BASE BASE -  volume 13 (2009)  numéro 2 

Evaluation de la durabilité des exploitations laitières tunisiennes par la méthode IDEA

Naceur M’Hamdi

Institut Supérieur Agronomique de Chott-Mariem. BP 47. TU- 4042 Sousse (Tunisie). E-mail : naceur_mhamdi@yahoo.fr

Rafik Aloulou

Institut Supérieur Agronomique de Chott-Mariem. BP 47. TU- 4042 Sousse (Tunisie).

Mouna Hedhly

Office de l'Elevage et des Pâturages. 30, Rue Alain Savary. TU-1002 Tunis, Belvédère (Tunisie).

Mohamed Ben Hamouda

Institution de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur Agricoles (IRESA). 30, Rue Alain Savary.TU-1002 Tunis, Belvédère (Tunisie).

Editor's Notes :

Reçu le 16 novembre 2007, accepté le 3 juin 2008

Résumé

La durabilité de 30 exploitations laitières a été évaluée en utilisant la méthode IDEA, « Indicateurs de Durabilité des Exploitations Agricoles ». A l'aide des méthodes statistiques (ACP, CAH), les trois échelles de durabilité (agro-écologique, socio-territoriale et économique) ont été caractérisées pour les exploitations et ont permis d'identifier des groupes. Pour les échelles agro-écologique et économique, une typologie « Système de production » permet de trier les exploitations. Les fermes enquêtées se caractérisent par une durabilité dont la valeur limitante est permise par l'échelle socio-territoriale, à l'intérieur de celle-ci le levier d'action réside dans l'amélioration de la composante « Emploi et services » (services, contribution à l'emploi et travail collectif), alors que leur durabilité économique est caractérisée par une bonne efficience et varie selon le degré d'autonomie financière. Seule l'échelle socio-territoriale ne repose pas sur la notion de système de production, mais dépend davantage du mode de vie de l'éleveur. Par contre, l'évaluation de la durabilité globale d'une exploitation, comme la production de références en matière de durabilité, exigent l'analyse des interactions entre les trois échelles de durabilité.

Mots-clés : Tunisie, durabilité, évaluation, méthode IDEA, production laitière

Abstract

Assessment of Tunisian dairy farms durability using IDEA method. The sustainability of 30 dairy farms was evaluated using IDEA method “Indicators of durability of farms”. Based on statistical methods (PCA, ACH), the three scales of sustainability (agro-ecologic, socio-territorial, and economic) have been characterized for the surveyed farms and has allowed to build groups. “Production system” typology is relevant for describing farms by agro-ecological and economical scales. The socio-territorial scale gives the limiting sustainability value for most farms. Inside this scale, the main way of progress relies on employment and services improvement (services, contribution to employment and collective work). Economically, sustainability is determined by the level of efficiency and depends on financial independence. Socio-territorial scale is the only one which is not linked to production system and is based on farmer's way of life. On the other end, global sustainability evaluation of farm as well as creating collective references mean to be able to analyze links between the three scales of sustainability.

Keywords : dairy production, Tunisia, sustainability, assessment, IDEA method

1. Introduction

1Le concept du développement durable, défini depuis 1992 au sommet de Rio comme étant « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins », est de plus en plus mis en avant d'après Pradel et al. (2005) pour essayer de répondre aux problèmes environnementaux croissants, mais également aux attentes de la société en matière de développement social et économique. Concernée par l'ensemble de ces problèmes, l'agriculture est souvent le secteur le plus critiqué, que ce soit en matière de pollution environnementale, de sécurité alimentaire, du rôle paysager ou de performance économique. La notion d'agriculture durable, application de la notion du développement durable au secteur agricole, essaie donc de prendre en compte l'ensemble des dimensions (économique, sociale et environnementale) et de définir un cadre global. Appliquée à l'échelle de l'exploitation agricole, la durabilité nécessite la mise en place de méthodes permettant de l'évaluer. L'une d'elles, la méthode IDEA, est utilisée dans la présente étude et permet d'évaluer la durabilité des exploitations agricoles par des indicateurs.

2. Matériel et méthodes

2.1. Caractérisation de la zone d'étude et échantillonnage des exploitations à enquêter

2La présente étude a été réalisée dans le gouvernorat de Nabeul au nord-est de la Tunisie. Un premier critère de choix des exploitations était leur appartenance au projet de coopération Tuniso-Luxembourgeoise « TUN025 ». Ce projet a pour but principal d'améliorer le revenu des petits et moyens éleveurs laitiers. Les éleveurs enquêtés étaient au nombre de 30, choisis pour leur esprit coopératif et leur compréhension et ce, dans le but de collecter un maximum d'informations.

