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- Volume 5 - 2017 : Architecture, espace, aisthesis
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Heinrich Wölfflin et Wilhelm Worringer, Erwin Straus et Henri Maldiney : pour une esthétique du vertige en architecture.
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Cet article s’attache à souligner le rôle à la fois essentiel et existentiel du vertige dans l’expérience architecturale et l’acte d’habiter, en prenant appui pour ce faire sur les écrits des historiens d’art Heinrich Wölfflin et Wilhelm Worringer, et sur le réinvestissement qu’en opèrent les phénoménologues Erwin Straus et Henri Maldiney. Il s’agira notamment de comprendre ce qui fonde ces derniers (en particulier Maldiney) à universaliser certains traits que les historiens d’art corrélaient à des styles architecturaux spécifiques.
Abstract
This paper aims at underlining both the essential and existential role of vertigo in architectural experience and in the act of dwelling. In order to do so, we will base ourselves on the writings of art historians Heinrich Wölfflin and Wilhelm Worringer, and on the way they inspired the phenomenologists Erwin Straus and Henri Maldiney. We will notably have to understand what entitled the latter (especially Maldiney) to universalize some of the features that Wölfflin and Worringer related to specific architectural styles.
Zusammenfassung
In diesem Artikel wird die wesentliche und existenzielle Rolle des Schwindels im architektonischen Erfahrung und im Erlebnis des Wohnens betont. In dieser Hinsicht wird die Art und Weise erforscht, wie die kunsthistorischen Schriften von Heinrich Wölfflin und Wilhelm Worringer durch die Phänomenologen Erwin Straus und Henri Maldiney aufgenommen und bearbeitet worden sind. Unter anderem gilt es zu erörtern, in wie fern Straus und vor allem Maldiney bestimmte Merkmale, die von Wölfflin und Worringer nur in Bezug auf spezifische architektonische Stile herausgestellt wurden, als allgemein-existentielle betrachten
Table of content
1En quoi une étude du phénomène a priori négatif du vertige peut-elle contribuer à une réflexion sur l’essence de l’expérience architecturale ? Telle est la question que nous souhaiterions explorer dans le cadre de cet article, en soulignant combien le thème du vertige permet en outre d’aborder de plein front une difficulté inhérente à la spécificité de l’expérience architecturale, en particulier à son statut hybride, l’architecture ayant cette caractéristique de relever du champ de l’art, donc de pouvoir être appréhendée esthétiquement, tout en constituant en même temps un milieu de vie destiné à s’effacer derrière nos activités quotidiennes. Cette difficulté se pose dans les termes suivants : comment une architecture peut-elle nous arracher à l’oubli quotidien dans lequel nous nous trouvons ordinairement vis-à-vis d’elle, sans pour autant prendre une dimension surprenante et traumatisante telle qu’elle en devient inhabitable ?
2Le phénoménologue de l’art et de l’existence Henri Maldiney (1912-2013) a entrepris une telle réflexion sur le vertige. Il s’est nourri, pour ce faire, de la psychiatrie et de la psychologie phénoménologiques du XXe siècle, celle notamment d’Erwin Straus (1891-1975), qu’il articule à la thématisation heideggérienne de l’angoisse, telle qu’on la trouve en particulier dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (1929)1. Mais la pensée de Maldiney hérite également beaucoup de tout un courant d’historiens de l’art allemands, tenants de la science de l’art ou Kunstwissenschaft, apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle : Maldiney a été particulièrement influencé par Aloïs Riegl (1858-1905), mais aussi Heinrich Wölfflin (1864-1945) et Wilhelm Worringer (1881-1965) – sur lesquels nous nous centrerons. Ces différents auteurs, par l’importance qu’ils ont accordée à l’espace, au rapport à l’espace (et non plus aux seules formes) dans l’expérience architecturale, y compris dans ce que ce rapport peut avoir de pathologique, ont en effet joué un rôle déterminant dans la conceptualisation maldinéenne de l’architecture, dont la caractéristique est de mettre l’accent sur le rôle essentiel – et même existentiel – du vertige dans l’expérience architecturale et dans l’acte d’habiter lui-même. Ceci à tel point qu’il est tout à fait possible de voir en la phénoménologie maldinéenne de l’architecture une véritable « esthétique du vertige », sur le plan à la fois de l’esthétique sensible et de l’esthétique artistique. L’idée défendue par Maldiney est en effet que toute ouverture originaire au monde recèle une dimension potentiellement vertigineuse, qui s’avère encore accentuée dans l’expérience architecturale en vertu de certaines propriétés spatiales et formelles que nous aborderons.
