- Home
- Volume 12 : 2012
- Varia
- Des mouvements «régionalistes» à l’institutionnalisation de la «région» : enjeux de luttes pour la construction d’une identité culturelle de la Bretagne
View(s): 2956 (15 ULiège)
Download(s): 0 (0 ULiège)
Des mouvements «régionalistes» à l’institutionnalisation de la «région» : enjeux de luttes pour la construction d’une identité culturelle de la Bretagne
Résumé
Les mouvements régionalistes bretons se sont structurés en réaction aux mécanismes d’imposition d’une vision légitime de la culture contre laquelle il s’agissait de revendiquer une langue, une «culture», une «identité» singulières. Cette étude entend revenir sur les catégories de «régionalisme» et de «région», mobilisées par des agents et des groupes sociaux – aux représentations, pratiques et intérêts différenciés, selon un contexte et des ressources spécifiques – et qui concourent néanmoins, dans leur hétérogénéité, à la construction sociale d’une identité culturelle. C’est au regard des rapports de force, constitués autour de la revendication d’une culture singulière et, s’échelonnant des années 1950 aux années 2000, qu’il convient d’appréhender la mesure selon laquelle les mouvements régionalistes bretons ont contribués à la définition et à l’institutionnalisation de la région.
Table of content
1«La région et ses frontières ne sont que la trace morte de l’acte d’autorité consistant à circonscrire le pays, le territoire, imposer la définition légitime, connue et reconnue, des frontières et du territoire, bref le principe de di-vision du monde social»1. S’intéresser à la région comme le résultat d’une construction sociale, c’est procéder à un retour sur la mise en cohérence d’un territoire particulier, «la Bretagne», par des agents sociaux pris dans des luttes symboliques pour l’imposition d’une définition légitime de la région. L’objet de cette contribution consiste en la compréhension des mouvements sociaux régionalistes bretons comme déterminants dans le processus de régionalisation ; ce qui revient à porter l’analyse sur les conditions sociales et historiques d’émergence d’une «prise de conscience régionale»2.
2Introduire la catégorie de «région» nécessite d’interroger ce qui tend à la présenter comme allant de soi. Elle a parfois pris le sens que les représentations des mouvements «régionalistes» ont véhiculées, également celui que les usages différenciés des professionnels de la politique en ont donné et simultanément celui que les langages (et disciplines) des sciences sociales ont diffusés3. Aussi, la région a tantôt pris l’apparence d’un territoire autonome imaginé, tantôt celle d’une institution politiquement effective4, tantôt celle d’un espace géographique aux frontières présumées naturelles et tantôt celle d’un artefact. L’attribution de différents labels que sont, tour à tour, la «région symbolique», la «région fonctionnelle» et la «région institutionnelle»5, a contribué à la polysémie du terme et à son nécessaire désenchantement par le sociologue. Il convient dès lors d’envisager la région au prisme d’un processus retraçant les rapports de force participant à son institutionnalisation et en ce sens, à sa définition. La déconstruction des présupposés attachés à la catégorie de région exige par ailleurs de rappeler que le chercheur lui-même la fait exister. «La région est un enjeu de luttes entre les savants, géographes bien sûr, qui, ayant partie liée avec l’espace, prétendent naturellement au monopole de la définition légitime, mais aussi historiens, ethnologues, et, surtout depuis qu’il existe une politique de ‘régionalisation’ et des mouvements ‘régionalistes’, économistes et sociologues»6. Toutefois la position scientifique n’est pas si intelligible qu’elle n’y paraît compte tenu de la multipositionnalité de certains agents. La posture de l’observateur distancié dissimule parfois celle du «régionaliste» qui participe à la définition et redéfinition de «la région» en contribuant à structurer l’espace politique régional. C’est pourquoi, l’investissement, même conjoncturel, dans le champ politique, contraint à envisager le chercheur comme œuvrant à la construction sociale et historique de la région.
