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- Volume 5 - 2017 : Architecture, espace, aisthesis
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Pierre Puget et François Malaval. Esthétique baroque et sens divin
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Cet article propose de rapprocher deux œuvres ayant marqué la seconde moitié du XVIIe siècle : ceux de l’artiste Pierre Puget (1620-1694) et de l’écrivain spirituel François Malaval (1627-1719), tous deux natifs de la ville de Marseille. Il vise ainsi à montrer qu’un esprit commun les animait. Dans un premier temps, on examinera dans quelle mesure la contemplation, qui est au centre des écrits de Malaval, peut être qualifiée d’expérience esthétique et ainsi être comparée à l’expérience de l’œuvre d’art, entendue comme lieu de manifestation du sublime. Puis, au travers de quelques exemples, l’article montrera comment la dépossession de soi, trait commun à l’expérience contemplative et au sublime, se manifeste à la fois thématiquement et spatialement dans la sculpture et dans l’architecture de l’artiste baroque.
Abstract
This paper proposes to bring together the works of two prominent figures from Marseille from the second half of the seventeenth century: the artist Pierre Puget (1620-1694) and the spiritual writer François Malaval (1627-1719). It aims to demonstrate that they shared a common ethos. Firstly, it considers how contemplation, the main subject of Malaval’s writings, can also be described as an aesthetic experience and thus comparable to the experience of artwork, which is interpreted as a manifestation of the sublime. Furthermore, using a few examples, this article shows how the dispossession of the self, a common feature of the contemplative experience and the sublime, manifests itself both in the themes and the spatial arrangement of Puget’s sculptures and architectural works.
1Pierre Puget (1620-1694) est principalement connu pour son œuvre sculpté. Il fut également peintre, architecte, décorateur d’églises, dessinateur de marines et travailla à la décoration des navires du Roi, en dirigeant l’atelier de sculpture de l’arsenal de Toulon de 1668 à 1679. Puget est un artiste provençal. Il travailla principalement à Marseille, Toulon et Aix-en-Provence. Il fit quelques séjours en Italie, d’abord pour réaliser son apprentissage auprès de Pierre de Cortone, puis à Gênes où il séjourna entre 1662 et 1668. Les quelques commandes parisiennes qu’il honora1 suffirent à lui donner une renommée nationale. Celle-ci s’exprime encore au travers de la cour du Louvre qui porte son nom et qui accueille ses œuvres parmi la collection de sculpture française du XVIIe siècle. Le buste de Puget, placé au côté de celui de Nicolas Poussin sur le portail de l’École des beaux-arts de Paris2, nous rappelle qu’il fut un exemple de premier ordre pour nombre d’artistes3, et particulièrement pour l’école française de sculpture de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
2Face à l’intérêt trop peu développé dans la littérature scientifique pour cet artiste important4, nous avons pris la résolution d’étudier son œuvre et de risquer d’en donner une interprétation5. Deux obstacles importants se dressent face à l’établissement d’une entente de l’œuvre de Puget prise dans son unité. Le premier tient de la diversité des disciplines que l’artiste a abordées. Nous ne pouvons les restituer dans la perspective d’une visée unique qu’à l’instant où nous nous rappelons l’activité qui est à la source de chacune d’entre elles : le dessin. Au XVIIe siècle, sculpter, peindre, décorer, bâtir c’est toujours dessiner. À partir de cette unité des arts du dessin, l’œuvre de Puget peut être envisagé comme ensemble. Le second obstacle à la lecture de l’œuvre vient du fait que Puget, comme la plupart des artistes baroques6, n’a laissé aucun témoignage qui aurait, d’une façon ou d’une autre, expliqué son travail. Ce silence nous coupe des intentions de l’artiste. Elle nous oblige à nous en remettre entièrement à l’œuvre lui-même qui demeure son unique legs. C’est donc d’abord sur son observation attentive que nous fondons nos propos.
3Néanmoins, pour orienter nos observations et ordonner notre interprétation, nous avions besoin d’un apport extérieur qui, par comparaison ou confrontation, puisse éclairer l’œuvre. Nous avons donc cherché, à partir des données biographiques que nous possédons sur Puget, un élément qui puisse, d’une façon ou d’une autre, faire écho à son travail. De nombreuses sortes d’indices auraient pu nous guider : une lecture qu’il aurait faite, les œuvres d’autres artistes qui l’auraient particulièrement marqué, ou encore un cercle intellectuel qu’il aurait fréquenté. C’est une amitié qui a retenu notre attention : celle que a vraisemblablement lié Puget à François Malaval, un auteur important du courant spirituel du pur amour7, qui, de François de Sales jusque Fénelon, anima le XVIIe siècle français et qui, comme l’a montré Louis Cognet8, marque le dernier développement de la tradition mystique chrétienne. Le principal ouvrage de François Malaval, la Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation9, qui eut un succès important10, fut mis à l’index en 1688, un an après la bulle Cœlestis Pastor condamnant le quiétisme et le Guide spirituel de Molinos11.
4L’amitié de Puget et Malaval est mentionnée dans la première biographie de l’artiste qui fut établie par le père oratorien Joseph Bougerel en 175212. Celui-ci mentionne s’être appuyé sur un mémoire rédigé par Malaval pour écrire son propre texte13. Qu’un auteur spirituel comme Malaval ait pris la peine d’écrire un mémoire sur la vie d’un sculpteur, indique que, selon toute vraisemblance, un lien particulier les unissait. D’autant que Malaval, qui était aveugle depuis le plus jeune âge, n’a pu voir les œuvres de Puget. Malheureusement, aucune autre source que le texte de Bougerel ne peut nous renseigner plus avant sur la nature de ce lien14. Du manuscrit de Malaval sur Puget, il ne nous reste que le témoignage qu’en fait Bougerel et aucune correspondance entre les deux hommes ne nous est parvenue15.
5Nous en sommes ainsi venu à formuler notre thèse : les œuvres de Pierre Puget et de François Malaval témoignent d’un esprit commun. Il faut ici prendre garde à ne pas aller au-delà de ce que cette formulation exprime. Nous devons en effet préciser qu’il n’est pas ici question d’imaginer que Puget ait cherché à faire de son art une application ou une illustration de la « doctrine » de Malaval. D’abord, ce serait juger grossièrement le travail d’un artiste que de penser qu’il cherche à transcrire dans le langage des formes ce qui a été énoncé par les voies discursives. Le lieu de sa recherche est d’abord celui du dessin. Son activité peut certes être nourrie d’une pensée extérieure, mais elle est, sui generis, une forme autonome de la vie de l’esprit. Ensuite, comme nous l’indique le titre de son ouvrage, la pensée de Malaval est entièrement tournée vers la pratique spirituelle : ses écrits n’ont pas vocation à constituer un système théologique, mais visent à la conduite des âmes en la vie spirituelle. Il n’y a donc pas lieu d’y chercher un fondement doctrinal.
6Il nous semble qu’un rapprochement des œuvres de Malaval et de Puget est possible si l’on considère d’un côté l’expérience spirituelle de la contemplation dont l’ouvrage de Malaval, comme la littérature mystique à laquelle il se rapporte, tente de rendre compte, et, de l’autre, l’expérience que propose Puget au travers de ses œuvres, telle que nous pouvons en faire l’épreuve et telle qu’elle est décrite dans la littérature qui lui est consacrée.
7Nous montrerons dans un premier temps que ces deux expériences impliquent un type de sensation qui ouvre une forme de connaissance. Dans un second temps, nous tenterons de caractériser ces expériences, en analysant une de leurs caractéristiques communes : le fait qu’elles tendent toutes deux à la dépossession de soi.
8La spiritualité du pur amour repose sur la possibilité de faire, lors de la vie terrestre, l’expérience directe de Dieu en pratiquant la contemplation, également appelée par les auteurs mystiques « oraison de quiétude », « de simple repos » ou « de silence16 », et qui consiste en une prière silencieuse dans laquelle le contemplatif s’abandonne à la présence de Dieu. Voici la manière dont Malaval parle de cette expérimentation de Dieu :
9La contemplation est un goût expérimental de Dieu présent. C’est un goût parce que l’âme fait avec délectation ce qu’elle faisait auparavant17 avec travail. C’est un goût, parce que l’âme se sent plus forte et plus soutenue qu’elle n’était avec la simple lumière. C’est un goût, parce qu’elle détrempe et assaisonne de sa douceur tout ce que nous faisons. Un goût expérimental, non pas dans l’opinion ou dans la raison – car d’autres opinions et d’autres raisons pourraient nous en faire changer – mais dans une expérience claire et sensible que nous ne pouvons pas expliquer et que nous ne pouvons pas nier aussi. Un goût de Dieu, non pas simplement de ses perfections, de ses mystères, de ses saveurs, mais de Dieu même en qui nous trouvons une complaisance amoureuse et un souverain repos. […] Un goût de Dieu présent, tant que la présence de Dieu qui nous l’a apporté persévère en nous avec cette douceur intime et que l’un est fortifié de l’autre18.
