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- Volume 9 : 2009
- Numéro 1 - Le fédéralisme américain
- Washington et l’État fédéral au cœur du populisme américain
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Washington et l’État fédéral au cœur du populisme américain
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1Le système fédéral américain fait l’objet de multiples critiques aux États-Unis. Dès son plus jeune âge, le pays a été confronté à la question de la juste répartition du pouvoir entre l’État fédéral et les États fédérés et à bien des égards pour les élus de la nation, peser correctement ce qui relève de l’intérêt national et ce qui relève de l’intérêt des États représente un défi historique1. L’opposition entre les «fédéralistes» et les «anti-fédéralistes» a pris de multiples formes à travers l’histoire et elle revient régulièrement dans le débat politique lorsqu’il s’agit de juger de la légitimité de l’État fédéral. À chaque fois que ce dernier propose d’organiser et donc d’influencer la politique dans les États fédérés, le débat refait son apparition.
2Les «fédéralistes» défendent un gouvernement national fort, notamment pour protéger les États fédérés des uns contre les autres mais aussi pour défendre la nation contre les ennemis extérieurs. Les «anti-fédéralistes» en revanche défendent l’idée d’États fédérés puissants et autonomes et donc susceptibles d’empêcher le gouvernement fédéral de nuire aux libertés fondamentales du peuple. Les «anti-fédéralistes» «souhaitent que le gouvernement reste proche du peuple et directement responsable devant lui; il se méfient du gouvernement en général, et surtout d’un pouvoir exécutif puissant»2. Si l’opposition entre les uns et les autres est séduisante, elle n’illustre que très partiellement la grande diversité des situations où le rôle de l’État fédéral a fait l’objet de vives discussions. En effet, si c’est la légitimité des grands programmes sociaux entrepris par l’État fédéral qui fait débat à l’époque de Lyndon Johnson et de la «Grande Société» (Great Society), c’est au contraire le retour aux seuls pouvoirs régaliens de l’État, notamment la défense nationale, qui fera l’objet de critiques sous Ronald Reagan. Et de la même manière, si c’est la volonté de réduire les dépenses de l’État fédéral et de ses nombreux fonctionnaires qui animent certaines critiques, celles-ci peuvent également, dans d’autres circonstances, porter sur le rôle de la cour suprême (vis-à-vis des libertés fondamentales, comme le droit de porter des armes), ou sur des questions éthiques fondamentales comme celle du droit à l’avortement.
3On le voit, le clivage pour «plus ou moins» de prérogatives pour l’État fédéral ou les États fédérés dépasse la simple discussion sur le fonctionnement de l’État et s’invite dans toutes sortes de débats de société aux États-Unis. Ceux-ci renvoient à leur tour à l’opposition entre les Républicains et les Démocrates et plus fondamentalement à la place du gouvernement dans la société, son rôle, ses moyens et ses missions. L’État doit-il simplement organiser la police, la justice et la défense? Ou doit-il au contraire prendre en charge les programmes sociaux et économiques qui visent à lutter contre la pauvreté, le chômage, le racisme et les discriminations, etc. ?
4Mais les États fédérés sont loin d’être soumis à l’État fédéral. D’après Brown, il «est plus probable que les citoyens aient affaire aux gouvernements des États et des localités dans leur vie quotidienne qu’au gouvernement fédéral. Les gouvernements d’États ont d’énormes responsabilités (...) en matière d’éducation, de police, d’hôpitaux et de services de santé, de routes, d’assistance sociale (...), et du contrôle de l’exploitation des sols»3. Progressivement ajoute-t-il, «le gouvernement fédéral a utilisé son pouvoir en matière de dépense, de fiscalité et de réglementation du commerce pour pénétrer dans plusieurs des domaines jusqu’alors exclusivement réservés aux gouvernements d’États et des localités»4. Historiquement d’ailleurs, le «renforcement du pouvoir fédéral a été porté par trois mouvements de réforme politique : le progressisme au début du XXe siècle, puis le New Deal de Franklin D. Roosevelt, et enfin la ‘Grande Société’ (Great Society) de Lyndon Johnson au milieu des années 1960»5.
5Et depuis, les Républicains ne cessent de dénoncer le Big governement, «c’est-à-dire le poids et l’activisme excessifs de l’État fédéral»6. En déclarant lors de son discours sur l’État de l’Union de 1981 que «l’État fédéral n’est pas la solution à nos problèmes [mais que l’État] fédéral est le problème», Ronald Reagan reprenait à son compte un débat qui traverse l’histoire des États-Unis et qui risque de revenir encore souvent sur le devant de la scène comme les nombreuses contestations vis-à-vis de la réforme du système de santé américain voulue par Barak Obama en ont témoigné en 2009.
6Si la critique de l’État fédéral et du système fédéral américain n’est pas l’apanage exclusif de la droite conservatrice, et si de nombreux groupes politiques aux projets différents se caractérisent par le rejet du Big government, la question du fédéralisme apparaît de façon singulière dans le discours de la droite radicale et populiste. En effet, en tant que capitale d’un État fédéral qui compte parmi les pays les plus puissants du monde, Washington incarne «l’ennemi numéro 1» dans de nombreux discours politiques radicaux aux États-Unis. Considérée comme la ville où siège une élite cosmopolite et arrogante, constituée de bureaucrates, de banquiers, de financiers et de lobbyistes en tous genres, Washington apparaît régulièrement dans les discours populistes et d’extrême droite comme le lieu où se concentrent et agissent tout les ennemis de la nation. Le système fédéral, dans ce contexte, apparait comme un cheval de Troie qui vise, sous couvert d’aide à la population, à contrôler progressivement la vie politique propre à chaque État fédéré.
