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Messianisme ou utopie ? Bensaïd et Löwy lecteurs de Benjamin
La portée stratégique des Thèses sur le concept d’histoire.
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Cet article se propose de restituer sa dimension critique et politique à l’œuvre de Walter Benjamin, en mobilisant différents commentateurs engagés qui, chacun à sa manière, font un usage stratégique de sesThèses sur le concept d’histoire. Il s’agit notamment d’élucider, avec l’aide de Michael Löwy, les enjeux du mariage « contre-nature » entre marxisme et théologie, ou encore de suivre Daniel Bensaïd dans sa relecture sécularisée et anti-utopique du messianisme benjaminien.
Abstract
This article aims at restoring to the works of Walter Benjamin its critical and political dimension. To achieve this goal, different committed commentators who each in their own way make a strategic use of hisTheses on the Philosophy of Historyhave been mobilised.Among other things and with Michael Lowy, it is about shedding light on the issues of the « unnatural » alliance between marxism and thelogy, or following Daniel Bensaid in his secularised and anti-utopia reinterpretation of Benjamin’s messianism.
Table of content
1 Si Walter Benjamin est aujourd'hui largement reconnu, commenté et même enseigné1, son œuvre est encore fréquemment amputée de toute dimension critique et politique. L'auteur du Livre des passages2 et des Thèses sur le concept d'histoire3 présente pourtant une figure singulière et fascinante de « philosophe engagé » et nous lègue de précieux outils pour penser à nouveaux frais l'articulation entre philosophie, histoire et politique.
2 Pour étayer ce propos, et tenter d’actualiser le pouvoir « intempestif » et subversif de l’œuvre benjaminienne, nous mobiliserons ici principalement deux commentateurs et admirateurs de Benjamin qui sont également deux amis, tous deux philosophes et militants politiques : Daniel Bensaïd4 et Michael Löwy5. Nous verrons à cette occasion que, si leurs lectures respectives de Benjamin, et plus particulièrement des Thèses sur le concept d'histoire, se recoupent largement et, en un sens, se complètent, elles divergent également sur des points décisifs, témoignant ainsi de leurs différends indissociablement philosophiques et politiques6.
3 Il s'agira donc d'élucider les enjeux de ces différentes lectures et, ce faisant, de tenter à notre tour de rendre justice à la « stratégie » que Benjamin déploie dans et au moyen de ses Thèses. En effet celles-ci, pour rappel, furent écrites dans l'urgence, entre 1939 et 1940, à un moment proprement catastrophique de sa vie où Benjamin s'était enfin résolu à fuir l'Europe après s'y être longtemps refusé (malgré les conseils répétés de ses amis, notamment Theodor Adorno réfugié aux États-Unis depuis 1938 et Gershom Scholem exilé à Jérusalem depuis 1923). Abandonnant à contrecœur une Europe à feu et à sang, pressentant son échec probable au point d'anticiper minutieusement son suicide, Benjamin, « à l'instant du danger7 », cherchait sans doute moins à établir une nouvelle métaphysique, une nouvelle ontologie de l'histoire (qui viserait à en dévoiler l'« essence » ultime), qu'à forger de nouvelles armes d'auto-défense intellectuelle : un nouveau « concept » d'histoire capable de gagner la partie en cours contre l'ennemi fasciste, d'une part, et contre les faux amis historicistes conservateurs et marxistes vulgaires, d'autre part. Cette guerre totale qui se jouait ainsi sur de multiples fronts (matériels et intellectuels, pratiques et théoriques) est donc à l'arrière-plan et à l'horizon des Thèses sur le concept d'histoire, dont le style crypté et parfois énigmatique ne doit pas faire oublier au lecteur contemporain qu'elles constituent avant tout un « texte de combat » situé et engagé dans une lutte à mort à laquelle Benjamin ne survivra pas8.
4Une fois rappelé ce contexte, une série de questions se pose au lecteur des Thèses. Comment interpréter l'adhésion revendiquée de Benjamin à la « révolution » et au « marxisme », étrangement complété ou corrigé par le messianisme juif (le fameux « nain théologique » de la première thèse) ? Y a-t-il un programme politique « positif » qui se dégage des Thèses ou qui sous-tend leur écriture ? Autrement dit peut-on y trouver autre chose (et plus) que l'appel désespéré à se « réveiller du cauchemar » pour « interrompre la catastrophe » ? Qui sont exactement les « opprimés » dont parle Benjamin et sont-ils toujours condamnés, voire invités, à rester des « vaincus de l'histoire », sous peine de perdre leur lucidité et de se transformer en nouveaux oppresseurs (comme en URSS) ? Comment, finalement et de façon plus générale, articuler les paradigmes esthétique, théologique et politique de Benjamin – étant entendu que la prédominance de l'un de ces paradigmes, à tel ou tel moment de son œuvre, n'élimine jamais purement et simplement les deux autres ?
5Il faut sans doute pour commencer, comme le suggère Enzo Traverso9, éviter deux écueils symétriques : le premier serait de considérer, comme Brecht, que Benjamin est un marxiste incapable de se débarrasser d'un carcan religieux inutile et encombrant, et le second serait de considérer au contraire, comme Scholem, que Benjamin est un théologien juif déguisé, de façon trompeuse, en marxiste. Il s'agit donc de prendre au sérieux l'alliance du marxisme et de la théologie et de mesurer la transformation réciproque que cette alliance opère.
L'alliance du marxisme et de la théologie :
6Avant d'avancer quelques hypothèses sur les motifs et la signification de cette alliance, on peut déjà en résumer les principaux effets, les résultats manifestes. D'une part : le socialisme, loin d'être le résultat inéluctable du développement historique (comme l'affirment alors semblablement les bureaucraties social-démocrates et staliniennes) consiste au contraire en l'interruption de ce développement (plutôt que la « locomotive de l'histoire » il est son « frein d'urgence », la sonnette d'alarme capable de stopper le train fou du Progrès10, ou encore le coup de ciseau salvateur qui pourrait empêcher la mèche d'atteindre la bombe11). Autrement dit la révolution n'est plus du tout le moment naturel d’« éclosion » ou d’« accouchement » d'une société grosse du socialisme, mais elle devient « acte rédempteur » susceptible de briser la continuité de l'histoire et de racheter la mémoire des vaincus. D'autre part et symétriquement, le messianisme de la tradition juive est renversé et sécularisé12 : nous n'attendons plus la venue d'un Messie chargé de promesses, nous sommes nous-mêmes attendus par les vaincus et opprimés du passé, et nous avons « le redoutable pouvoir de perpétuer ou d'interrompre leur supplice ». On assiste donc ici à une véritable « inversion » de l'attente messianique : non plus « patience passive à l'affût du salut » mais « attente active et inquiète de la sentinelle, toujours prête à discerner l'irruption du possible13 », toujours à l'affût de l'occasion propice, du kairos révolutionnaire.