3«Le régionalisme», tout autant que la région, est l’objet d’enjeux de luttes pour sa définition légitime. Perçu a priori comme une idéologie variant selon le contexte historique, il convient pour autant de porter un éclairage sur cet ensemble apparemment homogène derrière lequel sont dissimulés en réalité des groupes et des agents aux propriétés sociales et intérêts distincts7. Le «régionalisme fonctionnel» s’opposant au «régionalisme institutionnel» et encore différent du «régionalisme révolutionnaire»8, relèveraient de moments singuliers d’invention de la région. Du régionalisme du XIXe siècle (avec la création en 1898, par le marquis de l’Estourbeillon d’une Union régionaliste bretonne), en passant par celui de l’entre-deux-guerres (caractérisé par le mouvement nationaliste Breiz Atao9), à celui s’échelonnant des années 1950 aux années 1970 (comprenant entre autre la création du Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), le Mouvement d’Organisation de la Bretagne (MOB) et l’Union Démocratique Bretonne (UDB)), le terme a fait l’objet d’usages, d’intérêts et d’interprétations différenciés10. Par conséquent, la définition semble incomplète, voire erronée, si l’on manque de rattacher à ces contextes d’imposition et d’incorporation de croyances, des pratiques qui légitiment la reproduction de ces croyances. Partant, les usages différenciés des régionalismes (envisagés désormais dans leur pluralité) comprennent les mobilisations a priori culturelles et a fortiori politiques dirigées vers un État intégrateur et centralisateur11. Entendue comme le produit des transformations de l’État – au sein desquelles l’histoire de la décentralisation prend sens – la région est fabriquée au terme de luttes constituées contre ce dernier. Les régionalismes sont dans une certaine mesure le résultat du processus de monopolisation étatique12 revendiquant non plus la légitimité de ces monopoles mais bien leur contrôle. De cette manière, «la revendication régionaliste est aussi une réponse à la stigmatisation qui produit le territoire dont elle est en apparence le produit. Et, de fait, si la région n’existait pas comme espace stigmatisé, comme ‘province’ définie par la distance économique et sociale (et non géographique) au ‘centre’ […] que concentre la capitale, elle n’aurait pas à revendiquer l’existence»13. Ainsi les agents collectifs se mobilisent-ils, au nom de la région, à la fois «avec l’État et contre l’État»14. C’est notamment l’unification administrative du territoire qui va permettre l’essor des mouvements sociaux (demeurés jusqu’alors locaux et faiblement politisés), cette même unification qui allait être en partie contestée. L’identification d’un adversaire : l’État, attribue un caractère politique aux régionalismes, qui en rendant nécessaire son intervention, «impute[nt] aux autorités politiques la responsabilité des problèmes qui sont à l’origine de la mobilisation»15. Ce qui revient à analyser la capacité des «régionalistes» à occuper une position dans le champ politique16, tout autant que «la capacité politique des régions»17.
4La fabrication d’un espace politique régional se caractérise à la fois par un processus de construction sociale d’une «identité», par des groupes et actions collectifs (constitués notamment autour de la langue bretonne) et également par l’apparition d’institutions favorisant du même coup la légitimation de cet espace18. «L’identité» étant entendue comme le résultat d’une objectivation du territoire rendue opératoire dans la réification d’une histoire, en partie mythifiée et utilisée dans les rapports de force, avec l’État et entre collectivités territoriales, pour la définition légitime de cette identité régionale. L’histoire des usages de la catégorie de culture, dont il sera ici question, est celle d’une légitimation des «cultures populaires» à l’encontre de la culture dominante19 ; le régionalisme culturel précédant le régionalisme politique dans la marche pour l’acquisition de compétences par la région et particulièrement en matière culturelle. Ainsi, retracer la sociogenèse d’une politique publique de la culture en Bretagne c’est se demander en quoi les mouvements sociaux régionalistes, au travers de revendications d’une identité singulière ont participé à la fabrication d’une politique culturelle et par là même à la naturalisation de la région. L’analyse consistera dans un premier temps à s’intéresser aux régionalismes au travers de l’étude des revendications d’une culture populaire pour appréhender le second temps du processus de régionalisation au travers de l’institutionnalisation de cette politique culturelle.