7Si la critique de l’État fédéral et du système fédéral américain traverse les clivages et les idées politiques, la question du fédéralisme joue un rôle central dans la structuration du discours de l’extrême aux États-Unis. Pour illustrer ce fait, nous allons procéder en trois temps. Nous allons d’abord montrer comment ces discours reposent tous à des degrés divers sur une rhétorique politique qui emprunte à la théorie du complot et à l’idée de la manipulation en politique. En effet, un fil conducteur unique traverse le populisme et l’extrême droite aux Etats-Unis : l’idée d’un univers politique qui ne serait que manipulation, mensonge et complot de quelques élites contre le peuple et ses intérêts les plus élémentaires7. Nous allons ensuite illustrer ces développements théoriques en analysant scrupuleusement sur le terrain le discours de Pat Buchanan qui fût longtemps le chef de fil des paleoconservateurs. En tant que leader populiste, conservateur et xénophobe caractéristique de nombreux courants politiques radicaux à droite aux États-Unis, Buchanan est le seul homme politique dans cette catégorie a avoir joué un rôle significatif lors des élections présidentielles de 1992, de 1996 et de 2000. Les ouvrages, les articles et les discours de Pat Buchanan placent Washington et la logique du pouvoir fédéral américain au cœur d’un vaste complot mondial. Enfin, dans un troisième temps, nous pourront proposer un cadre d’analyse comparatif entre la place du fédéralisme américain dans les discours populistes et d’extrême droite aux États-Unis et le rôle que prend progressivement Bruxelles dans les discours populistes et d’extrême droite en Europe.
1. Le complot mondialiste et l’État fédéral aux États-Unis
8Evoquant un des grands traits du populisme, Singh insiste sur l’antipathie qu’inspire le gouvernement fédéral américain à des leaders populistes aussi différents que David Duke, Pat Buchanan et Louis Farrakhan. À chaque fois précise-t-il, c’est «nous contre eux»8, le peuple contre les élites de Washington, la majorité des Américains contre le gouvernement fédéral livré aux mains d’une poignée d’individus.
9Les discours politiques radicaux, qu’il soit populiste ou d’extrême droite, mobilisent une rhétorique qui emprunte à la théorie de complot et à l’idée de la manipulation. Si celle-ci n’épuise pas ces deux types de discours et la diversité de leurs manifestations, elle représente un fil conducteur qui permet de les relier entre eux. En effet, à chaque fois, il est question d’un ennemi qui est l’auteur d’un complot contre le peuple ou la nation (l’élite dans le discours populiste et l’ennemi intérieur et extérieur dans le discours de l’extrême droite), d’un peuple ou d’une nation victime de la manipulation (le peuple dans le discours populiste et la «nation pure» dans le discours d’extrême droite), et de quelques individus courageux et lucides qui dénoncent cette dernière (le chef, le parti, les cadres et les militants du parti populiste ou d’extrême droite).
10Aux États-Unis, l’intrusion de l’État fédéral dans la vie politique des États fédérés et donc dans la vie quotidienne des citoyens suscite de nombreuses spéculations sur la gestion du pays, sur la répartition des richesses, et surtout sur la formulation de la politique étrangère. En effet, de nombreux discours à caractère populiste ou d’extrême droite développe l’idée d’une manipulation des élites politiques, administratives et financières de Washington à l’insu des citoyens américains. D’un discours à l’autre, ici c’est le peuple américain qui est la victime des élites de Washington (les élites politique, administrative, etc.), ici c’est le peuple des producteurs (fermiers, ouvriers, etc.) qui est la victime des multinationales «soutenues» par l’État fédéral, là-bas c’est la nation homogène et pure qui est la victime de l’immigration et de l’émergence d’une société mondiale multiculturelle.
11La littérature autour de ce que d’aucuns, chez les adeptes du complot aux États-Unis, appellent le «Nouvel ordre mondial» (New World Order) est foisonnante. Déjà dans les années 1950 et 1960, les membres de la John Birch Society (JBS) parlaient du danger «d’un super gouvernement fédéral», étape indispensable vers un «super gouvernement mondial unique», «socialiste», et surtout «promu par l’Union soviétique par l’intermédiaire des Nations unies». La JBS voyait «un vaste complot communiste, travaillant sans cesse pour renverser les libertés américaines et incorporer au passage les États-Unis dans un État et un gouvernement mondial»9. L’idée a fait son chemin dans les milieux de la droite religieuse (notamment chez Pat Robertson10) et de l’extrême droite et s’est fort développée, durant les années 1990, au sein des milices et des mouvements patriotes. La chute du communisme et la première guerre du Golfe ne sont pas étrangères à l’essor de cette idée. La disparition du communisme a créé une incertitude quant au visage de l’ennemi à combattre, et la guerre au Moyen-Orient menée par une vaste coalition internationale a permis à beaucoup de spéculer sur la disparition des forces armées américaines au sein d’un ensemble onusien mondial. L’idée du «Nouvel ordre mondial» développée par Herbert Bush lors de la première guerre du Golfe pour justifier le renversement d’un État par une coalition de nations n’est pas étranger à toutes la littérature qui a émergé à cette époque sur le complot mondialiste.
12Au niveau des milices aux États-Unis, les scénarii sont nombreux et les détails du complot varient d’une interprétation à l’autre, mais quelques invariants subsistent. À chaque fois, il est question d’une minorité d’individus très riches et très puissants qui cherchent à mettre sur pied un gouvernement unique et mondial qui dirigerait toutes les nations. Ces hommes, qui sont organisés en sociétés secrètes, ont créé et instrumentalisé l’Organisation des Nations Unies pour s’immiscer dans les affaires intérieures des nations et les subvertir. Aux États-Unis, les sociétés secrètes peuvent s’appuyer sur les élites financières, bureaucratiques et intellectuelles de Washington pour développer le pouvoir fédéral et partant l’immixtion de l’ONU dans la politique intérieure américaine. Le complot est toujours présenté comme étant déjà à l’œuvre et bien avancé, les «maîtres du monde» cherchent à abolir le système politique américain et les libertés constitutionnelles afin d’enfermer les résistants (les milices) dans de vastes camps de concentration. Le développement des organisations internationales, les lois qui limitent le port des armes, la législation qui autorise l’avortement ou encore des événements comme l’embrasement de la ferme des Davidiens à Waco sont pour les milices des éléments qui confirment le développement de la conspiration et l’emprise du gouvernement sur le peuple américain11.
