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- Volume 19 (2015)
- numéro 3
- Nouvelles analyses des crises alimentaires en Afrique de l’Ouest
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Nouvelles analyses des crises alimentaires en Afrique de l’Ouest
Nota's van de redactie
Reçu le 27 avril 2014, accepté le 1 avril 2015
Résumé
La question des crises est un élément central de débat et un enjeu stratégique pour l’ensemble des protagonistes en Afrique de l’Ouest. Les crises alimentaires et nutritionnelles y possèdent une récurrence, une intensité et une variabilité fortes qui constituent des défis renouvelés. Leur définition, leur délimitation et leur gestion constituent aussi un champ professionnel structuré et ancien d’intervention. Différentes approches peuvent être mobilisées afin de rendre compte de la diversité et de la complexité des crises alimentaires et nutritionnelles. Certaines, davantage descriptives, énumèrent leurs causes et leurs manifestations tandis que d’autres insistent sur leur caractère construit, leurs dynamiques propres liées aux interactions entre phénomènes. Les différents acteurs institutionnels impliqués, nationaux comme internationaux, ont, jusqu’à présent, surtout favorisé l’amélioration progressive de systèmes experts apportant des réponses techniques de court terme. En parallèle, cette évolution a conduit à une harmonisation des cadres de pensée préjudiciable à la prise en compte de la diversité des questionnements et à l’intégration des acteurs non-institutionnels. Ce sont ces frontières et ces limites que cet article entend questionner afin de rappeler la dimension politique de la gestion des crises alimentaires (et de leur éventuelle résolution).
Abstract
New analyses of food crises in West Africa. The issue of crisis is a central element of debate and a strategic challenge for all stakeholders in West Africa. Food and nutrition crises are recurrent in the region, with a level of intensity and high variability constituting renewed challenges. The definition, delimitation and management of these crises are provided by an established and structured professional field, which favors intervention. Different conceptual and contextual approaches can be mobilized to account for the diversity and complexity of food and nutrition crises. Some more descriptive approaches list the causes and manifestations of these crises, while others insist on the fact that they are created, and identify their dynamic as being linked to interactions between various phenomena. To date, most of the various institutional actors involved in addressing food and nutrition crises, both at national and international levels, have favored the gradual improvement of expert systems providing technical short-term responses. In parallel, this has led to a harmonization of these frameworks of thought, which has been detrimental to the consideration of the diversity of questions and the integration of non-institutional actors. These are the boundaries and limitations that this article aims to question, in order to reinvoke the political dimension of the management of food crises (and their eventual resolution).
Inhoudstafel
1. Introduction
1Les crises alimentaires constituent un extraordinaire champ d’observation : en termes de réponses à l’adversité comme de représentations du risque. Loin d’être un simple phénomène appelant un traitement humanitaire d’urgence en Afrique subsaharienne, elles constituent un enjeu central de développement au carrefour de la satisfaction des besoins, de la gestion durable des ressources comme de leur redistribution afin de tenir compte des mobilisations sociales croissantes.
2Si de nombreux travaux ont été conduits, depuis un siècle, à leur sujet, la décennie écoulée s’en distingue par une augmentation substantielle, compte tenu de leur répétition et de leur persistance, au Niger (Olivier de Sardan, 2008a), au Mali (Arditi et al., 2011), au Malawi (Dorward et al., 2004), en Éthiopie et en Somalie (Maxwell et al., 2012c). Sans doute est-ce aussi le résultat d’une médiatisation accrue et d’une politisation croissante ?
3Si les crises alimentaires n’ont pas fondamentalement changé de nature, les manières de les aborder ont davantage évolué : leur caractère à la fois hérité et construit, intriqué et dynamique est davantage mis en avant (Janin, 2010a). La crise alimentaire de 2007-2008 a indéniablement accéléré ce changement de paradigme. Elle a contribué à renouveler les figures du risque (géopolitique et non plus seulement bio-climatique et socio-économique) (Janin, 2011a), à balayer certains prismes (revendications plus urbaines et ciblage moins rural). À la faveur de cette crise, les réflexions sur les divergences entre régulations marchandes et politiques, sur les antagonismes entre acteurs aux intérêts, aux logiques et aux pratiques propres se sont multipliées (McMichael, 2009 ; Holt Gimenez et al., 2011), tandis que l’on s’interrogeait sur les meilleures stratégies visant à limiter cette instabilité (Galtier, 2012). Confortée par les annonces alarmistes – en termes de demande croissante, compte tenu du fort croît démographique comme de variabilité de l’offre, du fait de contraintes climatiques renforcées – la question agricole a été remise au cœur des agendas à l’issue de cette crise, même si, là aussi, les scénarios restent multiples (productionnisme versus agrobiodiversité, spécialisation versus diversification, etc.).