1. Les régionalismes et la revendication d’une culture populaire
1.1. L’incorporation d’une indignité sociale et culturelle
5La Bretagne, telle que perçue jusque dans les années 1950 est rapportée, dans un contexte national d’industrialisation, à un monde archaïque caractérisé par un retard économique. Les images et croyances associées au Breton, tendanciellement calquées sur celles du paysan, réactualisent les stéréotypes d’un folklore et d’une culture essentiellement rurale et a priori populaire20. Cette imposition d’une vision de la Bretagne et des Bretons tend à produire des effets réels sur la distribution des positions dans l’espace social et à conférer aux individus et groupes concernés, une forme d’identité sociale21 (et culturelle) provenant de l’extérieur. La «bretonnité plus ou moins imposée aux Bretons et qu’ils ont plus ou moins intériorisée»22 résulte du processus d’incorporation, par les dominés (et les dominants), de représentations socialement constituées du monde social. Cet «échange symbolique inégal», que les relations sociales routinières ont tendance à réifier, «procèdent de la soumission d’une périphérie à un centre»23 et pérennisent dès lors la distance entre la «culture populaire»24 et la «culture légitime»25. «Moi d’où je viens c’est la culture populaire donc en langue bretonne. Ce que j’appelle ‘culture populaire’ c’est la culture du monde rural après y’a pas que le monde rural dans la culture populaire certes mais c’est la mienne en tous cas, avec un vocabulaire particulier, des façons de faire particulières»26. Nous ne reviendrons pas ici sur «le paysan» tant il est difficile à catégoriser27. Toutefois il convient de relever le sentiment d’indignité relatif à la position occupée dans la hiérarchie sociale et à laquelle il est fait référence lorsque l’on évoque certaines catégories socio-professionnelles selon un contexte particulier d’évaluation (et de distinction) de certaines formes de cultures correspondantes à ces professions. Historiciser l’image instituée des «Bretons» implique de confronter les représentations dominantes du monde social à des schèmes de perception distincts et constitutifs de façons de faire différenciées. Aussi, l’invocation d’une identité singulière, ne prend sens qu’au regard du travail d’objectivation des agents sociaux. Ceux-ci tendant à influer – en fonction de conjonctures historiques spécifiques – tantôt sur la conservation, tantôt sur la transformation des représentations de groupes artificiellement homogénéisés. Partant, les usages différenciés de la langue bretonne mettent au jour les changements opérés dans les croyances et pratiques relatives à «la culture» et notamment à la culture populaire construite relativement et concurremment à la culture légitime, «à travers laquelle on impose, qu’on le veuille ou non, la définition dominante de la culture»28.
