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Romain Karsenty

Mannheim et le « marxisme occidental »

(Volume 6 - 2017 : Utopie et idéologie. Autour de Karl Mannheim)
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Résumé

Cet article se propose de restituer à la pensée de Karl Mannheim sa dimension critique et politique, fréquemment occultée ou sous-évaluée du fait d’un prétendu « relativisme » imputé à son projet de sociologie de la connaissance. Il s'agit ainsi de réinscrire ce projet dans le sillage du « marxisme occidental » dont parle Merleau-Ponty dans ses Aventures de la dialectique et dont le programme de « relativisation du relativisme » permet au sociologue de « s'engager », par-delà l'opposition wébérienne du savant et du politique. La pensée de Mannheim peut dès lors être confrontée à celles de Paul Ricoeur et de Cornelius Castoriadis, et conduit à questionner à nouveaux frais certains enjeux majeurs de la pensée politique contemporaine, en particulier ceux ayant trait à la fonction de l'intellectuel, aux « leçons » politiques de l'histoire ou encore à la notion d'utopie.

Index de mots-clés : Mannheim – Merleau-Ponty – Ricoeur – Castoriadis – marxisme occidental – marxisme wébérien – utopie – autonomie – engagement

Abstract

This study aims to restore the critical and political dimensions to Karl Mannheim’s theories, as these have often been either erased or underestimated as a result of the « relativism » associated with his work on the field of sociology of knowledge. The main objective is to reinstate this work as an extension of Merleau-Ponty’s « Western Marxism » as presented in his Adventures of the Dialectic, whose « relativization of relativism » allows sociologists to commit themselves, going beyond the Weberian opposition between Science and Politics. Mannheim’s theories are thus confronted to those of Paul Ricoeur and Cornelius Castoriadis, leading to new questions on some major issues of contemporary political thinking, particularly on those related to the function of the intellectual, the political « lessons » of history, and the notion of utopia.

Index by keyword : Mannheim – Merleau-Ponty – Ricoeur – Castoriadis – Western Marxism – Weberian Marxism – utopia – autonomy – commitment

1Depuis les vifs débats qu'elle suscita dans l'Allemagne des années 1920-1930 puis dans le monde anglo-saxon, jusqu'à sa tardive et timide réception en France1, la pensée de Karl Mannheim fut fréquemment amputée de toute dimension critique ou politique, et assimilée abusivement à « un relativisme historique intégral dont la sociologie de la connaissance n'est que la traduction soi-disant scientifique »2.

2A rebours d'une telle lecture, nous voudrions mettre Mannheim en dialogue avec deux penseurs français de l'après-seconde-guerre mondiale, donc postérieurs de près de vingt ans, mais qui partagent avec lui un grand nombre de préoccupations et d'ambitions, et peuvent ainsi être fécondement réunis : il s'agit de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et de Cornelius Castoriadis (1922-1997). Nous nous appuierons également, pour restituer la pensée foisonnante de Mannheim, sur les analyses éclairantes de Paul Ricœur3 et Pierre Macherey4 dans leurs commentaires respectifs de son œuvre maîtresse de 1929, Idéologie et Utopie5.

3Dans un premier temps, nous nous attacherons à montrer que l’œuvre de Mannheim doit être resituée dans le contexte d'une crise profonde et durable du marxisme et du socialisme – crise particulièrement aiguë dans l’Allemagne de la République de Weimar (1918-1933) mais qui s'est prolongée sous diverses formes jusqu'à l'effondrement du bloc soviétique et, d'une certaine façon, jusqu'à aujourd'hui, où elle continue de questionner les horizons et les limites de toute pensée de l'émancipation. A ce titre, Idéologie et utopie peut être compté parmi les productions de ce que Merleau-Ponty a appelé le « marxisme occidental »6 (ou « wébérien »), branche hétérodoxe du marxisme dont la figure la plus représentative est sans doute le jeune Lukács (auquel Merleau-Ponty consacre un chapitre entier des Aventures de la dialectique) mais à laquelle on peut également rattacher Mannheim, Horkheimer, Bloch, Benjamin, Korsch, Gramsci, ainsi que Castoriadis et Merleau-Ponty lui-même (bien que ces deux derniers aient cessé, à partir d'un moment, de se définir comme marxistes)7. Ce « marxisme occidental », reconstruit par Merleau-Ponty, vise à « incorporer la subjectivité à l’histoire sans en faire un épiphénomène »8 : il rompt ainsi avec une conception mécaniste de l'histoire et libère la pensée de ses illusions idéalistes en lui restituant sa dimension pratique et collective.

4Dans un second temps, nous montrerons que la démarche de Mannheim, si elle poursuit le projet marxiste avec les outils de la sociologie « compréhensive », peut également être ressaisie, symétriquement, comme une tentative pour dépasser les apories de la sociologie wébérienne  en y apportant une dose de « dialectique » et de « praxis » marxiennes. Ainsi Mannheim fait jouer Marx et Weber à la fois l'un avec l'autre et l'un contre l'autre, en les amenant à se corriger ou se compenser réciproquement. En effet, nous verrons que la tâche de « l'intellectuel sans attache », que Mannheim appelle de ses vœux, est non seulement celle d'une « sociologie de la connaissance » (moment « non évaluatif » de la recherche), mais encore celle d'une « sociologie diagnostique du contemporain »9 – laquelle, en replongeant de plain-pied dans l'histoire, nous redonne les moyens de la juger et de nous y orienter.

5Ainsi, loin de tomber sous le coup des reproches de relativisme, de scientisme ou d'intellectualisme dont il fut constamment l'objet10, Mannheim retrouve bel et bien, par ses propres moyens, l'exigence marxienne d'un dépassement de la théorie dans la pratique, ou d'une « réalisation » de la philosophie dans la praxis11. Puisque la pensée est « un processus porté par des forces réelles »12, dit Mannheim, l’intellectuel doit être « partie prenante dans le conflit des forces »13. Il lui faudra pour cela, comme nous le verrons et le discuterons pour finir, à la fois rompre avec le privilège ontologique et politique accordé par le marxisme orthodoxe au seul « prolétariat », et se risquer hors du bastion de la culture pour emprunter les chemins sinueux de l’utopie.

1. Relativiser le relativisme : le programme du marxisme occidental

6Commençons par resituer l’œuvre de Mannheim dans son contexte politique et voyons comment Idéologie et utopie peut être lu comme une radicalisation du matérialisme historique et un rejeton du « marxisme occidental ».

7Au lendemain de la première guerre et de la révolution avortée de 1918-1919, la gauche allemande est profondément divisée et semble condamnée à deux impasses symétriques : d’un côté, le marxisme révisionniste et réformiste de Bernstein14; de l’autre côté, le marxisme léniniste et  dogmatique de la IIIème internationale, déjà largement « stalinisée » à l'époque où écrit Mannheim, et auquel le parti communiste allemand adhère sans réserve. Dès lors, pour les intellectuels critiques qui ne veulent céder ni au réformisme social-démocrate ni au dogmatisme communiste, l’enjeu est  de trouver une « troisième voie » praticable, tant sur le plan théorique que pratique15.