10Remarquons que cet abandonnement à la présence de Dieu nécessite la mise à l’écart de la raison. Pour Malaval, en effet, on ne peut connaître Dieu par la raison, car la raison, pour embrasser son objet, doit en délimiter les contours. Or Dieu est précisément ce qui n’a pas de limite : « [Dieu], écrit Malaval, n’est rien de ce que conçoit la raison, parce que tout ce que nous connaissons par les puissances de l’âme est fini, et Dieu est infini. Tout ce que nous connaissons se peut comprendre, et Dieu est incompréhensible19. » Pour connaître Dieu, il faut donc prendre en vue ce que la lumière de la raison a mis de côté, son reste, c’est-à-dire cette part d’indétermination et d’obscurité qui réside en lui20. Cela ne va pas sans la mobilisation d’une forme d’intelligence qui ne s’établit pas par le raisonnement. Malaval précise en effet que « la contemplation n’étant pas un raisonnement exprès sur la divinité, elle ne se trouve pas promptement en la ratiocination. Mais étant une simple vue de Dieu présent, dont l’âme est convaincue et comme possédée par la force de l’habitude accompagnée de la grâce, elle réside par conséquent dans l’intelligence dont le propre est de considérer d’un simple regard les objets, et non pas de raisonner ou de discourir sur eux21. »
11Alors que la raison cherchait en vain à définir ce que Dieu est, cette intelligence, que Malaval qualifie d’« acte confus22 » vise uniquement à connaître qu’il est23. « Dieu, est celui qui est24 » rappelle-t-il en faisant référence au troisième chapitre de l’Exode. N’ayant aucune autre détermination que le seul fait d’être, il n’est connaissable qu’à partir de l’expérience que l’on peut faire de son existence.
12Faire l’expérience de l’être de Dieu passe donc par la mise en retrait de la raison, mais cela passe également, nous dit Malaval, par la mise en retrait des sens. « La contemplation, écrit-il, est une ignorance, parce que c’est une abnégation de toutes les connaissances humaines, un silence des sens et de la raison. Mais cette ignorance est docte25, parce qu’en niant tout ce que Dieu n’est pas, elle enferme tout ce qu’il est26. »
13Malaval distingue nettement cette faculté, par laquelle le contemplatif perçoit la présence de Dieu, des perceptions sensorielles. En effet, alors qu’il range les sens dans la partie inférieure de l’âme – conformément au modèle aristotélo-thomiste de la structure de l’âme27 présenté au quatrième entretien du premier dialogue28 de la Pratique facile – Malaval place cette intelligence de Dieu au « sommet ou partie supérieure de l’entendement29 », ce que François de Sales avait désigné comme la « suprême pointe de l’âme30 ». L’entendement étant, avec la volonté et la mémoire, une des facultés de la partie supérieure de l’âme, cette intelligence se trouve donc en la partie supérieure de la partie supérieure de l’âme, au sommet de la structure et à l’opposé des perceptions sensorielles.
14Pour connaître Dieu, il convient donc de laisser cette faculté d’intelligence opérer seule en l’âme et de taire toutes les autres facultés, des plus éloignées – les perceptions sensorielles – à la plus proche – la raison ou ratiocination, qui est la seconde faculté de l’entendement, la faculté inférieure par laquelle l’homme connaît le monde31. Selon les mystiques, cette connaissance de Dieu est indissociable du déploiement de l’amour de Dieu. Connaître Dieu, c’est nécessairement l’aimer. Plus encore, aimer Dieu est la seule possibilité de connaître sa véritable nature. Ainsi, pour Malaval, l’intelligence, faculté de l’entendement, et l’amour, faculté de la volonté, vont de pair. Si, d’un point de vue didactique, il paraît nécessaire de les distinguer l’une de l’autre, dans la phénoménalité de l’expérience, « les deux actes semblent n’être qu’un32 ».
15Une difficulté apparaît. Si la pratique de l’oraison implique une mise en retrait des sens, comment en faire l’expérience ? Et quel est ce goût dont parle Malaval, si ce n’est une perception sensorielle ? Jacques Le Brun a relevé cette contradiction que l’on retrouve dans toute la littérature mystique : « le rapport avec l’ordre divin s’accompagne d’une distance prise par rapport aux sens au moment même où les métaphores sensibles apparaissent seules capables d’en rendre compte33 ».
16En utilisant le vocabulaire des sens pour décrire les opérations de cette intelligence de Dieu, Malaval se place dans une tradition dont on peut fixer l’origine dans les premiers siècles de la Chrétienté. Chez Origène, chez Clément d’Alexandrie ou chez Grégoire de Nysse, se trouve l’idée d’une faculté propre à l’homme et spécifiquement destinée à la connaissance de Dieu. Ils parlent de cette faculté comme d’un sens, non pas un sens corporel, dont il s’agit déjà de se défaire, mais un sens d’un autre ordre, un sens divin : θεία αἴσθησις34.
17On relève dans la langue patristique la même ambiguïté que dans la littérature mystique du XVIIe siècle : dans son emploi le plus répandu, αἴσθησις désigne les sens corporels, qui sont à l’origine des passions et sources de tromperie. Ce n’est que dans un sens très spécifique qu’il désigne un mode d’appréhension du divin. Cette double occurrence de αἴσθησις existe déjà dans le grec classique désignant le plus souvent une perception corporelle, mais parfois une forme de cognition. Par exemple, lorsque Phèdre proclame que l’amant « connaît par tous ses sens celui qu’il aime35 » (πᾶσαν αἴσθησιν αἰσθανομένῳ τοῦ ἐρωμένου), le verbe αἰσθάνομαι rend bien compte d’une activité de l’intelligence que l’on pourrait rapprocher de celle de la θεία αἴσθησις.
18Si chez Malaval, et dans la littérature spirituelle du XVIIe siècle, l’idée d’un sens divin a disparu, remplacée par celle d’une faculté spécifique et non discursive de l’esprit (l’intelligence chez Malaval), l’usage du vocabulaire des sens corporels pour expliciter les opérations de cette faculté persiste. Ce vocabulaire permet de souligner que la connaissance divine survient à l’esprit de l’homme de façon soudaine et spontanée, non pas sous l’effet d’un effort volontaire de sa part – tel un effort de raisonnement – mais sous l’effet d’une « ouverture36 », d’une mise en présence. Le contemplatif reçoit une « impression37 » de Dieu, comme nous recevons par les sens des « impressions38 » du monde extérieur. Il y aurait ainsi analogie entre la manière dont Dieu se fait connaître au contemplatif et la manière dont les phénomènes sensibles du monde sont perçus par les facultés sensorielles.
19Néanmoins, l’usage que fait Malaval du vocabulaire des sens pour décrire l’expérience contemplative n’est pas uniquement métaphorique. S’il exprime clairement que les sens corporels n’interviennent d’aucune façon dans cette opération, la perception de Dieu semble bien se faire sentir intérieurement au pratiquant. Bien que n’étant pas sensorielle, cette perception se manifeste pourtant sensiblement, du moins dans un premier temps. Un extrait du dialogue qu’imagine Malaval entre le directeur spirituel et son élève Philothée permet de mieux cerner la place de cette perception sensible dans le chemin contemplatif. Répondant à Philothée qui s’étonne de parfois reconnaître la présence de Dieu sans pour autant la sentir de manière sensible, le directeur précise : « l’amour de Dieu se rend sensible lorsque nous le cherchons avec des élans et des efforts. Mais quand Dieu se communique à l’âme avec ce rayon de foi, qu’il l’élève au-dessus des sens, l’amour est aussi peu sensible que la connaissance39. » Il y a donc, selon Malaval, une forme de progression dans la voie contemplative impliquant divers niveaux de manifestation sensible : « plus [cet acte universel d’amour] est pur, précise-t-il, moins il est perceptible. Et moins il est pur, plus on l’aperçoit. Parce qu’il est mêlé avec quelque chose de sensible et d’intelligible40. »
20Dieu se rend sensible aux âmes débutantes afin de faire naître en elles le pur amour, mais il se retire ensuite et ne laisse que le souvenir de sa présence, afin que ces âmes, après avoir goûté Dieu par la chair puissent le goûter par l’esprit, dans le retrait de toute sensation. Ainsi le chemin mystique reprend le parcours des apôtres qui, après avoir connu Dieu incarné dans le corps du Christ, ont dû, après sa disparition, apprendre à le connaître dans son absence charnelle. Malaval le souligne en citant saint Augustin dans un commentaire des paroles du Christ aux apôtres : « Il vous est expédient que cette figure de serviteur que je porte s’évanouisse sous vos yeux. Il est vrai qu’étant le Verbe j’habite en chair parmi vous. Mais je ne veux pas que vous m’aimiez charnellement et que, vous contentant de ce lait de ma présence sensible, vous désiriez demeurer sans celle des enfants. Il vous est expédient que je m’en aille41, parce que si je ne m’en vais, le saint Esprit ne descendra point sur vous. Si je ne vous offre cette tendre nourriture dont je vous ai repus jusqu’à maintenant, vous n’aurez jamais fin de la viande solide qui doit vous nourrir. Si vous vous attachez à ma chair d’une manière charnelle, vous ne serez point capables de recevoir mon Esprit42. » C’est donc dans l’épreuve de l’absence que le contemplatif connaît Dieu.