6Le processus d’unification territoriale (et symbolique), produisant ses effets jusqu’au début des années 1950, réalise dès lors une imposition culturelle œuvrant, principalement par l’intermédiaire de l’institution scolaire, à la décomposition des formes d’art et de culture minoritaires29. «Pour l’unité de la France, le gouvernement avait décidé d’éteindre et d’étouffer toutes les langues contrairement aux autres pays d’Europe qui co-officialisaient la langue de la région. Là pour nous, c’était la mort ; et donc du coup ils ont décidé de s’attaquer directement à l’enfant […]. Il y a eu des répressions très fortes, il y a des gens qui ont eu autant des stigmates physiques mais aussi tellement psychologiques, qu’ils rejettent encore aujourd’hui pour certains la langue parce qu’ils ont trop souffert»30. On retrouve cette forme de violence symbolique dans le témoignage de Per Jakez Hélias : «les instituteurs ne parlent que français bien que la plupart d’entre eux aient parlé breton quand ils avaient notre âge et le parlent encore quand ils rentrent chez eux. D’après mes parents, ils ont des ordres pour faire comme ils font. Des ordres de qui ? Des ‘gars du gouvernement’. Qui sont ceux là ? Ceux qui sont à la tête de la République. Mais alors, c’est la République qui ne veut pas du breton ? Elle n’en veut pas pour notre bien. […] À l’école, il est interdit de parler breton»31. L’interdiction de parler breton signifiait, parmi d’autres pratiques culturelles telles que la musique ou la danse bretonne, la soumission aux valeurs dominantes. La langue – comme composante d’une culture a priori populaire et davantage comme marqueur social d’une classe ou d’une catégorie, celle des paysans, révélatrice de modes de vies distincts de la culture «cultivée» – apparaît comme symptomatique de l’incorporation de sa propre indignité sociale. Elle devient par conséquent mobilisable et constitutive d’un travail de déconstruction des stéréotypes dominants d’un folklore breton32. Critère supposé objectif de l’identité, la langue bretonne allait être érigée comme «naturellement» structurante de la culture rurale33, en contradiction avec les modes de perception véhiculés par «la langue des bourgeois» alors même que le français «donne les honneurs»34. En définitive, la mise au jour de l’incorporation d’une forme d’indignité sociale et culturelle avait procédé d’un désenchantement significatif du processus de politisation. Entendue comme l’accès des paysans à la politique, au travers de l’incorporation de nouvelles façons de penser et de nouvelles logiques politiques, la politisation est ce processus de socialisation politique qui a eu lieu chez l’individu et a provoqué son intérêt pour la politique35.
1.2. La construction sociale d’une identité culturelle
7L’identité culturelle comme allant de soi dissimule le travail d’objectivation de celle-ci par les acteurs du champ de production idéologique36 local qui, en s’inscrivant dans ce qui allait être appelé «régionalisme», s’employaient à modifier les usages dominants des stéréotypes régionaux, sans pour autant représenter le monde rural dans son hétérogénéité sociale et culturelle. «Quant au monde rural breton, objet passif d’une représentation qui s’élabore sans lui, il reste lui aussi étranger à cette représentation diffusée essentiellement par des textes imprimés auxquels il n’a pas accès»37. Ce sont des écrivains38 et des universitaires39 qui ont contribué, au moins dans les débuts, à «régionaliser l’histoire»40, en prenant pour enjeux de luttes, la définition légitime de celle-ci. La création du CELIB41 en 1950, par des élus locaux (sénateurs et députés) – se donnant pour but de répondre au retard économique de la Bretagne et se revendiquant d’une «alliance régionale de classes»42 – tend plutôt à rendre compte des stratégies d’entrée dans le champ politique43. «Quelles que soient les ressources de la solidarité bretonne, des rassemblements spontanés comme le CELIB ne peuvent porter indéfiniment le poids de la communauté régionale (et de ses contradictions inévitables). […] L’institution doit arriver»44. L’engagement du CELIB en 1968, travaillant à l’insertion d’un «plan breton» dans les problématiques nationales, d’abord inabouti, produit par la suite des effets dans la structuration de l’institution régionale (au travers notamment des Établissements Publics régionaux (EPR) créés en 1972)45. Investissement symbolique que l’on explique en réalité à travers l’accumulation de capitaux culturels et relationnels de certains de ses agents46. Si la mobilisation du CELIB dans la construction d’un espace politique régional semble a priori se concentrer sur le volet économique, le rejet de l’indignité sociale autrefois incorporée, auquel on accède dans le détachement des références a priori légitimes et a fortiori dominantes, se réalise dans la constitution d’une «personnalité culturelle»47 de la Bretagne. Au-delà du concours des intellectuels et professionnels de la politique à la fabrication symbolique et matérielle de la région, il convient de mettre en évidence l’inscription concomitante et néanmoins distincte d’associations culturelles dans l’histoire de la construction sociale d’une identité culturelle.
