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Foucault et la force des mots : de l’extralinguistique à la subjectivation
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Version PDF originale1Ce numéro spécial de la revue Phantasia trouve son origine dans une journée d’étude que nous avons organisée, avec Sophie Klimis, à l’Université Saint-Louis – Bruxelles le 18 juin 2018. Soutenue par le Centre Prospéro, le Centre Michel Foucault et le F.N.R.S., cette journée partait du constat que si les recherches contemporaines dans les domaines de la pragmatique et de la philosophie du langage ne citent que très rarement le nom de Foucault, ce n’est qu’à cause d’un préjugé qu’il conviendrait de dépasser une fois pour toutes. Il s’agit du préjugé tenace qui oppose la philosophie « analytique » à la philosophie « continentale », empêchant ainsi la formulation de questionnements historiques et théoriques qui se situent à la lisière de ces deux traditions. Dans le cas spécifique qui nous intéresse ici, ce préjugé risque de masquer un fait désormais incontestable : la philosophie anglo-saxonne de matrice analytique a été une source d’inspiration significative pour Foucault, et cela non seulement dans la seconde moitié des années 1960 (notamment lors de la rédaction de L’archéologie du savoir1), mais aussi tout au long des années 1970 et jusqu’à la fin de sa vie2. Par exemple, dans la conférence qu’il prononce au Japon en 1978, « La philosophie analytique de la politique », Foucault affirme vouloir s’inspirer, dans son analyse du pouvoir, des philosophes analytiques et de leur manière d’étudier le discours, ou plus précisément « l’usage quotidien qu’on fait de la langue dans les différents types de discours » ; ainsi, une philosophie « analytico-politique », au lieu de se pencher sur les jeux de langage, aura pour tâche « d’analyser ce qui se passe quotidiennement dans les relations de pouvoir »3. De même, quelques années plus tard, Foucault inscrit l’étude de la parrêsia dans le sillage d’une pragmatique, d’abord, puis d’une dramatique du discours, en renouant ainsi son dialogue avec les travaux de J.L. Austin sur les énoncés performatifs4.
2C’est en Tunisie, entre 1966 et 1968, que Foucault se plonge pour la première fois dans l’étude des philosophes analytiques. En profitant de la bibliothèque que lui met à disposition Gérard Deledalle, professeur à l’Université de Tunis et, à l’époque, l’un des rares connaisseurs français de la logique et de la philosophie du langage en langue anglaise, Foucault lit – entre autres – Frege, Russell, Carnap, Wittgenstein, Ayer, Ryle, Austin, Quine, Putnam, Strawson et Searle5. En 1967, sur un ton enthousiaste, Foucault affirme que la lecture de ces auteurs lui a enfin permis de comprendre comment traiter les énoncés dans leur fonctionnement concret6. La même année, lors d’une conférence prononcée à Tunis, il se réfère aux travaux de Prieto7 et d’Austin8 pour soutenir que « la structure linguistique d’un énoncé [est] loin de suffire à rendre compte de son existence totale » : les éléments du contexte et la situation réelle de l’individu parlant s’avèrent très souvent (peut-être toujours) nécessaires pour donner un sens aux énoncés proférés. Ainsi, l’analyse du discours ne peut pas se faire qu’en termes linguistiques, car « le discours est quelque chose qui déborde nécessairement la langue »9. C’est pourquoi Foucault se demande si l’analyse littéraire, c’est-à-dire l’analyse de ce discours singulier qu’est une œuvre de littérature, ne devrait pas tenir compte des conditions extralinguistiques – et Foucault de suggérer que l’on pourrait alors étudier la parole littéraire en utilisant la notion austinienne de performatif. Les actes de parole performatifs, en effet, ont ceci de spécifique que : « a) ils ne sont pas vrais ou faux ; b) ils font exister quelque chose ; c) ils obéissent à un rituel ; d) ils sont susceptibles d’échec ; e) ils ont la même structure grammaticale ». Tout en n’y étant pas absolument assimilable, la parole littéraire entretien bien, aux yeux de Foucault, une « parenté » avec les performatifs, puisque : a) « la littérature n’est ni vraie ni fausse (et que toute analyse de ce qu’elle contient de vérité est vouée à l’échec) » ; b) « elle fait exister quelque chose (et non pas simplement son propre discours ; mais on sait bien que le monde culturel dans lequel nous vivons a été changé par Dostoïevski, Proust et Joyce) ; c) les actes de parole littéraire « obéissent à un rituel (le livre ou le théâtre : une parole, aussi belle qu’elle soit, n’est pas de la littérature si elle ne passe pas par ce rituel) » ; d) « ils sont susceptibles d’échec, au sens de l’inexistence » ; e) « aucune analyse grammaticale ou linguistique ne parviendra à dire ce qu’[est la littérature ; c]omme tous les actes performatifs, elle utilise le langage ordinaire ». Ainsi, conclut Foucault, « le propre de la littérature, ce ne sont pas les choses qu’elle dit, les mots qu’elle emploie, c’est plutôt l’étrange acte de parole qu’elle accomplit »10. Mais en réalité, c’est l’analyse du discours en général, et non pas seulement du discours littéraire, qui devrait prêter attention à ce que Foucault appelle l’« extralinguistique »11.