7Un autre indice visible de cette alliance scellée entre marxisme et messianisme est la forme et le style même des Thèses sur le concept d'histoire, qui renvoie à la fois à une tradition politique, celle des Thèses sur Feuerbach de Marx14 ou des Thèses d'avril de Lénine15, et à une tradition théologique, celle du mysticisme juif et de son goût pour les énigmes, les secrets et les messages cryptés, depuis les prétendus quarante-neuf niveaux d'interprétation du Talmud jusqu'à la Kabbale de Louria, dont chaque mot aurait six-cent mille usages, autant que le nombre des enfants d'Israël sur le Sinaï16.
8Quelle est donc la généalogie de cette alliance, à première vue contre-nature ? D'où provient le double-intérêt de Benjamin pour le marxisme d'une part et pour la théologie d'autre part ?
9 On sait que la lecture d'Histoire et conscience de classe de Lukàcs17, en 1924, est pour Benjamin absolument déterminante et inaugure sa période proprement « marxiste » : il ne cessera en effet, à partir de ce moment-là, de se réclamer du « matérialisme historique » (malgré les inflexions fortement hétérodoxes qu'il lui fait subir). Pourtant, dès son voyage à Moscou en 1927, il se montre extrêmement critique avec le « socialisme réel » : son atmosphère, déjà irrespirable, de censure et de répression ; son antisémitisme persistant (dont il discute longuement avec Brecht18), enfin son esthétique morbide, monumentale et propagandiste (trahissant une dangereuse « esthétisation de la politique » à laquelle il oppose le programme d'une « politisation de l'art »19). Il semble que la révolution russe ait déjà cédé la place à une « restauration », écrit-il alors dans son journal de voyage20. Par la suite, sa lecture attentive et enthousiaste de Trotsky (Où va l'Angleterre, en 1927, puis surtout L'histoire de la Révolution russe et Ma vie, en 1931 et enfin La révolution trahie, en 1937) le confirmera amplement dans cette critique précoce de l'URSS, et Benjamin ne cessera au cours des années 30 de se rapprocher du mouvement trotskiste (via notamment l'écrivain surréaliste Pierre Naville) sans jamais toutefois adhérer formellement à son organisation21.
10 Il semble pourtant utile de remonter brièvement en amont de cette période « marxiste », pour interroger le sens du paradigme « théologique » chez Benjamin et en saisir la teneur fortement politique. Ainsi, on en finira peut-être avec l'idée selon laquelle le marxisme, chez le dernier Benjamin, aurait le rôle d'une idéologie surajoutée, dont l'effet recherché serait de « politiser » (superficiellement) une pensée esthétique et mystique qui serait, en elle-même, essentiellement apolitique. Comme le montre remarquablement Löwy dans son essai sur le « marxisme wébérien22 », Benjamin appartient à une constellation d'intellectuels, principalement juifs allemands, qui, après la mort de Max Weber, produisent « un ensemble de lectures anticapitalistes (…) de l'auteur de L'éthique protestante », reprenant les arguments ambivalents de Weber pour lancer « une attaque en règle, d'inspiration socialiste/romantique, contre la religion capitaliste – un concept nouveau qui ne figure pas, bien entendu, dans l’œuvre wébérienne23 ». Ainsi, en 1921, Ernst Bloch publie son Thomas Munzer, théologien de la révolution24 et Benjamin, dans son sillage direct, rédige un essai de quelques pages, longtemps resté inédit, intitulé « Le capitalisme comme religion » et que Löwy analyse avec précision.
11 Empruntant beaucoup à Weber tout en rejetant certaines de ses thèses centrales (notamment celle de la « sécularisation » du capitalisme et de la « neutralité axiologique » du savant), Benjamin montre que le capitalisme a été non seulement rendu possible par la religion, comme l'avait bien montré Weber, mais qu'il est en lui-même « essentiellement », intrinsèquement, religieux.
12 L'article est composé de deux grandes parties. Tout d'abord, Benjamin dépeint la religion capitaliste et ses pratiques utilitaires quotidiennes comme un « culte permanent » rendu à Mammon, le Dieu-Argent, ou à Pluton, dieu de la richesse : ainsi, par exemple, les billets de banques des différents pays deviennent l'équivalent des images de saints des différentes religions. Puis il insiste sur la dimension « culpabilisante » (et non expiatoire) de cette religion, en jouant, à la suite de Nietzsche, sur « l’ambiguïté démoniaque » du mot allemand Schuld (à la fois dette économique et culpabilité mythique). Il en conclut alors qu'avec le capitalisme, la religion n'est plus Réforme mais devient « Ruine de l'être » (ce qui fera écho, vingt ans plus tard, à l'Ange de la thèse IX, horrifié devant les Ruines du Progrès25).
13 Dans une deuxième partie du texte, Benjamin envisage les différentes issues possibles à la « damnation », autrement dit les différents scénarios envisageables de « sortie du capitalisme », dont la plupart s'avèrent cependant être des voies sans issue : ainsi sont passés en revue le réformisme (qui espère naïvement l’expiation par une simple « restructuration » du culte), le surhomme nietzschéen (dont le programme est assimilé à une « intensification de la religion capitaliste »), le marxisme (accusé d’être « un capitalisme qui ne se convertit pas »), la fuite ou la migration hors du système (que Benjamin assimile ironiquement à un « dépassement du capitalisme par la marche à pied ») et enfin le socialisme libertaire de Gustav Landaueur qui apparaît in fine comme l'unique voie de sortie possible et souhaitable de la « maison du désespoir » et qui est explicitement assimilé à un programme de « conversion » (Umkher) : à la fois « interruption de l'histoire, repentir, expiation, purification et révolution26 ». C'est donc ce concept théologico-politique de « conversion » qui semble constituer, aux yeux de Benjamin en 1921, la réplique adéquate à l'idée wébérienne de l'inéluctabilité du capitalisme (la fameuse « cage d'acier »).
14 Après la lecture de Lukacs trois ans plus tard, la thématique du capitalisme comme religion sera progressivement remplacée par l'appareil marxien du « fétichisme de la marchandise » et du capitalisme comme « structure mythique ». Comme le fait remarquer Löwy, il s'agira donc toujours d'insister sur les aspects « religieux » du capitalisme, mais en remplaçant le cadre « wébérien » par un cadre « marxiste » (tout aussi hétérodoxe) – même si on pourra retrouver des traces de l'influence wébérienne, notamment dans la thèse XI, où Benjamin accuse la social-démocratie allemande d'avoir ressuscité la « vieille éthique protestante du travail »27.
15 On voit en tout cas avec « Le capitalisme comme religion », article qui date de 1921, que l'ambition politique de Benjamin est largement antérieure à sa « conversion » marxiste et que la théologie est pour lui, dès le départ, une ressource et une arme théorique au service de sa critique anticapitaliste.