21Lorsqu’il définit la contemplation comme une « une sagesse amoureuse qui goûte Dieu présent43 » Malaval atteste que la contemplation mobilise l’ensemble de l’être de façon indistincte. À partir de cette définition synthétique, nous pourrions parler de la contemplation comme d’une opération non discursive de l’entendement, mis en mouvement par l’amour le plus pur et recevant la présence divine à la manière d’un sens. Nous retrouvons chez Origène une formulation similaire : « la connaissance de Dieu ne dépend pas de l’œil du corps, mais de l’esprit : celui-ci voit ce qui est à l’image du Créateur, et il a reçu de la providence pour Dieu le pouvoir de connaître Dieu. Et ce qui voit Dieu, c’est le cœur pur44. »
22L’emploi dans les textes patristiques du mot αἴσθησις pour désigner cette faculté par laquelle les mystiques perçoivent Dieu semble nous indiquer une familiarité possible entre l’expérience contemplative et l’expérience de l’œuvre d’art. La lecture de Clément d’Alexandrie confirme cette proximité. Dans un passage des Stromates45, il compare en effet le sens spirituel (θεία αἴσθησις) à l’« inspiration46 »(πνεῦμα αἴσθησις)qui anime l’artiste, mais aussi le poète, le philosophe et tout savant de manière générale. Même s’il assigne un degré de perfection différent à ces deux formes d’αἴσθησις, il atteste qu’elles sont toutes deux dons de Dieu et sources de sagesse (σοφία).
23Comme nous le savons, c’est à partir de αἰσθητικός47 qu’a été formé au XVIIIe siècle le néologisme esthétique, terme par lequel Baumgarten entendait fonder une « science de la connaissance sensible48 ». Cette science devait, à côté de la logique traditionnelle, permettre le développement de ce mode de connaissance qui ne se constitue pas à partir du raisonnement, mais à partir des perceptions sensibles. À l’heure de son invention, cette nouvelle science dépasse très largement le domaine des arts, qui ne sont qu’un de ses objets d’étude possibles. Ce n’est qu’au XIXe siècle que le champ de l’esthétique s’est concentré sur l’œuvre d’art de façon spécifique49.
24Si nous reconsidérons l’esthétique dans son spectre étendu, peut-on, encouragés par l’usage de αἴσθησις dans la langue patristique, ranger sous ce même qualificatif l’expérience contemplative et l’expérience de l’œuvre d’art ? Sont-elles les deux espèces d’un même genre ? Nous devons ici rester prudent. Malaval lui-même nous y enjoint lorsqu’il écrit que Dieu « n’est point aimable de l’amour dont nous aimons la beauté50 ». On ne peut déduire de la concordance lexicale que nous avons soulignée, une concordance de nature entre les deux expériences que nous cherchons à rapprocher sans une certaine précaution. Souvenons-nous que c’est en un sens très particulier de αἴσθησις que celui-ci peut servir à caractériser la contemplation. Nous devons nous assurer que c’est à partir de la même occurrence que αἴσθησις peut également définir l’épreuve de l’œuvre d’art. Or il existe une différence fondamentale entre l’expérience contemplative et l’expérience de l’œuvre : la première prend en garde un objet immatériel (Dieu) alors que la seconde considère un objet qui semble entièrement matériel (l’œuvre).
25Si nous entendons l’expérience « esthétique » de l’œuvre à partir de l’occurrence la plus courante de αἴσθησις, c’est-à-dire comme une perception sensorielle au sens le plus strict, alors le rapprochement entre l’expérience spirituelle et l’expérience de l’œuvre serait approximatif et incertain. En d’autres termes, nous ne pourrions rapprocher les deux expériences qu’à la condition que l’œuvre d’art ne soit pas uniquement le lieu d’un rapport sensoriel, mais que l’on accède, avec elle à la perception d’une vérité qui excède sa matérialité.
26Soit l’expérience de l’œuvre se limite à la stricte perception de ses caractéristiques formelles (les couleurs, les volumes, la matière, les sons… et leurs différents modes d’agencement), alors elle n’aurait rien de commensurable avec l’expérience contemplative. Soit l’expérience de l’œuvre dépasse la perception de ces formes, et en ce cas, par cette démesure, elle a quelque chose de commensurable avec l’expérience contemplative. Alors, la question du lien entre l’expérience contemplative et l’expérience de l’œuvre peut se réduire à la question du pouvoir de sublimation de celle-ci. C’est dans la mesure où l’œuvre a la capacité à provoquer le sublime – « cet extraordinaire et ce merveilleux […] qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte51 » – que l’épreuve que nous en faisons peut se rapprocher de l’épreuve du divin.
27Établissant une histoire du sublime, Baldine Saint Girons a montré qu’il existait une forme d’hérédité entre le sens divin, le goût de Dieu de la tradition mystique chrétienne, et le « goût du sublime » tel qu’il sera développé dans la philosophie du XVIIIe siècle et particulièrement chez Vico, Burke et Kant52. D’ailleurs, lorsque Boileau donne sa traduction du traité du pseudo-Longin en 1674, et qu’il instaure la traduction du grec ὕψους par le substantif « sublime », il ne manque pas de ramener le sublime à une manifestation divine, soulignant que ce qui « est véritablement sublime […] a quelque chose de divin53 ». Longin lui-même suggère à plusieurs reprises que le sublime suppose une forme d’intervention divine54.
28Nous sommes désormais en mesure de mieux définir le lieu d’un rapprochement possible entre l’œuvre de Puget et la spiritualité de Malaval. Ce rapprochement n’est envisageable qu’à la condition que la matérialité de l’œuvre et l’immatérialité de la puissance divine puissent trouver une mesure commune – mesure que seul le sublime peut nous permettre d’étalonner. Il est donc conditionné par la réalisation de deux mouvements opposés : d’une part celui d’une incarnation, dans lequel Dieu, au travers de l’amour, se rend sensible au monde, et d’autre part, celui d’une sublimation, par lequel l’œuvre excède la matérialité de sa forme.
29Nous pouvons alors entrer plus avant dans la comparaison en développant une des caractéristiques communes à l’épreuve de la contemplation et à celle de l’œuvre de Puget, et qui est aussi une des manifestations du sublime : la dépossession de soi.
30Les mystiques parlent de l’oraison comme d’une manière de mourir à soi. « Il faut cesser d’être, dit Madame Guyon, afin que l’Esprit du Verbe soit en nous. Or, afin qu’Il y vienne, il faut Lui céder notre vie et mourir à nous, afin qu’Il vive Lui-même en nous55. » Miguel de Molinos parle, quant à lui, « de faire de [son] cœur une carte blanche, où la sagesse divine puisse graver ce qu’il lui plaira56 ». Tel est le mouvement auquel invite l’oraison de quiétude, abandonner toute tentative de contrôle délibéré de l’âme pour en remettre à Dieu l’entière direction. C’est un profond mouvement de dessaisissement. Il s’agit pour le contemplatif de s’effacer en lui-même pour laisser Dieu habiter son âme. Malaval souligne par une métaphore architecturale ce séjour de Dieu en l’âme humaine : « Dieu ayant produit l’âme pour être son temple, il l’a créée d’une capacité infinie57 ». Il y aurait en l’âme une dimension qui dépasse l’être humain. Le travail du contemplatif consiste à faire taire tout ce qui peut obstruer cet espace et empêcher le séjour divin. Ainsi, en suspendant ses activités mondaines, qu’elles soient sensitives, affectives ou rationnelles, le contemplatif aménage en lui un espace d’habitation prêt à accueillir Dieu. S’il ne peut décider de sa venue, il peut ainsi la rendre possible.
31Le pur amour est le mouvement par lequel le contemplatif abandonne son âme à Dieu. Cet amour est dit « pur », car celui qui aime pour de bon, n’aime pas en vue de servir son propre intérêt, mais aime de manière inconditionnelle. Aussi, entrer dans l’espace du pur amour implique de ne plus se soucier du salut de l’âme. Aimer Dieu en vue de sauver son âme, c’est encore l’aimer de manière intéressée. S’il est pur, l’amour implique d’être prêt à sacrifier son âme à Dieu. François de Sales, cité par Fénelon dans l’Explication des maximes des saints, le rappelle : « La pureté de l’amour consiste à ne vouloir rien pour soi, à n’envisager que le bon plaisir de Dieu, pour lequel on serait prêt à préférer les peines éternelles à la gloire58 ».
32Ce désintéressement nécessaire à la progression de l’âme en la contemplation explique certainement pourquoi Malaval parle si peu de l’extase, cette forme ultime d’union dans laquelle l’âme se perd entièrement dans l’amour divin59. Il ne fait pas de doute que l’état extatique constitue l’accomplissement le plus parfait de la voie mystique. Pourtant, il semble qu’il soit préférable que le contemplatif ne se mette pas activement en quête de cet état particulier. En effet, une telle quête pourrait être nuisible à sa progression. Rechercher l’extase, ce serait pour le pratiquant sortir du désintéressement et perdre la pureté de ses intentions. Ce serait en outre une entreprise parfaitement vaine, car l’extase ne peut s’acquérir volontairement. Elle est une grâce qui est accordée par Dieu seul et qu’aucune conduite, aussi parfaite soit-elle, ne saurait provoquer.
33Il est donc préférable de ne pas encombrer l’esprit de l’apprenti contemplatif, auquel Malaval s’adresse, de cette expérience unitive tout à fait extraordinaire et incertaine. Ce serait l’éloigner de la possibilité d’un tel événement que de l’encourager à rechercher son accomplissement. Pour autant, l’extase « par laquelle l’âme est toute hors des bornes de son maintien naturel, toute mêlée, absorbée et engloutie en son Dieu60 » est bien la manifestation la plus aboutie de cette dépossession de soi qui caractérise le mouvement contemplatif.