4Quant à la portée instrumentale des dispositifs de gestion des crises, elle n’est plus à démontrer. Force est de reconnaitre leur perfectionnement croissant, en termes de diagnostic et de suivi des situations à risque, fût-ce au prix d’une technicisation couteuse. Les efforts réalisés, depuis le début de la décennie 2000, pour les harmoniser – via la mise en place d’échelles de mesure d’intensité des crises et de clusters – semblent aller dans le sens d’une meilleure opérationnalité. Toutefois, leur élargissement progressif à de nouveaux « acteurs sociaux intermédiaires » complique grandement la coordination. Quels que soient les cas étudiés, le décalage entre volonté technocratique affichée, en termes de partage des connaissances ou de concertation, et réalité des décisions reste un sujet constant de préoccupation. Au-delà de son traitement technique, force est de reconnaitre que toute crise est prisonnière de jeux d’acteurs, aux intérêts, aux logiques, souvent concurrentiels (Sahley et al., 2005 ; Janin, 2010b).
5Ce texte entend d’abord rappeler les atouts et les limites des différentes approches d’analyse dans le domaine des crises alimentaires à l’échelle régionale et nationale. Puis, il s’efforce de montrer que le caractère fécond des améliorations apportées aux dispositifs de leur gestion se heurte invariablement à la nature des rapports entre acteurs opérant au sein du système alimentaire. De ce fait, une plus large place devrait être faite à des analyses plus enracinées, mêlant économie morale de la redistribution et économie politique de la gestion du risque (Watts, 1983 ; Macrae et al., 1994 ; Bush, 1996) pour rendre compte des inégalités de ressource et de pouvoir.
2. Des crises alimentaires complexes et durables plus difficiles à appréhender
6La notion de « crise » fait l’objet d’un engouement particulier depuis les épisodes majeurs sahéliens des années 1970 et 1980. Ce phénomène est, certes, lié à l’amélioration continue des moyens d’information et de diffusion mais, plus encore, à la sensibilisation accrue des acteurs impliqués avec des effets ambivalents. Ainsi, l’inflation dans l’usage du terme « crise » contribue à banaliser ce phénomène au risque de renforcer à la fois l’indifférence des donateurs. De ce fait, la notion de crise s’est affadie pour devenir synonyme de toute « phase de changement brutal ou accéléré ayant des effets déstabilisants » alors même qu’elle est, par essence, hors-norme (Lagadec, 2010). Presque toujours considérée comme un moment critique, au contenu paroxystique, toute crise est ambivalente (Parrochia, 2009) puisqu’elle génère, dans le même temps, des opportunités : aux commerçants-importateurs de denrées de base, aux agriculteurs ayant des surplus céréaliers à vendre, aux promoteurs d’innovations thérapeutiques, aux gouvernants décidés à « ne pas perdre la main » (Janin, 2008). Elle constitue donc un moment clé pour évaluer, sans complaisance, la fonctionnalité des dispositifs de gestion des crises, le niveau d’acceptabilité sociétale du risque comme les contributions politiques de chaque type d’acteur (pour ne pas dire « responsabilité »). Au-delà, toute crise repose aussi la question essentielle des choix stratégiques en matière de politiques de développement (Zoundi, 2012).
7La dimension historique des crises alimentaires dans les régions sahélo-soudaniennes d’Afrique est bien établie et reconnue (Gado, 1993 ; Chastanet, 2008), même si leurs causes, leurs manifestations et leur intensité peuvent différer fortement (Mourey, 2004). Peu de points communs, par exemple, entre :
8– certaines crises, dites « traditionnelles », présentées comme des « crises de disponibilités » (soudure alimentaire aggravée, disette rurale), souvent localisées et prévisibles, présentant un caractère relativement saisonnier ou cyclique, ayant façonné des modes de vie et organisé les mentalités collectives à l’aune d’une éthique de subsistance et d’une économie morale de la redistribution (Fassin, 2009) ;
9– et des crises alimentaires moins endogènes, liées à des chocs conjoncturels plutôt importés (hausse subite de prix ou accident climatique), marquées par des pertes d’accessibilité aux denrées de base, pouvant donner lieu à des mobilisations sociales parfois violentes, du fait d’un affaiblissement des filets de sécurité traditionnels et du caractère de moins en moins acceptable, pour les jeunes, des inégalités.