3Nous présenterons ainsi, pour commencer, les jalons posés en la matière par les historiens de l’art allemands, pour ensuite nous centrer sur le réinvestissement phénoménologique qu’ont connu ces thèses chez Erwin Straus et Maldiney lui-même, qui aboutit à une mise en avant du rôle essentiel du vertige dans l’expérience architecturale.
1. L’espace du sentir : un caractère potentiellement inquiétant et vertigineux
4Une idée fondamentale que développent les tenants de la Kunstwissenschaft est en effet celle du caractère potentiellement inquiétant de l’espace, de l’espace sensible et vécu. Cette considération s’inscrit dans une entreprise plus générale visant à expliquer l’évolution des styles à partir des différents types de rapports que l’homme a entretenus avec l’espace au fil des époques, évolution qui se serait déployée selon Riegl dans le sens d’une assomption plénière de l’espace dans l’art et dans l’architecture, alors que l’espace tendait initialement à être refoulé, voire nié, en raison précisément de son caractère inquiétant et troublant2. L’histoire des styles est dans ce cadre l’histoire de la prise en compte progressive de l’espace dans la conception des architectures (mais aussi de toute œuvre d’art et objet relevant des « arts industriels »), qui alla de pair selon Aloïs Riegl – suivi par Wilhelm Worringer3 et Heinrich Wölfflin (selon des découpages historiques cependant différents et certaines inflexions de sens4) avec le passage d’une modalité tactile ou haptique de la vision – c’est-à-dire d’une vision qui palpe les objets et leurs contours de près, à la façon du toucher –, à une modalité optique, celle d’une vision lointaine qui appréhende les objets dans et par l’espace. En effet, si les Égyptiens, par exemple, utilisèrent avant tout des surfaces planes et des motifs géométriques clairement délimités, tracés à même le plan de fond, sollicitant une vision de type haptique, c’est parce que seul le sens du toucher nous permet d’appréhender avec certitude la forme des objets, de saisir leur individualité matériellement close, dont l’impénétrabilité atteste la réalité. Une vision lointaine est quant à elle foncièrement incertaine, car la profondeur qui la sépare des objets plonge ces derniers dans un « mélange chaotique » qui leur fait perdre toute clarté : elle les altère et les déforme5 par des effets de raccourcis, et masque partiellement leurs contours par des jeux atmosphériques d’ombre et de lumière. Ces raccourcis et ces ombres sont autant de signes à déchiffrer, que nous ne comprenons qu’en vertu de notre expérience passée et de notre confrontation tactile antérieure à ces objets6. En ce sens, nous ne sommes jamais sûrs, en voyant un objet que nous ne connaissons pas, de sa forme réelle, ni même de son existence individuée, puisqu’il est impossible de déterminer à distance son caractère impénétrable, gage de sa réalité. C’est en raison de ce caractère mouvant, évanescent des objets tels que nous les appréhendons dans l’espace, et du caractère insaisissable de l’espace lui-même qui, comme le note Riegl, n’est à proprement parler « rien », – puisqu’il s’agit d’un milieu invisible et intouchable, et infini7 –, que les premiers peuples tentèrent de le refouler. Et ce aussi parce que la constitution de totalités individuelles closes s’avérait être le but artistique, le « vouloir artistique » ou Kunstwollen,selon les termes de Riegl, de l’Antiquité8. Comme l’écrit en effet ce dernier, « L’art plastique de toute l’Antiquité a (…) eu pour but ultime de rendre les choses extérieures dans leur claire individualité matérielle, afin d’éviter et de réprimer, face à la manifestation sensible des choses extérieures de la nature, tout ce qui pouvait troubler et affaiblir l’impression immédiatement convaincante de l’individualité matérielle »9.