8Ce qui est artificiellement homogénéisé sous le nom d’Emsav (mouvement culturel breton), comprend en réalité de nombreuses associations culturelles telles que Kendalc’h (maintenir)48, War’l Leur (Sur l’aire à battre, à danser)49, ou encore Skol an emsav (l'école du Mouvement Breton, qui signifie également, l’école de la renaissance)50. «On arrive dans les années 1970 avec une nouvelle période pour l’histoire du mouvement breton je crois, pour l’histoire de la revendication bretonne, celle que j’appellerais moi le quatrième Emsav, qui commence en 1970. Alors il y a Stivell51, il y a plein d’autres choses comme ça et puis Diwan naît aussi dans ces années 1970 à un moment où on assiste à une sorte de révolution culturelle en Bretagne»52. La revendication d’une culture et d’une langue particulières, dans les années 1970, s’inscrit en réalité dans une conjoncture nationale de contestation d’un ordre symbolique établi ; cette nouvelle forme de régionalisme culturel n’étant pas totalement déconnectée du régionalisme politique. Ainsi, les événements du «Mai breton»53, correspondant certes à des conflits sociaux localisés54, se comprennent néanmoins dans une dynamique de mobilisations multisectorielles55, celle de mai-juin 68. «Les effets, immédiats ou à plus long terme, de cette appropriation collective des enjeux du ‘moment 68’ sont même comparables à ceux que l’on peut observer dans d’autres secteurs de l’espace social : intense politisation des expériences individuelles»56. Par ailleurs, l’investissement de partis politiques bretons tels que l’UDB57, de groupements politiques tels qu’Emgann (mouvement de la gauche indépendantiste) ou de nombreuses associations culturelles dans les années 1970-1980, pour la défense de l’environnement (la marée noire de l’Amoco Cadiz en 1978)58 et de l’anti-nucléaire (Plogoff de 1974 à 1979), participe de cette même revendication de la préservation d’un territoire (notamment le littoral), d’une histoire et en ce sens d’une identité culturelle en train de se faire59. «Ça relève de la même problématique de conservation à la fois de l’identité bretonne qui est constituée par la langue, la culture, les traditions revisitées et modernisées et puis les questions d’environnement. Au départ l’engagement écologique il est surtout environnemental c’est pratiquement une adhésion spontanée à une cause parce que l’environnement est menacé donc c’est la marée noire, c’est Plogoff»60. Le processus de régionalisation s’esquisse par l’élaboration, la rationalisation et l’imposition d’une représentation de la Bretagne par les élus locaux et les associations culturelles bretonnes ; il se réalise dans la structuration d’un espace politique régional propice à l’appropriation d’une catégorie devenue d’intervention publique : «la culture».
2. La régionalisation et l’institutionnalisation d’une politique culturelle
2.1. La charte culturelle de Bretagne et la naturalisation de la catégorie de région
9Certaines réécritures de l’histoire de la région Bretagne portent à tomber dans le piège de la reconstruction mythique de la Charte Culturelle de Bretagne (engagement pris en 1978 entre des agents étatiques et régionaux) comme déterminante dans l’institutionnalisation de la région. Elles privent de surcroît de la connaissance des conditions d’émergence de celle-ci, examinées dans les rapports de force qui se sont joués, en amont, pour le monopole de la définition de la culture en Bretagne. Il convient par conséquent de garder à l’esprit que le processus de régionalisation s’observe, toutes choses égales par ailleurs, à peu près dans le même temps, dans les autres régions de France. Le contexte national de «prise de conscience régionale» explique en partie la naturalisation de la catégorie de région (et notamment dans la mise en œuvre des EPR en 1972) sans que soient minorés les enjeux de luttes constitués autour de la Charte. Ceux-ci aboutissant à la mise en place de certains dispositifs qui préfigurent du transfert de compétences culturelles vers la future institution, plus encore, de la reconnaissance par celle-ci, du mouvement culturel breton. En réponse au discours de Valery Giscard d’Estaing, prononcé en 1977 à Ploërmel – sur l’hypothèse d’une Charte culturelle de Bretagne et relativement au «droit à l’auto-détermination» de territoires considérés alors comme spécifiques61 – le réseau constitué autour de Per Denez62, en accord avec le Comité économique et social, s’engagent, au cours de l’année 1977, à la formalisation d’un projet de charte63. Achevée en 1978, elle met en place