13Les théories du complot ne mènent pas systématiquement au racisme ou à l’antisémitisme et le lien entre ces tendances et les milices est complexe12. Certains groupements s’opposent simplement à l’émergence d’un gouvernement mondial incarné selon eux par les élites «apatrides» de Washington, l’ONU, l’OMC, le GATT, la Commission Trilateral, le Council on Foreign relations ou encore le groupe de Bilderberg. D’autres s’en prennent aux Illuminés de Bavière et aux francs-maçons qui seraient à la botte d’un gouvernement sioniste d’occupation appelé ZOG pour Zionist Occupation Government et qui contrôlerait déjà le gouvernement fédéral américain13. D’autres, enfin, s’en prennent aux États-Unis et à Israël qu’ils accusent d’impérialisme et de visées hégémoniques en Occident et dans le monde arabe, voire de volonté de domination mondiale.
14La théorie du complot mondialiste et l’imaginaire conspirationniste qui l’anime traversent les pays, les périodes, les groupes et les partis politiques. Animé par une charpente commune et unique, reprenant trois acteurs (les conspirateurs, les victimes et les héros qui tentent de lutter contre le complot), ce type d’analyse se décline de multiples manières au rythme des besoins et des événements politiques qu’elle cherche à élucider. Ainsi, il est remarquable de constater que si l’ONU est régulièrement utilisée par certains groupements radicaux aux États-Unis pour illustrer l’existence d’un complot à l’œuvre depuis plusieurs années – le siège de l’ONU est à New York et il abriterait en réalité une sorte de gouvernement mondial -, elle est en revanche considérée en Europe comme bien moins influente et surtout totalement dépendante des pays qui siègent de façon permanente au Conseil de sécurité14. Si la théorie du complot de l’ONU fait des adeptes aux États-Unis, c’est parce que le terrain est déjà occupé par toutes sortes de théories sur le pouvoir grandissant et dangereux de l’État fédéral sur les libertés publiques.
15Les trois acteurs du complot apparaissent aussi dans des scenarii différents. Par exemple, les discours extrémistes produits par la Nation of Islam aux États-Unis – un groupe radical qui défend la cause des afro-américains – peuvent se rapprocher de la rhétorique des milices et des mouvements patriotes lorsqu’il est question du gouvernement fédéral, et prendre ensuite une tournure totalement différente lorsqu’il est question d’aller beaucoup plus loin dans l’analyse et d’identifier clairement «qui est contre qui». Les Juifs et les bureaucrates considérés comme derrière le gouvernement et contre les blancs aux États-Unis ou contre les Français en France dans le discours de l’extrême droite deviennent dans le discours de Farrakhan, le gouvernement des «blancs», éventuellement manipulés par les Juifs, contre les communautés noires15.
16Les attentats du 11 septembre ont également fait l’objet d’interprétations multiples et variées dans les milieux radicaux aux États-Unis. L’idée que ces attentats n’étaient pas l’œuvre de Ben Laden mais du gouvernement fédéral américain, des Juifs ou d’Israël a d’ailleurs fait son chemin bien au-delà des milieux extrémistes16. Entre autres illustrations, «la presse arabe a interprété l’attentat du 11 septembre 2001 à New York de deux manières différentes, qui renvoient l’une et l’autre au thème du complot juif. La première explication soutient que les banques visées par l’attaque, qui avaient leur siège dans les Twin Towers, appartenaient toutes à des Juifs et que, grâce à elles, les sionistes contraignent le gouvernement américain à agir selon leurs vues. La seconde justification prétend que le Mossad, service secret israélien, a perpétré le crime pour provoquer une réaction agressive des États-Unis contre le monde arabe»17.
2. Pat Buchanan, Washington et le Nouvel ordre mondial
17Auteur de nombreux articles, discours et ouvrages sur la «disparition de l’Amérique blanche et chrétienne dans un monde globalisé et métissé», Pat Buchanan illustre parfaitement la peur qui anime les discours populiste et/ou d’extrême droite aux États-Unis vis-à-vis de Washington et de la toute-puissance de l’État fédéral. Si la critique de ce dernier et du système fédéral américain traverse les clivages et les idées politiques, la question du fédéralisme joue un rôle central dans la structuration du discours de Pat Buchanan.
18Pat Buchanan et la mouvance «paléo» sont qualifiés tantôt de «populistes de droite», tantôt de «populistes conservateurs» (populist conservative), et Pat Buchanan est souvent qualifié à titre personnel de «leader d’extrême droite xénophobe et antisémite». Après avoir échoué aux élections primaires du parti républicain en 1992 contre George Bush senior et en 1996 contre Bob Dole, Pat Buchanan quitte le parti républicain en 1999 et se présente aux élections présidentielles de 2000 sous la bannière du Reform Party. Il obtient 0,4 pour cent du vote populaire, derrière Al Gore (48,4), George Bush junior (47,9) et Ralph Nader (2,7)18. Figure du conservatisme radical aux États-Unis, plusieurs fois candidats à la Maison blanche, Pat Buchanan a une influence sur le conservatisme aux États-Unis (notamment au niveau des oppositions entre néo-conservateurs et paléo-conservateurs) mais aussi d’une manière générale sur le «political mainstream»19. Il représente à lui seul une frange importante des individus qui soutiennent les idées véhiculées par les groupes et partis populistes ou d’extrême droite aux États-Unis et dans ce contexte, l’analyse de ses ouvrages et de ses principaux discours offre l’opportunité de mieux comprendre la perception de l’État fédéral et de Washington dans l’imaginaire collectif de ceux qui adhèrent aux théories du complot.
