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- Volume 19 (2015)
- Numéro 1
- Comparaison des trajectoires d’innovation pour la sécurisation alimentaire des pays du Sud
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Comparaison des trajectoires d’innovation pour la sécurisation alimentaire des pays du Sud
Editor's Notes
Reçu le 5 mai 2014, accepté le 9 janvier 2015
Cet article est issu d’une communication présentée lors du colloque : 1re Conférence de Recherche Africaine sur l’Agriculture, l’Alimentation et la Nutrition, « AGRAR 2013 », 4-6 juin 2013, Yamoussoukro, Côte d’Ivoire.
Résumé
Description du sujet. L’évolution du concept de sécurité alimentaire et celui de sécurisation alimentaire soulignent la « multi-dimensionnalité » des enjeux alimentaires (quantité, qualité, accessibilité, identité, stabilité, etc.). Elle implique de renforcer les capacités d’innovation des populations confrontées à l’insécurité alimentaire.
Objectifs. L’objectif est d’analyser comment le concept de système d’innovation structure différentes trajectoires d’innovation pour la sécurité alimentaire des pays en développement.
Méthode. La méthode mobilise d’abord une revue de la littérature sur l’application de ce concept dans le secteur agricole et alimentaire (SIA). Elle teste ensuite son utilisation dans deux études de cas.
Résultats. Un premier type de trajectoires productivistes pose pour hypothèses que la sécurité alimentaire impose d’abord d’accroitre les disponibilités et que cet accroissement implique la mobilisation d’intrants industriels. Ce type de trajectoires relancées par la crise financière de 2008 est renouvelé par les potentialités des biotechnologies. Elle conserve une conception linéaire de l’innovation. Elle rencontre des limites liées à ses externalités environnementales et sociales, mais également pour la sécurité alimentaire, notamment dans les Pays Moins Avancés (PMA) en transition démographique. Le deuxième type de trajectoires partant d’une posture multidimensionnelle et de la notion de sécurisation alimentaire propose d’innover pour une transition écologique de la fonction de production dans le secteur alimentaire. Elle se fonde sur la valorisation des ressources locales. Elle implique un changement de modèle d’innovation que nous illustrons par deux études de cas sur le plantain au Cameroun et l’igname en Haïti.
Conclusions. Les résultats confirment le succès d’une démarche de co-construction de l’innovation. Le renforcement des capacités d’innovation locales permet de réaliser les potentialités des agro-systèmes pour la sécurité alimentaire.
Abstract
Comparison of innovation paths for food security in countries of the South
Description of the subject. The evolution of the concept of food security and of food securization emphasizes the multi-dimensionality of food challenges (quantity, quality, affordability, identity, stability, etc.). This implies strengthening the innovation capacity of populations faced with food insecurity.
Objectives. The objective of this study was to analyze how the concept of innovation system structures different trajectories of innovation for food security in developing countries.
Method. A literature review firstly examines the application of this concept within the agricultural and food sector (SIA). The application of the concept is then tested in two case studies.
Results. A first type of “productivist” path hypothesizes that food security necessitates increased availability and thus requires industrial input. This type of path re-emerged during the 2008 financial crisis in a form that included biotechnological potentialities, and retained a linear conception of innovation. This type of path is limited by environmental and social externalities as well as in terms of efficiency in relation to food security, in particular in the less developed countries undergoing demographic transition. The second type of path is based on a multi-dimensional approach and on the notion of food securization. Innovation will foster an ecological transition of the production function in the food sector. This approach is based on the promotion of local resources and involves a change in the innovation model. This change is illustrated in two case studies, one on plantain in Cameroon, the other on yam in Haiti.
Conclusions. The results confirm the success of a process of the co-construction of innovation. The strengthening of local innovation capacities provides opportunities to realize the potentialities of agrosystems for food security.