8C’est dans ce contexte d'une crise aiguë du marxisme et du socialisme qu’émerge ce que Merleau-Ponty appelle le « marxisme occidental » : effort pour infléchir la théorie marxiste dans un sens résolument anti-positiviste et anti-dogmatique, en y intégrant l'enseignement de sociologues non-marxistes comme Weber ou Simmel (dont Mannheim fut l’élève), ou encore les apports de la psychanalyse freudienne.

9L'histoire, dit Merleau-Ponty dans l'étude qu'il consacre à Weber, est « cet étrange objet qui est nous-mêmes »16. Et ainsi la position nécessairement « située » (donc à la fois enracinée et engagée) de l'historien, du sociologue ou même du philosophe, ne constitue pas un déficit regrettable qu'il faudrait pallier d'une façon ou d'une autre, mais est au contraire la condition positive de tout « savoir » véritable. « Pour pouvoir travailler en sociologie, il faut être partie prenante du procès social » dit Mannheim17. De la même façon, pour Merleau-Ponty :

« L'intervention de l'historien n'est pas une tare de la connaissance historique : que les faits intéressent l'historien, qu'ils parlent à l'homme de la culture, qu'ils se laissent reprendre dans ses propres intentions de sujet historique, cela, qui menace de subjectivité la connaissance historique, lui promet aussi une objectivité supérieure, si seulement on réussit à distinguer la ''compréhension'' et l'arbitraire »18.

10L'apport majeur de Weber, qui sera à la source du « marxisme occidental », réside donc avant tout dans cette appréhension nouvelle, compréhensive et non plus explicative, de l'histoire, envisagée comme un milieu ontologiquement mixte (ni sujet ni objet mais « matière humaine ») dans lequel les intentions, les valeurs, les significations humaines s'incarnent matériellement et conditionnent, en retour, toute pensée : les faits sociaux sont « des choix humains devenus situation » dit Merleau-Ponty19.

11Il faut dès lors, non pas renoncer à l'idée de vérité et de science, mais atteindre une autre conception, non-dogmatique, de celle-ci : et ainsi, le savoir (du sociologue, de l'historien, du philosophe) ne saurait être ni « une production pure de l'esprit », indépendante, détachée de la réalité, « flottant au-dessus d'elle comme l'esprit au-dessus des eaux20 » (c'est la thèse de l'idéalisme), ni un simple « reflet », plus ou moins fidèle, d'une réalité qui lui serait complètement extérieure (c'est la thèse du positivisme et du marxisme vulgaire) : au contraire, le savoir, comme toute pensée humaine, appartient pleinement à l'être, il est entièrement « solidaire de l'être ». Par conséquent, aucune pensée ne saurait être considérée comme un simple trompe-l’œil inconsistant, un écran de fumée qu'il suffirait de dissiper par un « savoir vrai » ; et, symétriquement, aucune ne saurait exprimer une vérité intemporelle, intransitive, que l'on pourrait détacher de son contexte « réel » :

« La conscience vraie ou fausse que nous prenons de notre histoire étant elle-même un fait historique, ne peut être simple illusion, il y a là un minerai à traiter, une vérité à extraire, si seulement nous allons jusqu'au bout du relativisme et le replaçons à son tour dans l'histoire. »21

12Or, c'est précisément ce geste de « relativisation du relativisme » qui caractérise le mieux, selon Merleau-Ponty, la démarche du « marxisme occidental » et qui prend la forme, chez Mannheim, d'une radicalisation de la critique marxienne de l'idéologie, c'est-à-dire précisément d'une application de cette critique au marxisme lui-même. En effet, la pensée marxiste n'est elle-même rien d'autre qu'un « penser solidaire de l'être », c'est-à-dire un savoir en perspective qui, s'il veut rester cohérent, doit prendre connaissance et tenir compte du point de vue dont il relève, et ainsi, interroger son propre « coefficient idéologique »22. Il faut donc renoncer (du moins temporairement) à un concept d'idéologie incomplet, « régional » et partisan (qui vise toujours l'idéologie « de l'autre » en croyant naïvement pouvoir rester soi-même « hors idéologie ») et adopter un concept « total » et scientifique d'idéologie, qui s'efforce de ré-inscrire toutes les pensées (y compris donc le marxisme lui-même) dans une synthèse dynamique, aussi complète que possible, des différents « points de vue » en interaction réciproque23. D'où une épistémologie « relationniste24 », qui dépasse l'opposition du dogmatisme et du relativisme : puisque chaque pensée, en tant que « solidaire de l'être », est un « morceau » de réalité qui comporte toujours sa part de vérité à  extraire, il faut (avant même de prétendre l'évaluer) la replacer dans la totalité sociale dynamique à laquelle elle appartient de plein droit. Autrement dit : il faut recoller les « morceaux » de vérités partielles et partiales contenues dans chaque pensée, afin de restituer une cartographie complète des différentes « perspectives », des différentes « visions du monde » en concurrence.

13L'objet spécifique de la sociologie de la connaissance de Mannheim est donc cette « idéologie totale », qui recouvre en réalité une pluralité d'idéologies (une pluralité de points de vue en interaction) et qui constitue « une sorte d'intellectualité concrète, pré-logique, dans laquelle baigne l'agir collectif », selon la formule éclairante de Macherey25. Ainsi, adopter le concept total d'idéologie, c'est envisager toutes choses depuis le point de vue de la totalité sociale en mouvement, depuis le point de vue du « devenir de la vie sociale », qui a engendré la pluralité des idéologies régionales – un peu à la manière, explique encore Macherey, dont l'élan vital de Bergson engendre une pluralité d'espèces qui, rapportées à cet élan, sont toutes des « bonnes espèces », qui coexistent dans le tableau global du vivant, même si elles sont amenées inexorablement à lutter les unes contre les autres26. Le « réel de la pensée », qui est l'objet spécifique de la sociologie de la connaissance, n'est rien d'autre que cette pluralité d'idéologies régionales qui, envisagées toutes ensemble, constituent un ordre (mais un ordre dynamique et « en conflit »). Le sociologue de la connaissance doit s'efforcer d'atteindre ce réel de la pensée au niveau où elle se révèle précisément « solidaire de l'être », c'est-à-dire dans son expression « publique et politique », en tant qu'elle est un « outil d'action collective »27. Il doit donc ressaisir la pensée « à l'état pratique » (avant qu'elle ne se détache illusoirement dans l'abstrait) – et restituer à partir de là un panorama des différents points de vue en relation (ou en interrelation).

14A ce niveau, précise Mannheim, le sociologue de la connaissance doit se garder de tout « jugement de valeur » et se cantonner à ce que Weber appelait l'impératif de « neutralité axiologique »28 : il s'abstient de juger les idéologies, et se contente de déterminer les rapports et les modes de correspondance qui lient les idéologies à la réalité.