Benjamin relu par Bensaïd :
16 Après ce bref détour visant à éclairer la généalogie de l'alliance entre théologie et marxisme, revenons donc aux Thèses sur le concept d'histoire. La lecture originale qu'en propose Bensaïd28 s'appuie principalement sur les écrits de la seconde moitié des années 30 et notamment sur le labyrinthique Livre des passages, dont un fragment en particulier (extrait de la liasse « K ») retient tout particulièrement son attention et constitue, en quelque sorte, la « clef de voûte » de sa lecture de Benjamin (mais aussi, quelques années plus tard, de sa relecture hétérodoxe de Marx29).
« La révolution copernicienne dans la vision de l'histoire consiste en ceci : on considérait l'''Autrefois'' comme le point fixe et l'on pensait que le présent s'efforçait en tâtonnant de rapprocher la connaissance de cet élément fixe. Désormais, ce rapport doit se renverser et l'Autrefois devenir renversement dialectique et irruption de la conscience éveillée. La politique prime désormais l'histoire. Les faits deviennent quelque chose qui vient seulement de nous frapper, à l'instant même, et les établir est l'affaire du ressouvenir. De fait, le réveil est le paradigme du ressouvenir, le cas où nous parvenons à nous ressouvenir de ce qui est le plus proche, le plus banal, le plus manifeste. (…) Il y a un savoir-non-encore-conscient de l'Autrefois, un savoir dont l'avancement a, en fait, la structure du réveil.30 »
17Cette idée d'un rapport non-contemplatif (mais proprement « politique ») à l'histoire – rapport qui aurait « la structure du réveil » – permet à Bensaïd d'extraire de Benjamin un modèle original de « temporalité historique » s'opposant à la fois au modèle « utopiste » d'un Ernst Bloch et au modèle « catastrophiste » d'un Hans Jonas31 (deux auteurs qui peuvent pourtant sembler proches de Benjamin, notamment par leur tentative de marier une visée politique émancipatrice et une référence positive à la théologie judéo-chrétienne).
18Nous nous intéresserons particulièrement ici à ce qui oppose l'utopie de Bloch et le messianisme de Benjamin. En effet, Bensaïd s'oppose à plusieurs exégètes de Benjamin (notamment Michael Löwy32 et Miguel Abensour33) en affirmant, de façon à première vue surprenante, le caractère « anti-utopique » de sa dernière œuvre. Nous essaierons donc de montrer la fécondité de cette lecture anti-utopique de Benjamin, aussi bien pour l'intelligibilité de son œuvre que pour son actualisation dans la perspective d'un projet politique contemporain.
Le présent prime le futur :
19La thèse de Bensaïd peut être résumée en quelques mots : tandis que, chez Bloch comme chez Jonas, le futur reste « la catégorie dominante » (que ce soit sous la forme d'une promesse utopique ou d'une menace catastrophique), chez Benjamin, au contraire, « le présent prime le futur comme la politique prime l'histoire ». En effet, « le passé ne détermine plus le présent et le futur, selon l'ordre d'une chaîne causale » et « le futur n'éclaire plus rétrospectivement le présent et le passé, selon le sens unique d'une cause finale34 ». Le présent, toujours chargé d'une mission rédemptrice, « devient la catégorie temporelle centrale » et « noue ensemble les différents modes temporels, redistribue sans cesse les cartes, redéfinit en permanence le sens du passé et de l'avenir35 ».
20Alors que, dans l'utopie, « le futur tracte le présent », « l'a-présent » est, chez Benjamin, « point de suture entre passé et futur », il est « commencement en permanence36 ». C'est donc dans cet « à-présent » de l'action politique qu'il faut se frayer un passage pour articuler « les ressources du passé et les possibilités de l'avenir ».
21Chaque événement, chaque (à-)présent, pèse de tout son poids et constitue une « bifurcation » : impossible d’effacer l’épisode précédent ou de rebrousser chemin. On est durablement embarqué dans une direction imprévue. C’est pourquoi il faut (comme l'explique notamment la thèse VIII) prendre toute la mesure du péril, en l’occurrence celui incarné par le nazisme et le stalinisme, qui ne sauraient être perçus comme écart momentané, parenthèse, ou contretemps dans la marche triomphale d'une Histoire progressive et rationnelle. En effet,
« Traiter le nazisme ou le stalinisme comme des formes pathologiques, au lieu d'y voir des phénomènes historiques originaux à part entière, aboutirait à la fois à valoriser les sociétés ''normales'' par rapport auxquelles ils font écart, et à minimiser la portée spécifique de leurs ''déviances'' passagères. Le nazisme ou le stalinisme ne sont ni des monstres ni des exceptions. Ils révèlent ''d'autres formes de vie possibles''. Ils doivent être combattus, non au titre d'une norme historique introuvable, mais au titre d'un projet qui revendique ses propres critères de jugement. »37
22Cela implique donc pour Benjamin de rompre avec l'optimisme progressiste des différents usurpateurs du socialisme (staliniens ou sociaux-démocrates) – comme avec « l'histoire en miettes » des historicistes conservateurs (qui absolutisent l'événement et sanctifient littéralement le fait accompli). Ni voie toute tracée, imposant une direction unique – ni histoire éclatée, condamnant à la désorientation et à la recension acritique du réel. Contre l'optimisme béat des partis bourgeois (dont le programme est un « mauvais poème de printemps » dit Benjamin38) il faut donc s'atteler à « organiser le pessimisme », selon la formule percutante de Pierre Naville citée dans l'article sur le Surréalisme, et qui constitue selon Benjamin le véritable programme communiste. Organiser le pessimisme, écrit-il, « ne signifie rien d'autre qu'exclure de la politique la métaphore morale, et découvrir dans l'action politique un espace à cent pour cent tenu par l'image. Mais cet espace d'images ne peut plus être exploré sur le mode de la contemplation »39.
23Pour accomplir ce programme ambitieux, Benjamin refuse donc aussi bien le schéma progressiste de la « ligne droite » que la dissolution historiciste de l'histoire en une myriades d'événements uniques et irréductibles les uns aux autres : il propose ainsi une représentation de l'histoire qu'on pourrait qualifier de « cosmique » ou de « gravitationnelle ». Une représentation « où se nouent attractions et correspondances entre des époques et des acteurs, et où le présent, occupant la place centrale du Dieu déchu, exerce un pouvoir résurrecteur sur le passé et un pouvoir prophétique sur l'avenir »40.
Utopie versus Prophétie :
24 J'en viens donc à ce qui à la fois rapproche et distingue, selon Bensaïd, le prophétisme messianique de Benjamin (artisan d'« images dialectiques ») et l'utopie de Bloch (défenseur des « images-souhaits »).
