pas moins que tous les discours possibles ne sont pas équipollents, dans la mesure où ils sont plus ou moins capables de rendre compte d’eux-mêmes, ou plutôt plus ou moins aveugles, voire même contraires à ce qui les anime. Là est le grand tort de « la philosophie réflexive », dont Merleau nous dit (la formule est fameuse) :
Toute l’analyse réflexive est non pas fausse, mais naïve encore, tant qu’elle se dissimule son propre ressort, et que, pour constituer le monde, il faut avoir notion du monde en tant que pré-constitué et qu’ainsi la démarche retarde par principe sur elle-même55.
45C’est dans ce cadre général qu’il nous faut comprendre le sort que Merleau-Ponty réserve in fine56 à la phénoménologie de la liberté. Toute réflexion est prise dans le mouvement de la vie (comment ne le pourrait-elle pas ?), mais toutes ne lui sont pas fidèles au même titre, au sens où elles ne se laissent pas toutes animées aussi loin, aussi bien, par lui. Dans Le Visible et l’Invisible, le concept de liberté est imputé à la philosophie réflexive, et Merleau-Ponty lui substitue un concept d’activité-passivité. De ce point de vue, notre thèse serait que Merleau-Ponty réalise à la fin de sa vie deux gestes complémentaires à l’égard de la liberté : d’une part, il rend compte de son lieu conceptuel, c’est-à-dire du mouvement de pensée où s’origine son élaboration, mais d’autre part, et conjointement, il dénonce l’insuffisance du concept, au sens où il met au jour ce qui rend ce mouvement de pensée insatisfaisant, ontologiquement mais aussi phénoménologiquement57. La phénoménologie de la liberté apparaît dans ce cadre comme un contre-sens, ou plus précisément une idée inconsistante et impossible.
46Ainsi, le dialogue avec Sartre est l’occasion de formulations très suggestives de la part de notre auteur, qui oppose dans ce contexte ce qui relèverait de la « conscience philosophique » (L’Être et le Néant, et donc la liberté) et ce qui relèverait du « mythe » et de l’« imaginaire opérant » (notre implication dans l’Être) :
L’ouverture à un monde naturel et historique n’est pas une illusion et n’est pas un a priori, c’est notre implication dans l’Être. Sartre l’exprimait en disant que le Pour soi est nécessairement hanté par un En-soi-pour-soi imaginaire. Nous disons seulement que l’En-soi-pour-soi est plus qu’un imaginaire. L’imaginaire est sans consistance, inobservable, il s’évanouit quand on passe à la vision. Ainsi l’En-soi-pour-soi, devant la conscience philosophique, se disjoint pour laisser place à l’Être qui est, et au Néant qui n’est pas, à la pensée rigoureuse d’un Néant qui a besoin de l’Être, qui l’atteint en étant négation de soi, et qui accomplit ainsi l’affirmation silencieuse de soi qui était immanente à l’Être. La vérité de l’En-soi-pour-soi sartrien est l’intuition de l’Être pur et la négintuition du Néant. Il nous semble qu’il faut au contraire lui reconnaître la solidité du mythe, c’est-à-dire d’un imaginaire opérant, qui fait partie de notre institution, et qui est indispensable à la définition de l’Être même. À cela près, c’est bien de la même chose que nous parlons, et Sartre a lui-même désigné du doigt ce qui s’entremet entre l’Être et le Néant58.
47Selon ces lignes, être fidèle à la foi perceptive, à notre vie, impose de faire une part à « l’imaginaire opérant » en tant qu’il est solide, c’est-à-dire qu’aucune réflexion ne peut le nier sans se nier elle-même, et, par là même, de ne plus séparer le sujet du monde, et donc de ne plus tracer la limite entre ma liberté et ce sur quoi elle agit. Dans cette perspective, il semble que parler de ma liberté au sens de Sartre impose de sortir de cette foi, de ne plus être pris dans « l’imaginaire opérant », d’adopter le point de vue de la conscience philosophique, et donc théorique, sur le monde et par là même de nous départir de ce qui va nous permettre de définir l’Être même.