trois structures chargées de la diffusion de l’identité culturelle bretonne, contribuant dès lors à la définir. L’Institut Culturel de Bretagne (ICB)64, composé d’un certain nombre d’universitaires, pensé comme un instrument de promotion des recherches produites sur la Bretagne, «étudie les éléments spécifiques de la culture bretonne et en élabore les instruments de connaissance»65. Le Conseil Culturel de Bretagne (CCB) comprend, pour partie, des conseillers régionaux et généraux, des membres du Comité économique et social régional, des maires et des présidents d’Universités et principalement une fédération d’associations issues du mouvement culturel breton66. Dans l’élaboration d’un avant-projet de Charte culturelle de Bretagne le CCB est supposé prendre part à la définition d’une politique culturelle alors même que la région, comme collectivité territoriale n’existe pas en tant que telle (si ce n’est sous la forme embryonnaire d’un EPR). Le rôle du CCB consistant à proposer de «grandes orientations de la politique culturelle de la Bretagne», à décider de l’utilisation du fonds culturel régional et à émettre des avis concernant la distribution des crédits d’État et des dépenses culturelles67. Enfin, l’Agence technique Régionale (ATR) est quant à elle considérée comme un outil technique contrôlé par le CCB.
10Parmi les associations culturelles bénéficiant d’une aide financière décidée par le C.C.B, «ont été retenues les grandes associations culturelles ayant une organisation à l’échelon des cinq départements bretons. Aucune distinction n’est faite entre culture dite populaire et culture dite savante»68. En l’espèce, on retrouve des associations telles que Kendal’ch, Warl’ leur, Skol an emsav, Bodadeg ar Sonerion (B.A.S)69, Kuzul ar Brezhoneg70 ou Emgleo Breiz71. L’élaboration du contenu de la Charte et les enjeux culturels et politiques qui en découlent font l’objet de rapports de force entre ces associations culturelles et les services déconcentrés de l’État, par l’intermédiaire du préfet de région. La lecture de la correspondance concernant l’organisation de réunions entre la fédération des associations culturelles et les commissions du Comité économique et social régional met en lumière les rapports de force entre le mouvement breton et les institutions régionales. Elle donne à voir en particulier, les revendications associatives concernant la langue bretonne ainsi que leur pouvoir décisionnel au sein du CCB72. En définitive, la Charte apparaît comme «un acte de reconnaissance de la personnalité culturelle de la Bretagne […]. Elle constitue un pas vers la prise en charge, par la région, de sa politique culturelle. […] La langue bretonne en est une de ses composantes fondamentales. Cependant la culture en Bretagne ne peut se réduire à une expression traditionnelle ni à une culture populaire d’essence rurale. […] Le propos de la présente Charte est de mettre fin au divorce qui existait entre une culture régionale, toujours riche et vivante, mais qui risquait de se replier sur elle-même, et une culture dominante qui l’ignorait trop souvent»73. Les revendications des associations culturelles seront finalement entendues dans la version définitive de la Charte qui ne sera cependant pas systématiquement appliquée par les élus74. L’influence effective de ces associations au sein de l’espace politique régional en structuration et acquise grâce aux positions occupées dans l’ICB et le CCB, est relativisée dans la subvention partiellement accordée par l’État dans les années 1980, invitant ainsi à la «neutralité politique»75. En 1982, la loi Defferre prévoit la mise en place effective de collectivités territoriales, parmi lesquelles la région accède à la reconnaissance. Une convention État-Région envisage dès lors des aménagements des dispositifs que la Charte Culturelle avait mis en œuvre. «Le régime conventionnel a déjà fait ses preuves en Bretagne, puisque depuis 1978, la Charte Culturelle de Bretagne a permis de financer des actions s’adressant à la culture spécifiquement bretonne. Cette Charte a en particulier permis aux quatre départements de la Région et au département de la Loire-Atlantique de participer avec l’État et la Région de Bretagne au développement culturel breton»76. La Charte s’est inscrite dans ce processus d’institutionnalisation de la région au travers de la détermination de compétences régionales en matière culturelle. Aussi, la sociogenèse de la région ne peut être appréhendée que dans la compréhension des enjeux de luttes constitués autour de la catégorie de «culture».