25 Ernst Bloch et Walter Benjamin semblent bel et bien viser une cible commune et utiliser pour cela les mêmes flèches (à la fois marxistes et théologiques). Tous deux conjuguent promesse de libération future et rédemption d'un passé opprimé. Tous deux se méfient de l'histoire des vainqueurs et ont un fort sentiment de dette envers les vaincus. Enfin, il s'agit pour ces deux auteurs (qui sont aussi deux amis41), de « réveiller », grâce aux ressources de la théologie, un « courant chaud » du marxisme, anti-scientiste et anti-positiviste, contre sa déformation stalinienne et social-démocrate.
26 Dans son article intitulé « Utopie et messianisme. Bloch, Benjamin et le sens du virtuel42 », Bensaïd nous invite d'abord à lire un extrait significatif de l'introduction du Thomas Münzer de Bloch :
« Nous nous mêlons nous-mêmes au passé de façon vivante. Et, de la sorte, les autres aussi revivent, métamorphosés ; les morts ressuscitent ; avec nous leur geste va derechef s’accomplir. Münzer a vu son œuvre brutalement brisée, mais son vouloir s’est ouvert sur de très vastes perspectives. Lorsqu’on le considère en homme d’action, on saisit en lui le présent et l’absolu, de plus loin et de plus haut que dans une expérience trop vite vécue, et cependant avec une égale vigueur. Münzer est avant tout histoire au sens fécond du terme : lui et son œuvre, et tout passé qui mérite d’être relaté, est là pour nous assigner une tâche, pour nous inspirer, pour étayer toujours plus largement notre permanent projet. »43
27 La parenté avec le programme des Thèses est frappante (par exemple avec la thèse VI, qui évoquait « le don d'attiser dans le passé l'étincelle de l'espérance... »). Pourtant, Bensaïd fait remarquer la disparition progressive mais décisive, chez Benjamin, de l'utopie au profit de la prophétie messianique. Disparition qui contraste bien sûr avec sa centralité chez l'auteur de L'esprit de l'utopie44 (en 1918) et du Principe espérance45 (en 1954).
28 Ernst Bloch, en effet, est par excellence le penseur de l'utopie. L'utopie, chez lui, a non seulement un sens « politique » mais également un statut épistémologique : il s'agit de compléter la « connaissance causale du passé » par une connaissance exploratoire du futur, un « pressentiment constitutif du but » ou encore un « savoir du but ». L'utopie est donc définie comme l'anticipation dialectique de ce qui sera ultérieurement défini comme possibilité objective. Elle est « fonction anticipante » présente dans tous les mouvements de libération, petits ou grands (et qui s'origine ultimement dans l'inconscient, sous la forme du « rêve éveillé » ou « rêve-vers-l'avant »). L'utopie est « espoir concret » du « non-encore-conscient » et du « non-encore-devenu », écrit Bloch.
29 Ainsi se justifie l'étude passionnée des « images-souhaits » (voyages, vitrines, loisirs, contes, films) qui sont en quelque sorte des utopies parcellaires capables, sous certaines conditions, de se muer en projets révolutionnaires (accédant ainsi au statut d'Utopie au sens plein). Le rôle du penseur révolutionnaire est donc de libérer les potentialités explosives de ces « images-souhaits » en les rapportant sans cesse à l'horizon politique de leur accomplissement.
30 Revalorisant ainsi le terme d'utopie, Bloch s'attaque explicitement à la célèbre opposition établie par Engels en 1880 entre « socialisme scientifique » et « socialisme utopique » – et qui a notamment donné naissance au positivisme scientiste de la IIème internationale, majoritaire dans le socialisme allemand du début du siècle (que combattent aussi bien Bloch que Benjamin). Contre cette pente positiviste, il faut donc « repenser les fondements métaphysiques négligés par Marx » et montrer qu'il ne s'agit pas tant d'attendre les « conditions favorables » de la révolution, que de les « produire activement ».
31 Pour cela, Bloch entend rétablir le lien de connivence et la secrète affinité entre les aspirations révolutionnaires contemporaines et les vieilles rébellions hérétiques. Ainsi, la révolution est selon lui une hérésie (et non pas un athéisme), qui doit renouer non seulement avec « la terre » mais aussi avec « le ciel, qu'on a eu le tort d'abandonner ». Si les marxistes ont eu en partie raison de condamner le socialisme « abstraitement utopique », ils ont funestement perdu, du même coup, l'utopie « concrète », et ils ont oublié « la musique qui devrait retentir et s'échapper du mécanisme bien huilé de l'économie et de la vie sociale ». Cette « petite musique » de l'Utopie doit servir d'antidote contre l'aliénation, en nous mettant notamment en garde contre les dangers propres à tout pouvoir institué. Ainsi l'utopie (particulièrement dans l'ouvrage de 1918) s'affirme comme défiance libertaire contre toute forme d’État, condamné par le jeune Bloch comme « contrainte en soi ».
32 Il ne s'agit pourtant pas de revenir en-deçà du marxisme, c'est-à-dire à une pensée non-dialectique, passive et contemplative. Il faut simplement, selon Bloch, repenser le marxisme comme philosophie « projectale », seule capable de donner une dimension philosophique à l'espoir situé dans le monde46. Il faut en outre distinguer dans le marxisme un « courant froid » (positiviste, obnubilé par les lois et les équilibres du réel) et un « courant chaud » (hanté par les crises et les irruptions du virtuel).
33 Bloch, poursuivant son intuition de jeunesse par-delà l'expérience traumatisante du nazisme, du goulag et d'Hiroshima, trouve ainsi des projectiles (marxistes) pour s'opposer à la Raison d’État bureaucratisée du stalinisme. En effet, grâce à l'utopie, on peut toujours en appeler au négatif contre le positif, à l'inaccomplissement du virtuel contre les faits accomplis du réel. L'Utopie, commente Bensaïd, devient ainsi une « ligne de résistance à l'ordre bureaucratique stalinien et une riposte à ce que Bloch appelle la ''sous-alimentation de l'imagination socialiste'' ». Il faut désormais, dit-il, que la révolution, après avoir renversé l'ordre ancien, fasse acte de « ressouvenir utopique ».
34 Comment se concrétise cette utopie anti-bureaucratique ? En quoi peut bien consister cet acte de « ressouvenir utopique » que la révolution devrait encore accomplir ? Il faut reconnaître, avec Bensaïd, que Bloch reste très allusif sur ce point.