19«Qui contrôle ou veut contrôler le monde ?» La réponse à cette question n’apparaît jamais explicitement dans la production discursive de Par Buchanan. Derrière l’élite de Washington, les agences et les administrations fédérales, les agents de la révolution ou encore les architectes du «Nouvel ordre mondial» se cachent plusieurs catégories d’acteurs dont les objectifs, les caractéristiques et les intérêts communs ne s’affichent pas directement à l’analyse. Entre la dénonciation par Buchanan de la mondialisation économique et des entreprises multinationales, la critique de la libéralisation du commerce, le rejet de l’immigration de masse et le mépris pour la société multiculturelle, un fil conducteur émerge : la peur de voir l’Amérique blanche et chrétienne disparaître dans un magma indifférencié de consommateurs aliénés soumis aux ordres d’un gouvernement mondial unique. Le complot qui hante Buchanan est déjà bien avancé dans sa réalisation.
«This idea, of an end of nations and the creation of a world government, has been a dream of intellectuals since Kant. Though utopian, it recurs in every generation. It is a Christian heresy. When the philosophes of the Enlightenment repudiated the church, they needed a subtitute for the church’s promise and vision of heaven. So, they created a new vision of all mankind laboring together to create heaven here on earth. (…). The UN is to be its parliament, with the Security Council its upper chamber (the veto is to be abolished), and the General Assembly its lower house. The International Criminal Court, the World Court, and the World Trade Organization would constitute it judicial branches. The IMF is its Federal Reserve. The World Bank and its sister development banks are the foreign aid agencies. The Un Food and Agricultural Organization and the World Health Organization are among its welfare agencies. (…). The model and forerunner is the European Union, the EU»20.
20La construction de l’Union européenne revient régulièrement dans les textes de Buchanan pour illustrer deux dangers imminents. D’une part l’émergence d’une entité politique et économique supérieure qui détruit progressivement les nations et leur souveraineté, d’autre part le caractère «socialiste» et «égalitariste» de ces entités. Ces deux dangers sont présentés comme complémentaires dans la mesure où seule la suppression de la référence nationale, et partant la référence à la culture, à la tradition, aux ancêtres, au sang, au sol et à Dieu, permet de laisser la place à une culture socialiste et égalitaire mondiale et unique.
«With the war against International Communism over, a new struggle, against international socialism, has begun. This is the decisive conflict of the twenty-first century. It will determine whether the unique cultures of the West survive or become the subcultures of a multicultural continent. (…). Patriotism or globalism. Nation-state or New World Order. ‘Independence Forever!’ or global governement. (…). Because it is a project of elites, and because its architects are unknown and unloved, globalism will crash on the Great Barrier Reef of patriotism. That is our belief, and that is our hope»21.
21Le «Nouvel ordre mondial» opère d’abord de façon plus ou moins ouverte au niveau politique et économique sur le plan international, et ensuite au niveau de la culture, des mentalités, des valeurs et des traditions. Dans les deux cas, Buchanan identifie un agenda caché avec des objectifs à plusieurs niveaux, organisé par des élites internationales, et non-soumis au contrôle des populations.
«My friends, you know I know people say when you talk about this New World Order, aren’t you just going around the bend ? There is no threat to American sovereignty. America is mighty and free and nobody will give America orders. And I’m telling you we are going down the road, slowly, that the Europeans have travelled far down already. They are on the verge of surrendering control of immigration, their defense, their money – everything! – to a European Union, and disappearing as countries, virtually into a central state in Europe. And that is what is taking place world-wide»22.
22L’idée du «Nouvel ordre mondial» apparaît dans un discours prononcé au Congrès le 11 septembre 1990 par le Président Bush (père) avant la guerre du Golfe23. Il est considéré comme le point de départ de toute une série d’interventions devant le Congrès, aux Nations unies et dans de nombreuses publications visant à annoncer l’émergence d’un Nouvel ordre mondial.
«At war’s end, President Bush’s approval rating touched 90 percent. And, in October of 1991, he went before the UN to declare that he would not be bringing US troops home, but would launch a crusade to build a ‘New World Order’. The United States would lead the UN in policicing the world, punishing aggressors, and preserving the peace. (…) Bush had left a legacy. He had planted America’s feet on the road to empire. Between the day he took office and the day his son followed suit, the United States invaded Panama, intervened in Somalia, occupied Haiti, pushed Nato to the borders of Russia, created protectorates in Kuwait and Bosnia, bombed Serbia for seventy-eight days, occupied Kosovo, adopted a policy of ‘dual containement’ of Iraq and Iran, and deployed thousands of troops on Saudi soil sacred to all Muslims»24.
23L’agenda caché dénoncé par Buchanan repose sur deux objectifs à la fois complémentaires et contradictoires. D’une part les agents du «Nouvel ordre mondial» cherchent à établir un gouvernement mondial socialiste capable d’imposer par la force l’égalité entre les individus et entre ce qui restera des nations dominées par les nouvelles institutions internationales : «Because the hidden agenda of the global economy is global socialism, the steady transfer of the wealth of the West to the less fortunate of the earth. Equality is the end of socialism. For it to be attained on a global scale, the pay of Third World workers must rise and that of First World workers must be arrested or fall. That is what globalization is doing and is intended to do to U.S. workers – and that is the economic treason that dare not speak its name»25. Mais d’autre part, les élites qui dirigent la révolution cherchent à transformer le monde en un vaste marché mondial libéralisé. «Heartland industries are being sacrificed to enrich a global elite that looks on workers not as fellow human beings but as prawns in a game of global chess»26.
24Les élites veulent un monde unique peuplé de consommateurs aliénés où les principaux alliés des agents de la révolution pourraient vendre leurs produits et s’enrichir sans rencontrer l’opposition des nations : «America has in recent years been yielding up its sovereignty to the agencies of an embryonic world governement, in a betrayal of our history and heritage. (…). The dream of the managerial elites of the New World Order is that, one day, America will pass into history to become simply the wealthy Western hemispheric province of their domain, and they will control its wealth and direct its power – to their own ends»27.