10Que penser également des « crises tendancielles », liées à une aggravation de la précarité et de la vulnérabilité des moyens d’existence, plus difficiles à percevoir et à analyser à moins d’enquêtes locales suivies (de type Household Economy Approach) ? Quant à la lecture nutritionnelle des crises, mise en exergue par l’épisode nigérien de 2005, elle privilégie une échelle individuelle de mesure dictée par l’urgence, parfois en décalage avec des informations agricoles, alors même que la malnutrition est l’expression ultime des dérèglements globaux, tant productif, marchand, sociétal, éducatif, sanitaire que politique (Elmekki, 19991) qui peuvent se recombiner mais dont les conséquences restent encore difficiles à appréhender et à mesurer.
11À ce redimensionnement des crises correspond aussi le renouvellement progressif des schémas causaux ou explicatifs. On est passé de considérations fonctionnalistes opérant une distinction hâtive entre l’origine « naturelle » (criquets, sècheresse, etc.) et « humaine » (guerre, épidémie) des crises alimentaires (Brun, 1975 ; FAO, 2004) à des explications insistant sur leur caractère pluridimensionnel (et multifactoriel climatique, agricole, économique, sociétal, politique), nécessitant, sans y parvenir encore, la mise en place de politiques intersectorielles (Alpha et al., 2013). Tous ces efforts classificatoires facilitent, sans aucun doute, la caractérisation des crises mais peinent à restituer leurs dynamiques internes en lien avec un ensemble de phénomènes endogènes comme exogènes (Burg, 2008 ; Maxwell et al., 2012b2) .
12Au-delà de ces distinctions, force est toutefois de reconnaitre que les sociétés et les territoires sahélo-soudaniens sont globalement touchés par des « situations de (pré-)crise », caractérisées par certains « chocs », présentant une certaine fréquence et une certaine régularité (Tableau 1). Ainsi, les années déficitaires en milieu rural, marquées par des pénuries céréalières – de durée, d’intensité et d’étendue certes variables –, l’emportent généralement sur celles considérées comme « satisfaisantes ou excédentaires », même si les données statistiques restent souvent sujettes à caution. Parallèlement, en milieu urbain, une insécurité alimentaire chronique perdure, directement liée au caractère instable et aléatoire des revenus monétaires et à une précarité endémique. Les catégories urbaines perdent peu à peu des liens de complémentarités avec des segments de famille élargie en milieu rural, du fait de réciprocités contractuelles plus exigeantes et plus aléatoires ; elles restent donc très vulnérables à tout renchérissement brutal et important des prix alimentaires de détail.
13Les échelles de temps et d’espace constituent des marqueurs stratégiques, même si leur multiplicité est souvent difficile à intégrer dans les diagnostics et les actions. Certaines zones peuvent être plus touchées alors que d’autres sont plutôt épargnées. Et certaines périodes sont plus critiques que d’autres (Howe, 2010). L’idée de répétition ou de persistance des crises fait parallèlement son chemin (Oxfam, 2010 ; Michiels et al., 2012), confortée par la pérennisation de certaines situations régionales (zone Niger-Tchad-Soudan, Corne de l’Afrique, cuvette congolaise), tandis que d’autres parlent de crises « prolongées » (FAO, 2010), « durables » (Pingali et al., 2005) ou « persistantes » (Øygard, 2005). Ces qualificatifs signent, certes, la fin heureuse d’un clivage articifiel (conjoncturel / structurel) mais illustrent aussi les difficultés pour les comprendre et pour les résoudre.
14Une crise est bien le produit d’une histoire économique, sociétale et politique, faite d’incertitudes, de ruptures et de bifurcations liées à des décisions, des blocages ou des « non-actions » (Braidotti, 2007). Dans cette perspective, on peut aller jusqu’à considérer une crise comme un « évènement » sans début précis, ni fin véritable, inscrite dans les trajectoires temporelles des systèmes en place.