Table of content
1. Introduction
1L’évolution du concept de sécurité alimentaire questionne l’orientation des processus d’innovation dans le secteur agricole et alimentaire. La notion de sécurité alimentaire est passée d’une conception quantitative issue des travaux de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) en 1935 à une définition polarisée par deux dimensions principales :
2– une dimension que l’on qualifie d’objective (c'est-à-dire pouvant faire l’objet de mesures ou de quantification) mettant en avant la disponibilité des aliments (produits ou importés), leur accessibilité physique et économique, leur qualité nutritionnelle et la régularité des approvisionnements et des prix ;
3– une dimension plus subjective qui renvoie à des questions d’identité culturelle, de justice sociale et de souveraineté sur le plan politique, c’est-à-dire la possibilité d’un État, d’une collectivité, d’un peuple autochtone ou d’un ménage de décider de son alimentation et d’être moins dépendant des marchés internationaux.
4En complément de cette vision fonctionnaliste, émerge dans la littérature la dimension procédurale de « sécurisation alimentaire » qui peut se définir comme « un ensemble de processus et d’actions visant à limiter les situations d’insécurité alimentaire » (Touzard et al., 2012).
5Cette dimension invite à analyser, dans les situations d’insécurité alimentaire localisées avant tout dans les Pays Moins Avancés (PMA) et les zones rurales, les trajectoires d’innovation dans l’agriculture, dans la mesure où elles peuvent influencer les capacités des agriculteurs à faire face à des situations d’insécurité alimentaire. La question est donc de savoir comment orienter les processus d’innovation (conception, implémentation, adoption, etc.) dans le secteur agricole et alimentaire pour contribuer à la sécurisation alimentaire des PMA (Francis, 2010).
6Pour y répondre, nous proposons dans les deux premières parties d’explorer en quoi le renouvellement du concept de système d’innovation permet de qualifier les principales trajectoires technologiques et les modèles d’innovation qui orientent ces trajectoires dans l’agriculture et l’agro-alimentaire en Afrique et dans les Caraïbes. Nous analyserons à partir de la littérature leurs conséquences sur l’enjeu de sécurisation alimentaire. Nous verrons ensuite dans une troisième partie comment un changement de modèle d’innovation permet de mieux accompagner une transition écologique dans le secteur agricole et alimentaire pour répondre aux enjeux de sécurité alimentaire respectivement en Haïti sur l’igname et au Cameroun sur le plantain. La notion de transition écologique qualifie dans notre propos des changements techniques qui reposent sur la mobilisation des ressources que proposent les écosystèmes localisés, ceci par différence avec des intrants standardisés produits par l’industrie.
2. Renouvellement du concept de « Système d’Innovation » et caractérisation des trajectoires technologiques
7Le concept de système d’innovation est devenu aujourd’hui central pour l’économie de l’innovation. Ce concept vise à saisir comment « un ensemble d’institutions, d’organisations, de réseaux et d’acteurs peuvent interagir pour favoriser l’innovation dans un espace donné national, régional ou sectoriel, ou dans un espace construit par des entreprises ou autour du développement d’une technologie » (Touzard et al., 2014). Pour explorer les conditions de mise en œuvre ou d’utilisation du concept de Système d’Innovation (SI) dans l’Agriculture et l’Agro-alimentaire (SIA), nous mobilisons une analyse bibliométrique réalisée sur les bases CAB, Web of Science et Scopus. Cette revue a identifié 150 articles (1995-2012) qui utilisent la notion de SI dans l’agriculture et l’agro-alimentaire, elle met en évidence les faits suivants (Figure 1):
8– le caractère structurant de ce concept qui émerge dans le secteur industriel et dont l’usage est en forte croissance dans les travaux sur l’innovation dans l’agriculture et l’agro-alimentaire depuis 2009 ;
9– l’utilisation croissante de ce référentiel dans les Pays Moins Avancés (près du tiers des publications recensées) en relation avec sa mobilisation au sein des centres du « Consultative Group on International Agricultural Research » (CGIAR) ou de la Banque Mondiale.
10L’analyse de cette littérature identifie quatre « communautés de connaissances » utilisant différemment les SI. Les communautés les plus importantes s’opposent notamment au niveau de leur analyse des trajectoires technologiques dans les pays émergents et moins avancés.