25La contradiction entre la recherche de l’égalité et la volonté de favoriser l’enrichissement de quelques élites managériales renvoie à une idée fondamentale chez Buchanan, une idée qui encore une fois rattache ce dernier et ses écrits à l’idéologie d’extrême droite : l’idée selon laquelle le capitalisme et le communisme sont les deux faces d’un projet unique et historique de gouvernement mondial. La similitude entre les deux régimes économiques n’est pas affirmée comme telle dans la mesure où des pans entiers de l’argumentation de Buchanan reposent sur l’opposition entre la liberté d’une part, la liberté d’entreprendre aux États-Unis, et l’égalitarisme forcené d’autre part, c’est-à-dire le contrôle de l’État sur le marché propre aux anciens et aux actuels régimes communistes. La proximité entre les deux régimes est implicitement évoquée dans la mesure où ils renvoient tous les deux à la toute-puissance de l’économie sur le reste dans l’organisation de la société (économisme) et à la dimension internationale de cette organisation (internationalisme) : «In its economic determinism, its utopianism, and its hold on the imagination, free-trade theory is first cousin to socialism and Marxism»28.
26D’une manière générale, Buchanan reproche au capitalisme d’avoir remplacé Dieu par l’argent et la bourse.
«Economism does not just believe in markets, it worships them. The invisible hand of Adam Smith becomes the hand of God. The commands of the market overrule the claims of citizenship, culture, country. Economic efficiency becomes the highest value. (…). We see the cult at work in corporate executives who proudly declare that theirs is no longer an American company but a ‘global’ company. (…). To the ‘economite’, the true believer in economism, sovereignty, independence, industrial primacy, the values of community and country, must be sacrificed, should the gods of globalism so command»29.
27Buchanan reproche au communisme d’avoir transformé l’être humain en unité de production au sein d’un vaste système où les traditions, la famille et les croyances n’ont plus leurs places : «In the eyes of this rootless transnational elite, men and women are not family, friends, neighbors, fellow citizens, but ‘consumers’ and ‘factors of production’»30. Les attaques les plus sévères se situent au niveau du rôle de la femme au sein de la cellule familiale, cette cellule étant la véritable unité de base de la société américaine : «Is it not a remarkable coincidence how global capitalism’s view of women – as units of production, liberated from husbands, home and family – conforms so precisely to the view of the fathers of global communism? (…). For cultural Marxists, no cause ranked higher than the abolition of the family, which they despised as a dictatorship and the incubator of sexism and social injustice»31. Le capitalisme et le communisme, la réduction du monde à l’économie, à la production et à la matière signifie aussi la disparition de Dieu et le rejet des valeurs chrétiennes.
28En matière d’internationalisme, Buchanan identifie communisme et capitalisme. S’il constate que le premier repose sur une idéologie qui ignore les frontières entre les nations, il reproche surtout au second de s’être mondialisé et financiarisé au point qu’il ne sert plus les intérêts de la nation, en l’occurrence ici les intérêts des États-Unis, mais les intérêts des élites de Washington et du gouvernement mondial en construction.
«Of the one hundred largest entities on earth, half are nations and half are corporations. The executives of these corporations work ceaselessly to erase borders and diminish national sovereignty. Allied with them in the drive to circumscribe the liberty and independence of nations are scores of thousands of ‘international civil servants’, who labor in the vineyards of the EU, the UN, the World Bank, the IMF, the WTO, the World Court, the International Criminal Court, and in thousands of NGOs, nongovernmental organizations that consider their mandates to be global and who work for a world governement they and their comrades must come to dominate»32.
29L’homologie entre le capitalisme et le communisme apparaît également chez Buchanan lorsqu’il dénonce les mécanismes de redistribution des richesses par le biais des grandes institutions internationales vers des pays pauvres, parfois aux mains de régimes socialistes ou communistes. Buchanan a eu l’occasion d’être clair sur ce sujet lors du discours d’annonce de sa candidature à la présidentielle de 1996 pour le parti républicain : «When I am elected president of United States, there will be no more NAFTA sellouts of American workers. There will be no more GATT deals done for the benefit of Wall Street bankers. And there will be no more $50 billion bailouts of Third World socialists, wether in Moscow or Mexico city»33.
30L’homologie entre le capitalisme et le communisme est une idée centrale dans l’idéologie d’extrême droite. Elle implique l’idée importante selon laquelle ce qui apparaît comme foncièrement différent n’est en fait que les deux faces d’une même réalité. Elle sous-entend que les enjeux sont ailleurs et que l’opposition historique entre les défenseurs du capitalisme et les tenants du communisme au XXe siècle est une farce destinée à détourner la population des véritables enjeux : la construction d’un gouvernement mondial unique qui contrôlerait les différents régimes économiques avant de les fusionner. «Many conservatives have succumbed to the heresy of Economism, a mirror-Marxism that holds that man is an economic animal, that free trade and free markets are the path to peace, prosperity, and happiness, that if we can only get the marginal tax rates right and the capital gains tax abolished, Paradise (…) is at hand»34.
Washington et les agents de la révolution
31Les agents de la révolution ne sont pas clairement identifiés dans les ouvrages et les discours de Buchanan. Il est question d’une élite internationale, cosmopolite, apatride et vagabonde, une élite qui organise la réalisation de «l’agenda caché». Si les acteurs dénoncés par Buchanan sont abstraits, leurs objectifs le sont également mais dans une moindre proportion. Le nouvel ordre passe par la construction et la multiplication d’institutions capables de prendre le relais et le contrôle des relations internationales entre les nations et de s’emparer au passage, progressivement, de leurs prérogatives. Ces institutions se multiplient, on les voit émerger à Bruxelles, à Londres et à Washington.