34Or, pour Longin, l’extase est aussi la manière dont le sublime agit sur celui qui en est frappé : « ce n’est pas à la persuasion, indique-t-il, mais à l’extase (ἔκστασιν) que la sublime nature mène les auditeurs61 ». Autrement dit, face au sublime, l’auditeur – ou l’observateur dans le cas des arts du dessin62 – est déplacé, déstabilisé. Il est confronté à un phénomène qui à la fois le dépasse et le captive entièrement, dont il ne peut saisir la cohérence, mais dont il perçoit pourtant, de façon confuse mais indiscutable, la haute pertinence.
35Nous allons tenter maintenant de montrer comment cette dépossession de soi se manifeste dans l’œuvre de Puget et ainsi relever les marques de son caractère sublime. La façon la plus directe d’entrer dans notre analyse est de regarder les œuvres où la dépossession de soi est thématiquement représentée. Il s’agit sans conteste d’un des lieux où la sculpture baroque a trouvé ses expressions les plus poignantes63. Outre les figures incontournables du Bernin, particulièrement la Sainte Thérèse64 et La Bienheureuse Ludovica Albertoni65, nous pensons à la Sainte Cécile66 de Carlo Maderno, à l’Extase de Saint François67 de Francesco Baratta ou au Saint Sébastien68 de Giuseppe Giorgetti. Ces figures de l’extase ou de l’agonie – la mort spirituelle et la mort physique trouvant des modes d’expression presque identiques – nous donne à voir ce dessaisissement dans lequel l’esprit semble suspendu et le corps abandonné à une loi qui lui est entièrement extérieure. Comme Wölfflin l’a analysé, toute maîtrise paraît devenue vaine :
36Les deux éléments, corps et volonté, se sont pour ainsi dire séparés. C’est comme si ces hommes ne dominaient plus leur corps, ne pouvaient plus tout à fait lui imposer leur volonté : on ne sait plus animer ni façonner le corps. États de dissolution, de fusion, d’abandon informel accompagné d’un mouvement violent de diverses parties du corps, voilà de plus en plus les idéaux exclusifs de l’art69.
37Puget trouvera de nombreuses occasions de rendre cette dépossession dans ses œuvres sculptées. Nous la trouvons aussi bien dans des sujets religieux que profanes, prenant des expressions très différentes selon le contexte iconographique. Avec le Milon de Crotone70, que Puget conçut pour les jardins de Versailles, la résistance domine encore sur le mouvement d’abandon. En réaction à la violence physique que lui inflige son assaillant – un lion a planté ses griffes dans sa cuisse et dans son dos, et tente ainsi de le faire basculer vers l’arrière – le corps de l’athlète s’est entièrement raidi afin d’opposer toute sa force vitale à cette attaque implacable. Mais, conjointement à ces derniers réflexes défensifs, nous apercevons au travers de l’expression du visage que l’âme a déjà renoncé à l’espoir d’une issue favorable. La tête penchée en arrière, les yeux levés au ciel et la bouche grande ouverte sont les signes que Milon a perdu la maîtrise de la situation comme celle de son corps et qu’il se voit contraint de chercher à l’extérieur un ultime secours.
38Dans d’autres figures, comme dans le Saint Sébastien71 que Puget a sculpté pour l’église Santa Maria Assunta di Carignano de Gênes, toute résistance a définitivement disparue. Le supplicié n’est maintenu à la verticale que par ses deux poignets solidement attachés à un tronc. Entre ces points de suspension et les pieds qui reposent mollement au sol, son corps avachi ondule de façon incontrôlée. Seule la respiration l’anime encore. Elle gonfle la poitrine du martyre et lui communique ainsi un mouvement vers le haut qui s’oppose à l’abattement général. Puisant dans ses ultimes ressources, Sébastien accompagne ce mouvement par des gestes presque imperceptibles : son regard ainsi que ses doigts, particulièrement son index droit, désignent le miracle, le centre de la coupole de l’église, où Puget devait placer au sommet d’un baldaquin l’Assomption de la Vierge72.
39Puget eut plusieurs fois l’occasion de représenter la Vierge aux moments de son union à Dieu. Il restitua l’Immaculée Conception et l’Assomption73 de manières si proches qu’il est parfois difficile de les différencier l’une de l’autre. Pourtant, la posture de la Vierge devrait permettre de les distinguer sans ambiguïté : le regard baissé et les mains jointes au cœur indiquent la survenue d’un événement dans l’intimité du corps, et renvoient donc plutôt à l’Immaculée Conception ; à l’Assomption correspondent au contraire le regard levé vers le ciel et les bras écartés accompagnant le transport vers Dieu74. Le paradoxe de l’expérience contemplative, qui se joue à la fois dans l’épreuve d’un événement intime et dans la dissolution de l’âme en une dimension qui la dépasse – à la fois mouvement vers l’intérieur et mouvement vers l’extérieur – est ici décomposé en deux événements distincts. Mais dans les deux cas, l’attitude de la Vierge est similaire et paraît suivre les préceptes des contemplatifs. Dans l’Immaculée Conception conçue pour la chapelle privée de la famille Lomellini vers 1670, elle est presque immobile et accueille l’événement qui survient dans une parfaite quiétude. Contrairement aux corps de Milon et de Sébastien, celui de Marie n’est pas tourmenté ni amoindri. Il est simplement animé d’une douce ondulation, légèrement amplifiée par le flot des étoffes s’enroulant autour de lui. Ainsi est indiquée l’imperceptible mise en mouvement interne provoquée par Dieu.
40Nous pourrions encore citer bien d’autres exemples de figures dans lesquelles Puget trouva l’occasion de montrer la dépossession de soi et ses multiples variations75. Nous pourrions également passer en revue les traits qu’elles ont en communs. Par exemple, dans beaucoup de ces sculptures, les attributs qui personnifient la figure représentée, et qu’elle devrait arborer, jonchent négligemment le sol. La déprise se manifeste d’abord par le délaissement des distinctions mondaines. Le Milon, vainqueur jamais vaincu des jeux olympiques, pythiques et néméens, a laissé tombé le taenia, ce ruban qui servait à attacher la couronne sur la tête du vainqueur, ainsi que la coupe, prix de la victoire, et la pomme de pin, symbole romain du pouvoir. Le Sébastien, quant à lui, pose les pieds sur son bouclier. Son armure de centurion a été placée à ses côtés, en signe de sa déchéance. Elle forme comme une carapace vide et, échouant à protéger le corps dénudé, renforce par contraste sa vulnérabilité.
41L’abandonnement de ces figures se montre également par leurs bouches béantes. Cette disposition peut être interprétée comme le signe physique d’une suspension des actes discursifs. Provoquée par la détente de la mâchoire inférieure, l’ouverture de la bouche montre que ces figures ont perdu toute possibilité d’énonciation, prises d’une incapacité d’articuler le moindre mot. Elles paraissent comme hébétées, stupéfaites par l’événement qui surgit. La suspension du raisonnement est ainsi rendue lisible dans l’expression même des figures. En outre, cette ouverture marque la possibilité d’une relation entre l’intérieur et l’extérieur. Le sculpteur suggère ainsi un passage possible vers l’intimité secrète de l’âme, passage que le souffle divin pourrait emprunter. Est ainsi énoncée la possibilité d’une habitation de l’universel au cœur de l’âme.
42Au-delà du détail de la bouche ouverte, c’est souvent l’ensemble de la composition de la sculpture qui permet d’établir une relation entre l’intérieur et l’extérieur. Avec le baroque, la sculpture s’affranchit des limites du bloc de marbre. Les statues ne sont pas considérées comme des entités fermées se suffisant à elle-même – comme c’est encore le cas, par exemple, chez Michel-Ange – mais comme des compositions ouvertes, en relation avec l’espace qui les environnent76.
43Comme le remarque Wittkower à propos du David77, le Bernin déplace le centre de la statue « quelque part dans l’espace à l’extérieur de la statue elle-même78 ». Dans cette œuvre, le mouvement de rotation du héros, l’intense concentration du regard, la tension de la fronde prête à lancer le projectile au travers de l’espace, tout converge vers le point où, fictivement, Goliath se serait tenu. L’œuvre ne se lit pas comme un objet distant et fermé sur lui-même, mais comme un ensemble ouvert à son environnement, partageant avec le spectateur un espace commun.
44Nous retrouvons la même intention dans les sculptures de Puget, bien que celui-ci soit moins soucieux d’inclure le spectateur dans la composition que d’instaurer un rapport avec le vide même79. La sculpture d’Alessandro Sauli80 accompagne celle de Saint Sébastien dans les piliers centraux qui soutiennent la coupole de l’église Santa Maria Assunta di Carignano. Le bienheureux est en extase devant le miracle de la Vierge. On remarque les signes de la dépossession de soi que nous avons déjà observés ailleurs : le regard est levé vers le haut, la bouche est ouverte et l’évêque d’Aléria a laissé tomber sa crosse qu’un putto a rattrapée. Au sol reposent un livre et une cruche renversée d’où se déverse de la monnaie. Ils représentent les qualités que l’on reconnaissait à l’homme : son érudition et sa prodigalité. Le bras gauche de l’évêque est replié sur son ventre, comme s’il voulait soulager un mal intérieur. Sa main droite, au contraire, s’avance à l’extérieur de la niche et s’élève timidement vers la coupole. La concavité formée par sa paume et ses doigts tournés vers le haut est comme le symétrique de celle que forme la coupole à l’échelle de l’architecture.