3Dix ans plus tard, en 1976, Foucault allait revenir sur ces thèmes pour préciser que c’est grâce aux philosophes analytiques qu’il en était arrivé à concevoir le discours comme un « champ stratégique », à savoir comme le lieu d’émergence et d’affrontement de plusieurs « forces »12. Il est évident, en effet, que dès le début Foucault a pris très au sérieux l’idée d’Austin qu’à la question de la signification d’un mot, il convient toujours d’ajouter celle de sa force13. Et pour Foucault tout comme pour Austin ou Bourdieu14, cette question est une question extralinguistique : c’est une question sociologique, politique et éthique. Cependant, comme Jocelyn Benoist l’a remarqué, Foucault – du moins dans L’archéologie du savoir –, tout en s’inspirant clairement de la philosophie du langage anglo-saxonne, en inverse le postulat : on ne commence pas par les actes de parole, il n’est pas vrai que, « pour tenir un discours, d’abord, il faut faire des actes de parole », car de tels actes ne sont possibles en réalité qu’au sein d’une configuration discursive historiquement déterminée. En d’autres termes, l’analyse foucaldienne du discours ne vise pas à cerner des formes idéales de « typicité de la parole », mais s’intéresse à la singularité réelle de ce qui est (et peut être) « effectivement dit » à un moment donné et dans un contexte spécifique15.
4Foucault s’approprie donc certains des questionnements de la pragmatique et de la philosophie du langage de son époque de manière tout à fait personnelle et singulière. C’est pourquoi, au lieu de consacrer ce numéro spécial au thème « Foucault et la philosophie du langage », nous avons décidé de lui donner une portée plus vaste et de nous pencher plutôt sur les formes multiples qu’a prise, au fil des années, la réflexion foucaldienne sur la force ou le pouvoir des mots. Les cinq contributions qui le composent couvrent (presque) toute la trajectoire intellectuelle de Foucault, depuis son analyse archéologique du discours ainsi que de son « revers » constitué par la littérature jusqu’à son étude des techniques de soi et du dire-vrai anciens, en passant par son appropriation de la méthode généalogique de Nietzsche aussi bien que par sa critique du paradigme juridico-politique de la souveraineté et la postérité que cette dernière a trouvée chez Judith Butler. Il en résulte un ensemble extrêmement riche qui, tout en ne visant pas l’exhaustivité, constitue néanmoins une excellente voie d’accès à un thème central, quoique très peu étudié, de la pensée de Foucault.
5Dans l’article qui ouvre ce dossier, Philippe Sabot revient sur le rôle crucial qu’a joué l’expérience littéraire du langage dans le développement de la pensée de Foucault. Considérée dans les années 1960 comme un « contrepoint » susceptible d’éclairer la (trans)formation de nos discours et d’ouvrir une possibilité de déprise par rapport aux formes du savoir analysées par l’archéologie, la littérature disparaît pourtant assez soudainement des textes de Foucault des années 1970, lorsque celui-ci inaugure son analytique du pouvoir. Un rôle charnière dans ce passage est joué, selon Ph. Sabot, par la lecture foucaldienne de Jean-Pierre Brisset, et notamment de ses écrits sur l’origine des langues, qui témoigne déjà du nouvel intérêt de Foucault pour les rapports entre le discours et le pouvoir. En effet, en relisant Brisset avec Nietzsche, Foucault explore – peut-être pour la première fois – l’idée que le langage ne serait rien d’autre que le fruit et l’objet d’une lutte. Aux yeux de Foucault, loin de nous donner accès à la certitude du sens, le délire linguistique de Brisset restitue le langage à la dimension matérielle d’une chose dite (les mots n’étant que les dépôts et les symptômes matériels de cette lutte) et donne ainsi à entendre le bruit de la bataille, la violence des affrontements qui précèdent et fondent l’ordre du discours. En confondant à nouveau les jeux du langage, de la vérité et du pouvoir, Brisset aurait donc redonné le pouvoir au langage et inscrit une autre logique du sens dans les marges de la philosophie.