32Le nouvel ordre vise l’abolition des frontières, et partant des nations, pour permettre l’émergence d’une société mondiale métissée et multiculturelle composée de consommateurs aliénés. Pour assurer le bon fonctionnement de cette société mondiale, l’agenda de l’élite implique la mise sur pied d’un gouvernement mondial à la fois communiste (ou socialiste35) et capitaliste, c’est-à-dire à la fois égalitaire pour permettre la consommation de masse et libre-échangiste pour permettre l’enrichissement de l’élite et des multinationales qui la soutiennent dans sa tâche. «If, by 2050, America is a souk of squabbling nationalities united only by a common lust for consumer goods, the guilty men will be our unpatriotic elites who put money and power ahead of country and culture»36.
33Sur la scène internationale, les agents de la révolution disposent d’une série de complices qui trouvent un intérêt à faciliter l’application de l’agenda caché. Parmi ces complices, Buchanan identifie en priorité deux catégories d’individus : les diplomates et les bureaucrates qui travaillent dans les institutions internationales d’une part et d’autre part les hommes d’affaire, cadres, financiers et actionnaires de multinationales dont l’enrichissement dépend spécifiquement du libre échange et de la mondialisation libérale. Ces individus sont responsables du démantèlement des barrières douanières, de la chute des frontières, de l’immigration de masse et de la transformation du monde entier en un vaste marché. «And we Americans must also start recapturing our lost national sovereignty. (…). Yet, today, our birthright of sovereignty, purchased with the blood of patriots, is being traded away for foreign money, handed over to faceless foreign bureaucrats at places like the IMF, the World Bank, the World Trade Organization and the U.N.»37.
34Buchanan dénonce également l’Union européenne que les agents de la révolution présentent comme une nation et qu’il considère comme une forme de fédéralisme avancé et destructeur, à l’instar de ce qui se prépare aux États-Unis. «An economic union like the European Union is not a nation. An economy is not a country. An economic system should strengthen the bonds of national union, but the nation is of a higher order than the construct of any economist. A nation is organic; a nation is alive; a nation has a beating heart»38. L’Union européenne est aux yeux de l’élite le modèle à suivre pour les autres continents sur le chemin du marché mondial. «Internationalists see a fusion of the United States, Canada, and Mexico as the logical next step to world governement. Transnationals see borders as impediments to the flow of workers and goods. Alienated intellectuals and cultural elites, discontented with the America we love, are committed to open borders to alter forever a country and culture they abhor»39. Buchanan dénonce un agenda caché et commun à ceux qui construisent la mondialisation sur le plan politique et économique et ceux qui ailleurs en tirent les principaux bénéfices financiers avec leurs sociétés multinationales. «Globalists and corporatists plotted the evisceration of American manufacturing with the collusion of free-trade fundamentalists who cannot see that the theories they were fed by economics professors in college are killing the country they profess to love»40.
35Après la ligne de front qui regroupe les «mondialistes» des institutions internationales et des multinationales, Buchanan identifie une série de trahisons et de reconversions qui ont eu lieu au sein des deux grands partis aux États-Unis. L’idée d’un «hold up» sur la démocratie est évoquée en campagne électorale pour le Reform Party : «We are going to do battle in a court of law, and the court of public opinion to be included in those Bush-Gore debates, because the American people have a right to hear a Reform Party candidate whose campaign they are paying for with their tax dollars. Our presence in those debates will unclot a system in which the elites of both parties have conspired to place the most critical issues – war or peace, patriotism versus globalism – beyond the reach of the electorate»41. «This idea, that America is a home, not a hiring hall, a country, not a economy, has died among the elites. Both parties, at the bidding of the transnational corporations that finance them, have killed the dream»42. Si pour Buchanan l’idéologie du libre échange fait partie intégrante du parti démocrate, il en va tout autrement au parti républicain qui seulement avec le temps va également finir par succomber à cette influence.
«The Republican Party, which had presided over America’s rise to manufacturing preeminence, has acquiesced in the deindustrialization of the nation to gratify transnational corporations whose oligarchs are the party financiers. U.S. corporations are shutting factories here, opening them in China,’outsourcing’ back-office work to India, importing Asians to take white-collar jobs from Americans, and hiring illegal aliens for their service jobs. The Republican Party has signed off on economic treason. (…) After World War II, the Republican Party gradually converted to the Democratic doctrine of free trade. (…) Bush Republicans now echo Clinton Democrats and celebrate the tenth anniversary of NAFTA, as they hurry to change U.S. laws to conform to WTO commands »43.
36Buchanan situe la trahison et la reconversion d’une partie du parti républicain au niveau de la rupture entre les néo-conservateurs et les paléo-conservateurs (dont Buchanan fait partie). Une rupture qui a mené à un conflit pour le contrôle du parti dont les néo-conservateurs sont sortis vainqueurs.
«First, neoconservatives captured the foundations, think tanks, and opinion journals of the Right and were allowed to redefine conservatism. Their agenda – open borders, amnesty for illegal aliens, free trade, an orderly retreat in the culture wars, ‘Big Governement Conservatism’, and Wilsonian interventions to reshape the world in America’s image – was embraced by Republican leaders as the new conservative agenda. Second, the character of corporate America, the exchequer of the GOP, has changed. Once, Fortune 500 companies believed in economic nationalism and protecting the home market. These companies have now gone global. In return for their continued support of the Republican Party, its foundations, PACs, and think tanks, they want not just tax breaks, but corporate welfare, open borders and mass immigration to keep wages down»44.
37Enfin, derrière les globalistes et les agents de la révolution, derrière le parti républicain et les néoconservateurs, Buchanan évoque les Juifs et leur influence tant au niveau des néoconservateurs qu’au niveau du parti républicain et du parti démocrate. Une influence que Buchanan situe au niveau de l’interventionnisme des États-Unis dans le monde et au niveau du soutien de l’Amérique à Israël. «Intervention, wars for democracy, and a passionate attachment to Israel are what neoconservatism is all about»45. Une influence ancienne qui date de la deuxième guerre mondiale.