11La première communauté met en avant le rôle des connaissances scientifiques dans l’activation des processus d’innovation, avec une conception qui reste très technologiste et diffusionniste : c’est la recherche scientifique qui joue le rôle clé. Le concept de SI est alors utilisé pour expliquer les « conditions d’acceptabilité sociale » ou de diffusion des innovations qui concernent notamment les biotechnologies, les OGM, les bioénergies (Carlson, 2006). Elle associe principalement des universitaires, des acteurs des politiques de l’innovation, des ingénieurs d’organismes de développement et des firmes de biotechnologies ou agro-alimentaires.
12La deuxième communauté est issue d’une tradition de recherche constituée autour de l’agriculture dans les systèmes nationaux de recherche agronomique et des approches « Farming System ». Elle s’interroge sur la manière selon laquelle les institutions de R&D (Recherche et Développement) de l’agriculture peuvent contribuer aux enjeux de réduction de la pauvreté, de sécurité alimentaire, de gestion des ressources naturelles. Elle réunit des sociologues ou économistes du développement agricole, des responsables d’organisations de la recherche, des agronomes et acteurs impliqués dans les « projets de développement ». Les deux autres communautés moins présentes dans les pays du Sud concernent respectivement des recherches sur les déterminants macro-économiques et sur le management de l’innovation.
13En concentrant l’analyse sur le sous-échantillon des 55 articles couvrant le groupe des PMA principalement localisés en Afrique sub-saharienne et dans les Caraïbes, nous avons réparti ces articles selon leur appartenance dominante à l’une ou l’autre des deux premières communautés. Dans un deuxième temps, nous avons analysé en quoi chacun des deux groupes d’articles caractérise une trajectoire d’innovation à partir de variables relatives à : la nature de l’intensification et des innovations, les indicateurs d’efficacité ou d'évaluation mobilisés (dont ceux concernant l’impact sur la sécurité alimentaire), enfin le modèle et les politiques d’innovation mobilisés.
3. Les trajectoires d’industrialisation agricole et agro-alimentaire
14Le premier type de trajectoire (qui concentre 45 % des articles du sous-échantillon observé) correspond à une intensification industrielle de la production agricole et s’inscrit dans le prolongement de la révolution verte des années 1970 (Gérard et al., 1995), focalisée sur l’augmentation des disponibilités alimentaires par celle de la production et des rendements.
15Ce type de trajectoires est structuré par cinq postulats dominants :
16– L’industrialisation de la fonction de production basée sur l’utilisation d’intrants : semences hybrides, engrais, pesticides. Cette utilisation est notamment renouvelée par les biotechnologies (Hall, 2005) : OGM, bio-fertilisants ou nouvelles molécules de la « chimie doublement verte » (Garnier et al., 2014).
17– La recherche d’efficience par l’exploitation d’économies d’échelle au niveau des firmes agrochimiques et des exploitations qui a pour principales conséquences :
18 – la pratique de cultures ou plantations mono-spécifiques qui renforce les spécialisations des exploitations et des bassins de production, ce qui accroit les pressions des bio-agresseurs et la sensibilité positive des rendements à l’utilisation de pesticides ;
19 – la mécanisation des opérations culturales qui implique des investissements en capital élevé (bulldozers, tracteurs, avions) ;
20 – la concentration de l’activité de production dans un nombre de plus en plus réduit d’exploitations (augmentation de leur taille), ce qui sous-entend soit un mode de production agro-industriel, soit une transition de l’agriculture familiale vers une agriculture d’entreprise ou contractuelle recourant à une main-d’œuvre salariée permanente.
21– Un modèle d’innovation linéaire et diffusionniste qui a deux caractéristiques principales :
22 – la phase de conception se localise dans le laboratoire de recherche (privé ou public). La recherche est présentée comme autonome de la sphère sociale et la notion de « paquet technologique » est fréquemment utilisée ;
23 – le processus d’innovation est réduit pour l’essentiel à la diffusion de l’invention, ce qui focalise l’analyse sur les organisations de transfert technologique : du « laboratoire » aux « clients de la recherche » et de « l’entreprise agro-chimique globalisée » aux agriculteurs. Les politiques d’innovation préconisées selon ce modèle ont pour finalité d’adapter l’environnement institutionnel, les structures productives et les compétences aux conditions nécessaires à la mise en œuvre des technologies élaborées par la recherche. En effet, les investissements (publics ou privés) dans ces technologies impliquent de pouvoir amortir les outputs (molécules, OGM) grâce à des échelles d’utilisation suffisamment larges. La mise au point de ces outputs étant liée à des conditions de production (fonction de production) précises, il est dès lors nécessaire de standardiser ces conditions pour assurer la diffusion des outputs considérés. L’hypothèse de l’inadaptation des propositions technologiques aux conditions productives n’est généralement pas abordée. La définition des « conditions d’adoption de l’innovation » permet de cibler les usagers potentiels ou d’orienter les politiques de développement pour promouvoir l’innovation. Ce type de trajectoires est aujourd’hui remis en cause à la fois par la croissance d’externalités négatives et par une diminution d’efficacité pour la réalisation des objectifs globaux de sécurité alimentaire et nutritionnelle (Fournier et al., 2014).