15Au cœur des crises de plus en plus complexes, se confrontent plusieurs registres narratifs, qu’il convient de garder en mémoire : certains plutôt basés sur les connaissances, les représentations de ceux qui y font face ; d’autres découlent des classifications et catégorisations, parfois réifiantes, propres à ceux qui les gèrent et les analysent. On peut ainsi distinguer des registres :
16– « technocratique », comme énoncé expert scientiste faisant la part belle aux données chiffrées objectivées afin de hiérarchiser les priorités d’action (indicateurs quantitatifs, scores et ratios) ;
17– « expressif », basé sur la médiatisation des figures de victimes et de leur ressenti afin de générer de la compassion émotionnelle (Dauvin, 2006) ;
18– « politisé », par la place accordée à l’instrumentalisation des actions réelles ou supposées : soit pour les dénoncer, soit pour les justifier, afin d’asseoir certaines formes de légitimité (Janin, 2008) ou pour créer des « niches » de captation de financements ;
19– enfin, « holiste » soucieux d’appréhender les processus dans leur complexité paradigmatique (interactions, ambivalence, etc.) pour améliorer le pilotage coordonné des différents sous-systèmes en matière de lutte.
20Nous faisons donc nôtre l’idée qu’une crise alimentaire est à considérer comme l’expression des hésitations et des dysfonctionnements des régulations sociétales, marchandes et politiques, à des échelles moyennes de temps et d’espace, compte tenu des positions concurrentielles de groupes d’acteurs hétérogènes, aux capacités d’action inégales et aux intérêts différenciés, donnant lieu à différentes expressions du « manque » (objectivé comme ressenti).
3. Des grilles dominantes d’analyse privilégiant les approches techniques
21Comment aborder des « crises alimentaires » aux origines, aux manifestations, aux dimensions différentes ? Y a-t-il des « crises traditionnelles » et des « crises nouvelles » (Vanhaute, 2011) ? Les crises agricoles sont-elles toujours liées à des pénuries céréalières ? Les crises alimentaires ont-elles, toutes, une dimension nutritionnelle explicite ? Autant d’interrogations que nous n’aborderons qu’à la marge, cherchant surtout à mettre l’accent sur les grilles d’analyse mobilisées.
22Dans ce domaine, de nombreuses approches existent avec leurs atouts, leurs exigences et leurs limites. Si l’on excepte les théories des famines qui les incarnent peu, la plupart sont à la fois « sectorielles » et « contextuelles ». Les premières juxtaposent – davantage qu’elles n’associent – les différents champs d’une crise : agricole, alimentaire, nutritionnel, sanitaire, démographique. Elles apportent peu de renseignements sur ce qu’il conviendrait de prioriser, ni sur les effets des actions menées en termes de transfert de risque d’un champ à l’autre. Quant aux secondes, elles se focalisent davantage sur quelques marqueurs (lieux, temporalités, échelles, acteurs) permettant de raconter la crise comme une histoire. Passant au crible une abondante littérature, deux approches occupent majoritairement le champ humanitaire actuellement.
23L’analyse « fonctionnaliste » reste généralement très descriptive (Figure 1). La crise est, ici, considérée comme « l’avènement d’un évènement situé » (Durand-Dastès, 2001), doté d’une certaine linéarité, avec un avant, un pendant et un après. Le point d’entrée reste très dépendant de l’identification des causes et de leurs effets (Roshni, 2007), très souvent énumérés, sans nécessairement bien les relier. Parce qu’elle questionne peu le lien établi entre un choc et son impact (Pündrich et al., 2009), cette approche favorise les réponses ponctuelles et curatives visant à limiter l’intensité des dérèglements. Elle insiste aussi beaucoup sur la chronologie, les étapes, sans trop s’intéresser aux jeux d’échelles ni aux interactions, même si elle prend en compte la diversité des acteurs en présence à l’échelle régionale ou nationale. Cette grille, qui dépolitise la crise sous le vocable « catastrophe » (FAO, 2011), a souvent la faveur des intervenants humanitaires et des opérateurs de développement (Disaster Risk Reduction Tools and Methods à l’UNRISD, par exemple).