«After World War II, Jewish influence over foreign policy became almost an obsession with American leaders. President Harry Truman described the lobbying for early recognition of Israël in 1948 as the most intense he had never experienced. (…) Secretary of State John Foster Dulles complained of ‘how almost impossible it is in this country to carry out a foreign policy not approved by the Jews. (…). In a 1973 interview, J.W.Fulbright, chairman of the Senate Foreign Relations Committee, blurted, ‘Israel controls the Senate’»46.
38Si les Juifs sont loin d’être présentés comme les principaux instigateurs du «Nouvel ordre mondial» ni même comme leurs principaux complices, le lien établi par Buchanan entre le lobby juif et les néoconservateurs d’une part et l’influence de ces derniers sur le parti républicain et sur sa conversion vers la mondialisation libérale d’autre part laisse entendre qu’ils ont un rôle dans la révolution à l’œuvre aux États-Unis et dans le monde.
39Avec les diplomates et les bureaucrates qui siègent dans les administrations fédérales et les grandes institutions internationales, avec les hommes d’affaires, les cadres et les financiers qui gravitent dans les multinationales, avec la reconversion d’une partie du parti républicain au libre échange et au mondialisme, avec les néoconservateurs et les Juifs qui ont réussi à imposer leur agenda au sein du parti, on obtient une idée des individus qui se cachent derrière les fameux agents de la révolution et qui fomentent la construction d’un «Nouvel ordre mondial».
40Les agents de la révolution sont à la fois dans et derrière les lieux de pouvoir : «the political globalists have their own Fifth Column of fellow travelers inside the conservative élite»47. Ils sont présentés ici comme des acteurs concrets aux commandes des grandes institutions internationales et des multinationales, ils sont présentés là-bas, implicitement, comme étant derrière celles-ci, dans l’ombre mais bel et bien aux vraies commandes du système. L’idée chère à Buchanan selon laquelle capitalisme et communisme sont les deux visages d’un même projet mondial témoigne de cette ambiguïté et laisse entendre que derrière les protagonistes de la mondialisation libérale se cache d’autres agents de la révolution, plus discrets et plus puissants encore.
3. L’élite : l’ennemi du populisme et de l’extrême droite
41Pat Buchanan incarne une position hybride entre le populisme et l’extrême droite. Le populisme mobilise un discours à la gloire du peuple honnête contre les élites corrompues, l’extrême droite postule surtout l’inégalité raciale et culturelle entre les peuples et les nations et prône le nationalisme extrême comme forme d’organisation politique susceptible de protéger le peuple contre ses ennemis. Au nom de la démocratie, le populisme rejette les élites et les institutions qu’elles représentent, au nom du peuple racialement et culturellement homogène, l’extrême droite rejette les principes, les valeurs et les fondements de la démocratie48.
42De la rhétorique populiste à l’idéologie d’extrême droite, le discours se radicalise et se racialise, les deux tendances évoluent d’ailleurs ensemble car elles sont complémentaires. Ce processus s’effectue principalement au niveau de l’ennemi tel qu’il est identifié dans les deux types de discours. Dans le discours populiste (Ross Perot, Jesse Jackson, etc.), l’ennemi est jugé pour ce qu’il fait et pour ses mauvaises intentions, l’élite est identifiée à des « parasites » situés au sommet de l’ordre social. Dans le discours d’extrême droite, l’ennemi n’est pas seulement jugé pour ce qu’il fait mais aussi pour ce qu’il est (David Duke, KKK, etc.). Il est jugé pour les dérèglements que son appartenance raciale, biologique et culturelle impose à la nation homogène et stable. Le passage du jugement sur les actes au jugement sur les actes accompagné du jugement sur l’identité ethno-raciale ou ethno-culturelle représente une radicalisation dans le discours politique au sens de la recherche de la racine d’un problème et au sens de la radicalité dans les moyens proposés pour apporter une solution à ce dernier.
43En tant que discours opposé aux élites, le populisme peut en revanche aussi bien être un phénomène de droite que de gauche. En effet, dans une contribution consacrée au populisme et au communisme en France, Lazar décrit le populisme de gauche comme une représentation idéalisée d’un peuple exploité mais uni, travailleur et collectivement producteur, profondément juste et bon, vertueux et invincible49. Évoquant le populisme aux États-Unis, Berlet considère que les mouvements populistes peuvent être de droite, de gauche ou du centre. Ils peuvent être égalitaires ou autoritaires, et compter soit sur un réseau décentralisé ou un chef charismatique. Ils peuvent revendiquer de nouvelles relations sociales et politiques ou romancer le passé50. Les mouvements populistes peuvent promouvoir certaines formes d’antiélitisme qui visent soit de véritables structures d’oppression soit des boucs émissaires prétendument membres d’un complot secret. Ils peuvent définir le «peuple» d’une manière qui est inclusive et qui remet en question les hiérarchies traditionnelles, ou d’une manière qui réduit au silence et diabolise certains groupes oppressés51.
44Si le populisme et l’extrême droite renvoient à des discours si différents, il est légitime de se demander pourquoi ils participent autant à la confusion évoquée dans l’introduction de cet article, notamment au sujet de Pat Buchanan qui incarne parfaitement de nombreux traits propres à ces deux tendances. La réponse à cette question se situe au niveau de l’évolution de l’ennemi dans les discours d’extrême droite. L’ennemi intérieur traditionnel dans le discours de l’extrême droite est incarné par le Juif, le communiste, la féministe ou encore le Franc-Maçon. L’ennemi extérieur est incarné pour sa part par l’étranger, l’immigré ou le «faux» réfugié qui tentent de rentrer à l’intérieur du territoire national. Depuis la fin des années 1980 et le développement des accords qui sont à l’origine de la mondialisation des échanges, il faut ajouter dans le discours d’extrême droite américain une nouvelle catégorie d’ennemi qui est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la nation : «les bureaucrates apatrides et vagabonds qui contrôlent Bruxelles et Washington et qui cherchent à transformer le monde en un vaste marché sans peuple, sans âme, sans nation et sans culture»52.