2.2. Questionnaire

3On a utilisé un guide d'enquête, conçu comme un questionnaire, qui touche à toutes les composantes et à tous les indicateurs de durabilité. Plus largement, ce guide devait permettre de caractériser le fonctionnement des exploitations.

2.3. Méthode de travail

4Choix de la méthode. Le choix est axé sur la méthode IDEA car il s'agit d'un essai de quantification de la durabilité. Elle analyse les forces et les faiblesses du système de production au niveau de l'exploitation, sans jugement de valeur. De plus, les indicateurs cités dans la méthode caractérisent les concepts-clés issus de la définition d'une agriculture durable. En fait, les objectifs de la méthode sont multiples : s'approprier d'une manière concrète la notion d'agriculture durable (sensibilisation), évaluer la durabilité d'une exploitation à un moment donné (auto-diagnostic), faire émerger des pistes d'amélioration de la durabilité (pilotage), mesurer les progrès obtenus sur l'exploitation (auto-évaluation) et débattre de la notion d'agriculture durable (débat). Cette méthode peut être mise en œuvre soit par un agriculteur, soit par un enquêteur. Ce qui nécessite au préalable la collecte d'informations par l'agriculteur (comptabilité, état du parcellaire, etc.) et la synthèse de ces informations par l'enquêteur.

5Principes généraux de la méthode IDEA. La méthode IDEA est un outil permettant d'établir une évaluation multicritères de la durabilité des systèmes de production (Vilain et al., 2003). Cet outil permet de dresser un état des lieux des exploitations (“ bovin lait ” dans un premier temps) en ce qui concerne l'environnement, l'économie et le social et de quantifier les améliorations possibles du système de production (Viaux, 1999).

6La méthode IDEA  comporte ainsi trois échelles de durabilité, de même poids et variant sur une gamme de 0 à 100 points (Vilain et al., 2000). Chaque échelle de durabilité est subdivisée en trois ou quatre composantes qui synthétisent les grandes caractéristiques fondamentales du diagnostic de durabilité. L'échelle de durabilité agro-écologique analyse la propension du système technique à combiner valorisation efficace du milieu, cout écologique minimal et bien sûr viabilité technico-économique. L'échelle de durabilité socio-territoriale est évaluée au moyen d'indicateurs qui favorisent un ensemble d'objectifs (développement humain, qualité de vie, éthique, emploi et développement local, citoyenneté et cohérence). L'échelle de durabilité économique, dont les indicateurs résultent des orientations techniques et financières du système de production, constitue un baromètre économique qui aide à comprendre les résultats économiques au-delà du court terme.

7Chaque composante regroupe plusieurs indicateurs, soit au total 41 indicateurs de durabilité, eux-mêmes constitués d'un ou plusieurs items élémentaires, caractérisant une pratique (ou une caractéristique) et contribuant à la valeur finale de l'indicateur.

8Les objectifs de l'échelle agro-écologique se réfèrent aux principes agronomiques de l'agriculture intégrée (Viaux, 1999). Ils doivent permettre l'efficacité économique pour un cout écologique aussi faible que possible. Ceux de l'échelle de durabilité socio-territoriale se réfèrent davantage à l'éthique et au développement humain, caractéristiques essentielles des systèmes agricoles durables. Enfin, les objectifs de l'échelle de durabilité économique précisent les notions essentielles liées à la fonction entrepreneuriale de l'exploitation.

9Le nombre de points ou d'unités de durabilité attribués à chaque indicateur est donc compris entre les bornes zéro (même si la somme des items élémentaires est négative) et une valeur plafond qui est propre à chaque indicateur (même si la somme de ses items élémentaires est supérieure). Chaque composante est également limitée, de la même manière, à une valeur plafond (généralement 33 points) qui pondère son poids relatif et autorise un très grand nombre de combinaisons techniques pour l'atteindre. L'hypothèse principale de la méthode repose sur l'idée qu'il est possible de quantifier les diverses composantes d'un système agricole en leur attribuant une note chiffrée, puis de pondérer et d'agréger les informations obtenues pour obtenir un score pour l'exploitation pour chacune des trois échelles qualifiant la durabilité : l'échelle agro-écologique, l'échelle socio-territoriale et l'échelle économique.