24– La croissance d’externalités négatives génère des couts cachés sociopolitiques et environnementaux. Les couts sociopolitiques sont liés à deux dimensions principales : la première concerne les conséquences sur la santé des populations du fait de l’utilisation massive d’intrants chimiques, principalement les pesticides (Peto et al., 2013). Ces couts cachés touchent en priorité les salariés des entreprises (Wilson et al., 2004), les normes sociales conduisant à la reconnaissance des maladies professionnelles liées à ces usages étant inopérantes dans de nombreux pays. Ils peuvent aussi toucher les populations environnantes, consommatrices de produits contaminés ou d’eau polluée par les pesticides, comme l’a révélé la crise du chlordécone dans les Caraïbes (Jannoyer-Lesueur et al., 2012). La deuxième dimension des couts sociopolitiques est liée à la concentration foncière, entrainant des exclusions dans des sociétés agraires où les droits fonciers sont peu stabilisés et les flux migratoires de main-d’œuvre plus ou moins maitrisés (Iyebi Mandjek, 2013). Les couts cachés environnementaux portent sur les relations de causalités aujourd’hui établies entre l’intensification agricole et la diminution de la biodiversité végétale et animale, dans un contexte où les ressources de biodiversité peuvent être déterminantes des capacités d’innovation futures des communautés rurales, notamment face aux enjeux du changement climatique. Ils concernent aussi la ressource en eau, dont la disponibilité se réduit à des usages de consommation humaine et animale. Ces couts environnementaux portent également sur les émissions de gaz à effets de serre (CO2 et méthane), à la fois pour les activités de production et de transports.
25– La diminution d’efficacité pour la réalisation de la sécurité alimentaire. À ce niveau, des travaux réalisés dans des situations géographiques différentes aboutissent à trois constats :
26 – La déconnexion entre l’accroissement des disponibilités alimentaires et la sécurité nutritionnelle :
27 – elle est notamment révélée par le paradoxe de Sikasso au Mali (Dury et al., 2012) montrant une augmentation de l’insécurité nutritionnelle de la population infantile dans les zones d’accroissement de la production agricole ;
28 – elle s’observe aussi dans la croissance des maladies non transmissibles (obésité, etc.) liées à l’accroissement de la consommation alimentaire dans les pays en transition.
29 – La stagnation des rendements est un autre indicateur de la diminution d’efficacité des systèmes agro-industriels au regard des enjeux de sécurisation alimentaire. Elle concerne principalement le maïs (USA), le blé (Europe), le riz (Asie) qui assurent la sécurité alimentaire mondiale (Petit, 2011).
30 – La faible adoption de la révolution verte en Afrique et dans les Caraïbes. De nombreux travaux (Nyemeck et al., 2006 ; Dorin et al., 2013) soulignent la lenteur ou l’échec du transfert de la révolution verte en Afrique et dans les Caraïbes. L’explication dominante apportée dans cette littérature pointe :
31 – l’inadaptation des conditions institutionnelles et des structures productives à la mise en œuvre des innovations que propose la recherche scientifique. L’environnement institutionnel des politiques d’innovation serait défaillant pour assurer l’accès aux intrants, mais également maitriser les connaissances et disposer des bonnes informations pour utiliser ces intrants ;
32 – l’atomisation des structures agricoles familiales limiterait les innovations pour l’intensification, du fait de risques trop élevés. Elle induirait aussi des couts de commercialisation et de transaction qui limiteraient la production de volumes importants avec une qualité homogène pour répondre aux demandes des marchés urbains.