« Soit que Bloch ne perçoive pas, dans l’Europe des années 1950 (celle du rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline, du soulèvement de 1953 à Berlin Est, des soulèvements de Pologne et de Hongrie en 1956 !) la force susceptible de traduire pratiquement ce sentiment. Soit que, dans le monde binaire de Yalta, la ligne de fuite utopique constitue pour lui une forme de compromis provisoire avec un ordre bureaucratique qu’il refuse sans oser le combattre de front, au risque de ‘faire le jeu de l’ennemi’. »47
35 Chez Benjamin, les prémisses comme la conclusion diffèrent sensiblement. Comme nous l'avons rapidement évoqué, la catégorie d'Utopie (pourtant présente dans son œuvre jusqu'au milieu des années 30) s'efface progressivement pour laisser place à la venue incertaine du Messie. Le moment décisif à cet égard, où l'utopie semble être définitivement renvoyée du côté de la « fantasmagorie » et du mythe, a sans doute lieu entre les deux versions de l'exposé préparatoire au Livre des passages (c'est-à-dire entre 1935 et 1939), via notamment un échange de lettres avec Adorno (qui le poussera à corriger certains passages ambigus, notamment celui qui évoquait les « deux strates de l'utopie »48). Entre 1935 et 1939, l'expectative utopique cède donc définitivement la place à l'attente messianique, qui sera au cœur des Thèses sur le concept d'histoire – d'où le terme même d'utopie semble d'ailleurs banni, même quand il s'agit de rendre hommage, dans la thèse XI, aux « fantastiques imaginations d'un Fourier ».
36 Désormais, il ne s'agit plus seulement et plus tellement d'interroger la manière dont « chaque époque rêve la suivante » (selon une citation de Michelet centrale dans le premier exposé), mais avant tout de montrer comment chaque époque tente de « s'arracher au sommeil ». « Il faut nous réveiller de la vie de nos parents » écrit Benjamin49. Ainsi, plutôt qu'attirer l'attention sur le potentiel émancipateur des « rêves éveillés » et de la « conscience onirique du collectif », Benjamin cherche désormais à réveiller le monde de ses cauchemars, hantés par les fétiches du capital. Puisque le monde ensorcelé du capitalisme ne peut plus « rêver », puisqu'il est voué à la fantasmagorie et au sortilège de l'éternel retour du Même, l'indice de la révolution devient l'instant privilégié du « réveil » et non celui du rêve banalisé. Le Manifeste communiste, disait déjà Benjamin en conclusion de son article sur le Surréalisme, nous intime ainsi l'ordre d'échanger nos mimiques « contre le cadran d'un réveil qui sonne chaque minute pendant soixante secondes50 ». Plutôt qu'entretenir le rêve d'une délivrance promise, il faut donc « organiser le pessimisme » et guetter la conjoncture propice au « réveil » libérateur.
37Benjamin retrouve alors les accents de Sorel et de Blanqui qui étaient tous deux de grands pourfendeurs d'utopie – suspectant les utopistes d'être toujours prompts à « débiter leurs inventions mirobolantes au détail, sur le marché noir des petites réformes51 ». Benjamin retrouve également Marx, pour qui la Commune de Paris aurait définitivement clôturé le « moment utopique » de 1830-1848 et constituerait la « forme enfin trouvée » du socialisme, autrement dit : une cristallisation institutionnelle de la révolution, un pouvoir socialisé à la suite d'une victoire des opprimés, et dont la fin prématurée serait due uniquement à un rapport de force inégal (donc à la répression versaillaise) et non à une impossibilité de principe – comme ce sera d'ailleurs le cas en 1936 pour la République espagnole, victoire éphémère de l'anarcho-syndicalisme qui aurait pu se prolonger si elle n'avait pas été écrasée par Franco.
38 Ici apparaît en creux ce qui constitue sans doute le « programme positif » de Benjamin. La fin du « moment utopique » annoncée par Marx dans La guerre civile en France, et relayée presque mot pour mot dans le Livre des passages52, signifie que désormais, le prolétariat sait ce qu'il a à faire : s'emparer du pouvoir et le socialiser sur le modèle horizontal de la Commune (qui sera rebaptisé « soviet », « worker councils » ou « conseil ouvrier » au siècle suivant).
39Ainsi, remarque lumineusement Bensaïd, tandis que l'expérience utopique permettra à son ami Ernst Bloch, en pleine guerre froide, de « prendre le stalinisme en patience » – le primat du politique, affirmé par Benjamin à la fin des années 30, « lui interdit de tels accommodements53 ». Ce faisant, son volontarisme politique intransigeant préfigure les révoltes anti-bureaucratiques de Berlin, Poznań ou Budapest qui ressusciteront (parfois pour quelques jours seulement) le modèle politique « conseilliste » de la Commune, avant d'être impitoyablement écrasées par le régime soviétique.
Conclusion, à partir de l'appendice B des Thèses sur le concept d'histoire :
40L'appendice B, qui clôt l’œuvre testamentaire de Benjamin, permet de prendre la pleine mesure du déplacement, mis en évidence par Bensaïd, entre « utopie » (projetée vers l'avenir) et « messianisme » (centré sur les bifurcations possibles du présent).
41Il s'agit pourtant, répétons-le, d'un messianisme fortement hétérodoxe et littéralement « renversé » puisqu'il n'est plus question d'attendre patiemment le Messie (comme dans la tradition juive dominante, c'est-à-dire rabbinique) mais plutôt de provoquer activement sa venue (comme dans la version messianique dissidente des dohakei haketz qui se proposaient explicitement de « précipiter la fin des temps », comme nous l'apprend utilement Löwy54).
42Benjamin ne renoue pourtant nullement avec une pensée apocalyptique, « chiliastique55 » ou même « putschiste », qui resterait rivée à l'instantanéité du présent, fascinée par la « rupture » en elle-même. Comme nous avons essayé de le souligner ici, les Thèses sur le concept d'histoire tracent les contours d'une nouvelle temporalité historico-politique, une nouvelle « sémantique des temps historique » (selon la fameuse expression de Reinhart Koselleck56). Autrement dit, une redistribution des cartes entre passé, présent et futur qui (loin de briser simplement leur lien) renoue dialectiquement les pôles indissociables du « champ d'expérience » et de « l'horizon d'attente » – et permet d'échapper à la fois au temps « cyclique » de la tradition (qui dissout l'attente dans l'expérience connue), au temps « progressiste » de la modernité (qui absolutise l'attente d'un « toujours mieux ») et enfin au « présentisme57 » contemporain (qui paralyse et supprime l'attente dans une expérience instantanée et amnésique).
43 Condition même de la transformabilité de l'histoire, le lien entre expérience et attente s'articule stratégiquement chez Benjamin autour d'un « à-présent » attentif et actif, habité par le passé et ouvert à l'avenir, orienté par un impératif de rédemption (des « ancêtres asservis ») mais laissant toujours le futur ouvert au « chapitre des bifurcations », selon l'expression de Blanqui chère à Benjamin.
44En effet, dans la prophétie, explique Bensaïd : « le présent du discours domine le conditionnel de la prédiction ». Ainsi, le prophète juif, à la différence de l'oracle grec, « n'annonce pas ce qui fatalement doit advenir, mais ce qu'il est encore possible d'éviter, à condition d'agir58 ». Il ne nous révèle donc pas un avenir pré-écrit, mais nous met en garde contre la catastrophe qui ne manquera pas de se produire si nous ne brisons pas, dès maintenant, le continuum de l'histoire, le cycle infernal de « l'éternel retour du même » auquel nous condamne la civilisation capitaliste et dont l’œuvre testamentaire de Blanqui, écrite au seuil de la folie, nous livre la formule cosmologique fascinante et effrayante : « L'univers se répète sans fin et piaffe sur place. L'éternité joue imperturbablement dans l'infini les mêmes représentations59 ».