2.2. L’institutionnalisation d’une catégorie d’intervention publique : «la culture»
11L’institutionnalisation d’une catégorie d’intervention publique s’opère tant au niveau local qu’au niveau national, à travers la constitution de la culture comme «impératif». La régionalisation des questions culturelles passe notamment par le travail, entrepris en amont dans les années 1960 sous le Ministère d’André Malraux, d’imposition de la croyance en la «démocratisation culturelle». Celle-ci consistait, entre autre par l’intermédiaire des Maisons de la culture, à inciter à la pratique culturelle les catégories sociales appartenant aux tranches dites moyennes et populaires77. Il convient toutefois de se détacher, dans la lecture historiographique de la genèse d’une politique culturelle, du recours systématique à «l’héritage Malraux»78. Les enjeux de luttes constitués (y compris scientifiquement) autour de la catégorie de culture s’inscrivant dans une histoire plus longue, débutée en réalité dans les années 1950 et impulsée notamment par les mouvements sociaux régionalistes. Pour le reste, le processus de décentralisation renforce, au cours des années 1980, «l’impératif culturel»79 et tend à reconnaître un «droit à la différence»80. À cet effet, Vincent Dubois précise que «cette politique de réhabilitation culturelle s’exerce dès lors avant tout en direction des groupes dont on cherche à renforcer ou faciliter l’intégration. C’est notamment le cas pour la valorisation des cultures dites ‘régionales’»81. Localement, l’imposition d’un «arbitraire culturel»82 s’articule dans les mécanismes d’appropriation par les acteurs régionaux, et non plus par l’État, du pouvoir symbolique de définition des politiques publiques et spécifiquement des politiques culturelles. Ces mécanismes de transferts de compétences mettent en réalité en évidence le recul des associations qui avaient investi les structures culturelles dominantes en Bretagne telles que l’ICB et le CCB, à l’instar des instances régionales nouvellement constituées que sont le Conseil régional et le Comité économique et social. La constitution du «livre» et de la «lecture» en catégories issues de la déclinaison de la culture en politiques publiques, illustre ici la traduction «régionale» de l’incorporation de nouvelles façons de faire et de penser «l’ordre culturel». «Le livre», également envisagé comme un support particulièrement légitimé par le champ de production idéologique, joue un rôle non négligeable dans la diffusion et la promotion d’un discours, d’une langue et d’une culture. Ceci expliquant la surreprésentation des professions éditoriales, littéraires et d’enseignement dans la composition des structures culturelles qui prennent part ainsi à la définition de la culture.