15Pourtant, Mannheim souligne à plusieurs reprises que cet effort proprement scientifique ne relève, en lui-même, d'aucune nécessité logique, scientifique ou rationnelle. Il appartient au contraire pleinement à l'histoire et s'inscrit précisément dans le contexte d'une modernité « désenchantée », dans laquelle la production de la pensée a cessé d'être monopolisée par un seul groupe social (le clergé) et s'est ouverte à une pluralité d'interprétations du monde (un « polymorphisme de la pensée » dit Mannheim, un « polythéisme des valeurs » disait Weber29). L'acte inaugural de la modernité est une destruction de « l'unité ontologique objective du monde »30, et cette destruction ouvre à ce que Mannheim a appelé (dans une conférence de 1928) « la concurrence dans le domaine de l'esprit31 ». Pourtant, cette émancipation bien réelle de la pensée à l'égard d'un Dogme unique et officiel (caractéristique de ce que Weber appelait une domination de type « traditionnel »), ouvre à de nouvelles difficultés, de nouveaux dangers, et nous met face à un nouveau genre de dogmatisme, de nouvelles « procédures de dogmaticité » dit Macherey : alors que, dans les sociétés organiques-statiques, l'attachement de la pensée à l'être était explicite, public, sanctionné par la censure, cet attachement est devenu, chez l'intellectuel moderne, crypté, muet, inconscient. L'attache prend désormais la forme du libre-choix et cesse d'être comprise, précisément, comme attache : c'est « l'ère des idéologies », c'est-à-dire des pensées dont la solidarité avec l'être est d'autant plus prégnante qu'elle est devenue inconsciente. Il fallait donc, dit Mannheim, une « conjoncture sociale spécifique » (celle, précisément, de la « crise » intellectuelle et politique que nous avons évoquée précédemment), il fallait « un temps où la dissension est plus saillante que le consensus », dit-il encore, pour que puisse prendre forme le projet spécifique du sociologue de la connaissance : celui de « méditer les racines sociales de notre savoir »32. On voit donc que le projet de « neutralité axiologique », que Mannheim reprend à Weber, ne relève nullement d'une abstention ou d'une indifférence du savant à l'égard de l'histoire, c'est au contraire un projet historiquement situé et intéressé :

« Dans la sociologie de la connaissance, à vrai dire, il ne se passe rien sinon ceci : sous forme d'un état des lieux, nous nous rendons attentifs à la situation de la pensée dans la passe critique où elle est entrée, et examinons minutieusement le jeu des connexions, à l'enseigne de notre intention de totalité. »33

16Ainsi, la modernité n’a pas supprimé l’assujettissement des pensées à l’être, contrairement à ce que laissait croire l’idéalisme. En effet, la solidarité de la pensée avec l’être n’a jamais cessé mais s’est simplement déployée sur un plan immanent et horizontal, sous la forme d’une « concurrence des points de vue inconciliables ». Il faut donc, en quelque sorte, rejouer (mais sans illusions) la première phase – émancipatrice – de la modernité : l’intellectuel doit se « détacher » à nouveau, non pas en vertu d’une prétendue indépendance, mais par la prise de conscience de son ancrage social. Ainsi, « l’intellectuel sans attache » de Mannheim, contrairement à ce que son nom paraît suggérer, n’est pas du tout « détaché » : il ne flotte pas librement au-dessus de son objet, il se sait lui-même pleinement impliqué dans le procès social qu’il a pris pour objet d’étude mais dont il ne renonce pas pour autant à prendre une vue tendanciellement « totale ».

17Ce faisant, il semble que Mannheim soit pris dans un cercle aporétique (ou du moins paradoxal) : puisque « tout discours sur l'idéologie est lui-même pris dans l'idéologie »34, comment le sociologue de la connaissance peut-il garantir la valeur de son savoir, comment peut-il retrouver « un absolu dans le relatif », selon l'expression de Merleau-Ponty35 ?

18La réponse de Mannheim (et plus généralement du marxisme occidental) est claire : c'est dans l'histoire, à même l'histoire, et nulle part ailleurs, que l'on pourra, si on le peut, retrouver cet « absolu dans le relatif ». Il faut donc, pour commencer, « reconnaître sans restriction l'histoire comme milieu unique de nos erreurs et de nos vérifications »36. Si « le relativisme peut être surmonté », dit Mannheim dans son ouvrage de 1927 consacré à La pensée conservatrice, ce sera « dans l'histoire », « non par la voie d'une théorie immanente mais par la voie d'un sort collectif »37.

19Il est donc vrai que l'observateur n'est jamais « extérieur » et que l'histoire « se suppose elle-même dans ce qu'elle reconstruit. (...) Mais ce cercle n'est pas un vice de pensée : c'est la postulation de toute pensée historique »38, dit Merleau-Ponty. Or c'est selon lui l'apport définitif de Weber que d'avoir montré qu'« une philosophie de l'histoire qui n'est pas un roman historique ne rompt pas le cercle du savoir et de la réalité, et qu'elle est plutôt la méditation de ce cercle. »39

20Ainsi, « chaque perspective n'est là que pour en préparer d'autres. Elle n'est fondée que s'il est entendu qu'elle est partielle et que le réel est encore au-delà. Le savoir n'est jamais catégorique, il est toujours sous bénéfice d'inventaire »40.

2. Au-delà de l’opposition du savant et du politique

21Après avoir montré que la démarche de Mannheim peut être ressaisie comme une radicalisation de la dynamique sociologique et « historiciste » du marxisme41 (dynamique qui finit par atteindre le marxisme lui-même en l'obligeant à interroger son propre « coefficient idéologique »), voyons maintenant comment elle peut également être comprise, de façon symétrique, comme une tentative pour dépasser l'antinomie wébérienne du savant et du politique, en lui insufflant une dose de « dialectique » et de « praxis » marxiennes.

22En effet, la « sociologie de la connaissance » (en tout cas son moment « synthétique ») n'est pas le dernier mot de « l'intellectuel sans attache », qui doit s'efforcer de « glisser » d'un concept total et non-évaluatif de l'idéologie (neutre axiologiquement), à un concept valoriel, évaluatif, normatif, capable de lui re-donner prise sur une réalité sociale qu'il lui a fallu, dans un premier temps seulement, neutraliser et mettre à distance pour pouvoir s'y frayer une voie d'accès42.

23C'est ce qui apparaît notamment au quatrième chapitre d'Idéologie et utopie43, lorsque Mannheim se propose de mettre en pratique la méthode qu'il vient de définir et justifier longuement, et propose une sorte de phénoménologie44 de la « conscience utopique » moderne, dans laquelle on peut reconnaître à nouveau une démarche typiquement wébérienne : la construction par Mannheim d'« idéal-types », ces « noyaux intelligibles, autour desquels s’installe l’infini détail des faits »45. On peut pourtant noter que Mannheim tempère l'individualisme méthodologique de Weber au profit d'une pensée du collectif, du groupe ou de la classe, d'inspiration plutôt marxienne ou durkheimienne.

24Ainsi donc, le concept d'idéologie – désormais opposé à son double complémentaire, l'utopie – semble retrouver son sens « régional », polémique, critique. Il ne s'agit pourtant pas, explique Mannheim, de faire machine arrière, de régresser en-deçà du « concept total », en-deçà de la perspective du « sociologue de la connaissance » (en ré-introduisant abusivement l'opposition science/idéologie, en dénonçant superficiellement l'idéologie comme « fausse conscience ») : il s'agit au contraire d'approfondir l'analyse sociologique elle-même, jusqu'à y trouver une voie praticable.