33Les conditions de transition socio-démographique sont par ailleurs considérées de manière générale comme peu favorables à une mécanisation à grande échelle en Asie et en Afrique. L’augmentation continue de la population active agricole, malgré les flux migratoires vers les villes (Dorin et al., 2013), exerce une pression sur les terres les plus fertiles, conduisant dans certaines régions à une diminution des superficies cultivables par actif agricole. Par ailleurs, le développement limité de l’industrie ou des services ne favorise pas les migrations intersectorielles et la diminution de la population active agricole.
34Enfin, la dépendance des capacités d’innovation des agricultures africaines aux firmes agro-chimiques soulève des contestations (Reece, 2007). Par exemple, les conditions juridiques de l’utilisation des semences améliorées dépossèdent les agricultures locales de la maitrise de leur source d’approvisionnement. Le verrouillage technologique (Vanloqueren et al., 2009) qu’implique l’utilisation de semences améliorées est aussi critiqué pour l’utilisation d’intrants chimiques dédiés à ces semences. Ainsi 80 % de la production des semences des cinq filières clés de la sécurité alimentaire mondiale (maïs, blé, riz, pomme de terre, soja) sont contrôlés par moins d’une dizaine d’entreprises multinationales (Tansey et al., 2008). Ces firmes maximisent avant tout des objectifs de rentabilité financière qui ne répondent pas forcément aux besoins d’innovations des agriculteurs pour faire face à des situations d’insécurité alimentaire (Ghosch, 2010).
4. L’émergence de trajectoires d’innovation agroécologique
35Un autre type de trajectoires d’innovation a été « réactivé » et renouvelé à partir des années 1980 dans différents contextes géographiques et en fonction de problématiques différentes (Griffon, 2006 ; Altieri et al., 2012). Les trajectoires d’innovation agroécologique (Figure 2) se sont affirmées au Nord comme au Sud, portées par différents enjeux sociopolitiques. Dans les pays industrialisés (USA) ou émergents comme le Brésil et l’Argentine (Goulet et al., 2012), ce type de trajectoires est mis en œuvre surtout pour tenter d’enrayer la décroissance des rendements. Dans certains pays en transition, elle a pour objectif l’autonomie du système productif pour faire face à des difficultés d’approvisionnement externe, voire même à un blocus économique comme à Cuba. En Europe, les déterminants répondent plus à des enjeux de protection environnementale et de construction de systèmes alternatifs à la production agro-industrielle, en jouant sur l’évolution des préférences alimentaires de certaines catégories de la population. En Afrique, elle tend à répondre plutôt à l’objectif de réhabiliter le rôle de l’agriculture comme secteur créateur d’emplois.
36Ce type de trajectoires agroécologiques répond à quatre postulats dominants :
37– en premier lieu, l’écologisation de la fonction de production serait possible en utilisant les potentialités des écosystèmes pour diminuer ou éviter le recours aux intrants de synthèse. L’écologisation conditionne alors l’utilisation d’intrants chimiques à une optimisation du fonctionnement des écosystèmes (Wezel et al., 2009). Elle renvoie à une gamme large d’innovations autour des concepts d’agriculture de conservation (Scopel et al., 2013), d’agroforesterie et de production intégrée. La figure 2 propose une représentation graphique des deux trajectoires. Elle positionne les principaux concepts qui structurent l’innovation en agriculture selon le type d’intensification dominante de la fonction de production ;
38– en second lieu, l’intensification en connaissances sur les écosystèmes et la conduite des plantes implique d’investir dans le capital humain, de développer des compétences modifiant les bases de connaissance et faire de chaque agriculteur un « ingénieur agronome » ;
39– le troisième postulat avance que la recherche d’efficience peut se réaliser par des économies de gamme, la proximité entre producteurs et consommateurs (circuits courts), les systèmes agro-alimentaires localisés (Muchnik et al., 2007) qui mobilisent l’investissement des agricultures familiales dans la transformation des produits ;
40– enfin, le quatrième concerne la structure même de l’exploitation agricole qui reste familiale, mais devient de plus en plus diversifiée.