5Worringer insista particulièrement sur le caractère déterminant de cette angoisse de l’espace, de cette « conscience de perdition » (Verlorenheitsbewusstsein10), dans le déploiement de ce qu’il appela la « tendance à l’abstraction » (Abstraktionsdrang), qui s’inscrit dans un rapport fondamentalement inquiet au monde et un sentiment de déhiscence absolue avec ce dernier, là où la « tendance à l’Einfühlung », à l’empathie (Einfühlungsdrang), se définit par une ouverture confiante au monde et un sentiment d’union, et est incarnée principalement par l’art classique grec et renaissant, caractérisé par des formes organiques aux courbes délicates, avec lesquelles notre sentiment vital s’identifie entièrement. La tendance à l’abstraction est quant à elle manifeste dans l’art de l’Égypte antique. Elle est « la conséquence d’une profonde perturbation intérieure de l’homme causée par les phénomènes du monde extérieur », qui peut être qualifiée de « geistigen Raumscheu », d’anxiété spirituelle devant l’espace11, devant « l’ordre confus et le jeu d’alternance des phénomènes du monde extérieur »12. Un tel tourment impliquait un « incoercible besoin d’apaisement »13, de repos, que seules des formes abstraites, géométriques, opposant leur nécessité intérieure et leur permanence à la contingence des phénomènes, pouvaient satisfaire.
6Worringer, pour souligner la légitimité de ce besoin originel de l’homme de libérer, par l’art, l’objet sensible de la confusion inhérente à la tridimensionnalité de l’espace, cite, après Riegl, le sculpteur et ami du théoricien de la « pure visibilité » Konrad Fiedler, Adolf von Hildebrand qui, dans Le problème de la forme dans les arts plastiques (1893)14, soulignait déjà la nécessité pour l’artiste de ne pas « laisser le spectateur face au caractère tridimensionnel ou cubique de l’impression naturelle, dans un état d’inaccomplissement(unfertigen) et de malaise (unbehaglichen) où il s’efforce de se former une claire représentation visuelle », mais « doit bien plutôt lui procurer cette représentation visuelle et retirer ainsi au caractère cubique [c’est-à-dire volumique] ce qu’il contient de tourmentant (das Quälende) »15. Mais, alors que Hildebrand en tirait une conclusion normative (à savoir que « Tant qu’une figure plastique se fait valoir au premier chef comme une forme cubique, elle n’en est encore qu’au début de sa configuration (Gestaltung). C’est seulement lorsque, tout en restant cubique, elle agit comme une surface plane qu’elle acquiert une forme artistique, c’est-à-dire une signification pour la représentation visuelle»16), Worringer relativise la position de ce dernier en l’utilisant pour expliquer une certaine forme d’art, délimitée historiquement, et adopte une perspective descriptive, axiologiquement neutre17.
7Il en va de même de Heinrich Wölfflin qui, dans ses Kleine Schriften, souligne combien la tâche de clarification et d’unification de la représentation visuelle des formes et de l’espace, que Hildebrand assigne à l’art, s’avère être extrêmement proche des procédés de mise en forme propres à l’art classique18 , là où le baroque, comme nous le voyons dans ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, s’attache au contraire à jouer avec la mobilité des points de vue et la profondeur elle-même. Aussi, tout en soulignant, à la suite de Hildebrand, le caractère quelque peu inquiétant du changement constant (et incessant) de vues que nous impose la profondeur, qui ne nous permet pas de nous fixer19, Wölfflin montre néanmoins qu’il est tout à fait possible de créer des œuvres jouant avec un tel espace et son caractère fluctuant – à condition toutefois de respecter l’exigence de clarté et d’unité, nécessaires pour que le phénomène ne sombre pas dans l’informe20.