10Quant au mode de calcul, il est basé sur un système de points avec un plafonnement. Les trois échelles de durabilité sont de même poids et varient de 0 à 100 points. L'ensemble des informations est traduit en unités élémentaires de durabilité déterminant la note attribuée à chaque indicateur. La méthode définit des notes maximales pour chaque indicateur pour plafonner le nombre total d'unités de durabilité. Le score d'une exploitation pour chacune des trois échelles de durabilité est le nombre cumulé d'unités élémentaires de durabilité (ou de points) obtenues pour divers indicateurs de l'échelle considérée. Plus la note est élevée, plus l'exploitation est considérée comme durable pour l'échelle considérée.

11Avec la méthode IDEA, s'agissant de la question de l'agrégation des notes globales des trois échelles, les auteurs attribuent la valeur la plus faible à la valeur numérique finale de la durabilité, appliquant ainsi la règle des facteurs limitants qui s'impose dans la dynamique des écosystèmes. En effet, l'attribution d'une note unique globale de durabilité n'a pas de signification réelle car elle autoriserait des compensations entre les trois échelles.

12Analyses statistiques. Les données ont été traitées au moyen du logiciel SAS (version 6.1). Toutefois, devant tout ce jeu de données, se pose le problème du choix du traitement statistique. Il nous a semblé que l'utilisation des analyses factorielles était de loin la plus appropriée. En effet, le nombre de critères pris en compte pour qualifier un « individu » (c'est-à-dire une exploitation) est très important. Nous avons utilisé la Classification Ascendante Hiérarchique (CAH), l'Analyse en Composantes Principales (ACP) et un outil issu des statistiques exploratoires (Box plots).

3. Résultats et discussion

3.1. Résultats collectifs

13La durabilité des exploitations est limitée par l'échelle socio-territoriale avec une note de 52,5. Les objectifs définis par la dimension socio-territoriale visent le développement humain, la citoyenneté, l'éthique, la cohérence et le développement local ainsi qu'une prise de responsabilité dans une structure et la résidence sur ou à proximité de l'exploitation, ce qui n'est pas le cas de 60 % des éleveurs qui choisissent de vivre en ville. En outre, l'éleveur a un faible niveau intellectuel et technique. En fait, seuls 15 % des éleveurs ont fait des études supérieures, 50 % viennent du secondaire, 20 % du primaire et 15 % sont analphabètes. L'éleveur traditionnel mesure son prestige au nombre de têtes de bétail qu'il possède plutôt qu'à l'état et à la productivité de son troupeau. La figure 1 donne les notes des composantes de durabilité. On remarque que les indicateurs emploi et services, organisation de l'espace et efficience du processus productif ont respectivement les valeurs les plus faibles (11,93 ; 12,6 et 13,9).

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14Les tableaux 1, 2 et 3 illustrent les composantes de chaque échelle et les comparent au maximum. L'analyse de l'échelle agro-écologique (Tableau 1) montre bien, pour la composante diversité, que l'indicateur diversité des cultures pérennes a la valeur la plus faible (1,95). Ce qui peut s'expliquer par le fait que les prairies permanentes ou temporaires de plus de cinq ans sont souvent très réduites ou absentes. Ces résultats concordent avec ceux de Van Bol (2000) qui a évalué des fermes pilotes en comparant leur indice aux indices de groupe. L'agroforesterie et les cultures ou prairies associées sous vergers sont limitées par la surface forestière réduite ainsi que par la surface destinée à l'arboriculture et la sous-exploitation des surfaces. Pour l'échelle socio-territoriale (Tableau 2), les indicateurs services, pluriactivité et formation ont des notes égales à zéro. L'étude de l'échelle économique (Tableau 3) montre que l'indicateur taux de spécialisation a la valeur la plus faible, avec un score de 5,95, ce qui reflète la non-spécialisation des exploitations laitières. En effet, les enquêtes révèlent que l'élevage est le parent pauvre des pratiques identifiées car dans la zone d'étude, il est associé aux cultures saisonnières et à l'arboriculture qui profitent de la sorte du fumier pour fertiliser les sols.

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15Le box plot (Figure 2) présente la dispersion des individus pour quatre variables différentes de même unité représentées sur quatre blocs verticaux. Le box plot est constitué de valeurs maximale et minimale, ainsi que d’une médiane, valeur qui est au centre de la distribution, et d’une moyenne.

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16On constate que l’amplitude des notes de durabilité obtenues au sein de l’échelle économique est importante, alors que pour les deux autres échelles, la majorité des notes est située dans un petit intervalle et proche de la médiane.