41Le développement de ce type de trajectoires agroécologiques s’appuie sur un changement de modèle d’innovation qui met en avant la nécessité d’hybrider différentes sources de connaissance, de faire échanger et participer une diversité d’acteurs et de mener des expérimentations locales partagées en réseau. La recherche devient un acteur parmi d’autres. Elle contribue à structurer les cadres institutionnels qui activent les interactions entre acteurs (Klerkx et al., 2010). L’innovation pour une transition écologique de l’agriculture industrielle exige ainsi de modifier les méthodes de conception de l’innovation dans l’agriculture des pays en développement (Spielman et al., 2010).
5. Les limites des trajectoires agroécologiques
42Ce type de trajectoires fait aussi l’objet de controverses (Pretty et al., 2011 ; Sumberg et al., 2013).
43Fondée sur une intensification en travail (en termes quantitatif et qualitatif), les conditions d’activation d’innovations agroécologiques posent la question de la rémunération du travail des agriculteurs au regard de sa pénibilité. Cette intensification doit tenir compte du cout d’opportunité du travail qui dépend du développement intersectoriel et des migrations humaines.
44Des controverses sont formulées sur l’efficacité technique des systèmes agroécologiques en termes de rendement qui sont variables selon les spéculations, mais souvent inférieurs pour les principales productions céréalières des pays industrialisés (20 % pour le blé, par exemple). Cette efficacité technique moindre et des exigences de rémunération plus importante du travail impliqueraient la nécessité de prix plus élevés, réduisant l’accessibilité de ces produits aux consommateurs et donc la sécurité alimentaire.
45Les controverses portent également sur les conditions du soutien des politiques publiques, à la fois en termes de recherche, d’enseignement et d’appui à la mise en œuvre des innovations (par exemple, les aides à la conversion en agriculture biologique), mais aussi sur les couts de transition vers une agriculture plus intensive en connaissances agronomiques. Enfin, le maintien d’une agriculture familiale atomisée pose la question des innovations organisationnelles et des actions collectives permettant aux agriculteurs de répondre aux exigences logistiques des systèmes d’approvisionnement des marchés urbains (Temple et al., 2014). Le fonctionnement, la réactivité et le cout d’une telle organisation ranime notamment les débats sur les fondements et l’évolution des coopératives agricoles.
6. Évaluation d’impact sur la sécurité alimentaire des deux types de trajectoires
46La caractérisation de ces deux grands types de trajectoires technologiques conduit dans un deuxième temps à analyser et questionner leur impact sur la sécurité alimentaire. Dans les deux types de trajectoires, cet impact est généralement évalué au regard des conséquences sur l’accroissement des disponibilités alimentaires, les rendements, la diminution des pertes et la production de nutriments spécifiques. On note toutefois que les travaux prennent de plus en plus compte des indicateurs relatifs à l’accessibilité, notamment en évaluant l’impact des innovations agro-alimentaires sur la pauvreté. Implicitement, la réalisation de la sécurité alimentaire apparait comme une dérivée de la diminution de la pauvreté. On note alors une spécificité méthodologique d’évaluation d’impact sur la sécurité alimentaire selon chaque grand type de trajectoires.
47Les travaux se référant aux trajectoires issues de la révolution verte utilisent plus fréquemment des indicateurs relatifs à la création de valeur ajoutée ou à l’augmentation des revenus monétaires. Les travaux se référant aux trajectoires agroécologiques utilisent par contre des indicateurs voulant montrer l’inclusion des petits producteurs dans la société et la réduction des inégalités. À notre connaissance, très peu d’évaluations ont abordé les conséquences des innovations technologiques sur la sécurité nutritionnelle ou sur le renforcement des capacités d’innovation des acteurs face aux nouveaux enjeux d’insécurité alimentaire.
7. Changement de modèle d’innovation : l’innovation agroécologique pour la sécurité alimentaire sur l’igname en Haïti et le plantain au Cameroun
48Des travaux menés en Haïti sur la production d’igname et au Cameroun sur le plantain montrent comment un changement de modèle d’innovation a permis de réaliser une écologisation de la fonction de production en agriculture.