48Compte tenu de notre problème, il est crucial de noter le point suivant : pour Merleau-Ponty, le « mouvement réflexif » n’est certainement pas une aberration philosophique, il « sera toujours à première vue convaincant : en un sens, il s’impose, il est la vérité même, et l’on ne voit pas comment la philosophie pourrait s’en passer »59. Penser la liberté, à ce titre, est une démarche réflexive que l’on pourrait qualifier de naturelle, et cela même pour des philosophes soucieux des phénomènes tels que Husserl ou Sartre. Pourtant, du fait de ses inconsistances, il convient, nous dit Merleau-Ponty, de « prendre un autre départ »60. Un départ qui doit évidemment permettre, notamment, de rendre compte de l’imaginaire en tant qu’il est opérant, du mythe en tant qu’il ne se réduit pas à la conscience, bref de l’entrelacement de l’être et du sujet. Dans le nouveau mouvement philosophique auquel Merleau-Ponty nous convie, il ne s’agit plus de modérer le concept de l’activité par la passivité, de refuser de choisir entre la création autonome de sa propre nature et la continuation de la nature que nous sommes, car alors on ne sort pas des antinomies dualistes :
Il est certain en effet que toute tentative pour raccorder une passivité à une activité aboutit ou à étendre la passivité à l’ensemble, ce qui revient à nous détacher de l’Être, puisque, faute d’un contact de moi avec moi, je suis, en toute opération de connaissance, livré à une organisation de mes pensées dont les prémisses me sont masquées, à une constitution mentale qui m’est donnée comme un fait, — ou à restaurer dans l’ensemble l’activité61.
49Là-contre, comme cela se trouve esquissé dans une note de novembre 1960 consacrée au « problème d’Autrui », il s’agit de penser qu’« activité n’est plus le contraire de passivité62 », ce que doit précisément permettre de penser le concept de chair, nous l’avons dit, que Merleau-Ponty équivaut littéralement à « ce fait que mon corps est passif-actif (visible-voyant) »63. Or, il est remarquable que l’on trouve le terme de liberté dans cette même note de novembre 1960 que nous venons de citer ; ainsi, y écrit Merleau-Ponty, « la liberté est comprise comme généralité »64.
50Deux conclusions nous semblent devoir être tirées. D’une part, il n’est en un premier sens que trop évident que Merleau-Ponty disqualifie le concept de liberté, ou plutôt qu’il le disqualifie en tant que son entente première, dominante et dans une certaine mesure naturelle, est inconsistante et relève d’une « philosophie réflexive » incapable de rendre compte d’elle-même comme des phénomènes qu’elle entend éclairer. À ce titre, Merleau-Ponty semble bien montrer qu’une phénoménologie de la liberté est un projet incohérent, une idée impossible.
51Mais, d’autre part, même si nous ne possédons aucun texte où serait développé le sort réservé au concept de liberté dans le nouveau voyage philosophique auquel il nous invite, il n’est pas du tout clair que Merleau-Ponty souhaite renoncer au concept de liberté. Nous disposons au contraire d’indices textuels laissant penser qu’il aurait préféré l’intégrer à sa nouvelle ontologie, au prix bien sûr d’un remaniement profond. Que cette conceptualisation soit satisfaisante, et que sa description soit phénoménologiquement adéquate, nous n’en discuterons pas ici ; cela engagerait notamment une discussion serrée du traitement de la question de la subjectivité par le dernier Merleau-Ponty65. En tout cas, il paraît juste de dire qu’en ce sens, le concept de liberté porte la phénoménologie à une limite qui se trouve être, si l’on veut, « supérieure », dans la mesure où cette notion exige, pour être pensée, qu’elle se dépasse elle-même en une ontologie renouvelée.
52Concept paradigmatique d’un idéalisme tant décrié, la liberté semble avoir constitué pour Merleau-Ponty un intrus inexpugnable dans sa propre maison, la marque indélébile d’un tison imposé sur sa propre chair phénoménologique, requérant l’attention, exigeant le mouvement, et même une reconstruction, ailleurs, d’un autre chemin philosophique. La liberté interroge au fond la démarche philosophique elle-même, impuissante à y renoncer comme à en rendre compte, mise en demeure, nécessairement, d’affronter son propre sens, et ses limites.
Notes
1 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, 2009, p. 7. Désormais nous désignons ce texte par l’abréviation Php.
2 Ibid.
3 Cf. É. Bimbenet, La Structure du comportement. Nature et humanité : le problème anthropologique dans l’œuvre de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 2004 ; Id., La Structure du comportement. Chap. III, 3 – « L’ordre humain », Paris, Ellipses, 2000.
4 Cf. S. Priest, Merleau-Ponty, Londres, Routledge, 1998, ch. IX ; J.J. Compton, « Sartre, Merleau-Ponty and Human Freedom » dans J. Stewart [dir.], The Debate between Sartre and Merleau-Ponty, Evanston, Northwestern University Press, 1998, p. 175-186 ; R. L. Hall, « Freedom: Merleau-Ponty’s Critique of Sartre » dans The Debate between Sartre and Merleau-Ponty, op. cit., p. 187-196 ; J. Stewart, « Merleau-Ponty’s Criticism of Sartre’s Theory of Freedom » dans The Debate between Sartre and Merleau-Ponty, op. cit., p. 197-216 ; H. Gordon et S. Tamari, Maurice Merleau-Ponty´s Phenomenology of Perception. A Basis for sharing the Earth, Praeger, 2004 ; E. Dorfman, « Freedom, Perception and Radical Reflection » dans T. Baldwin [dir.] Reading Merleau-Ponty on Phenomenology of Perception, Londres, Routledge, 2007, p. 139-151.