45En vingt ans, «l’élite de Washington» et aujourd’hui «de Bruxelles» ont fait progressivement leur apparition dans le discours de l’extrême droite. Elle sont présentées dans les discours comme étant à la fois partout et nulle part, elle n’ont pas d’attache culturelle et nationale et elles cherchent à établir une société mondiale multiculturelle et métissée, livrée aux marchés et à la finance («Le Nouvel ordre mondial»). À certains égards, et étant donné son pouvoir d’influence, le «bureaucrate apatride cosmopolite» représente aujourd’hui une menace plus grande que l’étranger dans de nombreux discours d’extrême droite contemporains.
46Le rejet partagé de la mondialisation, de l’ONU, des grandes organisations internationales et de l’Europe entretient une confusion entre les discours populistes traditionnellement opposés aux élites et les discours d’extrême droite opposés à leur tour à Washington et à Bruxelles depuis la fin des années 1980. Avec l’effritement des souverainetés nationales, le développement du pouvoir fédéral américain sur les États fédérés et la construction européenne, l’opposition aux élites responsables de la mondialisation est devenue centrale dans les discours d’extrême droite. Les élites traditionnelles du discours populiste se confondent avec les élites de Bruxelles et de Washington qui structurent aujourd’hui le discours d’extrême droite pour finalement incarner le nouvel ennemi, un ennemi sans visage à la fois intérieur et extérieur, un ennemi qui s’ajoute aux immigrés, aux réfugiés, aux Juifs, aux francs-maçons, aux homosexuels, aux féministes et aux communistes.
Bibliographie générale
47Backes (U.), «L’extrême droite : les multiples facettes d’une catégorie d’analyse», in Perrineau (P.), Les croisés de la société fermée. L’Europe des extrêmes droites, Paris, Éditions de l’aube, 2001, p. 13-29.
48Barkun (M.), «Conspiracy Theories as Stigmatized Knowledge: The Basis for a new Age Racism?», in Kaplan J. and Bjrgo (T.) (éd.), Nation and Race, Boston, Northeastern University Press, 1998, p. 58-72.
49Berlet (C.) et Lyons (M.), Right-Wing Populism in America, New York, Guilford Press, 2000.
50Brown (B.), L’État et la politique aux États-Unis, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
51Durham (M.), «The American Far Right and 9/11», Terrorism and Political Violence, vol. 15, n° 2, 2003, p. 96-111.
52Fiorina (M.), Peterson (P.) et Voss (S.), America’s New Democracy, New York, Longman Penguin Academics, 2002.
53Goldschläger (A.) et Lemaire (J.), Le complot judéo-maçonnique, Bruxelles, Labor/Espace de libertés, 2005.
54James (N.), «Militias, the Patriot movement, and the internet : the ideology of conspiracism», in Parish (J.) et Parker (M.), The Age of Anxiety : Conspiracy Theory and the Human Sciences, Oxford, Blackwell Publishers, 2001, p. 63-92.
55Jamin (J.), L’imaginaire du complot. Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009.
56Lazar (M.), «Populisme et communisme : le cas français», in Taguieff (P.-A.), Le retour du populisme. Un défi pour les démocraties européennes, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2004, p. 83-94.
57Pitcavage (M.), «Camouflage and Conspiracy. The Militia Movement From Ruby Ridge to Y2K», American Behavioral Scientist, vol. 44, n° 6, 2001, p. 957-981.
58Shapiro (E.), «Pat Buchanan and the Jews», Judaism, vol. 45, n° 2, 1996, p. 226-234.
59Singh (R.), The Farrakhan Phenomenon, Washington D.C., Georgetown University Press, 1997.
60Spark (A.), «New World Order», in Knight (P.), Conspiracy Theories in American History. An Encyclopedia (2 vol.), Oxford, ABC CLIO, 2003, p. 536-539.
61Vergniolle de Chantal (F.), «Le fédéralisme américain : origine, évolution et controverses», in Lacorne (D.) (éd.), Les États-Unis, Paris, Fayard et CERI, 2006, p. 59-70.
62Worrell (M.), «The Veil of Piacular Subjectivity : Buchananism and the New World Order», Electronic Journal of Sociology, vol. 4, n° 3, 1999.
Bibliographie de Pat Buchanan
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64Buchanan (P.), «Rally Speech in Santa Barbara», Santa Barbara, le 24 mars 1996, 10 p.
65Buchanan (P.), The Great Betrayal: How American Sovereignty and Social Justice Are Being Sacrificed to the Gods of the Global Economy, Boston, Little, Brown and Company, 1998.
66Buchanan (P.), «Presidential Announcement Speech», New Hampshire, le 2 mars 1999, 7 p.
67Buchanan (P.), A Republic, Not an Empire: Reclaiming America’s Destiny, Washington, Regnery Publishing, 1999.
68Buchanan (P.), «The Millennium Conflict: America First or World Government», World Affairs Council, Boston, Massachusetts, le 6 janvier 2000, 8 p.
69Buchanan (P.), «A Plague on Both Your Houses», Harvard University, Boston, Massachusetts, le 16 mars 2000, 7 p.
70Buchanan (P.), The Death of the West: How Dying Populations and Immigrant Invasions Imperil Our Country and Civilization, New York, St. Martin’s Press, 2002.
71Buchanan (P.), Where the Right Went Wrong: How Neoconservatives Subverted the Reagan Revolution and Hijacked the Bush Presidency, New York, St. Martin’s Press, 2004.
72Buchanan (P.), State of Emergency: The Third World Invasion and Conquest of America, New York, St. Martin’s Press, 2006.
Notes
To cite this article
About: Jérôme Jamin
Licencié en Philosophie et docteur en science politique, chercheur au CEDEM, Université de Liège