24L’analyse « dysfonctionnelle » (Figure 2), pour sa part, s’appuie fortement sur les acquis des travaux antérieurs de Sen (Drèze et al., 1990). Elle considère une crise alimentaire comme le résultat de processus convergents : l’accumulation de dysfonctionnements systémiques (dans les fonctions d’approvisionnement et de redistribution, par exemple) qu’aucun acteur public ou privé ne parvient à limiter est doublée d’une dégradation marquée de la capacité d’accès aux aliments des communautés et des individus (Watts, 1991 ; Fine, 1997 ; Hugon, 2000 ; Rubin, 2008 ; Rubin, 2009). D’une manière générale, ce cadre d’analyse n’a pas réellement connu le succès escompté au cours des deux dernières décennies, parce qu’il engage directement la responsabilité sociale et politique des gouvernants. En revanche, de nombreuses ONG s’en inspirent pour assurer le suivi de leurs groupes bénéficiaires, via la caractérisation des moyens d’existence des ménages, à partir d’enquêtes locales rapides (de type HEA), insistant tour à tour sur les vulnérabilités (ligne de survie) et plus récemment sur les capacités (ligne de résilience), mais sans réellement intégrer les rapports de force internes comme externes.
4. Pour un nouveau cadre réflexif « sensible au politique »
25Les recherches conduites au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso, à partir de la crise alimentaire sous-régionale de 2005 et de la crise alimentaire de 2008, ont montré combien le champ humanitaire était traversé par des rapports de force entre acteurs préjudiciables au traitement des situations d’urgence. Ces constats plaident pour un traitement moins technique de l’urgence, selon une démarche « actionnaliste » (Figure 3).
26Celle-ci requiert à la fois une fine connaissance des enjeux, des rapports de force dans chaque système socio-spatial (Swinnen, 2011). Cette prise en compte de la complexité s’effectue à trois niveaux : par la mise à plat actualisée des dispositifs définissant un cadre pour l’action, par la prise en compte des logiques, des représentations et des intérêts des acteurs par l’analyse de leurs pratiques réelles (Janin, 2011b ; Brockhaus et al., 2012). Cette grille, qui fait la part belle au politique, est essentiellement l’apanage d’observateurs (chercheurs, journalistes) ou d’acteurs militants. Elle a notre préférence et constitue une base utile pour proposer un nouveau cadre générique (Figure 4) pour aborder les crises alimentaires, alors même que l’idée d’ « agriculture sensible à la nutrition » fait, depuis peu, son chemin.
27Ce cadre s’appuie d’abord sur les éléments constitutifs de la crise comme réalité effective, avec des « marqueurs du risque et du changement », réel ou estimé3 (« Chocs », « Processus » et « Logiques »). Il considère ensuite sa dynamique évolutive, fonction des interactions entre phénomènes, des prises de décision et de leurs scansions temporelles (avec des accélérations, des ralentissements et des stases) (« Réponses », « Interactions » et « Jeux d’acteurs »).
28Mais ce qui va donner à chaque crise une spécificité et une intensité particulière, ce sont trois processus parallèles qui doivent, à notre avis, faire l’objet d’une considération particulière. La filiation avec les « registres d’expression » précités (1ère partie) est évidente, mais il s’agit ici davantage de les aborder sous un angle politique :
29– la « technicisation » se déploie à la fois comme discours et comme pratique hégémonique pour organiser les réponses en fonction de procédures instrumentales codifiées et d’objectifs technocratiques assignés ;
30– la « politisation » découle fortement du premier puisqu’il conduit soit à infléchir les actions proposées en fonction d’intérêts propres (catégoriels ou particuliers) ne bénéficiant généralement pas à tous, soit à les instrumentaliser carrément afin de construire, de fortifier des légitimités ou d’accéder à de nouvelles ressources matérielles ou symboliques ;
31– enfin, la « médiatisation » connait une rapide expansion avec des effets ambivalents, parvenant parfois à renforcer les mobilisations par des transferts efficaces d’informations, mais conduisant aussi à faire accroire des rumeurs, à diffuser des approximations ou à renforcer les idées reçues.
5. Des dispositifs de gestion améliorés toujours dépendants de compromis politiques
32En l’espace de deux décennies, les outils, les protocoles et les dispositifs régissant la gestion des crises alimentaires et nutritionnelles ont sensiblement évolué. Leur récurrence comme leur improbable résolution et anticipation expliquent, pour une large part, ce phénomène itératif. Quant aux exemples de réorganisation efficiente (Mali, Niger), ils sont souvent postérieurs à des épisodes désastreux tout en restant fortement contingents, à moins d’un réexamen continu. D’une manière générale, les évolutions sont davantage marquées par les continuités que par les ruptures.