45Ainsi, contrairement à l’attentisme apocalyptique et aux oracles d’un destin inexorable, la prophétie est une « anticipation conditionnelle », qui cherche à conjurer le pire, et à maintenir ouvert le faisceau des possibles. Bensaïd résume :
« Chez Benjamin, le messianisme séculier l'emporte sur l'utopie. Son Messie n'est pas l'aboutissement de l'histoire universelle, mais seulement l'entrée en scène d'un possible capable de tenir le probable en échec. (…) L'utopie se conjuguait au futur, le messianisme s'énonce au présent. Elle prédisait l'impossible. Il dit le nécessaire. Reste à faire en sorte que le nécessaire devienne possible. C’est la tâche de la politique.60 »
46Benjamin, en détruisant l'idée de Progrès historique (commune aux libéraux et aux marxistes vulgaires), ne nous laisse donc nullement désorientés ou isolés, rivés à un présent instantané ou condamnés à un geste désespéré et improbable de « rupture chiliastique ». Contre l'histoire linéaire mais aussi contre l'histoire « en miettes » (dissoute dans une succession d'événements uniques et miraculeux), il nous invite en creux – non pas tant à renoncer à toute idée de progrès61 (ce qui reviendrait à renoncer à l'action) – mais plutôt à repenser celui-ci de manière entièrement sécularisée, comme « hypothèse historique vivante » prenant la forme d'un « pari mélancolique » (selon l'expression de Bensaïd qui donne son titre à l’un de ses plus beaux livres62).
47L'engagement politique, en effet, est toujours un « pari » à l'image de celui bien connu de Pascal (qui, longtemps avant les existentialistes, savait que nous sommes toujours « embarqués »63). Ce pari n'est pourtant pas « tragique » au sens pascalien mais plutôt « mélancolique » au sens de Péguy : une mélancolie non pas romantique, triste, fataliste, paralysante (celle de l’acédia médiévale évoquée dans la thèse VII) mais une mélancolie « classique », sobre, héroïque, « plus saine et plus profonde » dit Péguy64, pour qui l'inquiétude et le doute accentuent la gravité et stimulent l'action. Benjamin exprimera d'ailleurs son admiration, dans une lettre à Scholem, pour la « fantastique mélancolie maîtrisée » de Péguy65. C'est cette mélancolie classique et maîtrisée qu'on retrouve chez tous les grands révolutionnaires modernes, qui finirent, pour la plupart, assassinés ou suicidés : Saint-Just, Blanqui, Louise Michel, Gramsci, Trotsky, Guevara... ainsi que Benjamin et Bensaïd lui-même (qui occupe une place de choix dans la fresque que l'historien Enzo Traverso consacre à cette « tradition cachée » de la « mélancolie de gauche »66). Tous ces héros mélancoliques, tous ces prophètes désarmés, partagent une même conscience aiguë du péril, un même sentiment de la récurrence du désastre et de la défaite – sans pourtant jamais céder à la résignation ni au renoncement.
48Enfin, la mention de l'interdit juif de « prédire l'avenir », dans l'appendice B des Thèses, fait écho aux critiques répétées de Benjamin contre la divination, la chiromancie, le spiritisme et plus généralement l'irrationalisme. Ainsi le goût de certains de ses contemporains pour les pratiques occultes n’est, aux yeux du philosophe, que le revers illusoire du désenchantement technique qui « plonge les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle » et qui a notamment pour revers « l’oppressante profusion d’idées que suscita parmi les gens la reviviscence de l’astrologie et du yoga, de la Science chrétienne et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scolastique et du spiritisme67 ». Or, écrit Benjamin dans son article sur le Surréalisme,
« Tout examen sérieux des dons et des phénomènes occultes, surréalistes, fantasmagoriques, présuppose un renversement dialectique auquel aucun cerveau romantique ne saurait se plier. Il ne nous avance à rien en effet de souligner, avec des accents pathétiques ou fanatiques, le côté énigmatique des énigmes.68 »
49Ainsi Benjamin reste, paradoxalement et singulièrement, un « homme des Lumières » qui se propose explicitement (par exemple dans les Premières notes préparatoires au Livre des passages) de
« (…) défricher des domaines où seule la folie, jusqu'ici, a crû en abondance. Avancer avec la hache aiguisée de la raison et sans regarder ni à droite ni à gauche, pour ne pas succomber à l'horreur qui, du fond de la forêt vierge, cherche à nous séduire. Chaque terre a dû un jour être défrichée par la raison, être débarrassée des broussailles du délire et du mythe. C'est ce qu'il faut faire ici [dans le Livre des Passages] pour la terre en friche du XIXè siècle.69 »
50C'est le projet que Bensaïd, à son tour, a tenté d'accomplir avec les pensées critiques du XXème siècle (en débroussaillant, parfois « à la hache », l’œuvre de Benjamin), et c'est également le projet qu'il nous revient, modestement, de poursuivre aujourd'hui – en restant bien « éveillés », à l'abri du rêve, de la folie et du mythe, tout en maintenant toujours la porte entre-ouverte à l'irruption des possibles.
Notes
1 En particulier dans les cursus d’esthétique et d’histoire de l'art où son ouvrage de 1935, L’œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (repris in W. Benjamin, Œuvres, III, Collection « Folio/Essais », Éditions Gallimard, Paris,2000, pp. 67-113), est devenu un classique.
2 W. Benjamin, Paris capitale du XIXè siècle. Le livre des passages, Éditions du Cerf, Paris, 2006.
3 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres, III, op. cit., pp. 427-443.
4 Daniel Bensaïd, né en 1946, fut philosophe et professeur à l'université Paris 8 mais également militant politique infatigable : acteur majeur de mai 68, fondateur historique de la LCR, membre de la IVème internationale, il joua un rôle important dans de nombreuses luttes sociales européennes et latino-américaines (Argentine, Brésil, Mexique) jusqu'à sa mort en 2010.
5 Michael Löwy, né en 1938, est un philosophe et sociologue franco-brésilien, proche du mouvement trotskiste et notamment spécialiste de Weber, Lukacs, Benjamin et de l’école de Francfort.
6 En bref : tandis que Löwy fait droit au romantisme libertaire et utopique de Benjamin, mettant en avant la complémentarité du marxisme et de la théologie, Bensaïd privilégie pour sa part une lecture résolument marxiste, anti-utopique et anti-romantique, de laquelle ressort un messianisme combatif et fortement sécularisé.