25Pour cela, Mannheim procède à un double-approfondissement de l'analyse : pour articuler correctement idéologie et utopie, il faut d'abord abandonner une vision statique, synchronique et verticale (qui pense uniquement en termes de « corrélation ») et adopter un point de vue dynamique, diachronique et horizontal (qui pense en terme de « congruence ») : les différents systèmes de pensée ne sont pas seulement « corrélés » à certaines positions sociales à un certain moment, ils s'articulent également dans le temps en fonction de leur plus ou moins grande « congruence » (adéquation) avec « l'ordre de vie opérant », c'est-à-dire avec la réalité présente. Ainsi, idéologie et utopie apparaissent comme deux modalités de non-congruence à la réalité : l'idéologie est toujours « en retard », l'utopie toujours « en avance ». Les deux sont, dit Mannheim, « situationnellement transcendantes » ou « transcendantes à l'être »46.

26Pourtant, le quatrième chapitre d’Idéologie et utopie introduit un deuxième critère d'analyse qui pose, cette fois, une différenciation véritablement qualitative (et opératoire47) entre idéologie et utopie. L'utopie est « transformatrice », elle tend à « ébranler l'ordre actuel » et, de ce fait, elle est toujours le propre de « classes dominées ou ascendantes », tandis que l'idéologie, à l'inverse, est conservatrice, contribue à maintenir le statu quo, et est toujours le fait de groupes sociaux dominants. Il semble donc que l'idéologie, en tant qu'exigence affichée de transformation sociale, doive « échouer » toujours – tandis que l'utopie parvient toujours, au moins partiellement, à réaliser ses fins.

« Nous ne dirons utopique que l'orientation ''transcendante à la réalité'' qui, au moment du passage à l'agir, dévaste alors, partiellement ou entièrement, le régime ontique du moment. (...) Par idéologies nous entendons les représentations transcendantes à l'être qui, de facto, n'aboutissent jamais à la réalisation du constituant qui s'y affiche. »48

27Ricœur montre bien49 que Mannheim ne cesse de « jouer » avec ces deux critères (de non-congruence, d'une part, d'efficacité ou de fécondité, d'autre part), ce qui n'est pas sans poser problème : en effet, il souligne très justement que Mannheim s'interdit, dans ces conditions, de penser à la fois l'efficacité propre de l'idéologie (qui semble bel et bien pouvoir s'actualiser sans rien ébranler) et l'inefficacité des utopies « absolues » (qui est pourtant suggérée par l'usage commun du terme). En un sens, on dirait que le dispositif théorique déployé par Mannheim donne raison d'avance au camp de l'utopie puisqu'il présume toujours que son action va « réussir » – dès lors, son concept d'utopie, comme il le reconnaît d'ailleurs lui-même50, ne devient utilisable que rétrospectivement, ex post facto : au cœur du conflit, ce critère ne saurait être d'aucun secours. Nous y reviendrons dans notre troisième et dernière partie.

28L'essentiel, pour nous, à ce stade de l'analyse, est pourtant cette tentative (même maladroite ou avortée) de Mannheim pour réintroduire un critère « politique » (ou « valoriel ») dans son analyse sociologique51. L’idéologie et l’utopie ne sont pas seulement deux formes, symétriques et complémentaires, de pensées non-congruentes à l’être (sans quoi elles seraient véritablement deux faces du même). Elles sont également deux intentions opposées, deux projets ennemis, portés par deux groupes sociaux en conflit qui ne cessent de s'accuser mutuellement et, ainsi aussi, de se nommer et se « constituer » l'un l'autre. En effet, c'est toujours depuis une « utopie » (une utopie « assumée » dit Ricoeur52) qu'on peut, concrètement, apercevoir et critiquer une « idéologie », et réciproquement : « c'est toujours le groupe dominant, en plein accord avec l'ordre existant, qui détermine ce qui doit être considéré comme utopique, tandis que le groupe ascendant, en conflit avec les choses telles qu'elles existent, est celui qui détermine ce qui est jugé comme idéologique »53. Le point de vue « régional », ré-introduit après l'effort d'objectivation nécessaire, retrouve ainsi une certaine légitimité, une certaine valeur à la fois politique et épistémologique. En effet, « à qui ne prend aucun parti ne s'ouvre aucun questionnement, et même pas d'hypothèse heuristique pour interroger et sonder l'histoire »54. Et ainsi, dans le champ politico-historique, le « volontarisme » contribue à la « connaissabilité du monde » et la « coconstitue » dit Mannheim55.

29L'« intellectuel sans attache », après avoir resitué chaque point de vue dans la totalité mouvante d'une certaine configuration sociale, doit donc défendre l'utopie (ou la possibilité de l'utopie) et, ainsi, se faire le garant du devenir-historique lui-même. En effet, la fin de l'utopie signifierait l'interruption de l'histoire et l'abolition de toute distance de la société à elle-même : elle serait, soit un retour funeste à un état « monopolistique » de la pensée (donc à un ordre social pré-moderne, inquestionnable et transcendant) soit un approfondissement irréversible de la crise, une désagrégation totale de la pensée, éparpillée en une multitude de visions parcellaires et réellement incompatibles. Ce serait, en tout cas, le retour à une société close, statique et stérile :

« La destruction complète de la transcendance à l'être dans notre monde mène à une objectivité où la volonté humaine court à sa perte. (...) La disparition de l'utopie fait surgir une objectivité statique, où l'homme lui-même devient une chose. (...) Il en résulterait (...) que l'homme (...) perde la volonté d'histoire et par là la perspective sur elle. »56

30Dès lors, le rôle de l'intellectuel est à la fois de maintenir cette distance de la société à elle-même (en gardant vivace la tension entre idéologie et utopie) et de préserver la sphère de la « culture » en y injectant le plus de lucidité et de cohérence possible57.

31Il semble en effet que l'histoire de la « conscience utopique » soit, aux yeux de Mannheim, celle de son « déclin » progressif et à première vue inéluctable. L'utopie était bien, dans sa première version « chiliastique », une pure « transcendance situationnelle », imposant à la réalité sociale la fulgurance d'un vouloir humain, d'une « intention de totalité », et découpant brutalement l'histoire en un avant/après58. Or, à mesure que ses figures se succèdent, l’utopie tend progressivement à diminuer son écart avec la réalité, à éliminer sa non-congruence et sa transcendance, à rejoindre la « vie réelle ». Autrement dit, elle tend à s'affadir et à se supprimer précisément comme utopie59. Ainsi, la modernité court un grand danger, — la fin de l'utopie, l'interruption de l'histoire, le règne de la « facticité » au sens heideggerien —, que l'intellectuel aurait pour tâche essentielle de prévenir et d'empêcher.