6Ces investigations se trouvent prolongées dans l’article d’Emmanuel Salanskis, qui propose une analyse originale de la relation entre Foucault et Nietzsche en mettant en lumière le rôle que joue le langage comme fil conducteur de l’enquête généalogique. Selon E. Salanskis, en effet, Foucault s’est approprié un aspect précis et crucial de la généalogie nietzschéenne de la morale, à savoir la nécessité de prendre au sérieux les indications fournies par la linguistique, et notamment la recherche étymologique, sur le développement des concepts. Pour Foucault tout comme pour Nietzsche, l’histoire du langage constitue donc un enjeu crucial pour la méthode généalogique, et cela sous deux aspects, qui relèvent chacun d’une certaine « force des mots » : il s’agit de revenir au vocabulaire que l’on utilise et que l’on a utilisé, dans sa pluralité et son devenir, d’une part (et négativement) pour refuser tout essentialisme et tout universalisme, c’est-à-dire pour montrer que l’histoire n’est pas le développement linéaire d’un seul et même concept ; d’autre part (et positivement) pour mettre en évidence le pouvoir heuristique des mots pris en tant que traces d’une histoire interprétative, car les mots gardent bien la trace des conflits et des réappropriations dont ils ont successivement fait l’objet – un point qui avait déjà été soulevé par Ph. Sabot à propos de la lecture foucaldienne de Brisset.
7L’attention que Foucault porte à la force des mots, quoiqu’avec une inflexion différente, demeure centrale aussi dans ses dernières recherches. Ainsi, Isabelle Galichon se penche sur les analyses foucaldiennes de l’écriture de soi (et notamment des hupomnemata et de la correspondance dans le monde ancien) pour montrer que ces pratiques mettent en évidence une puissance du langage s’appuyant sur une dynamique entre écriture et lecture – car l’écriture de soi « agit » à la fois sur le sujet-écrivant et sur le sujet-lisant. I. Galichon propose alors d’appréhender la spécificité du processus de subjectivation qui est en jeu dans l’écriture de soi à partir de l’idée d’une langue-energeia : la puissance transformative de l’écriture de soi correspondrait à la dimension énergétique de cette notion qui, forgée par Aristote, a nourri une vaste réflexion théorique sur l’activité de l’écriture et de la lecture. Les thèses de Foucault se trouvent ainsi éclairées à l’aune des travaux émanant des études littéraires sur la lecture actualisante et l’énergie dans l’écriture – une énergie qui, chez Foucault, procède notamment de la « force du vrai » et de la puissance de l’expressivité poétique, qu’il étudie respectivement par les notions de parrêsia et d’éthopoïétique (la transformation de la vérité en êthos).
8L’article d’Arianna Sforzini prolonge ces analyses en se concentrant sur la parrêsia, et plus précisément sur un paradoxe qui émerge dans l’étude foucaldienne de cette notion : comment penser un dire-vrai qui prend de plus en plus clairement la forme d’un « faire-vrai », c’est-à-dire d’une performance qui semble pouvoir se passer du rapport au discours pour ne laisser parler que le corps (comme dans le cas des cyniques) ? Pour donner une réponse, A. Sforzini se penche d’abord sur le rapport que la vérité entretient, dans la pratique cynique, avec le corps et la nature, et qui donne lieu à une théâtralisation corporelle du vrai dans la vie ainsi qu’à une forme d’exemplarité scandaleusement « animale ». Elle explore ensuite un rapprochement possible entre la pratique philosophique foucaldienne et la question du performatif et de la performance, en suggérant que les travaux de Foucault sur la vérité mériteraient d’être relus comme autant de performances esthétiques et politiques de la vérité – comme l’a fait Judith Butler, qui a repris la notion opératrice du performatif dans le sens non-linguistique de la performance.