33En matière de diagnostic et de suivi, par exemple, depuis 2008, les dispositifs nationaux et sous-régionaux (CILSS) ont progressé, intégrant certains indicateurs nutritionnels saisonniers. La lutte contre la malnutrition a fait son apparition dans les actions portées par l'Office humanitaire de la Communauté européenne (ECHO) et dans les programmes des ONG. Cette évolution traduit une volonté de mieux prendre en compte le caractère multidimensionnel des crises et l’imparfaite concordance entre crises de l’offre, crises d’accès et crises de régulation, dont les urgences nutritionnelles en constitueraient l’expression ultime et la moins sujette à caution (Michiels et al., 2007). Elle peut également être analysée comme l’expression de luttes institutionnelles (voire disciplinaires) entre tenants de l’amélioration du fonctionnement des marchés et de l’offre productive et promoteurs de la médicalisation du traitement de la faim (via les Ready-to-use therapeutic foods, par exemple).
34En dépit de ces avancées notables, force est de reconnaitre que le phénomène de décalage entre monitoring des situations à risque, transfert d’information et prise effective de décision est loin d’être résorbé. À chaque étape, du diagnostic préalable jusqu’au ciblage terminal, nombreux sont les écarts relevés, par les observateurs de terrain, entre les données agrégées et les situations réelles (Janin, 2011b). On note aussi que les indicateurs chiffrés, alors même qu’ils s’appuient sur des mesures objectivées, fournissent souvent des informations contradictoires sur la gravité de la crise, a fortiori lorsque l’on passe à l’échelle micro, même si l’exigence de consensus est martelée par les opérateurs (OXFAM, 2013). Ces approximations et ces généralisations, tantôt indicibles, tantôt patentes, peuvent découler d’un manque de moyens techniques. Ainsi, la couverture géographique des systèmes experts nationaux est encore lacunaire et parcellaire, même si elle a été élargie. En effet, avant la crise alimentaire de 2007-2008, le milieu urbain comme les zones rurales soudaniennes, dotées de bonnes potentialités agricoles et considérées comme peu sujettes aux crises, en étaient généralement exclues. Plus fondamentalement, certaines analyses mettent en avant le caractère fortement politisé de ces dispositifs : hésitations, marchandages et compromis entre gouvernants et bailleurs de fonds viennent parasiter la qualité de l’information transmise et, donc, parfois influencer les choix d’intervention (Enten, 2013).
35Autre domaine dans lequel la production technocratique est forte depuis le début des années 2000 : les cadres stratégiques à visée opérationnelle4. Annoncés à grand renfort médiatique, mis en avant par leurs promoteurs, ils peinent souvent à se traduire dans les faits par des actions concrètes. À tel point que leur harmonisation progressive est désormais considérée comme une priorité. Ceci a, par exemple, conduit, depuis 2006, à la production d’échelles de classement des risques de crise (FAO, 2012), après une application pionnière en Somalie (http://www.fsnau.org/ipc/ipc-map). Elle remplace peu à peu les échelles hiérarchiques de l’Institute of Development Studies (Burg, 2008), du Early Warning Working Group (Howe et al., 2004). Seul le CILSS-AGHRYMET semble encore résister à la déferlante par une approche plus agro-environnementale (Pini, 2006). En termes de cadres d’analyse des crises et d’organisation des interventions, la tendance est également à la normalisation redondante, même si la distinction entre « développement » et « crise » se maintient (White et al., 2000 ; Pingali et al., 2005). La FAO met en avant sa « Twin Track Approach » quand le PAM différencie également programmes d’urgence et programmes de sécurisation des moyens d’existence (Darcy et al., 2003). Dans le même temps, de nombreux travaux montrent les limites d’un tel raisonnement. Et l’idée d’une crise à reconnaitre comme un continuum temporel, inscrite dans des temporalités plus longues, tend à s’imposer (Tableau 2) : de fait, action comme inaction constituent, de manière inextricable, le terreau des crises à venir. Cette évolution parait très positive et devrait sensiblement modifier le traitement des crises (Hobbs et al., 2012), notamment en rapprochant cycles de collecte de l’information, d’analyse, de planification et de mise en œuvre des actions (Barret et al., 2009). La tendance générale est à la diminution des actions curatives de court terme, souvent couteuses, tardives et à l’impact limité au profit d’actions mettant la prévention et le renforcement des capacités des acteurs nationaux et locaux au premier plan (Club du Sahel, 2008). Par ailleurs, comme le souhaite l’Union européenne, de nombreuses actions d’urgence sont menées conjointement avec d’autres intervenants. On relève d’ailleurs, dans certains pays, la mise en place de clusters opérationnels, même si leur gouvernance pose de nombreuses questions et cristallise certaines concurrences (Maxwell et al., 2012a).