32Mannheim retrouve donc ici, mais par un tout autre biais, « l'intention de totalité » que Lukács ou Gramsci attribuaient au seul prolétariat, du fait de sa position de classe. Chez Mannheim, on voit que c'est au contraire la relative indépendance de l'intellectuel vis-à-vis de sa classe d'origine, donc l'existence d'une sphère de la « culture » (qui est comme une scène, en miniature, de la conflictualité sociale), qui lui permet de conjuguer ses intérêts personnels et l'intérêt de la totalité sociale elle-même, au plus près de laquelle il se tient, par son effort de « synthèse dynamique » constamment renouvelé. Pourtant, cette appartenance à « l'intelligentsia socialement désancrée »60 (cette classe qui n'en est pas une61), cette relative indépendance de la sphère de la « culture », n'est pas encore suffisante : l'intellectuel doit bel et bien prendre parti dans les luttes en cours, dans le « conflit des forces ». Mannheim semble alors osciller entre deux positions. D'un côté, le projet de « synthèse dynamique des savoirs », comme lien fédérateur d'une sphère de la « culture » qui tend à être de plus en plus consciente d'elle-même, semble déjà être une forme d'engagement, déjà une « intention en totalité », suffisante pour définir la mission de l'intellectuel. D'un autre côté, ce projet de synthèse apparaît comme une étape provisoire, vouée à être dépassée, et dont le but est simplement de rendre l'engagement plus « lucide », plus « éclairé » : il s'agit de « déblayer » le terrain pour « l'action politique »62. In fine, l'intellectuel doit toujours prendre la défense des classes dominées et le parti de l'utopie, mais en y apportant, en y incorporant, ses propres lumières.

33Loin de rester cantonné à la « neutralité axiologique » du savant wébérien, l'intellectuel moderne doit donc prendre position quant aux enjeux obscurs de sa société et de son époque, en assumant la tâche paradoxale d'être, tout à la fois, le gardien d'une sphère de la « culture » indépendante et œuvrant à « l'auto-élucidation » de la société (donc à un savoir de plus en plus congruent au social) et le défenseur volontariste de cette non-congruence créatrice qu'est l'utopie, toujours portée par les classes dominées et « ascendantes ».

3. Utopie ou autonomie ?

34Pour finir, c'est ce parti-pris de l'utopie et ses dangers que nous voudrions discuter, en repartant de la lecture critique de Mannheim proposée par Ricœur 63. Ce dernier montre bien que le second critère formel de l'utopie64 entraîne Mannheim au-devant de nouvelles difficultés. En effet, si « utopie » est simplement synonyme de transformation « réussie », efficace, de la réalité, comment éviter alors de tomber dans une apologie, vide, du changement, du mouvement, et finalement dans une glorification aveugle de l'événement et du fait brut, qui, puisqu'il a réussi, a été en quelque sorte « validé » par l'histoire ? Ainsi Ricœur montre que la définition de l'utopie proposée par Mannheim, si on en poussait toutes les conséquences, — ce que Mannheim lui-même ne peut pas faire jusqu'au bout —, reviendrait purement et simplement à « sanctifier le succès »65 et à renoncer à tout esprit critique.

35Ce débat sur la supposée valeur de « sanction » de la réalité historique érigée pour ainsi dire en épreuve de vérité, a donné lieu à de nombreux développements chez les penseurs de l'émancipation d'hier à aujourd'hui – développements qui peuvent nous aider à prolonger fécondement la discussion amorcée par Mannheim et Ricoeur. C'est ainsi que, dans un tout autre contexte66, Castoriadis critiquera le rapport ambigu de Merleau-Ponty à l'URSS et au stalinisme. Tantôt rationalisée et légitimée pour ses promesses humanistes67, tantôt condamnée et rendue à sa contingence historique absolue68, la réalité social-historique, originale et terrifiante, que constitue le régime soviétique n'est jamais véritablement interrogée par l'ex-directeur politique des Temps Modernes. En effet, après avoir vu dans les procès de Moscou le « drame métaphysique de la révolution » justifiant encore, dans l'immédiat après-guerre, « l'attentisme communiste » et le soutien à la « patrie du socialisme », Merleau-Ponty, à partir grosso modo de la guerre de Corée (1950-1953), se replie progressivement dans une posture « a-communiste » que le jeune Castoriadis qualifie alors, dans une formule acerbe et sans doute excessivement sévère, de « désert du scepticisme politique »69. Pour Castoriadis en effet, dont la pensée voisine pourtant à maints égards avec celle du phénoménologue français70, l'attitude a-critique du philosophe à l'égard du régime stalinien et plus généralement de la réalité historique (ou d'une « partie » de celle-ci71) – cette acceptation de la « dure réalité de l'histoire », qu'elle prenne la forme d'une adhésion (en 1947) ou d'un retrait sceptique (en 1955) – est typique non seulement de la trajectoire des « compagnons de route » du communisme, mais encore d'une tendance lourde, et funeste, de la philosophie elle-même : celle consistant à « rationaliser le réel » et à s'abstraire ainsi de la « fonction critique » qui lui incombe.

« La tendance à rationaliser le réel, qui se manifeste à partir d'un certain moment dans la philosophie, est consubstantielle à la tendance vers l'ontologie unitaire, vers l'unification. La ''compréhension'' de ce qui est en devient la justification et la légitimation. Hegel est bien entendu, par excellence, le représentant de cette tendance. Mais, plus généralement, le philosophe, même quand il écrit sur la politique, refuse la politique comme attitude et activité véritablement originaires – à savoir, refuse cette part du rôle du philosophe qui est d'être un philosophe citoyen. »72

36Ainsi, pour éviter le grand écart de Merleau-Ponty et le dévoiement de la philosophie en « théologie rationnelle »73, Castoriadis, de son côté, s'efforce d'articuler correctement (sans jamais rabattre l'un sur l'autre) le fait et le droit, l'être et la valeur, l'ontologie et la politique. Il refuse ainsi de valoriser a priori le principe « créateur » contre le principe « conservateur » de l'histoire, l'instituant contre l'institué ou encore l'utopie contre l'idéologie. « La création » en elle-même, répète-t-il a maintes reprises, « n'a aucun contenu de valeur, et la politique ne se laisse pas déduire de l'ontologie »74.

37En conséquence, Castoriadis refuse de faire de l'histoire un « tribunal » dont les jugements auraient une valeur politique normative. L'histoire, y compris et surtout l'histoire moderne, a accouché de créations tantôt admirables tantôt terrifiantes, l'élément « utopique » ou transformateur du social, la société instituante, est capable du meilleur comme du pire, et rien ne nous épargne la nécessité de « juger et choisir » (donc aussi trier, sélectionner) dans notre propre réalité, ce qui est précisément la tâche de l'intellectuel, sa « fonction critique »75. Le fait d'être advenu dans l'histoire ne nous fournit, donc, a priori aucun critère évaluatif :

« Il faut sortir de cette mentalité qui confère un privilège à la réalité, qui la sacralise et la sanctifie. (...) Il n'y a aucun privilège de la réalité, ni philosophique ni normatif, le passé ne vaut pas plus que le présent et celui ci n'est pas modèle mais matière. L'histoire passée du monde n'est nullement sanctifiée – et il se pourrait qu'elle soit plutôt damnée – du fait qu'elle a écarté d'autres histoires effectivement possibles. »76

38Affirmer ainsi, avec Castoriadis, que la réalité n'a aucun privilège revient donc à dire : « c'est à nous de décider de la valeur pour nous de tel ou tel de ses moments, c'est à nous de dire oui à tel aspect du présent ou de passé, ou de dire non à tel autre. »77