45Nous le voyons, la composition est pensée de façon dynamique avec l’espace qui lui fait face. Plus encore, avec l’Alessandro Sauli, ce mouvement se prolonge jusqu’à l’éclatement de l’unité corporelle de la figure elle-même. Les plis et les replis du manteau que porte l’évêque forment de profondes cavités et créent de forts contrastes d’ombre et de lumière entre la surface du manteau et le corps du saint que l’on aperçoit de façon fragmentaire. Comme le remarque Klaus Herding, « la cohésion de la masse est soudainement dissoute par l’irruption de l’ombre en son centre81 ». Le corps apparaît comme morcelé, éparpillé par une force centrifuge partant du cœur et se dirigeant vers le vide de la coupole. La formation d’un espace entre le manteau et le corps crée un intermédiaire entre l’extérieur et l’intérieur et suggère une intimité sur le point d’être portée à la visibilité. Puget ne se contente pas d’établir une relation entre la figure et son environnement, il cherche à étendre cette relation jusque dans l’intimité du corps sculptural. La dépossession de soi ne pourrait trouver de représentation plus éloquente qu’au travers de cette dislocation de la masse sculpturale.
46Dans la mesure où il se préoccupe autant de son sujet que de l’espace qui l’environne, le sculpteur baroque agit déjà en architecte. C’est d’ailleurs en cette qualité que Puget travaille à l’embellissement de l’église génoise. Regardons à présent comment la dépossession de soi est mise en œuvre dans les projets plus proprement architecturaux de l’artiste marseillais.
47L’art baroque a su entremêler la peinture, la sculpture et l’architecture, et créer des ensembles diffus dans lesquels la limite entre les différents arts du dessin n’est plus nettement distinguable. L’exemple le plus emblématique de cette tendance est certainement la Glorification du pontificat d’Urbain VIII82 peint par Pierre de Cortone entre 1633 et 1639 au plafond du grand salon du palais Barberini. Puget, qui serait entré au service du maître italien un an après l’achèvement de ce plafond, se souviendra de ce type de foisonnement ornemental, lorsqu’il composera ses décors d’église ou qu’il conduira l’embellissement des proues des navires royaux.
48Le Projet de tabernacle pour la chapelle du Saint Sacrement de la Cathédrale de Toulon83, établi par Puget en 1659, est un exemple de composition associant architecture, sculpture et peinture. Entre un stylobate et un entablement dont les lignes horizontales marquent un espace clairement délimité et impriment le sentiment de la solidité, se développe un ensemble plus confus, dans lequel la ligne droite est constamment évitée. Les figures sculptées, qu’elles servent de support ou non, semblent parfaitement indifférentes au cadre dans lequel elles s’inscrivent. La liberté et la diversité de leurs mouvements donnent une impression de désordre et troublent la lecture de la structure architecturale dont la cohérence se découvre avec difficulté. Un ensemble de feuillages, de guirlandes et de drapés agrémentent la scène, et participent eux aussi à ce travail d’obstruction. Nous voyons ici à l’œuvre la volonté affirmée de rendre les choses moins intelligibles, comme pour empêcher toute tentative de rationalité. L’artiste a volontairement négligé le traitement des articulations des différents éléments entre-eux au profit de l’expression d’une unité d’ensemble. Nous y percevons une complexité sans parvenir véritablement à comprendre le principe de son organisation.
49Les colonnes torses, souvent employées au XVIIe siècle dans la décoration des églises84, contribuent à cette confusion. Le mouvement ondulatoire qui les anime, crée entre l’entablement et le stylobate qu’elles relient, une impression de déséquilibre. La colonne ne paraît pas remplir pleinement son rôle de support : elle semble vaciller sous le poids du puissant couronnement qui l’accable. Nous retrouvons ici le même effet que celui que Puget avait recherché quelques années plus tôt au travers des atlantes engainés du portail de l’hôtel de ville de Toulon85. Là, les deux forçats, qui servent de supports au balcon du premier étage, semblent sur le point de succomber sous son poids. Sur le tabernacle, la souffrance n’est plus exprimée au travers d’éléments figuratifs – les soutiens anthropomorphes qui côtoient les colonnes affichent au contraire une pleine aisance à porter la charge, quand ils n’y sont pas complètement indifférents – mais au travers de la forme même de l’architecture. Nous pouvons dire ici avec Wölfflin que « la forme souffre vraiment sous la puissance de la charge86 », cette souffrance impose un mouvement d’abandonnement que trahissent les ondulations des colonnes. Celles-ci ont perdu leur volonté d’érection et se laissent aller à une manière d’épanchement.
50Nous pourrions voir dans l’attrait de l’architecture baroque pour les formes courbes le désir de traduire dans la forme architectonique l’abandonnement auquel le contemplatif doit consentir lorsque l’union mystique lui est accordée. La chapelle de l’hospice de la Charité de Marseille87, construite par Puget à la fin de sa carrière, semble animée par ce mouvement. Ici, la forme architecturale n’est plus régie par le rapport des forces internes de pesée et de soutien mais semble entièrement soumise à un ensemble de forces qui lui sont extérieures. La forme de la coupole en pierre, en particulier, contribue à cet effet. Il s’agit d’un demi-ellipsoïde engendré par la révolution d’une ellipse autour de son petit axe sur un plan de naissance horizontal. Le volume ainsi formé, une coupole surhaussée88, est assez singulier dans l’histoire de l’architecture. Les volumes de plan elliptique sont plus couramment recouverts de coupoles surbaissées, c’est-à-dire de demi-ellipsoïdes engendrés par la révolution d’une ellipse sur son grand axe89. En outre, contrairement à la plupart des coupoles contemporaines, la coupole de Puget n’est pas surmontée d’un dôme et présente donc un extrados identique à l’intrados. Il en résulte un volume qui, de l’extérieur, s’élance de façon prononcée vers le haut. Ce mouvement est souligné par les pointes des deux frontons des avant-corps accolés à l’avant et à l’arrière du tambour. On pourrait être tenté de voir dans cet ensemble un caractère gothique. Mais celui-ci est contrarié par un puissant effet de masse qui ancre solidement la chapelle au sol. En effet, les alcôves qui entourent l’espace central elliptique de la chapelle, forment, de l’extérieur, un socle large et solide sur lequel se dresse la coupole. La faible dimension des ouvertures et le caractère sobre des ornementations90 renforcent ce caractère massif dans lequel nous voyons l’influence du sculpteur sur le travail de l’architecte. À l’arrière, l’importante épaisseur du mur de l’abside est révélée par cinq niches laissées vides qui paraissent avoir été creusées dans la masse91.
51La chapelle paraît donc en proie à deux mouvements contradictoires : l’un l’étire vers le ciel, l’autre la retient fermement au sol. Ses lignes mouvementées sont le résultat de l’action de ces deux forces opposées. Ici, la forme architectonique n’exprime pas la nécessité de la stabilité de l’édifice, mais sa soumission à des forces extérieures qui la contraignent et auxquelles elle ne cherche pas à résister. Le mouvement des courbes et des contre-courbes semble exprimer la soumission de la structure à ces forces antagonistes.
52Par certains aspects, le mouvement du baroque va à l’encontre de la nature même de l’architecture – ou du moins de sa conception classique. Là où l’on attend de la stabilité et de l’ordre, le baroque propose mouvement et confusion. Ainsi il contraint l’architecture à des formes d’expression qui relèvent habituellement de la peinture ou de la sculpture. Selon la formule de Wölfflin, avec le baroque « l’architecture va […] trop loin, et dépasse ses limites naturelles92 ». Mais paradoxalement, si le baroque va à l’encontre des fondements de l’architecture, l’architecture semble, parmi les arts du dessin, le mieux à même de contenter les ambitions du baroque. Comme le remarque Jean Rousset commentant Wölfflin : « il est dans la nature du baroque de subjuguer pour enivrer ; aussi n’atteint-il à sa plénitude que dans un ensemble architectural93 ». En effet : « tout édifice, façade ou intérieur, se développe au-delà de l’échelle humaine, il enveloppe l’homme et le domine sans recours ; celui-ci est dedans ou dessous ; il n’est pas un pur spectateur, mais un participant ; il n’est pas libre devant l’œuvre, c’est l’œuvre qui l’investit et en quelque mesure le dépossède de lui-même94 ».
53Cette dépossession que décrit Rousset nous renvoie directement à l’appel à mourir à soi sur lequel reviennent tous les auteurs mystiques. Dans la perspective de la mystique chrétienne, l’amour propre est un enfermement dont il s’agit de se libérer. Mais cette libération n’est possible que par le consentement à une nouvelle emprise : celle de la volonté divine que le contemplatif reconnaît comme bien souverain, et à laquelle il s’en remet aveuglément. L’architecture est, parmi les arts du dessin, celui qui possède les moyens les plus propres à provoquer un mouvement similaire chez celui qui l’habite95. Parce qu’elle agit à une échelle qui dépasse la mesure de ce qu’un être humain peut englober du regard, elle exerce sur lui une influence qu’il ne peut entièrement maîtriser et, à la condition d’un consentement, le dépossède du plein exercice de ses puissances.