9Dans l’article qui clôt ce dossier, Audrey Benoit se penche précisément sur la postérité que Butler donne aux analyses de Foucault, et notamment à sa critique du paradigme de la souveraineté. La politique butlerienne de déconstruction du sexe passe en effet par la subversion des normes du genre qui s’appuient sur le pouvoir performatif des mots, et révèle ainsi que ces derniers peuvent jouer le rôle aussi bien d’instruments de domination que de vecteurs de résistance. En reconstruisant la critique que Butler formule à l’égard de la notion austinienne de performativité, A. Benoit montre alors qu’elle se fonde sur la redéfinition foucaldienne du pouvoir, non pas comme domination d’un souverain sur la matière muette du corps social, mais comme réseaux capillaire de rapports toujours réversibles. Ce sont donc les concepts foucaldiens d’assujettissement et de subjectivation que Butler s’approprie pour dénoncer la conception souverainiste du pouvoir des mots, tout en leur donnant une coloration althussérienne qui lui permet de mener une analyse plus matérialiste des pratiques qui constituent originairement les individus comme sujets sociaux de langage.
Voetnoten
1 Foucault (M.), L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
2 Voir Davidson (A.I.), « Structures and Strategies of Discourse. Remarks Towards a History of Foucault’s Philosophy of Language », in Foucault and His Interlocutors, dir. Arnold I. Davidson, Chicago, The University of Chicago Press, 1997, p. 1-17.
3 Foucault (M.), « La philosophie analytique de la politique », in Dits et écrits II, 1976-1988, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 534-551, ici p. 541.
4 Voir notamment Foucault (M.), Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, éd. Frédéric Gros, Paris, Seuil-Gallimard, 2008. Pour une discussion plus approfondie de ces thèmes, voir Lorenzini (D.), La force du vrai. De Foucault à Austin, Lormont, Le Bord de l’eau, 2017.
5 Bibliothèque nationale de France, Fonds Foucault, NAF 28730, boîte 48. Voir à ce propos Simonetta (D.), « L’archive de l’archéologie du savoir. Les sources anglophones (positivisme logique, logique, philosophie analytique) », in De Libera (A.), L’archéologie philosophique. Séminaire du Collège de France, 2013-2014, Paris, Vrin, 2016, p. 253-258.
6 Lettre inédite de Michel Foucault à Daniel Defert, citée dans Defert (D.), « Chronologie », in Foucault (M.), Dits et écrits I, 1954-1975, éd. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2001, p. 13-90, ici p. 40.
7 Prieto (L.J.), Messages et signaux, Paris, P.U.F., 1966.
8 Austin (J.L.), Quand dire, c’est faire, trad. fr. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.
9 Foucault (M.), « Structuralisme et analyse littéraire. Conférence prononcée au Club Tahar Haddad à Tunis le 4 février 1967 », in Folie, langage, littérature, éd. Henri-Paul Fruchaud, Daniele Lorenzini et Judith Revel, Paris, Vrin, 2019, p. 185-187.
10 Foucault (M.), « L’analyse littéraire et le structuralisme », in Folie, langage, littérature, p. 261-262.
11 Voir Foucault (M.), « [L’extralinguistique et la littérature] », in Folie, langage, littérature, où Foucault précise que « l’extralinguistique se définit par [1] la situation : le lieu où on parle, les objets dont on parle (non pas comme référents, mais comme objets réels présents ou absents), la position qu’on occupe par rapport à eux ; et [2] le sujet parlant : aussi bien la position qu’il occupe au moment où il parle que l’acte qu’il commet en parlant (par exemple : s’il énonce une proposition performative, elle sera ritualisée, c’est-à-dire que les traits à pertiniser seront définis à l’avance) » (p. 224-225).
12 Foucault (M.), « Le discours ne doit pas être pris comme… », in Dits et écrits II, p. 123-124.
13 Voir Austin (J.L.), « Les énoncés performatifs », in Philosophie du langage. Sens, usage et contexte, dir. Bruno Ambroise et Sandra Laugier, Paris, Vrin, 2011, p. 233-259, ici p. 258.
14 Bourdieu (P.), Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
15 Benoist (J.), « Des actes de langage à l’inventaire des énoncés », Archives de Philosophie, vol. 79, n° 1, 2016, p. 55-78, ici p. 72-73, 78.
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Over : Daniele Lorenzini
Centre Prospéro, Université Saint-Louis – Bruxelles