7 Cf. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 431.
8 Arrêté le 26 septembre 1940 par les milices franquistes, alors qu'il était sur le point de franchir la frontière espagnole, Benjamin se suicide le soir même pour éviter d'être livré vivant à la Gestapo. Cf. par exemple D. Bensaïd, « Préface de Enzo Traverso », in Walter Benjamin, sentinelle messianique à la gauche du possible, Collection « Essais », Éditions Les Prairies ordinaires, Paris, 2010, p. 9.
9 Ibid., p. 13.
10 W. Benjamin, « Notes préparatoires pour les Thèses sur la philosophie de l’histoire », in Paris capitale du XIXème siècle…, op. cit., p. 1232 : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Mais il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer les freins d’urgence. »
11 W. Benjamin, Sens unique, Collection « Petite Biblio Payot », Éditions Payot & Rivages, Paris, 2013, p. 150 : « Avant que l’étincelle ne touche la dynamite, la mèche qui brûle doit être sectionnée. »
12 D. Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 144-145 : « Avec Benjamin, le Messie achève ses métamorphoses. Naguère messager du futur, chargé des terribles promesses divines, renversé par l'insurrection rationnelle de Spinoza, restauré mais embourgeoisé et vieilli, devenu confident et consolateur des mauvais jours, le voici enfin non devant mais en nous. Fiché dans l'attente. Planté dans le présent. Sécularisé. Dépassant dans la politique sa préhistoire théologique et philosophique. »
13 D. Bensaïd, « Utopie et messianisme : Bloch, Benjamin et le sens du virtuel », in Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), Éditions Textuel, Paris, 2010, p. 112.
14 K. Marx, « Thèses sur Feuerbach » (1845), in Philosophie, éd. établie et annotée par M. Rubel, Collection « Folio/Essais », Éditions Gallimard, Paris, 2014, pp. 232-235.
15 V. O. Lénine, « Thèses d’avril » (Pravda n°26, 7 avril 1917), in Œuvres choisies, II, trad. Éditions en langues étrangères, Moscou, 1962.
16 Cf. D. Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 138.
17 G. Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Collection Arguments, Éditions de Minuit, Paris, 1974.
18 Cf. W. Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht, Éditions Maspéro, Paris, 1969.
19 W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 113 : « Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. »
20 W. Benjamin, Journal de Moscou, trad. J.-F. Poirier, Éditions L’Arche, Paris, 1983, p. 81 : « À l’extérieur, le gouvernement cherche la paix pour établir les traités de commerce avec des États impérialistes ; mais avant tout, il cherche à l’intérieur à suspendre le communisme militant, il s’efforce d’instituer pour un temps une paix de classe, de dépolitiser la vie civique dans toute la mesure du possible. (…) On tente d’arrêter la dynamique du processus révolutionnaire dans la vie de l’État, (…) on est (…) entré dans la restauration. »
21 Cf. à ce propos D. Bensaïd, « Walter Benjamin : la traversée des décombres » (2009), in http://danielbensaid.org/La-traversee-des-decombres (consulté le 27/06/2018).
22 Le terme « marxisme wébérien » apparaît pour la première fois sous la plume de Merleau-Ponty en 1955 dans les Aventures de la dialectique (Collection « Folio/Essais », Éditions Gallimard, p. 45) et donne son titre à l'essai de Löwy intitulé La cage d'acier. Max Weber et le marxisme wébérien, collection « Un ordre d'idée », Éditions Stock, Paris, 2013. Le développement qui suit est un résumé du sous-chapitre consacré à Benjamin, pp. 129-148.
23 Ibid., p. 127.
24 E. Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, Éditions Julliard, Paris, 1964.
25 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 434.
26 M. Löwy, La cage d’acier…, op. cit., p. 146.
27 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 436.
28 Notamment dans son ouvrage Walter Benjamin, sentinelle messianique…, op. cit.,mais également dans les nombreux articles qui sont désormais en ligne sur http://danielbensaid.org/.
29 Cf. D. Bensaïd, Marx l'intempestif. Grandeurs et misères d'une aventure critique (XIXè – XXè siècle), Éditions Fayard, Paris, 1995.
30 W. Benjamin, Paris capitale du XIXème siècle…, op. cit., p. 405.
31 Cf. D. Bensaïd, Le pari mélancolique : métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Éditions Fayard, Paris, 1997, pp. 142-143.
32 Cf. M. Löwy, Walter Benjamin : avertissement d'incendie. Une lecture des thèses ''sur le concept d'histoire'', Éditions
33 Cf. M. Abensour, L'utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Éditions Sens & Tonka, Paris, 2009.
34 D. Bensaïd, « Utopie et messianisme… », op. cit., p. 110.
35 D. Bensaïd, Le pari mélancolique, op. cit., p. 143.
36 D. Bensaïd, « Utopie et messianisme… », op. cit., p. 111.
37 D. Bensaïd, Marx l'intempestif, op. cit., p. 49.
38 W. Benjamin, « Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne », in Œuvres II, Collection « Folio/Essais », Éditions Gallimard, Paris, 2000, p. 132 : « Qu'est-ce, en effet, que le programme des partis bourgeois ? Un mauvais poème de printemps. Bourré de comparaisons à en craquer. Pour le socialiste, ''l'avenir meilleur de nos enfants et de nos petits-enfants'', c'est que tous se conduisent ''comme s'ils étaient des anges'', que chacun possède ''comme s'il était riche'', que chacun vive ''comme s'il était libre''. D'anges, de richesse, de liberté, aucune trace. Rien que des images. Et le stock d'images de ce club de poètes de la social-démocratie ? Leur gradus ad parnassum ? L'optimisme. On respire assurément un autre air dans l'ouvrage de Naville, qui fait de ''l'organisation du pessimisme'' l'exigence du jour. (…) Le surréalisme s'est rapproché toujours davantage de la réponse communiste à cette question. Et cela signifie : pessimisme sur toute la ligne. Oui certes, et totalement. »
39 Ibid., p. 133.
40 D. Bensaïd, « Utopie et messianisme… », op. cit., p. 112. On peut noter au passage l'importance du concept de « constellation » explicite dans les Thèses XVII et XVIII : l'historien est invité à aborder son objet comme une « constellation saturée de tension » et « cristallisée en monade » afin d'y saisir « une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé ». Et il doit encore repenser le « concept de présent » comme « temps actuel » grâce à l'idée de « constellations » entre différentes époques (pouvant parfois être séparées « par des millénaires »).
41 Dont la relation tumultueuse est analysée par Arno Munster dans son article « Ernst Bloch et Walter Benjamin : éléments d'analyse d'une amitié difficile », in L'Homme et la société n°69-70, Éditions Persée, Paris, 1983, pp. 55-77.