8Selon Wölfflin en effet, tant que la succession des points de vue ne met pas à mal l’unité d’ensemble de l’œuvre, elle ne porte pas préjudice au caractère artistique de cette dernière. Elle participe de la constitution d’un espace obéissant à un style qu’il qualifie de « pictural », qu’il distingue du « style linéaire », propre à l’art classique. Alors que ce dernier souscrit au principe de la clarté absolue qui exige des formes qu’elles dégagent une image demeurant au plus près de leur être objectif, autrement dit des formes aux contours nets, aisément appréhendables, « palpables », le style pictural, tel que l’incarne le baroque, crée un décalageentre la façon dont les formes nous apparaissent et ce qu’elles sont réellement (d’où l’idée qu’est ici promue une clarté relative). Les formes baroques sont en effet entrelacées, confondues, disposées dans des orientations obliques, en raccourci, et sont en partie dissimulées par un jeu d’ombres et de lumières jouant indépendamment d’elles, n’étant plus assujetti à la fonction de souligner leurs volumes et leurs contours. Il devient ainsi impossible de les isoler et de les identifier. Elles disparaissent toutes derrière l’effet d’ensemble qu’elles produisent (Wölfflin prend l’exemple de la chapelle de Saint-Jean-Népomucène à Munich21). Elles sont elles aussi unifiées, mais différemment des formes classiques, qui conservent une certaine autonomie et stabilité au sein de la totalité dans laquelle elles s’inscrivent. La fusion des formes baroques entre elles et ces jeux d’éclairage confèrent au contraire à l’espace un mouvement d’ensemble et une atmosphère diffuse qui le creusent en profondeur et le rendent foncièrement insaisissable. Comme le souligne Wölfflin : « Le baroque ne veut pas que le corps du bâtiment s’immobilise sous un point de vue déterminé »22. Le regard glisse sur les formes, glissement qui est encore renforcé par le mouvement de notre corps, auquel nous invitent ces dernières dans la mesure où elles se fondent les unes dans les autres. Dans un tel espace, nous sommes sans prise, et sans l’unité et la clarté relative qui imprègnent ce dernier, nous sombrerions dans le vertige. Comme le précise en effet Wölfflin : « (…) ce manque de clarté [propre à l’espace pictural] ne doit pas aller jusqu’à engendrer l’inquiétude (Beunruhigenden) »23 – remarque qui fait signe vers la dimension potentiellement angoissante de la profondeur, et de l’espace pictural (dans la mesure où ce dernier se définit par son caractère insaisissable).
2. Le réinvestissement phénoménologique de cette thématique chez Straus et Maldiney
9Ce n’est dès lors sans doute pas un hasard si Erwin Straus, dans son article « Les formes du spatial »24, cite Wölfflin dans le cadre d’une réflexion sur ce qu’il appelle l’espace du paysage, qui est l’espace de la sensation, l’espace tel que nous en faisons l’expérience dans notre ouverture sensible première au monde, que Straus appelle « pathique ». Ce dernier y souligne en effet les tentatives opérées à maintes époques par les arts plastiques pour exprimer le moment pathique de la manifestation optique en « lev[ant] le pur rapport de contiguïté des choses et [en] estomp[ant] le contour »25, et cite à l’appui l’espace pictural de Wölfflin. Straus donne non seulement l’exemple des tableaux de paysage de Rembrandt, mais aussi celui, atmosphérique et naturel, du crépuscule, où la nature elle-même, dit-il, « couvre d’un voile les limites qui séparent les choses les unes des autres, ainsi que la distance qui nous en éloigne. Plus encore : le crépuscule emplit l’espace tout comme le fait la nuit, et exerce ainsi des effets apparentés à ceux du son qui, emplissant et homogénéisant l’espace, unit et lie ce qui tend à s’exclure »26. L’espace pictural de Wölfflin, par sa dimension atmosphérique, a trait précisément au crépuscule, lequel est, selon Straus, au même titre que l’obscurité, le brouillard ou la nuit, un exemple typique de ce qu’il entend par espace du paysage27. Or un tel espace est éminemment propice au vertige car il est, selon les termes mêmes d’Erwin Straus, l’espace où nous sommes perdus. L’espace du paysage est la spatialité primordiale dans laquelle nous n’avons aucun système de référence, aucune coordonnée ni point origine auxquels nous référer pour nous orienter. Nous errons de ici en ici, déplaçant notre horizon à chacun de nos pas, dans un espace qui nous enveloppe et nous investit, et au centre duquel nous nous trouvons toujours. Car nous n’y avons aucune vue dominante nous permettant de déterminer nos déplacements dans un ensemble orienté. En ce sens, nous ne nous déplaçons pas tant à travers lui, que nous ne nous mouvons en lui. Cet état de déroute perpétuelle, qui va de pair avec une relation circulaire28, a un caractère potentiellement angoissant et vertigineux, qu’a particulièrement souligné Henri Maldiney.