17L’amplitude au sein de l’échelle agro-écologique est de 26 points, les notes allant de 45 à 71.

18La médiane est de 57,5 points et la majorité des exploitants se situent à moins de 5 points de celle-ci. Cette valeur peut être considérée comme faible.

19L’amplitude au sein de l’échelle socio-territoriale est beaucoup plus faible. Seulement 19 points séparent le plus fort du plus faible et la médiane se situe à 46,5 points. Or, Viaux (2004) a indiqué que les composantes de la durabilité socio-territoriale et leurs objectifs n’ont pas été définis par la « science » parce qu’il n’existe aucune définition scientifique précise ni aucune norme officielle du socialement équitable. C’est une notion qui dépend de l’opinion de la société.

20La dispersion au sein de l’échelle économique est la plus importante. Cela est essentiellement dû à quelques valeurs extrêmes qu’il faudra analyser (valeurs peu représentatives de l’échantillon). Ceci est conforté par le niveau de la médiane (61 points) et la hauteur du premier quartile (46 points). Partant du principe qu’il n’y a pas de compensation possible entre les échelles, la note de durabilité d’une exploitation est la plus faible des trois notes obtenues (Vilain, 2003). Dans la plupart des exploitations étudiées, la valeur limitante est donnée par l’échelle socio-territoriale. Les exploitations étudiées ont des notes de durabilité assez proches : la médiane est de 44,5 et plus de la moitié des individus se trouvent à moins de 2 à 3 points de celle-ci.

3.2. Résultats individuels

21Analyse en Composantes Principales (ACP). La figure 3 montre la position des trois échelles de la durabilité et les coordonnées des 30 exploitations.

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22Le tableau 4 permet de constater que l'échelle socio-territoriale est fortement représentée sur l'axe 2 tandis que les échelles agro-écologique et économique figurent sur l'axe 1. La lecture du graphique ne permet pas de détacher, de manière distincte, un groupe en fonction des trois échelles. La dispersion est telle qu'il ne semble pas possible de caractériser des groupes avec une échelle de durabilité dominante. Pour essayer de caractériser des groupes, il nous semble donc nécessaire d'évaluer les composantes de chaque échelle.

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23ACP sur l'échelle agro-écologique. La figure 4 montre la position des trois composantes de l'échelle de durabilité agro-écologique et les coordonnées des 30 exploitations.

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24Le tableau 5 montre que l'indicateur « pratiques agricoles » est bien représenté sur l'axe 2. En fait, il contribue à hauteur de 75 %, alors que l'indicateur « organisation de l'espace » est le moins représenté sur ce même axe avec un pourcentage qui avoisine les 0,5 %. Nos résultats sont comparables à ceux de Pradel et al. (2005) qui ont montré que les exploitations sont fortement influencées par la faible biodiversité.

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25ACP sur l'échelle socio-territoriale. La figure 5 montre la position des trois composantes de l'échelle de durabilité socio-territoriale et les coordonnées des 30 exploitations. L'information est moins bien représentée pour cette échelle. L'ACP ne permet pas de distinguer, de manière précise, des groupes homogènes. Il faut donc trouver un moyen permettant de réaliser des ensembles plus unifiés pour analyser et caractériser ces groupes.

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26La classification ascendante hiérarchique (CAH) permet d'obtenir un dendrogramme (Figure 6) qui détermine les groupes homogènes. La classe 1 rassemble des individus situés au-dessus de l'axe 1 de l'ACP sur l'échelle socio-territoriale. Elle caractérise des exploitations qui ont obtenu une valeur pour les composantes représentées sur le même axe 1. Dans cette classe, on trouve également des agriculteurs qui ont une bonne qualité de vie, qui ne se sentent pas isolés et qui sont ouverts à la formation. La classe 2 regroupe un petit nombre d'individus au-dessus de l'axe 1 et à droite de l'axe 2. Ces exploitants ne privilégient pas l'emploi et les services, pensent ne pas bénéficier d'une bonne qualité de vie ou se sentent isolés. En revanche, ils mettent l'accent sur la qualité des produits et des territoires (entretien du bâtiment et du paysage, implication sociale). Le groupe 3, mixte, mêle des exploitations aux activités diverses qui ont une durabilité relativement faible sur l'échelle socio-territoriale.