54Le gigantisme et la démesure, qui se manifestent souvent dans l’architecture baroque, amplifie sa capacité à provoquer le ravissement. Nous ne pourrions dire si Puget était conscient de cet enjeu, en revanche, il paraît incontestable qu’il était attiré par la grande échelle : si les projets qu’il a imaginés pour sa ville natale ont manqué d’aboutir, c’est en partie à cause de la démesure qui leur avait conférée. Pour l’hospice de la Charité, un premier projet d’élévation pour la façade principale de la chapelle dut être abandonné à cause de sa trop grande hauteur. On jugea que la façade que Puget avait imaginée, et dont nous n’avons pas conservé le dessin, aurait porté une ombre trop importante sur le reste de l’édifice. Des motivations financières ne sont par ailleurs pas à exclure pour expliquer le passage à un projet plus modeste96.
55Avec le projet de place royale de Marseille97, Puget laissa une nouvelle fois s’exprimer son goût de la démesure. Sollicité par la ville pour ériger la statue équestre du Roi, Puget ne se borne pas à la conception de la statue mais propose un projet de place, jugeant qu’il n’existe alors pas à Marseille de lieu digne d’accueillir l’effigie du monarque. En outre d’offrir un espace servant d’écrin à la statue, le projet que Puget soumet au Roi est de nature à recomposer le paysage de la ville tout entière.
56L’artiste, qui avait déjà proposé plusieurs tracés pour l’agrandissement de Marseille98, choisit l’emplacement le plus stratégique de la ville pour y installer la place : au fond de la calanque du Lacydon, qui constitue le port de la ville, et au point d’articulation entre la vieille ville, au Nord, et les nouvelles extensions décidées par arrêté royal en 1666, au Sud et à l’Est. Si elle avait été construite, la place de Puget aurait non seulement constitué le nouveau centre de la ville, mais aussi, pour les navires arrivant dans le port, le point d’entrée de la cité, mis en valeur par la perspective naturelle de la calanque. Conscient de cet enjeu, Puget place au centre de la façade donnant sur le port99 un arc de triomphe qui, grâce à ses proportions monumentales, devait pouvoir être vu de loin par les navires arrivant de la méditerranée.
57Cette place, qu’il faut situer dans la lignée de la place Saint-Pierre du Bernin mais aussi dans celle des places royales parisiennes, renoue avec les grands édifices hypètres de l’antiquité, tels que les cirques, les théâtres ou les amphithéâtres100. Elle définit une sorte d’intérieur urbain, un espace à la fois circonscrit en une forme déterminée, délimité par des façades ordonnancées, mais également ouverte sur le ciel, sur la ville et sur le paysage. Nous retrouvons, à une autre échelle, l’articulation entre intérieur et extérieur que nous avons remarqué dans les œuvres sculptées. Ici, elle aboutit plutôt à une indétermination, à une confusion entre le dedans et le dehors, qu’à une continuité.
58Cette disposition crée un fort sentiment d’unité. L’architecte réalise ici sans artifice ce dont les peintres baroques donnaient l’illusion en reproduisant les cieux sur les voûtes des églises. Les façades disposées sur le contour elliptique de la place créent un cadre régulier, découpent le ciel en une ligne continue, et en font le lieu d’une figure pleine et entière. Le procédé se répète avec l’arc de triomphe dont le vide, ouvert sur le port, désigne l’horizon marin. Ainsi, non seulement Puget dépossède le sujet de lui-même en le plaçant au cœur d’une composition architecturale monumentale, mais en outre, en articulant sa composition à l’échelle du paysage, il l’accorde avec la totalité du monde. Ses commanditaires, les échevins de la ville, n’ont pas été en mesure de suivre ses ambitions. Sans doute effrayés par la démesure du projet, ils l’abandonnèrent.
59Dans sa sculpture, Puget montrait des exemples de figures dans lesquelles on pouvait reconnaître les signes de la dépossession de soi. Déjà, en articulant ses statues avec leur environnement, il inscrivait cette dépossession dans l’espace et établissait un lien entre la suggestion d’un événement qui a lieu dans l’intimité du corps et la projection de ce même corps dans le vide architectural. Avec les projets d’architecture, cette inscription spatiale est encore accrue, ainsi que la possibilité d’un transfert de ses effets à celui qui y séjourne. Ainsi, le séjour de Dieu dans l’espace intérieur du contemplatif trouve un équivalent dans le séjour que Puget propose au travers de ses édifices. L’ambiguïté entre intérieur et extérieur qui marque l’expérience contemplative se retrouve mise en scène dans l’agencement spatial des œuvres.
60Illustration 1: Pierre Puget, Milon de Crotone [Marbre], Paris, musée du Louvre, 1676-1689 – photographie de l’auteur.
61Illustration 2: Pierre Puget, Projet de tabernacle pour la chapelle du Saint Sacrement de la Cathédrale de Toulon, [Plume et encre, lavis brun et gris, avec rehauts de blanc, sur vélin], Marseille, musée des Beaux-Arts, 1659 – Marseille, musée des Beaux-arts de Marseille.
62Illustration 3: Pierre Puget, Chapelle et hospice de la Charité, Marseille, 1671-1749 – photographie de l’auteur.
63Illustration 4: construction géométrique de demi-ellipsoïdes engendrées par la révolution d’une ellipse sur son petit axe (à gauche) ou sur son grand axe (à droite) – dessin de l’auteur.
64Illustration 5: Pierre Puget, Projet de place royale pour Marseille, Élévation perspective en regardant vers la ville [plume et lavis gris], Marseille, musée des Beaux-Arts de Marseille, entre 1686 et 1687 – image : Marseille, musée des Beaux-arts de Marseille.
Notes
1 Il s’agit du Milon de Crotone et du Persée délivrant Andromède qui ornaient à l’origine les jardins de Versailles, ainsi que du relief d’Alexandre et Diogène également destiné à Versailles. Ces trois œuvres sont actuellement conservées au musée du Louvre.
2 Bustes de Michel-Louis Victor Mercier (vers 1850).
3 Paul Cézanne, par exemple, dessina à de nombreuses reprises les sculptures de Puget. Voir Georget (L.), « La fortune critique », dans Pierre Puget, peintre, sculpteur, architecte 1620-1694, catalogue d’exposition, Centre de la Vieille Charité, du 28 octobre 1994 au 30 janvier 1995, Marseille, Musées de Marseille, Réunion des musées nationaux, 1994, p. 380-387.
4 La sculpture de Pierre Puget est la partie de son œuvre la mieux connue. Elle a donné lieu à trois thèses : une première soutenue à Zurich par Walter Trachsler (Pierre Puget, thèse, Université de Zurich, 1960, soutenue en 1954), une seconde à New York par Guy E. Walton (Sculptures of Pierre Puget, thèse, Université de New York, 1967) et une troisième, qui fait encore aujourd’hui référence, soutenue par Klaus Herding à Berlin (Herding (K), Pierre Puget : das bildnerische Werk, Berlin, Gebr. Mann Verlag., 1970). La peinture de Puget a été étudiée par Marie-Christine Gloton (Pierre et François Puget, peintres baroques, Aix-en- Provence, Edisud, 1985), et le dessin par Sabine de Boisfleury (L’Œuvre dessiné de Pierre Puget, mémoire manuscrit de l’École du Louvre, 1972) et par Klaus Herding. L’architecture de Puget n’a à ce jour pas fait l’objet de thèse. Les études les plus complètes sont celles de Jean-Jacques Gloton (« Pierre Puget architecte romain », dans Puget et son temps, actes du colloque tenu à l’Université de Provence les 15, 16 et 17 octobre 1971, Aix-en- Provence, Pensée Universitaire, 1972, p. 52-61) et un recueil d’articles publié en 1997 (Chancel (J.-M.) et al., Les cahiers de la recherche architecturale n° 41 : Pierre Puget architecte, Paris, Parenthèses, 1997). Le catalogue de l’exposition qui eut lieu à la Vieille Charité de Marseille en 1994 est le dernier ouvrage de référence pour l’œuvre complet (Pierre Puget, peintre, sculpteur, architecte, 1620-1694, op. cit.). Klaus Herding travaille actuellement à l’édition d’une nouvelle monographie.
5 Nous rédigeons actuellement une thèse sur le sujet à l’Université Paris-Diderot sous la direction de Didier Laroque et en cotutelle avec l’Université Goethe de Francfort, sous la direction de Klaus Herding.
6 Nous entendons ici l’adjectif « baroque » comme ce qui se rapporte au mouvement artistique historique, né à Rome dans la première moitié du XVIIe siècle, avec les œuvres du Bernin, de Borromini et de Pierre de Cortone et qui s’est propagé dans toute l’Europe – notamment en France – jusque dans la première moitié du XVIIIe siècle. Nous n’engageons pas nos réflexions dans un baroque plus atemporel, comme celui qu’a défini Eugenio d’Ors, qui y a vu un caractère constant des formes artistiques revenant cycliquement au cours de l’histoire et succédant toujours à une phase dite « classique » (d’Ors (E.), Lo barroco,1935 ; Du Baroque, traduction de Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 1935).