10Maldiney a en effet été fortement influencé par la conception strausienne de l’ouverture pathique au monde, mais également par celle du biologiste phénoménologue Viktor von Weizsäcker qui a mis en avant le caractère fondamentalement critique des rapports de l’organisme et de son milieu, l’organisme vivant œuvrant en permanence pour maintenir une cohérence avec son environnement. Cette relation instable à son environnement requiert de lui une attitude de réceptivité active et une certaine endurance, que Weizsäcker nomme lui aussi pathique, mais pour désigner plus précisément le mode d’être des organismes vivants, dont l’existence est une épreuve (Erleiden), et les distinguer des objets inanimés, qui sont simplement – dont le mode d’être est donc ontique29. Cette nécessité de réinstaurer en permanence la connexion avec le milieu est attestée par la perception elle-même qui, pour maintenir le contact avec un objet mouvant qu’elle regarde, ne pas le perdre des yeux, doit se mettre elle aussi en mouvement et peut requérir une motion du corps tout entier30. Le fait que nous négligions, dans la marche, le mouvement apparent de l’espace qui se crée autour de nous, repose sur le même mécanisme : nous ne le prenons pas au sérieux, ne chutons pas, parce qu’il est le corrélat stable de notre auto-mouvement, est à la fois suscité par ce dernier et congruent avec lui31. Sans cette attitude du « ne pas prendre au sérieux », « le milieu extérieur sombrerait dans une mobilité chaotique »32. Le vertige apparaît précisément quand nous prenons au sérieux le mouvement apparent du milieu, quand ce dernier attire notre attention. Ceci se produit en particulier lorsque la perturbation est trop forte et que le décalage creusé entre le sujet et son environnement s’accentue et n’est plus compensé : quand, par exemple, nous voyons un mouvement apparent de l’espace autour de nous, alors que nous sommes immobiles. C’est le cas notamment lorsque nous tournons sur nous-mêmes plusieurs fois de suite, puis nous arrêtons brusquement, en maintenant la tête immobile33. Nous aurons alors une illusion de rotation en sens inverse, qui continuera de se produire quelques secondes après notre arrêt, menaçant notre équilibre car n’étant pas congruente avec notre immobilité retrouvée, entrant en quelque sorte en contradiction avec cette dernière.
11Le vertige constitue ainsi un état critique plus avancé encore que celui dans lequel nous nous trouvons quand nous sommes confrontés à l’espace du paysage puisque la désorientation de l’individu sujet au vertige est telle qu’il peut avoir des difficultés à se tenir debout ou à marcher. Or c’est une situation dans laquelle nous risquons à tout instant de sombrer dans la mesure où, d’une part, comme l’a souligné Maldiney, et Straus déjà avant lui34, la sur-prise, l’être-saisi (Ergriffen-werden)35 participent de l’essence du moment pathique (où nous ne sommes pas en prise sur des objets mais dans une attitude d’accueil et d’ouverture tonale à ce qui nous advient) et où, d’autre part, notre accord au monde s’avère foncièrement précaire. La surprise, « l’impression désagréable de dérangement » (« der unangenehme Eindruck der Störung »)36, la déception ou l’effroi que suscite un événement introduisant un changement dans notre monde peuvent en effet être tels que nous ne parvenions plus à nous accorder à ce dernier.