39Pourtant, cette relativisation de la « réalité » comme norme axiologiquement pertinente ne précipite pas Castoriadis dans le volontarisme désespéré des utopies chiliastiques décrites par Mannheim – et qui voulaient véritablement « transcender » l'histoire78. L'histoire étant, par définition, travaillée par un mouvement d'auto-création perpétuelle (une dialectique incessante de l'instituant et de l'institué, de la conservation et de la transformation), il ne saurait s'agir ni de sanctifier a priori le réel et le fait accompli ni de valoriser abstraitement l'utopie et la subversion. Ni modèle ni anti-modèle, la réalité social-historique est un matériau qu'il faut interroger et informer depuis un point de vue politique explicite et assumé. Ainsi, si le « projet d'autonomie » que défend Castoriadis est bel et bien, comme tout faire humain, traversé de part en part d'un élément « imaginaire » irréductible, si il s'appuie sur la possibilité toujours ouverte de subvertir et dépasser l'ordre actuel, il est pourtant indissociable d'une séquence historique déterminée79 et d'une réalité sociale effective dont l'élucidation reste une tâche politique de premier ordre80. C'est à cette condition seulement, dit-il, que le projet d'autonomie peut être « raisonnablement défendu » (faute d'être « rationnellement déduit ») : parce que nous sommes « en aval81 » de sa création, parce qu'il est d'ores et déjà partiellement réalisé, effectif, agissant au cœur des contradictions réelles du présent. Ainsi, Castoriadis ne cessera de répéter, tout au long de sa vie, et jusqu'à son dernier entretien avec Ricœur en 1985, que « le projet d'autonomie n'est pas une utopie »82.

Pour conclure : le demi-échec de Mannheim

40En conclusion, on peut penser, avec Ricœur, que la tentative de Mannheim pour dépasser l'antinomie du savant et du politique en retrouvant, dans l'utopie, un « absolu dans le relatif » se solde par un échec : « le plus honnête des échecs théoriques » dit-il83. Mannheim oscille en effet constamment entre, d'un côté, son effort scientifique et objectivant pour opérer une « synthèse dynamique » et atteindre un savoir de plus en plus « congruent » à la réalité sociale, et, de l'autre côté, la ré-introduction différée d'un point de vue normatif et « engagé » qui prend la forme, alternativement ou simultanément, d'un repli dans la « sphère culturelle » et d'une défense « volontariste » de l'utopie – laquelle, si on en déploie rigoureusement les conséquences, aboutit, comme on l'a vu, à une valorisation a priori de l'utopie contre l'idéologie, c'est-à-dire de la création contre la conservation ou, pour le formuler comme Castoriadis, de l'instituant contre l'institué.

41Pourtant, nous avons vu grâce à Merleau-Ponty que cet échec n'en était pas tout à fait un : le cercle de l'idéologie et de sa critique « n'est pas vicieux » et l'apport définitif de Weber fut précisément, aux yeux du phénoménologue français, d'avoir montré qu'« une philosophie de l'histoire » sérieuse et conséquente ne doit pas chercher à « rompre » ce cercle mais précisément à le « méditer »84. Il est donc également permis de voir dans le demi-échec de Mannheim, comme Merleau-Ponty l'a d'ailleurs vu lui-même85, une prudence et une lucidité qui ont funestement manqué, par exemple, à son maître Lukács, dont le parcours ultérieur témoigne d'un reniement dogmatique de ses intuitions de jeunesse – reniement qui signe précisément, aux yeux de Merleau-Ponty, la fin de toute véritable « dialectique » dans le marxisme.

42A l'issue de son parcours, Merleau-Ponty retrouve donc les accents du libéralisme ouvert et « dégrisé » de Weber, dont il avait fait le point de départ des (més)aventures de la dialectique marxiste. La prétention à dépasser dialectiquement les antinomies du savoir et de l'action (au lieu d'en méditer, patiemment, le cercle), si elle a pu être constitutive d'une certaine fécondité du paradigme marxiste, était également grosse d'illusions et de violences, dont l'histoire du communisme au XXème siècle est la sanglante illustration.

« Ce qui est caduc, écrit Merleau-Ponty en conclusion des Aventures de la dialectique, ce n'est pas la dialectique, c'est la prétention de la terminer dans une fin de l'histoire ou dans une révolution permanente, dans un régime qui, étant la contestation de lui-même, n'ait plus besoin d'être contesté du dehors, et en somme n'ait plus de dehors. »86

43Ainsi, l'intellectuel moderne doit rester sur ses gardes, et a pour tâche difficile d'être tout à la fois engagé et ancré dans son époque, critique et lucide sur son propre compte – ce qui correspond bien aux traits de l'intellectuel que Mannheim appelle de ses vœux.

Notes

1  Voir à ce propos Löwy (M.) et Perivolaropoulou (N.), « Notes sur la réception de Mannheim en France », in L'Homme et la société, 2001/2 (n° 140-141), p. 103-111.

2  Selon la formule sans appel de Raymond Aron (in La sociologie allemande contemporaine (1935), Éditions PUF, Paris, 1966, p. 66-75), qui fut pourtant un des premiers auteurs francophones à discuter sérieusement les thèses de Mannheim.

3  Ricœur (P.), « Chapitre 10 : Mannheim » et « Chapitre 16 : Mannheim », in L'idéologie et l'utopie, traduction française par M. Revault d'Allones et J. Roman, Éditions du Seuil, Paris, 1997, p. 215-240 et 355-373.

4  Macherey (P.), « Mannheim, Idéologie et utopie (1) », « Mannheim, Idéologie et utopie (2) » et « Mannheim, Idéologie et utopie (3) », en ligne, http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/macherey20072008trim1.html, consulté le 10 juin 2017.

5  Mannheim (K.), Idéologie et utopie (1929), traduction française par J.-L. Evard, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 2006. Désormais cité IU.

6  Merleau-Ponty (M.), Les aventures de la dialectique (1955), Éditions Gallimard, Paris, 2000. Désormais cité AD.

7  Voir Löwy (M.), La cage d'acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Éditions Stock, Paris, 2013.

8  AD, p. 61.

9  IU, p. 77.

10  Notamment de la part de Max Horkheimer, chef de file de la « Théorie critique », qui considère que Mannheim neutralise la force « critique » du concept d'idéologie en le vouant à la « connaissance pure » plutôt qu'aux « transformation de conditions sociales déterminées ».  Cf. M. Horkheimer, « Un nouveau concept d’idéologie (recension d'Idéologie et utopie) » (1930), repris in Théorie critique, Éditions Payot, Paris, 1978.

11  Exigence synthétisée dans la célèbre 11ème thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c'est de le transformer. » K. Marx, « Thèses sur Feuerbach » (1845), in Œuvres, Tome III, traduction française par M. Rubel, Éditions Gallimard, Paris, 1982, p. 1033.

12  IU, p. 86.

13  IU, p. 97.

14  Ce marxisme « révisionniste » tient lieu de doctrine aux deux grands partis sociaux démocrates allemands, SPD et USPD, et s’est définitivement résigné à aménager le capitalisme au sein du système parlementaire bourgeois, choisissant, à l’instar de son fondateur historique Eduard Bernstein, l’« évolution » contre la « révolution ». Voir par exemple Grisoni (D.-A.), Histoire du marxisme contemporain - Tome 1, Éditions du Seuil, Paris, 1976, p. 273.