49La première situation montre comment la tentative d’introduction en Haïti des technologies de production de minisets sur l’igname, mises au point au Nigeria, a échoué dans le cadre de démarches de transferts technologiques diffusionnistes conventionnelles entre les années 1990-2000. Le changement de modèle d’innovation a été alors au centre de changements technologiques basés sur le couplage entre l’usage par les sociétés agraires de connaissances fondamentales jusqu’alors sans impact productif et l’adaptation de la technologie aux intrants produits à partir de l’écosystème local (par différence avec des technologies conçues pour être optimales avec des intrants standardisés industriels). Ce changement s’est opéré en deux temps (Boyer et al., 2014 ; Temple et al., 2014) :
50– dans un premier temps, il y a eu une intégration des connaissances des agriculteurs sur la production d’igname (cycle de production) ; cela a conduit à une série de réglages, touchant par exemple à la taille appropriée des plants à distribuer.
51– dans un deuxième temps, on a assisté à une écologisation de la technologie de multiplication de plants d’igname. Le recours à des intrants chimiques peu accessibles (dépenses monétaires) étant un facteur limitant à la mise en œuvre de la technologie concernée, la recherche agronomique a accompagné les agriculteurs dans la production d’intrants locaux se substituant aux intrants externes.
52Le passage d’un modèle d’innovation diffusionniste à un modèle participatif et constructiviste a débloqué le processus de développement de l’innovation considérée. En 10 ans, le taux d’adoption de la nouvelle technologie a crû de 70 % après la reformulation du modèle d’innovation. Ce changement se traduit par une forme de « démocratisation » de la production de semences d’igname, autrefois réservée aux seuls grands producteurs. Les indicateurs d’impacts micro-économiques sur les producteurs révèlent une augmentation de 15 % de la productivité du travail et de 10 % des revenus monétaires générés par la production d’igname. Au niveau national, on constate en Haïti une croissance exponentielle de la production d’igname qui atteint 123 000 tonnes en 2011. En utilisant les données nationales (certes imparfaites), on constate que la productivité du travail a augmenté plus rapidement que les rendements en Haïti, ce qui contribue à l’augmentation significative de la production d’igname (Figure 3).
53Nous avons comparé ce développement de l’igname en Haïti avec la production d’igname en Côte d’Ivoire (Ouatarra et al., 2012) (Figure 3), pour vérifier si d’autres variables plus globales (structurelles ou technologiques) pouvaient expliquer l’accroissement constaté en Haïti. Cette comparaison confirme que l’accroissement de la productivité est spécifique en Haïti. Il intervient de manière significative à l’issue de la mise au point locale de la technique des minisets en 2008 et non de son introduction (Boyer et al., 2014). La convergence entre les résultats micro et macro renforce l’hypothèse d’une relation de causalité entre l’adoption de cette innovation et l’activation des potentialités d’accroissement de la productivité et des revenus à partir d’une trajectoire technologique fondée sur l’hybridation des connaissances scientifiques et paysannes, ainsi que la valorisation des intrants locaux en relation avec les potentialités des écosystèmes.
54Dans le cas du plantain au Cameroun, les travaux de diagnostic sur les blocages des processus d'innovation ont identifié entre les années 1990-2000 un goulet d’étranglement de la production liée à la pénurie quantitative et qualitative du matériel végétal de plantation, en relation avec les méthodes de multiplication mobilisables. Ce diagnostic a structuré la mise au point d’une nouvelle méthode de multiplication de rejets in vivo appropriable par les agriculteurs intitulée « Plants issus de Fragmentation de Tiges » (Kwa, 2003). La procédure de mise au point s’est faite entre 1998 et 2002 dans des plateformes d’expérimentation délocalisées dans différentes zones de production faisant interagir différentes disciplines et différents acteurs : groupement de producteurs, ONG, vulgarisation publique (Temple et al., 2011). Un axe central de ce processus concerne la prise en compte des capacités d’investissements des petites exploitations pour mettre en œuvre cette technologie grâce à l’autoproduction des intrants nécessaires à celle-ci (rejets, sciures). Un autre a porté sur la structuration de projets de formation à l’échelle nationale. Depuis 2002, le taux d’adoption de cette nouvelle technologie n’a cessé d’augmenter. Sur la base des échantillons d’adoptants suivis par la recherche, les rendements du plantain ont augmenté de 20 % et la productivité du travail de 15 %. Cette augmentation se réalise par une augmentation des rendements liée à l’accroissement des densités de plantation, l’amélioration de la durée de vie des parcelles du fait de l’assainissement du matériel de plantation, l’adaptation des choix variétaux aux différents écosystèmes. À l’échelle nationale, depuis 2005, la production de plantain au Cameroun connait une croissance exponentielle référencée par le couplage entre l’augmentation des superficies et l’augmentation de la production par actif (Figure 4).