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27ACP sur l'échelle économique. Parmi les 30 exploitations étudiées, deux d'entre elles (29 et 30) présentent une situation économique particulière. Pour nous affranchir, comme le préconisent Pradel et al. (2005), des valeurs extrêmes que constituent ces dernières, nous n'avons pas pris en compte les exploitations présentant une situation économique particulière pour cette dernière ACP. La figure 7 montre la position des quatre composantes de l'échelle de durabilité économique et les coordonnées des 28 autres exploitations. On y distingue trois groupes, le premier se situe au-dessus de l'axe 1 avec un nombre d'individus relativement dispersés, caractérisé par des exploitations autonomes sur le plan financier, efficientes, moyennement viables mais ayant un faible taux de spécialisation. Les deux autres se situent au-dessous du même axe 1, l'un vers la gauche avec un faible nombre d'individus relativement dispersés, caractérisé par des exploitations non viables et peu efficientes, et l'autre orienté vers la droite et caractérisé par des exploitations viables (économiquement efficaces à court et à moyen terme) et transmissibles (avec la possibilité de perdurer d'une génération à l'autre), mais difficilement efficientes parce qu'elles n'ont pas la capacité de valoriser leurs propres ressources ni de garantir à très long terme leur durabilité, vu que les ressources dans ces exploitations sont limitées.

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3.3. Discussion

28Analyse de la durabilité agro-écologique. Les résultats obtenus sur l'échelle agro-écologique sont les plus élevés et les mieux regroupés par rapport aux autres échelles. Notre enquête a montré que pour l'indicateur « diversité des cultures annuelles et temporaires » de la composante « diversité », la présence des légumineuses est peu significative à cause de la méconnaissance des agriculteurs de leur intérêt, du cout élevé de la semence et des conditions pédoclimatiques difficiles. Pour l'indicateur « diversité des cultures pérennes », les prairies permanentes ou temporaires de plus de 5 ans sont souvent très réduites ou même absentes à cause des conditions climatiques rudes et du manque de ressources en eau et de matériel technique et financier pour l'irrigation ; ces résultats sont confirmés par Van Bol (2000). L'assolement est caractérisé par une répartition quaternaire des surfaces (blé, orge, avoine, cultures maraichères) et le maraichage occupe toujours la part du lion de la surface assolable. On a remarqué une très grande variabilité dans la dimension des parcelles des exploitations (trop petites ou trop grandes). La surface des zones de régulation écologique au sein des exploitations est souvent inférieure à 5 % de la surface agricole utile. Les points d'eau sont soit des puits, soit des eaux usées destinées généralement aux cultures fourragères. La majorité des éleveurs ne prévoient pas d'aménagements antiérosifs et quand cette composante existe, chez une minorité, soit elle se présente sous forme de plantations d'arbres ou d'arbustes, soit elle est mise en défens. L'enquête a révélé beaucoup de défaillances en matière de gestion des ressources fourragères. En matière de pratiques agricoles, les éleveurs enquêtés pratiquent davantage la fertilisation organique (au fumier plutôt qu'aux engrais chimiques) qui donnent de meilleurs rendements, ce qui est confirmé par Rossier et al. (2001). En outre, on a noté la rareté des cultures piège à l'azote, l'absence du lisier à l'exception d'une exploitation, la non-utilisation du compost et l'utilisation restreinte des pesticides (arboriculture, maraichage) ainsi que l'absence de désherbage des prairies naturelles. Pour le bien-être animal, les pâturages ne sont pas protégés. L'irrigation dépend des surfaces, des ressources en eau, de la nature des cultures et des moyens techniques et financiers dont disposent les éleveurs. De ce fait, les rendements des exploitations qui ne pratiquent pas l'irrigation sont aléatoires. D'autres irriguent durant les périodes où les précipitations sont faibles, d'autres encore irriguent toutes les cultures, et d'autres enfin irriguent seulement les cultures maraichères. L'irrigation se fait dans la majorité des exploitations avec les eaux de puits et les eaux usées. Pour l'indicateur irrigation, Damjan et al. (2005) ont signalé qu'il est indispensable d'intégrer le facteur disponibilité de l'eau. De ce fait, on classe les exploitations en trois groupes : le premier groupe, qui dispose de ressources en eau externes, aura une note maximale ; le deuxième, disposant de puits ou de forages peu profonds, aura une note moyenne. Le troisième groupe disposant de forages ou de sondes profondes aura une note minimale.