15  Or, ceci correspond précisément à la situation de Merleau-Ponty et Castoriadis qui refuseront, vingt ans plus tard, le « chantage » de la guerre froide (c'est-à-dire l'injonction à se ranger inconditionnellement dans l'un ou l'autre camp).

16  « Chapitre 1 : La crise de l’entendement », in AD, p. 17-45.

17  IU, p. 37.

18  AD, p. 21.

19  AD, p. 27.

20  Macherey (P.), en ligne, http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/macherey20072008/macherey20072008trim1.html, consulté le 10 juin 2017.

21  AD, p. 47.

22  IU, p. 64.

23  IU, p. 49.

24  IU, p. 66.

25  Macherey (P.), op. cit.

26  Macherey (P.), op. cit.

27  IU, p. 1.

28  IU, p. 66.

29  IU, p. 9-10.

30  IU, p. 57.

31  Mannheim (K.), « La concurrence et son rôle dans le domaine de l'esprit » (conférence prononcée en 1928 à Zürich au 6e congrès des sociologues allemands), repris in « Autour de Mannheim », L’homme et la Société - n° 140-141, traduction française par J. L. Evrard, Éditions L’Harmattan, Paris, 2001.

32  IU, p. 5.

33  IU, p. 88.

34 Ricœur (P.), op. cit., p. 216.

35  AD, p. 47.

36  Ibid.

37  Cité dans Kettler(D.), Meja (V.), Stehr (N.), Karl Mannheim, traduction française par E. Treves, PUF, Paris, 1987, p. 54.

38  AD, p. 33.

39  AD, p. 45.

40  AD, p. 18.

41  Voir à ce propos Löwy (M.), « Karl Mannheim et Georgy Lukacs. L'héritage perdu de l'historicisme hérétique », in L'homme et la société, Volume 130, n°4, Éditions L'Harmattan, Paris, 1998, p. 51-63.

42  IU, p. 73-74.

43  Cf. « IV. La conscience utopique », IU, p. 159-202.

44  Phénoménologie qu’on peut entendre ici à la fois au sens hégélien : les différentes figures de l’utopie sont comme les étapes successives d’un seul et même déploiement rationnel, et au sens husserlien : il s’agit d’analyser les systèmes de pensées « tels qu’ils nous apparaissent ».

45  Merleau-Ponty (M.), Résumés de cours. Collège de France, 1952-1960, Nrf, Gallimard, Paris, 1968, p. 51.

46  IU, p. 161 : « De représentations corrélées au régime ontique tel ou tel, concrètement existant, dispensant de facto ses effets, nous disons qu'elles sont ''adéquates'', congruentes à l'être. Elles sont relativement rares, et seule une conscience sociologiquement bien renseignée opère sous la consigne de représentations et de motifs congruents à l'être. Face à elles, il y a deux grands groupes de représentations transcendantes à l'être : celui des idéologies et celui des utopies. »

47  Ricœur estime en effet que le premier critère nous fait à nouveau retomber sur l'aporie de « l'observateur absolu » crypto-hégélien, et donc ne résout rien. Cf. Ricœur (P.),op. cit., p. 231.

48  IU, p. 159-161.

49 Ricœur (P.), op. cit., p. 231-232.

50  IU, p. 168 : « En rétrospective, il y a un critère encore assez fiable pour les départager : celui de la mise en œuvre. Des idées dont il est apparu après coup qu'elles planaient comme autant de simples représentations écran au-dessus d'un régime de vie passé ou montant en puissance, eh bien c'étaient des idéologies ; ce qui, parmi elles, dans le régime qui lui aura succédé, devint réalisable en bonne adéquation, c'était une utopie relative. (...) Pour juger d'états de chose qui, tant qu'ils sont d'actualité, pâtissent largement des conflits d'opinion entre partis, c'est la mise en œuvre qui fournit après coup et rétroactivement la pierre de touche. »

51  « La tentative même de déterminer le sens du concept ''utopie'' montre dans quelle mesure toute définition dépend nécessairement, dans la pensée historique, de la perspective de son auteur, c'est-à-dire qu'elle contient en elle-même tout le système de pensée représentant la position du penseur en question et spécialement les évaluations politiques qui se cachent derrière ce système de pensée. » (IU, p. 131, cité par Ricœur (P.), op. cit., p. 236)

52 Ricœur (P.), op. cit., p.231 : « Le jugement porté sur l'idéologie l'est toujours depuis une utopie (…) la seule manière de sortir du cercle dans lequel l'idéologie nous entraîne, c'est d'assumer une utopie, de la déclarer et de juger de l'idéologie depuis ce point de vue. Parce que l'observateur absolu est impossible, ce ne peut être que quelqu'un situé dans le processus lui même qui assume la responsabilité du jugement. (…) On pourrait aller jusqu'à dire que la corrélation utopie-idéologie doit remplacer la corrélation impossible idéologie-science, qu'elle permet de résoudre d'une certaine manière la question du jugement. »

53  IU, p. 141.

54  IU, p. 74.

55  IU, p. 155 : « Là où commence le politique à proprement parler le moment axiologique n'est pas tout bonnement éliminable (…) Pour ce locus, dans le champ proprement politico-historique, le volontarisme contribue pour sa part à la connaissabilité du monde et la co-constitue. »

56  IU, p. 213.

57  Et même, comme nous allons le voir, en la constituant en « quasi-classe » tout en en maintenant le pluralisme constitutif

58  IU, p. 176 : « Pour le vécu absolu du chiliaste, l'instance du présent devient la faille où ce qui avait d'abord été for intérieur déborde dehors et intercepte soudain en le modifiant le monde extérieur. »

59  IU, p. 202 : « Le procès historique même nous a montré l'utopie initialement en pure transcendance à l'histoire se rapprocher peu à peu, à moindre altitude. » (p. 202)

60  IU, p. 128. Mannheim emprunte explicitement cette expression à son ancien directeur de thèse, Alfred Weber.

61  Ibid. : « ...une sociologie qui ne se règle que sur la question des classes ne pourra jamais se saisir tout à fait adéquatement [du problème sociologique de l'intelligentsia]. Elle s'efforcera d'appréhender l'intelligentsia même comme une classe, ou en tout cas comme l'appendice d'une classe. »

62  IU, p. 158 : « La politique peut devenir une science – au moment où, d'une part, le champ historique qu'il s'agit de maîtriser s'éclaire au point de laisser transparaître sa charpente, et où, d'autre part, venant de l'éthique, un vouloir prend son essor, pour qui savoir ne signifie pas oiseuse spéculation, mais auto-élucidation et, en ce sens, déblayage de l'action politique. »

63 Ricœur (P.), op. cit., p. 238-239.

64  Rappelons qu’il s’agit du critère qui affirmait non seulement que  l'utopie est non-congruente mais qu'elle est transformatrice, ce qui permettait à Mannheim de réintroduire un concept valoriel ou politique dans son analyse.

65  Ibid.

66  Celui du célèbre « rapport Khrouchtchev » en 1956 et de ses révélations sur les procès de Moscou qui confirmaient désormais aux yeux de tous, commentera plus tard Castoriadis, que « les accusés n'avaient nullement coopéré en fonction des rationalisations de Koestler ou de Merleau-Ponty, mais cédé tout simplement sous l'effet de la torture prolongée ». Castoriadis (C.), Sujet et vérité dans le monde social-historique – Séminaires 1986-1987, Éditions du Seuil, Paris, 2002, p. 410.