42 Figurant initialement dans la troisième partie (« Histoires, fin et suites ») de la Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l'histoire, Éditions de la Passion, Paris, 1995, cet article est désormais repris dans le recueil intitulé Une radicalité joyeusement mélancolique…, op. cit.. Le développement qui suit reprend et condense les résultats de cetarticle.
43 E. Bloch, Thomas Münzer, op. cit, cité par D. Bensaïd, in « Utopie et messianisme… », op. cit., p. 99.
44 E. Bloch, L’esprit de l’utopie, Collection « Bibliothèque de Philosophie », Éditions Gallimard, Paris, 1977.
45 E. Bloch, Le principe espérance, Collection « Bibliothèque de Philosophie », Éditions Gallimard, Paris, 1976.
46 E. Bloch, Le Principe espérance, cité par D. Bensaïd in « Utopie et messianisme… », op. cit., p. 105 : « Le désir, les attentes, les espérances requièrent leur herméneutique propre... La philosophie aura la conscience du lendemain, le parti pris du futur, le savoir de l'espérance, ou elle n'aura plus aucun savoir du tout. Et la nouvelle philosophie, telle que Marx l'a inaugurée, est aussi la philosophie du Nouveau... Seule une pensée orientée vers la transformation du monde et instruisant la volonté de transformation concerne l'avenir (cet espace non clos, ce lieu de naissance qui s'ouvre devant nous), et cet avenir ne l'embarrasse pas plus que le passé ne l'accapare. » Grâce à Marx et à son « réalisme chargé d'avenir », « ce que l'utopie a de meilleur trouve ainsi un sol sur lequel se poser, trouve des pieds et des mains ».
47 Ibid., p. 108.
48 Selon l'exposé de 1935, il faut distinguer deux strates de l'utopie. D’une part, une strate historique : à l'apparition d'un nouveau mode de production correspond l'apparition d'images-souhaits (qui portent la griffe « c'est ainsi que cela devrait être »). D’autre part, une strate anhistorique, grâce à laquelle l'utopie noue un lien secret avec « l'âge d'or » (la « société sans classes »). Adorno sera très critique au sujet de cette conception dualiste de l’utopie, qu’il juge pré-dialectique, et reprochera sévèrement à son ami de conserver une version idéalisée de « l'âge d'or » au lieu d'y voir à la fois un Paradis et un Enfer. Cf. sur ce point le commentaire éclairant de M. Abensour, in L'utopie de Thomas More à Walter Benjamin, op. cit., pp. 79-82.
49 W. Benjamin, Paris capitale du XIXème siècle…, op. cit., p. 893.
50 W. Benjamin, « Le surréalisme… », op. cit., p. 134.
51 D. Bensaïd, « Utopie et messianisme… », op. cit., p. 109. Sorel opposait ainsi à l'utopie la puissance indivisible du mythe. Cf. G. Sorel, Réflexions sur la violence, Éditions du Seuil, Paris, 1990, p. 46 : « Les mythes révolutionnaires actuels sont presque purs [...] ce ne sont pas des descriptions de choses, mais des expressions de volontés. L'utopie est au contraire le produit d'un travail intellectuel ; elle est l'œuvre de théoriciens qui [...] cherchent à établir un modèle auquel on puisse comparer les sociétés existantes pour mesurer le bien et le mal qu'elles renferment [...] tandis que nos mythes actuels conduisent les hommes à se préparer à un combat pour détruire ce qui existe, l'utopie a toujours eu pour effet de diriger les esprits vers des réformes qui pourront être effectuées en morcelant le système ; [...] un mythe ne saurait être réfuté puisqu'il est, au fond, identique aux convictions d'un groupe, qu'il est l'expression de ces convictions en langage de mouvement, et que, par suite, il est indécomposable en parties. »
52 Cf. par exemple W. Benjamin, « Exposé de 1935 » in Paris capitale de XIXème siècle…, op. cit., p. 45 : « De même que le Manifeste du parti communiste clôt l'ère des conspirateurs professionnels, la Commune met un terme à la fantasmagorie qui domine les premières aspirations du prolétariat »
53 D. Bensaïd, « Utopie et messianisme… », op. cit., p. 114.
54 M. Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie…, op. cit., p. 133.
55 Nous nous référons ici au sens que Karl Mannheim donne au terme « chiliastique » dans son ouvrage Idéologie et utopie, trad. J.-L. Evard, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2006.
56 Cf. R. Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Éditions de l’EHESS, Paris, 2016.
57 Cf. François Hartog, Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Éditions du Seuil, Paris, 2003.
58 D. Bensaïd, « Prendre le présent par les cornes. Anticipation utopique et prophétie stratégique », in http://danielbensaid.org/Prendre-le-present-par-les-cornes (consulté le 27/06/2018).
59 A. Blanqui, L’Éternité par les astres, Éditions Les Impressions Nouvelles, Paris, 2012, p. 123.
60 D. Bensaïd, Walter Benjamin sentinelle messianique, op. cit, pp. 239-241.
61 Cf. W. Benjamin, Paris capitale du XIXème siècle…, op. cit., p. 491 : « Il faut fonder le concept de progrès sur l'idée de catastrophe », ou encore W. Benjamin, Charles Baudelaire, Éditions Payot, Paris, 1982, p. 242 : « Le sauvetage s'accroche à la petite faille dans la catastrophe continuelle ».
62 D. Bensaïd, Le pari mélancolique, op. cit.
63 B. Pascal, Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, texte établi par L. Lafuma, Éditions Delmas, Paris, 1960, p. 202 : « Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire : vous êtes embarqué. »
64 C. Péguy, Clio, Collection Nrf, Éditions Gallimard, Paris, 1931, pp. 137-138 : « Quelle mélancolie, dit l'histoire. Fut-il jamais mélancolie plus mortelle et ensemble plus pieuse et plus noble que celle qui sort de tous ces simples mots. Fut-il jamais mélancolie plus austère et plus grande, plus chrétienne et plus simple et plus classique. On nous avait dit, dit-elle, que c'étaient les romantiques, eux seuls, eux premiers, qui nous avaient inventé, qui nous avaient apporté la mélancolie. On nous parle toujours de la mélancolie romantique. Voici pourtant de la mélancolie classique, la plus saine et la plus profonde. Fut-il jamais mélancolie plus pleine de mémoire et plus commémoratoire et plus pleine de cette invincible connaissance, de ce sens profond que le temps lui aussi est une mer inlabourable et que la mort est un océan qui ne se remonte pas. »
65 Cité par D. Bensaïd in Le pari mélancolique, op. cit., p. 258.
66 E. Traverso, Mélancolie de gauche : la force d'une tradition cachée (XIXè-XXIè siècle), Éditions La Découverte, Paris, 2016.
67 W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in Œuvres II, op. cit., p. 366.
68 W. Benjamin, « Le surréalisme… », op. cit., p. 131.
69 Cité par M. Abensour, in L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, op. cit., p. 69.
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Université Saint-Louis, Bruxelles – Centre Prospéro