36Ce qui frappe le lecteur reste, toutefois, le caractère redondant des réponses (Tableau 2) au-delà des mots (le terme de « résilience » remplaçant de plus en plus celui de « vulnérabilité à l’insécurité »). Ainsi le stockage, longtemps décrié, apanage des familles et des communautés villageoises (Cortes et al., 2012), redécouvert par les ONG via la promotion de banques de céréales dans les années 1990, serait désormais un must institutionnel (UEMOA, 2011). Mieux, ce couteux stockage multi-échelle devrait assurer une véritable action régulatrice, ce que ni les « classiques » stocks de sécurité (SNS), ni les « petits » stocks d’intervention (SI), utilisés à des fins plus politiques, n’ont jamais été en mesure de réaliser. Loin d’être un banal instrument technique (Araujo-Bonjean et al., 2010 ; Maître d’Hôtel et al., 2012), le stockage redeviendrait un outil de gouvernement des populations, à l’instar des souverains précoloniaux gardant « la main sur le grenier ».
37En matière de « coordination » des actions, on est passé de dispositifs centralisés, portés par des institutions étatiques nationales ou sous-régionales (CILSS), opérant plutôt dans le domaine agricole, à des dispositifs plus ouverts et plus inclusifs, partiellement décentralisés, plus ou moins co-gérés, mettant aux prises un panel élargi d’acteurs. Cette évolution offre des perspectives prometteuses, à terme, mais leurs concertations sont plus longues et plus hasardeuses. Le personnel administratif doit ainsi composer avec des « acteurs sociaux intermédiaires » aux intérêts et aux registres d’expression moins « normés », même s’ils font l’objet d’une sélection préalable. Selon les pays et les périodes, des associations, des syndicats, des fédérations paysannes, mais surtout des ONG participent aux réunions de concertation et de cadrage (des politiques et des actions en termes de lutte contre l’insécurité alimentaire) et parviennent même, parfois, à peser sur les décisions (Loi d’orientation agricole au Mali et Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale au Sénégal au cours de la décennie 2000). Au fur et à mesure que l’idée de structuration de la « société civile » s’impose comme un discours partagé – même si la réalité montre que ce processus ne doit pas être idéologisé, ni idéalisé – s’impose aussi la question de la « participation » (Pothukuchi, 2004). À l’échelle locale, ce phénomène est particulièrement visible (plans communaux de sécurité alimentaire au Mali, diagnostics participatifs réalisés par les ONG), même si la prise en compte de la « parole des enquêtés » relève parfois du populisme méthodologique, bien loin de la rigueur du « qualitatif » (Olivier de Sardan, 2008b). Cette nécessité à sans cesse rendre compte de ce qui est fait conduit aussi à accorder une plus grande place – et plus de moyens – aux outils d’information (bulletins, flyers, site Internet) sans que leur contenu ne soit toujours très éclairant sur la nature des activités réellement déployées sur le terrain. Il sera beaucoup plus difficile d’impliquer, dans ces dispositifs de concertation, les réseaux marchands, éternels oubliés. Ils n’en n’ont – du fait de leur autonomie de gestion et des liens directs qu’ils entretiennent avec les gouvernants – ni le besoin, ni l’intention. Quant aux projets de coopération décentralisée (CILSS et al., 2006), ils ont du mal à se mettre en place du fait de la prégnance des frontières et du développement de l’insécurité géopolitique. Des marges de manœuvre importantes existent donc, à condition que les sociétés et les gouvernants investissent plus fortement ce champ dans un sens qui cadre mieux avec leurs intérêts stratégiques : moins en termes de « sécurité alimentaire » que « sécurisation alimentaire » (Dury et al., 2012).