7 Nous devons préciser pourquoi nous n’employons pas ici le terme « quiétisme », auquel nous préférons « courant du pur amour ». Comme le souligne Jean-Robert Armogathe, le terme « quiétisme » est un « terme de classification polémique, péjoratif, qu’aucune école, aucune doctrine n’a jamais accepté pour dénomination » (Le quiétisme, Paris, PUF, 1973, p. 5). Ne peuvent être qualifiés de « quiétistes » que les auteurs ayant été condamnés de quiétisme par l’Église. Le courant du pur amour désigne un mouvement spirituel plus vaste qui englobe des auteurs quiétistes et des auteurs qui n’ont pas été condamnés par l’Église, comme François de Sales, Alexandre Piny ou Jean-Joseph Surin. Ainsi, nous laissons de côté la question polémique de la querelle quiétiste, pour nous centrer sur le champ de la spiritualité qui, seule, intéresse notre propos.
8 Cognet (L.), Crépuscule des mystiques : Bossuet – Fénelon, Paris, Desclée, 1991.
9 Malaval (F.), Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation. En forme de dialogue, Paris, Florentin Lambert, 1670. Nous ferons référence à l’édition contemporaine : La belle ténèbre. Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation, suivi de La plainte de Philothée, texte établi présenté et annoté par Marie-Louise Gondal, Grenoble, Jérôme Millon, 1993.
10 Les sept éditions françaises de l’ouvrage, parues entre 1664 et 1687, témoignent de l’intérêt qu’il a suscité (voir Marie-Louise Gondal, dans François Malaval, op. cit., p. 29-30). Il eut également une influence importante en Italie où il fut traduit à cinq reprises (voir Pacho (E.), « Quiétisme », in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, tome 12.2, 1986, p. 2756-2804).
11 de Molinos (M.), Guia Espiritual, Defensa de la Contemplacion, 1675 ; Le guide spirituel, traduit de l’espagnol (origine de la traduction inconnue) et présenté par Jean Grenier, Paris, Fayard, 1970.
12 Bougerel (J.), Mémoires pour servir à l’histoire de plusieurs hommes illustres de Provence, Paris, Claude Hérissant, 1752, p. 1 à 64.
13 Bougerel (J.), op. cit., p. v.
14 L’abbé Dassy, dans sa biographie de François Malaval, indique : « Une étroite union se fonde entre Malaval et notre immortel Puget : l’artiste expose ses idées à l’aveugle, son compatriote ; il se sent heureux de ses encouragements réfléchis » (abbé Dassy, Malaval aveugle de Marseille de 1627 à 1719, étude historique et bibliographique, Marseille, Barlatier-Feissat, 1869, p. 11). En l’absence d’indication quant à ses sources, ce témoignage doit naturellement être pris avec vigilance.
15 La correspondance de Puget qui nous possédons est essentiellement d’ordre administratif et celle de Malaval a étrangement disparue (voir Vander Perre (A.), « L’œuvre de François Malaval », dans Revue d’histoire ecclésiastique, Louvain, Université catholique de Louvain, tome 56, 1961, p. 60-61).
16 La terminologie concernant ces pratiques n’est pas toujours stable et peut varier d’un auteur à l’autre. Malaval suit l’usage salésien consistant à faire de l’oraison le terme générique en lequel il faut distinguer deux types principaux : la méditation et la contemplation. La première conduit à Dieu par la considération des vertus et des mystères de la foi alors que la seconde consiste en un abandon direct à sa présence (de Sales (F.), Traité de l’amour de Dieu, Livre VI, in Œuvres, édition d’André Ravier, Paris, Gallimard, 1969).
17 Selon Malaval, la contemplation est destinée à des personnes déjà avancées sur le chemin spirituel. Ici, il évoque le début de ce parcours marqué par l’étude et la méditation.
18 Malaval (F.), op. cit., p. 138-139.
19 Ibid., p. 278.
20 « Le soleil de la raison n’est pas si lumineux pour [l’âme qui marche dans le désert intérieur] que la divine obscurité qui la couvre. Et, au contraire, pendant la nuit et les éclipses volontaires de la raison, cette divine obscurité devient lumière, et on la discerne plus nettement quand on ne peut plus rien discerner » (ibid., p. 144-145).
21 Ibid., p. 154.
22 « Quand on appelle cet acte [l’intelligence] : un acte confus, le terme de confus ne signifie pas quelque chose qui trouble ou qui embarrasse l’esprit. Il signifie seulement que ce n’est point un acte distinct de quelque perfection de Dieu, mais un acte qui comprend en lui la notion de Dieu d’une manière obscure, universelle et unissante » (ibid., p. 157).
23 « On connaît plutôt qu’il est [Dieu], que l’on connaît véritablement ce qu’il est » (ibid., p. 278).
24 Ibid., p. 177.
25 L’auteur fait référence à Nicolas de Cues dont il reprend ici les mots et le propos (De docta ignorantia, texte manuscrit ; La Docte Ignorance, traduction et présentation de Pierre Caye, David Larre, Pierre Magnard et Frédéric Vengeon, Paris, Flammarion, 2013).
26 Ibid., p. 282.
27 Sur l’évolution de la représentation de la structure de l’âme dans la littérature spirituelle française du XVIIe siècle, voir Bergamo (M.), L’anatomia dell’anima. Da François de Sales a Fénelon, Bologna, Il Mulino, 1991 ; L’anatomie de l’âme. De François de Sales à Fénelon, traduction de Marc Bonneval, Grenoble, Jérôme Millon, 1994.
28 Nous faisons référence au découpage de l’édition de Marie-Louise Gondal (op. cit.), qui divise les deux dialogues de l’édition originale en plusieurs entretiens.
29 Malaval (F.), op. cit., p. 154.
30 de Sales (F.), Traité de l’amour de Dieu, op. cit., p. 390 et 391 (voir également l’analyse de Bergamo (M.), op. cit., p. 95).
31 Cette distinction entre l’intelligence (intelligere) et la ratiocination (ratiocinari) vient de Thomas d’Aquin, dont François Malaval, qui a étudié chez les Dominicains, connaissait bien l’œuvre (quaestio 79, art. 8, de la Prima Pars de la Somme théologique, Thomas d’Aquin, Somme théologique, traduction d’Aimon-Marie Roguet, Paris, Cerf, 1984, t. I, p. 703).
32 Malaval (F.), op. cit., p. 149.
33 Le Brun (J.), Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002, p. 73.
34 Voir Canévet (M.), « Sens spirituel », dans Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, tome 14, 1989, p. 598-618. Concernant plus particulièrement l’usage deαἴσθησις dans la langue patristique :Canévet (M.), « La perception de la présence de Dieu. À propos d’une expression de la XIe Homélie sur le Cantique des cantiques », in EPEKTATIS, Mélanges patristiques offerts au Cardinal Jean Daniélou, Paris, Beauchesne, 1972, p. 443-454,
35 Platon, Phèdre, 240 d (traduction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2004, p. 107).
36 Malaval (F.), op. cit., p. 143.
37 Ibid., p. 164.
38 Selon la définition du dictionnaire Furetière, un sens est un « organe corporel sur lequel les objets extérieurs faisant diverses impressions, se font connaître à l’âme d’un animal » (Furetière (A.), Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye, A. et R. Leers, 1690, tome III, article « Sens »). Il ne faut pas ici entendre « impression » comme le vague sentiment que l’on éprouve quand on a l’impression de quelque chose, mais plutôt à partir de l’action de la presse qui imprime un texte sur du papier. Les impressions sont les « qualités qu’une chose communique à une autre, lorsqu’elle agit sur elle » (Furetière (A.), op. cit.,tome II, article « Impression »).
39 François Malaval, op. cit., p. 141.
40 Ibid., p. 295-296.
41 Jean, XVI, 7.
42 Saint Augustin, Joannis Evangelium, tract. 94, n° 4, in Malaval (F.), op. cit., p. 201-202.
43 Malaval (F.), op. cit., p. 276.
44 Origène, Contre Celse, VII, 33, 150 (traduction de Marcel Borret, op. cit., p. 88).
45 d’Alexandrie (C.), Les Stromates, tome I, 25-27.
46 Nous reprenons cette traduction de Marguerite Harl (« La « bouche » et le « cœur » de l’apôtre : deux images bibliques du « sens divin » de l’homme (« Proverbes » 2, 5) chez Origène », dans Forma futuri, studi in onore del cardinale Michele Pellegrino, Turin, Bottega d’Erasmo, 1975, p. 28).
47 « Qui a la faculté de sentir ou de comprendre » (Anatole Bailly, Dictionnaire grec – français, Paris, Hachette, 2000).
48 Gottlieb Baumgarten (A.), Aesthetica, 1750 ; Esthétique précédée des Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant à l’essence du poème et de la Métaphysique, traduction, présentation et notes de Jean-Yves Pranchère, Paris, l’Herne, 1988, p. 121. Si Baumgarten a forgé le mot, c’est à Giambattista Vico que Benedetto Croce attribue la paternité intellectuelle de l’esthétique (voir Saint Girons (B.), Le Sublime de l’antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005, p. 101-102).