55Les deux exemples traités montrent que les avancées de connaissances scientifiques sont des conditions nécessaires, mais pas suffisantes, des processus d’innovation. Des conditions supplémentaires doivent être remplies pour permettre l’hybridation du savoir des chercheurs avec celui des agriculteurs. Cette hybridation impose des modèles d’innovation qui font interagir les acteurs dans les différentes phases du processus. Les deux exemples montrent que l’implication des utilisateurs dans le processus de recherche est nécessaire pour adapter l’innovation technologique aux conditions locales qui sont hétérogènes en fonction des écosystèmes ou des conditions socio-économiques de production. Cette démarche est différente de celle qui adapte les conditions de production aux spécificités de l’invention que peut proposer la recherche. Dans les deux cas, caractérisés par des difficultés d’accès aux intrants industriels, le renforcement des capacités à autoproduire les intrants à partir des potentialités des écosystèmes a été une condition clé de l’adoption à grande échelle des technologies promues.
8. Conclusions
56L’évolution du concept de sécurité alimentaire interroge la capacité des trajectoires technologiques d’intensification industrielle de l’agriculture à apporter des réponses satisfaisantes. Les controverses que soulève ce type de trajectoires concernent les effets sociaux, environnementaux ou économiques des technologies développées, mais aussi la pertinence du modèle d’innovation qui lui est associé. Celui-ci repose sur une distanciation entre l’activité de recherche au sein d’entreprises multinationales ou de laboratoires, et les utilisateurs finaux, plus particulièrement les agriculteurs des pays du Sud.
57Comme le prouvent les deux exemples présentés concernant la mise au point locale de méthode de production de semences d’igname (en Haïti) et de plantain (au Cameroun), l’émergence de trajectoires fondées sur l’écologisation de la fonction de production et la valorisation des ressources locales constitue une alternative pour lever des « verrous technologiques ». De telles approches contribuent à la transition écologique de la fonction de production tout en permettant un accroissement de la productivité. Le renforcement des capacités d’autoproduction de semences est en effet dans les deux cas un moyen pour favoriser des capacités d’innovation endogène fondées sur l’agro-biodiversité (Mc Guire et al., 2011 ; Pautasso et al., 2013). L’affranchissement ou la diminution de la dépendance aux intrants extérieurs, grâce à la (re)production d’intrants locaux, a été un facteur d’accélération du mécanisme d’adoption. L’adaptation des choix variétaux à la diversité des écosystèmes et des conditions de production diffère d’une logique de standardisation de ces conditions. Le renforcement des capacités lié à cette écologisation de la fonction de production joue sur plusieurs dimensions de la sécurisation alimentaire, même si les impacts nutritionnels ne peuvent être démontrés dans nos deux exemples (absence d’indicateurs).
58Les conditions de réalisation de ce type de trajectoires alternatives s’appuient sur une construction conjointe de savoirs innovateurs locaux et de connaissances scientifiques, permettant d’optimiser les potentialités des écosystèmes. Elles supposent un changement de modèle d’innovation en associant le partage de ces différents savoirs aux différentes étapes du processus, depuis la conception et l’implémentation jusqu’à la dissémination et l’évaluation. De nouvelles bases de connaissances hybrides se constituent à partir de l’interaction entre une plus grande diversité d’acteurs, incluant des chercheurs et des agriculteurs. Les deux études de cas montrent le rôle central des interactions entre institutions de recherche, sociétés agraires et acteurs du développement dans la genèse de connaissances partagées nécessaires à un changement de trajectoire technologique.
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