29Analyse de la durabilité socio-territoriale. Les résultats obtenus sur l'échelle socio-territoriale sont faibles en raison du manque de formation et de la faible note de la composante « emploi et services ». Ce résultat se retrouve chez les 30 exploitations enquêtées, révélant une faible note de durabilité qui va dans le même sens que les résultats de Gamborg et al. (2003). Le manque ou l'insuffisance de connaissances techniques est parfois à l'origine du non-respect des recommandations techniques. Beaucoup de choses ont été dites au sujet de ces discordances : logique irrationnelle, incapacité d'adaptation et/ou d'adoption due aux pratiques ancestrales. Les producteurs ont adapté les techniques à leurs conditions socio-économiques en sélectionnant les éléments qui conviennent à leurs conditions fluctuantes. En effet, les décisions que prend le producteur varient en fonction de ses préférences, de ses connaissances et des ressources disponibles. Ainsi, le paysan « fortement intégré au monde agricole, à ses services et à ses institutions », adoptera une technique différente de celui qui, « désireux (…) d'innover, est moins proche du développement durable ». La possibilité de se libérer plus souvent de l'astreinte quotidienne (weekend et vacances) permet aux éleveurs d'améliorer, de manière sensible, leur qualité de vie.

30Analyse de la durabilité économique. La dispersion des résultats économiques diffère de celle des autres échelles. Cela peut s'expliquer par la différence des appellations que l'on retrouve dans notre échantillon, les stratégies de commercialisation qui ne permettent pas toutes de valoriser, à la même hauteur, le lait, ainsi que par les différentes situations d'endettement. Au niveau économique, les producteurs sont soumis à des risques élevés à cause des maladies des végétaux et des animaux, avec une pression à l'aval sur les couts de production et les prix de vente, dans un contexte de forte concurrence et de faible pouvoir d'achat des consommateurs. Les innovations techniques pour stabiliser les rendements doivent être adaptées aux faibles capacités financières des producteurs. Sur ce groupe, la viabilité économique est la plus forte. La note du taux de spécialisation est globalement faible, ce qui met en évidence la fragilité des exploitations.

4. Conclusion

31L'étude que nous avons réalisée sur la durabilité des exploitations laitières dans la région de Nabeul nous a permis de montrer qu'il s'agit d'un concept qui commence à avoir sa place dans la stratégie des exploitations laitières. La méthode IDEA permet de sensibiliser les éleveurs à la notion de durabilité et à la nécessité de mieux prendre en compte la protection des milieux naturels. En améliorant les pratiques agricoles, cette méthode permet aux producteurs laitiers de comprendre que la pérennité relève étroitement des trois piliers de l'agriculture durable que sont la protection de l'environnement, l'insertion dans son territoire économique et social et la performance économique. Toutefois, la méthode proposée ne prétend pas être parfaite, fixant définitivement un modèle de durabilité agricole. Par exemple, les 16 indicateurs de l'échelle socio-territoriale ne constituent pas une liste exhaustive et définitive de l'échelle sociale et territoriale de l'agriculture. D'une part, il manque des indicateurs, aussi bien pour la fonction territoriale (services rendus au territoire et à la société) que pour la dimension sociale de l'entreprise agricole (qualité du travail, hygiène et sécurité). L'absence d'indicateurs simples, pertinents et capables d'évaluer dans (presque) toutes les conditions possibles ces notions complexes nous conduit, pour l'instant, à les écarter. D'autre part, la société évolue avec de nouveaux besoins et/ou de nouvelles exigences règlementaires ou éthiques. Et parce que le monde agricole s'insère dans le reste de la société, ce qui était impossible hier est devenu possible aujourd'hui, de sorte que l'échelle socio-territoriale est nécessairement appelée à évoluer dans le temps.

Bibliographie

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Pradel M. & Del'homme B., 2005. Evaluation de la durabilité des exploitations viticoles dans le vignoble bordelais. Méthode et résultats. In: Actes du Congrès Oenometrics XII, 27-28 mai 2005, Macerata, Italie.

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Vilain L. et al., 2000. La méthode IDEA. Guide d'utilisation. 1re éd. Dijon, France : Educagri Editions.

Vilain L. et al., 2003. La méthode IDEA. Guide d'utilisation. 2e éd. Dijon, France : Educagri Editions.

To cite this article

Naceur M’Hamdi, Rafik Aloulou, Mouna Hedhly & Mohamed Ben Hamouda, «Evaluation de la durabilité des exploitations laitières tunisiennes par la méthode IDEA», BASE [En ligne], numéro 2, volume 13 (2009), 221-228 URL : https://popups.ulg.ac.be/1780-4507/index.php?id=3865.