6. Conclusions
38Les représentations des crises alimentaires (africaines) ont singulièrement évolué depuis le début des années 2000. On peut d’abord y voir un « effet de contexte » lié au renforcement des risques multiformes dans certains contextes sahélo-soudaniens (le lien entre crise écologique, crise politique et crise alimentaire serait ainsi réactivé), à la globalisation systémique du risque (via la marchandisation des ressources et le processus de dérégulation des économies et des sociétés) et à l’élargissement progressif des intervenants (avec le rôle croissant des entreprises privées et des acteurs sociaux). On peut tout autant considérer qu’il s’agit d’un « effet de structure » induit par le renouvellement des cadres explicatifs, analytiques et interprétatifs des crises à visée opérationnelle. Le phénomène de non-concordance entre crise céréalière, crise agricole, crise pastorale, crise alimentaire et crise nutritionnelle en constitue également un des points clés (Maxwell et al., 2010).
39En parallèle, l’amélioration progressive des dispositifs de monitoring des crises se poursuit. La plus visible est l’intégration des données spatialisées (SIG) traitant des différentes dimensions des crises alimentaires (agro-environnementale, socio-économique, nutritionnelle). Deux échelles de représentation cartographique sont privilégiées : locale ou régionale, pour la vulnérabilité des systèmes de vie (et leur éventuelle résilience), nationale ou sous-régionale, pour la hiérarchisation des situations alimentaires à risque. Un seuil d’efficacité semble néanmoins avoir été atteint par ces approches classificatoires normées conjoncturelles des crises alimentaires. En effet, de tels dispositifs suivis d’enquête restent couteux et peinent à prendre en compte les temporalités longues des processus en œuvre (et leur réversibilité éventuelle) qui peuvent plus difficilement faire l’objet d’une mesure chiffrée.
40D’une manière générale, les recherches comme les interventions se sont davantage focalisées sur l’amélioration des instruments de monitoring des crises alimentaires et nutritionnelles au détriment de leur réappropriation sociétale et politique, alors même que derrière l’apparente objectivation des instruments, la gestion d’une crise constitue un enjeu fondamental de pouvoir (en termes de ressources, de reproduction sociale ou de légitimation symbolique et politique). Qui plus est, dans les différents pays africains concernés, ces dispositifs constitués consacrent l’émergence d’une véritable ingénierie technocratique, à visée performative, partageant un ensemble de savoirs normés et d’outils codifiés et participant d’un décentrement sociétal et politique de la gestion des crises, même si ce point reste ambivalent. En effet, la décentralisation de la gestion technique des crises est contrebalancée par le maintien d’une centralisation de la décision politique. De fait, en dépit de ce perfectionnement incessant, ces systèmes experts peinent à anticiper et à réduire des crises toujours plus complexes et plus durables (UE-CEDEAO, 2008). Ne conviendrait-il pas, dès lors, de modifier la perspective ? Des analyses plus enracinées (à ne pas confondre avec les approches localisées), en termes d’économie politique, prennent ainsi tout leur sens, même si elles restent parfois difficiles à mettre en œuvre dans des systèmes de gouvernement encore parfois semi-autoritaires. Elles ont le mérite de permettre l’identification des lignes de fracture et des zones de friction (pas toujours déclarées comme telles entre acteurs, par exemple) susceptibles de renforcer les incertitudes. De manière plus concrète, on peut, par ailleurs, penser que la promotion de la co-gestion participative de ces dispositifs, par l’insertion d’acteurs sociaux intermédiaires, non-experts, est porteuse, à moyen terme, en termes de gouvernance. Elle aurait l’avantage de ne pas laisser aux seuls acteurs militants et associatifs la tâche de « politiser l’agenda de la faim » pour tenter de la (ré-)inscrire au cœur des préoccupations et des débats.
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Voetnoten
1 Complexification croissante dont la définition réactualisée de l’insécurité alimentaire et nutritionnelle, enrichie par la notion d’environnement sanitaire et sociétal, rend bien compte.
2 On peut, ainsi, mettre en avant la marchandisation croissante des ressources, la libéralisation des échanges, la dégradation des conditions de production, l’accroissement des inégalités, le maintien de vulnérabilités structurelles, l’affaissement des filets communautaires et les processus d’individuation.
3 Indicateurs chiffrés ponctuels ou répétés, évènements consacrant des ruptures brutales, éléments exprimant des dégradations tendancielles ou des prédispositions latentes, plus lentes à s’exprimer, à des interfaces critiques.
4 La Charte pour la prévention et la gestion des crises alimentaires au Sahel et en Afrique de l’Ouest en est un bon exemple (CSAO-OCDE-CILSS, 2012).