12La mise en place d’établissements chargés de la valorisation et de la diffusion de la culture bretonne, tels que les Centres régionaux du livre, permet de rendre compte ici de la constitution du livre comme d’un enjeu politique dans les stratégies et intérêts différenciés des acteurs territoriaux. En l’espèce, ce sont ces mêmes associations – également maisons d’édition, pour la plupart d’entre elles, issues du mouvement breton et qui avaient intégré les structures issues de la Charte culturelle de Bretagne (ICB et CCB) – qui se sont trouvées, dans un premier temps, aux commandes du Centre régional du livre Bretagne83. «Il y a des éditeurs qui siégeaient à l’Institut culturel qui s’octroyaient eux-mêmes des subventions et puis ils ont perdu du pouvoir petit à petit mais avec une espèce d’amertume donc on les a vu pointer leur nez dans plein d’institutions, notamment au Centre régional du livre […] il y avait une défiance totale de tous ces gens là qui disaient : ‘il va y avoir un comité consultatif qui n’aura pas droit au chapitre, qui servira d’alibi et en fait ce sont les politiques qui vont décider et les associations vont être complètement jetées’ […] La région avait besoin d’un interlocuteur au niveau du livre et de la lecture donc ils ont dû susciter la création de cette association. Et puis la région a réussi à supprimer l’Institut culturel parce que c’était beaucoup d’argent qui servait à rien»84. La création en 2008, d’un établissement public de coopération culturelle (EPCC) : «Livre et lecture en Bretagne»85 manifeste de la prise de pouvoir symbolique de détermination et d’homogénéisation des représentations du livre et a fortiori de la culture en Bretagne par les institutions régionales. La réappropriation par le Conseil régional et le déplacement effectif de cette structure culturelle constituée autour du livre à Rennes (et non plus à Quimper) ; la multipositionnalité d’acteurs occupant des fonctions dans les instances régionales ainsi qu’à Livre et lecture en Bretagne ; la composition du Conseil d’administration et du comité consultatif de Livre et lecture ainsi que la perspective de la disparition de l’ICB et du CCB au profit d’une nouvelle structure créée par la région contribuent, au delà des financements accordées par le Conseil régional, au pouvoir d’imposition d’une certaine vision de la politique culturelle, légitimant et définissant par là même l’institution régionale. Si les acteurs incarnant le militantisme culturel breton, des années 1950 aux années 1980, tendent à perdre l’influence qu’ils ont pu avoir au sein d’instances culturelles régionales, il apparaît néanmoins que la présence de certains d’entre eux dans le Conseil régional de Bretagne témoigne de la professionnalisation politique86 d’agents sociaux en même temps que se structure un nouvel espace politique régional. Cependant cette intégration d’agents issus du monde associatif à l’espace politique régional en court d’autonomisation ne se réalise pas sans difficultés : «il y a certains rouages que je méconnaissais complètement. Je voyais, je fréquentais, je parlais avec tous ces gens là mais je n’avais pas les clefs et j’apprends à les avoir pour ouvrir les portes, parce que j’ai encore beaucoup de portes fermées»87. La pratique électorale liée à cette nouvelle institution, la région, n’est pas encore routinisée. Aussi, les premières élections régionales mettent au jour un nouveau groupe de professionnels de la politique88, habituellement sous représentés et qui entrent désormais dans le jeu politique. La présence au sein des institutions régionales de membres issus du mouvement culturel breton, témoigne, dans une certaine mesure, de leur contribution à la construction symbolique de la région.
13De l’incorporation d’une forme d’indignité sociale, produit des croyances imposées et naturalisées d’un folklore et d’un monde rural breton, à la revendication de formes d’arts, de langues et de pratiques «populaires régionales», la catégorie de «culture» a fait l’objet d’usages différenciés, révélant, selon des conjonctures historiques particulières, des schèmes de perception, des façons de faire, des ressources, des intérêts et des agents hétérogènes. De sorte que le travail symbolique d’homogénéisation des représentations de l’«identité de la Bretagne», tantôt par le «centre» (vis-à-vis de la «province»), tantôt par les mouvements régionalistes bretons, dissimule en réalité les enjeux de luttes constitués autour de cette catégorie. Le régionalisme breton, dans toute la complexité qu’il renferme : la multiplicité des acteurs qui l’incarnent (les associations culturelles, le CELIB, le CCC, l’ICB, le Conseil régional, le Comité économique et social, auxquels s’ajoutent les partis politiques bretons) et des contextes qui le caractérisent, autant que l’ambivalence des schèmes de classification qui en découlent, s’appréhende désormais dans la fabrication de visions concurrentes de la Bretagne.
Notes
To cite this article
About: Mathilde Sempé
ATER en science politique ; Université Paris Ouest Nanterre la Défense, Groupe d’Analyse Politique