67  Voir Merleau-Ponty (M.), Humanisme et terreur – essai sur le problème communiste (1947), Éditions Gallimard, Paris, 1980.

68  Voir Merleau-Ponty (M.), Les aventures de la dialectique (1955), op. cit.

69  Castoriadis (C.), « Rideau sur la métaphysique des procès », Socialisme ou Barbarie, n°19 (juillet 1956), repris in Écrits politiques 1945-1997, V, La société bureaucratique, Éditions du Sandre, Paris, 2015, p. 379-391.

70  Comme en témoignent entre autres les deux articles directement consacrés à son œuvre (« Le dicible et l'indicible » en 1971 et « Merleau-Ponty et le poids de l'héritage ontologique » en 1976), mais aussi de nombreuses références (dont Castoriadis était pourtant avare) tout au long de son œuvre, dont celle, essentielle, de la première partie de L'institution imaginaire de la société, dans laquelle Castoriadis cite une longue phrase des Aventures de la dialectique qui, à ses yeux, « contient implicitement la définition la plus proche donnée jusqu'ici de la praxis ». Castoriadis (C.), L'institution imaginaire de la société (1975), Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 112.

71  Les « compagnons de route (…) ont pu se payer le luxe d'une opposition apparemment intransigeante contre une partie de la réalité, la réalité ''de chez eux'', combinée avec la glorification d'une autre partie de cette même réalité – là-bas, ailleurs, en Russie, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou, à la rigueur, en Albanie. Rares sont, parmi les grands noms de l'intelligentsia occidentale, ceux qui n'ont pas fait à un moment quelconque, entre 1920 et 1970, ce ''sacrifice de la conscience'', tantôt – le moins souvent – dans la crédulité la plus infantile, tantôt – le plus souvent – dans la rouerie la plus dérisoire. » Castoriadis (C.), « Les intellectuels et l'histoire », in Le monde morcelé. Les Carrefours du Labyrinthe III, Éditions du Seuil, Paris, 1990, p. 134-135.

72  Castoriadis (C.), Sujet et vérité..., op. cit., p. 404.

73  Castoriadis fait remonter à la « torsion platonicienne » ce dévoiement « théologique » de la philosophie visant à définir (et « clôturer ») l’Être par un principe, une origine, un fondement (arkhé) unique et unificateur : le Bien platonicien, la Raison hégélienne, etc. Il parle alors indifféremment d'« ontologie unitaire », « ontologie ensidique » ou « théologie rationnelle ». Voir par exemple Castoriadis (C.), Sujet et vérité..., op. cit., p. 337.

74  Castoriadis (C.), « Fait et à faire » in Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe V, Éditions du Seuil, Paris, 1997, p. 10 : « Une recherche ontologique qui s'oriente vers l'idée de création laisse place, de la manière la plus abstraite, aussi bien à la possibilité d'instauration d'une société autonome qu'à la réalité du stalinisme et du nazisme. A ce niveau, et presque à tous les autres, création n'a aucun contenu de valeur, et la politique ne se laisse pas ''déduire'' de l'ontologie. »

75  Cf. Castoriadis (C.), « Les intellectuels et l'histoire », op. cit., p. 135.

76  Ibid., p. 135.

77  Castoriadis (C.), Sujet et vérité ..., op. cit., p. 407.

78  Cf. « La première figure de la conscience utopique : le chiliasme orgiastique des anabaptistes », in IU, p. 173-180.

79  Celle ouverte par la démocratie athénienne au Vè siècle av. J.-C. et qui se prolonge jusqu'aux luttes sociales contemporaines en passant par les Révolutions du XVIIIè et le mouvement ouvrier moderne. Voir notamment Castoriadis (C.), « La polis grecque et la création de la démocratie » (in Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe II, Éditions du Seuil, Paris, 1986, p. 325-382) ; « La question de l'histoire du mouvement ouvrier » (in Écrits politiques 1945-1997, III, Quelle démocratie ? Tome 1, Éditions du Sandre, Paris, 2013, p. 383-456) ; « Les mouvements des années 60 » (in La montée de l'insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p. 30-42) ; « L'époque du conformisme généralisé » (in Le monde morcelé..., op. cit., p. 11-28).

80  Ainsi Castoriadis, depuis son article-charnière de 1949 sur « Les rapports de productions en Russie » (repris in La société bureaucratique..., op. cit., p. 135-212 ) jusqu'à ses analyses tardives sur la « montée de l'insignifiance » ou la nouvelle « rationalité du capitalisme » (voir par exemple « La rationalité du capitalisme », in Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, Éditions du Seuil, Paris, 1999), ne cessera de confronter le projet d'autonomie à son incarnation social-historique effective.

81  « Il en va autrement si l'on adopte un point de vue politique, en aval de l'admission que nous ne savons pas définir des bornes principielles (non triviales) à l'auto-institution explicite de la société. (…) L'idée d'autonomie ne peut être ni fondée ni démontrée, toute fondation ou démonstration la présuppose (aucune ''fondation'' de la réflexivité sans présupposition de la réflexivité). Une fois posée, elle peut être raisonnablement argumentée, à partir de ses implications et de ses conséquences. » Castoriadis (C.), « Pouvoir, politique, autonomie », in Le monde morcelé, op. cit., p. 169.

82  Castoriadis (C.)et Ricœur (P.), Dialogue sur l'histoire et l'imaginaire social, Éditions de l'EHESS, Paris, 2016. Il apparaît notamment dans ce dialogue que la défense mannheimo-ricoeurienne de l'utopie (garde-fou contre le risque supposé d'une totale congruence/coïncidence de la société à elle-même) se prolonge dans un réformisme politique incompatible avec l'ambition proprement révolutionnaire de Castoriadis.

83 Ricœur (P.), op. cit., p. 223.

84  AD, p. 45.

85  Dans une conférence de 1951 (reprise sous le titre « L'homme et l'adversité », in Parcours deux. 1951-1961, Éditions Verdier, Paris, 2000, pp. 321-325), Merleau-Ponty salua explicitement l'apport de Mannheim pour résoudre les apories de notre « rapport à l'histoire » : « Ce qu'il y aurait de plus neuf, de plus caractéristique chez certains philosophes comme Mannheim, (…) c'est qu'ils ont le double sentiment, également aigu, que dans toutes leurs pensées – en particulier leurs pensées sur l'histoire – ils sont solidaires de leur temps, tributaires des conditions historiques, mais que cela n'entraîne pas la fausseté radicale de leurs opinions. (...) Toutes nos mises en perspective de l'histoire, toutes nos opinions sur le passé sont soumises à des conditions qui sont celles de notre temps, et sont par conséquent imparfaites. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de connaissance historique, ni de vérité historique. »

86  AD, p. 285.

To cite this article

Romain Karsenty, «Mannheim et le « marxisme occidental »», Phantasia [En ligne], Volume 6 - 2017 : Utopie et idéologie. Autour de Karl Mannheim, URL : https://popups.ulg.ac.be/0774-7136/index.php?id=830.

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