5 M. Merleau-Ponty, Structure du comportement, Paris, puf, 2013, p. 1.
6 Pour une démonstration du caractère fondateur du rapport au dualisme cartésien pour la philosophie merleau-pontienne, cf. E. de Saint Aubert, Le Scénario cartésien, Paris, Vrin, 2005. Nous avons développé ce point dans Les Degrés du silence. Du sens chez Austin et Merleau-Ponty, Louvain, Peeters, 2019, ch. 1.
7 Dans ce texte, il ne s’agira que du Sartre de Merleau-Ponty, déjà très complexe, compte tenu de la récurrence de la référence à Sartre dans l’œuvre du natif de Rochefort, et du fait que la manière dont il s’y rapporte a accompagné, et souvent motivé les évolutions de sa propre pensée ; Sartre ayant en outre évolué de son côté, et cela même du vivant de son condisciple. Plus que du Sartre de Merleau-Ponty, nous pourrions donc dire que nous parlerons ici des Sartre des Merleau-Ponty.
8 Php, p. 497.
9 Ibid.
10 P. Dupond, Le Vocabulaire de Merleau-Ponty, Paris, Ellipses, 2001, entrée « Liberté ».
11 Php, p. 497.
12 Ibid.
13 Php, p. 498.
14 Php, p. 500.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Php, p. 501.
18 Php, p. 502.
19 Php, p. 504.
20 Php, p. 503.
21 Php, p. 507.
22 Php, p. 497. La citation complète est référencée ici à la note 4 de la p. 96.
23 Php, p. 45.
24 Php, p. 47-49.
25 Ibid.
26 Php, p. 513.
27 Ibid.
28 Php, p. 514.
29 Php, p. 512.
30 Ibid.
31 M. Merleau-Ponty, « Liberté — en particulier chez Leibniz », notes inédites de préparation d’un cours donné à la Faculté des Lettres de Lyon, feuillet 256.
32 M. Merleau-Ponty, Partout et Nulle part dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 253.
33 Pour rappel, les lettres sont publiées dans « Sartre, Merleau-Ponty : les lettres d’une rupture » dans M. Merleau-Ponty, Parcours deux : 1951-1961, Paris, Verdier, 2000, p. 129-169.
34 M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955.
35 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible. Suivi de Notes de travail, texte établi par C. Lefort, Paris, Gallimard, 1964. Nous faisons désormais référence à ce texte par les initiales VI.
36 Pour une solide argumentation en ce sens, cf. par exemple R. Breeur, Autour de Sartre. La conscience mise à nu, Grenoble, Millon, 2005.
37 F. Caeymaex, « La Dialectique entre Sartre et Merleau-Ponty », Études sartriennes – Vol. 10 : Dialectique, littérature, avec des esquisses inédites de la Critique de la Raison dialectique, Bruxelles, Ousia, 2005, p. 111-138.
38 Ibid., p. 120.
39 Ibid., p. 119.
40 Ibid., p. 121.
41 Ibid., p. 124.
42 Ibid.
43 M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, op. cit., p. 275.
44 Ibid., p. 142.
45 M. Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, op. cit., p. 275.
46 VI, p. 115.
47 Ibid.
48 Sur la question de la subjectivité dans la pensée du dernier Merleau-Ponty, cf., outre les ouvrages de référence de Renaud Barbaras, De l’être du phénomène : sur l’ontologie de Merleau-Ponty, Grenoble, Millon, 1991 et Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998 ; P. Dupond, La Réflexion charnelle. La question de la subjectivité chez Merleau-Ponty, Bruxelles, Ousia, 2004.
49 VI, p. 117.
50 Ibid.
51 VI, p. 18.
52 VI, p. 56.
53 VI, p. 57.
54 Ibid.
55 VI, p. 55.
56 Étant bien entendu que, malheureusement, cette fin est purement accidentelle, et occasionnée par la mort brutale de l’auteur, qui, sur ce sujet comme sur bien d’autres, n’avait certainement pas mené sa pensée à son terme, ni à aucun terme, aussi constitutionnellement provisoire soit-il toujours.
57 La réforme ontologique merleau-pontienne, rappelons-le, est rendue nécessaire par les impasses auxquelles se heurte la description phénoménologique.
58 VI, p. 115-116.
59 VI, p. 51-52.
60 VI, p. 66.
61 VI, p. 65
62 VI, p. 317.
63 VI, p. 319.
64 Ibid.
65 Renaud Barbaras a pointé un certain nombre d’insuffisances du « dernier Merleau-Ponty » relativement à cette question dans plusieurs textes. Cf. « Les Trois sens de la chair. Sur une impasse de l’ontologie de Merleau-Ponty » dans La Vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011, p. 11-28.