49 Dans l’Esthétique Hegel exprime sa réserve vis-à-vis de cet amalgame et précise : « La véritable expression qui convient à notre science est « philosophie de l’art » (Vorlesungen über die Ästhetik, 1835-1837 ; Esthétique, traduction de Charles Bénard, Paris, Librairie Génrale Français, 2008, p. 51).
50 Malaval (F.), op. cit., p. 144.
51 Boileau, reprenant dans sa préface la proposition du paragraphe 1.4 du traité de Longin (dans Longin, Traité du Sublime, traduction de Boileau, présenté par Francis Goyet, Paris, Le livre de poche, 1995, p. 70).
52 Saint Girons (B.), Le Sublime de l’antiquité à nos jours, Paris, Desjonquères, 2005 ; en particulier le chapitre IV, « Du goût de Dieu au goût du sublime », p. 65 à 78.
53 Boileau, op. cit., p. 71.
54 Soit il reconnaît un caractère divin à l’orateur (Platon en 4.6 et en 35.2, tout orateur capable de provoquer le sublime en 36.1), soit au discours lui-même (en 8.4 et en 36.3).
55 Madame Guyon, Le Moyen court, dans Œuvres mystiques, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 106.
56 de Molinos (M.), op. cit., p. 49.
57 Malaval (F.), op. cit., p. 274 ; l’auteur fait référence au Nouveau Testament (I Corinthien, VI, 19). On trouve dans la littérature mystique de nombreux passages comparant l’action de Dieu sur l’âme du contemplatif à celle d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un graveur. Voir Cousinié (F.), « Images et contemplation dans le discours mystique du XVIIe siècle français », revue Dix-septième siècle, n° 230, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 43-44.
58 Fénelon, Explication des maximes des saints, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, tome I, 1983, p. 1011.
59 Nous n’avons trouvé que deux occurrences du mot extase dans le texte de Malaval. Il mentionne l’extase, avec le sommeil et la maladie, comme un exemple de suspension totale des facultés de l’âme et souligne son caractère extraordinaire (Malaval (F.), op. cit., p. 161-162).
60 de Sales (F.), Traité de l’amour de Dieu, op. cit., p. 646. Sur l’extase, voir les chapitres III à VIII du livre VII.
61 Longin, Du sublime, traduction de Jackie Pigeaud, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 52. Boileau traduit par « [le sublime] ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte » (Longin, Traité du Sublime, traduction de Boileau, op. cit., p. 74).
62 Si le traité de Longin est un traité de rhétorique, son auteur procède néanmoins à des rapprochements avec les autres arts (la peinture, la musique et la statuaire), qui autorisent une extension du domaine du sublime aux arts du dessin (voir l’introduction au traité de Pigeaud (J.), op. cit., p. 31-34).
63 Voir notamment Julien (P.), « Édifiante souffrance : l’agonie extatique, du Bernin à Pierre Legros », dans Le Bernin et l’Europe. Du baroque triomphant à l’âge romantique, édité par Grell (C.) et Stanič (M.), Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris, 2002, p. 257-282.
64 Le Bernin, L’extase de Sainte Thérèse [Marbre], Rome, église Sainte-Marie-de-la-Victoire, chapelle Cornaro, 1645-1652.
65 Le Bernin, La mort de la Bienheureuse Ludovica Albertoni [Marbre], Rome, église Saint-François-sur-la-Rive, chapelle Altieri, 1674.
66 Maderno (C.), Sainte Cécile [Marbre], Rome, église Sainte-Cécile-du-Trastevere, 1600.
67 Baratta (F.), Extase de Saint François [Relief en marbre], Rome, église San Pietro in Montorio, 1646.
68 Giorgetti (G.), Saint Sébastien [Marbre], Rome, église Saint-Sébastien-hors-les-Murs, 1672.
69 Die beiden Momente, Körper und Wille, sind gleichsam auseinander getreten. Es ist, als ob diese Menschen ihren Leib nicht mehr in der Gewalt hätten, nicht mehr ganz mit ihrem Willen durchbringen könnten : es fehlt die gleichmässige Belebung und Durchformung. Zustände der Auflösung, des Hingegossenseins, formloser Hingebung bei heftiger Bewegung einzelner Theile werden mehr und mehr die ausschliesslichen Ideale der Kunst (Wölfflin (H.), Renaissance und Barock, eine Untersuchung über Wesen und Entstehung des Barockstils in Italien, Munich, Theodor Ackermann, 1888, p. 66 ; Renaissance et Baroque, traduction de Guy Ballangé, Brionne, Gérard Montfort, 1985, p. 73).
70 Puget (P.), Milon de Crotone [Marbre], Paris, musée du Louvre, 1676-1689 (voir illustration n° 1).
71 Puget (P.), Saint Sébastien [Marbre de Carrare], Gênes, église Santa Maria Assunta di Carignano, 1663-1668.
72 Ce projet, qui ne fut jamais réalisé, est connu par deux dessins que les sources situent entre 1663 et 1665 :
73 Nous en connaissons trois en plus de l’Assomption qui devait se trouver sur le baldaquin déjà mentionné :
74 D’après cette logique, la statue que Puget donna pour l’autel de l’Albergo dei Poveri de Gênes serait une Assomption. Pourtant, les sources la désignent généralement comme une Immaculée Conception.
75 Nous pensons particulièrement à l’Andromède (PerséedélivrantAndromède[MarbredeCarrare],Paris,muséeduLouvre, 1675-1684), ainsi qu’à l’incontournable figure du Christ (Christmourantsurlacroix[Bas-reliefenterrecuite],Paris,muséeduLouvre).
76 Voir Wittkower (R.), Sculpture, Processes and Principles, Harmondsworth, Penguin Books ; Qu’est-ce que la sculpture ? Principes et procédures, de l’Antiquité au XX e siècle, traduction de Béatrice Bonne, Paris, Macula, 1995.
77 Le Bernin, David [Marbre], Rome, Villa Borghèse, 1623.
78 The spiritual focus of the statue is somewhere in the space, outside the statue itself (Wittkower (R.), Bernini : the sculptor of the Roman Baroque, Londres, Phaidon, 1997, p. 15 ; Bernin, le sculpteur du baroque romain, traduction de Dominique Lablanche, Paris, Phaidon, 2012, p. 15).
79 Voir la comparaison que fait Klaus Herding entre l’Alessandro Sauli de Puget et le Longin du Bernin à Saint-Pierre (Herding (K.), Pierre Puget : das bildnerische Werk, Berlin, Gebr. Mann Verlag., 1970, p. 74).
80 Puget (P.), Le Bienheureux Alessandro Sauli [Marbre de Carrare], Gênes, église Santa Maria Assunta di Carignano, 1663-1668.
81 Der Zusammenhalt der Masse [wird] durch einen Schatteneinbruch in der Mitte plötzlich gesprengt (Herding (K.), op.cit., p. 71-72 ; notre traduction).
82 de Cortone (P.), Glorification du pontificat d’Urbain VIII [Fresque], Rome, Palais Barberini, Grand Salon, 1633-1639.
83 Puget (P.), Projet de tabernacle pour la chapelle du Saint Sacrement de la Cathédrale de Toulon, [Plume et encre, lavis brun et gris, avec rehauts de blanc, sur vélin], Marseille, musée des Beaux-Arts, 1659 (voir illustration n° 2). Le tabernacle fut construit, mais a disparu lors d’un incendie en 1681.
84 Sur l’origine de cet emploi, voir Pauwels (Y.), Aux marges de la règle. Essai sur les ordres d’architecture à la Renaissance, Wavre, Mardaga, 2008, p. 74-75 et p. 133-136.
85 Puget (P.), Portail et balcon de l’hôtel de ville de Toulon [Pierre de Calissanne], Toulon, 1656.
86 Die Form [leidet wirklich] unter der Gewalt der Last (Wölfflin (H.), op. cit., p. 31 ; traduction française, p. 38).
87 Voir illustration n° 3.
88 Chaix (J.), Traité de coupe de pierres (stéréotomie), Paris, éditions J.C. Godefroy, 1997, p. 266.
89 Voir illustration n° 4.
90 Par manque de moyens, l’ornementation des façades ne fut jamais achevée.
91 Ce procédé très usité remonte au Tempietto construit par Bramante au début du XVIe siècle dans la cour de l’église San Pietro in Montorio à Rome.
92 Die Architektur überschreitet […] ihre natürlichen Grenzen (Wölfflin (H.), op. cit., p. 73 ; traduction française, p. 80).
93 Rousset (J.), La Littérature à l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, Jean Corti, 1953, p. 178.
94 Ibid.
95 La musique possède sans conteste une capacité analogue.
96 Voir Drocourt (D.), « L’hospice de la Charité à Marseille et l’architecture hospitalière aux XVIIe et XVIIIe siècle », dans Puget et son temps, actes du colloque tenu à l’Université de Provence les 15, 16 et 17 octobre 1971, Aix-en-Provence, Pensée Universitaire, 1972, p. 83-92.
97 Ce projet est connu par trois dessins :
98 Deux dessins provenant de l’atelier de Puget nous sont parvenus :
99 Voir illustration n° 5.
100 Sur le développement des places urbaines romaines et parisiennes à l’âge baroque, voir Norberg-Schulz (C.), Architecture baroque, Paris / Milan, Gallimard / Electa, 199.
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