12Le risque de vertige est ainsi inhérent à l’aisthèsis en tant que telle. Et il est encore accentué dans l’expérience esthétique « artistique » qu’est l’expérience architecturale, non seulement parce que l’art en général – l’art véritable – est selon Maldiney la « vérité du sensible »37 (il nous permet de retrouver, en deçà de la sphère pratique et gnosique de l’activité de la perception, qui est toujours perception d’objets, la situation d’une ouverture sensible originaire, tout en nous arrachant à l’être perdu, grâce à son rythme38), mais aussi parce que les architectures, en vertu de leur caractère d’espaces enveloppants et de grande échelle, ont plus un statut de milieu que d’objet. Le vertige tend tout particulièrement à se produire quand nous sommes confrontés pour la première fois à une architecture, dans la mesure où nous découvrons alors un nouvel espace, susceptible de nous désorienter. Deux types de vertige peuvent alors apparaître et s’articuler l’un à l’autre, qui correspondent d’un côté au vertige rotatoire ou tourbillonnaire dont nous avons rendu compte précédemment, de l’autre à ce que Maldiney appelle le « vertige d’en haut »39 qui correspond au vertige éprouvé par l’alpiniste en haute altitude (dont Maldiney a pu faire à de nombreuses reprises l’expérience, ayant lui-même pratiqué l’escalade en montagne). Ce second type de vertige repose lui aussi sur une rupture de cohérence avec l’espace environnant, sur un décalage entre ce que nous voyons et ce que nous ressentons, dans la mesure où, alors que les légères oscillations que nous sentons dans nos jambes semblent indiquer que nous reposons sur un appui, l’ampleur de l’espace vide qui nous est donné à voir nous confronte à un abîme où il nous semble qu’il n’y a aucune prise et que nous nous tenons dans le rien. Ces deux types de vertige, tourbillonnaire et de l’altitude, contribuent à renforcer l’impression d’une « dérobade universelle de l’espace autour de nous et en nous »40. Ils sont induits, pour le premier, par la nature enveloppante de l’espace architectural, et pour le second, par l’importance qu’y joue la dimension de la verticale, dans son articulation au vide (notamment quand l’agencement global semble défier les lois de l’équilibre, en accordant une part importante au vide au niveau du bas de l’édifice – de sorte que le sol semble se dérober sous nos pieds). Maldiney en donne une description très fine, qui mérite d’être évoquée.
13Commençons par le vertige de l’altitude, tel qu’il est éprouvé par l’alpiniste escaladant une paroi ou se tenant en haut d’une cime, mais tel qu’il se déploie également dans la confrontation à une architecture (depuis l’extérieur ou depuis l’intérieur, dès lors qu’elle se dresse devant nous et autour de nous) : le vertige que nous ressentons alors repose sur une désarticulation de la tension du proche et du lointain qui structure ordinairement notre être-au-monde dans la mesure où nous existons, où nous sommes des Dasein, des êtres qui nous projetons d’emblée là-bas et qui sommes auprès des choses à partir de cette aire de présence que nous ouvrons. Dans le vertige, au contraire, nous sommes confrontés à une situation pré-cosmique, abyssale, où s’opère selon Maldiney une inversion et une contamination du proche et du lointain, qui désarticule notre ouverture diastolique-systolique au monde et nous assujettit à un double mouvement contradictoire d’expulsion et d’attraction. Dans la situation de l’alpiniste par exemple, l’amont, qui lui était proche, se redresse à l’infini (s’éloigne donc) et l’expulse ; tandis que l’aval, qui lui était lointain, se creuse jusque sous ses pieds (devient éminemment proche) et l’attire41. Ce double mouvement d’attraction et d’expulsion imprègne l’espace entier, qui bascule dans son ensemble et s’invertit en lui-même. Comme l’écrit Maldiney, « Le ciel bascule avec la terre dans un tournoiement sans prise. Ni l’homme n’est le centre, ni l’espace le lieu. Il n’y a plus de là. Le vertige est l’automouvement du chaos »42. L’individu sujet au vertige est « livré à la contradiction d’une union absorbante et d’une expulsion répulsive. Il est placé en abîme au point zéro dans la dérobade de l’Umwelt. Il n’a plus de ici »43. En effet, alors que, dans l’espace du paysage, il demeurait le centre (et avait donc encore un « ici »), il est ici entièrement décentré et même excentré, tiraillé, balloté.
14Il en est ainsi lorsque je pénètre dans la basilique Sainte-Sophie de Constantinople et que je suis confronté à l’immensité de son espace, à son ascendance, qui semble en outre structurée d’une manière qui « contredit à l’ordre habituel du bâtir et de l’habiter »44 dans la mesure où, comme l’a noté Kurt Bauch, que cite Maldiney : « Partout c’est en bas que l’enveloppe spatiale atteint à sa plus grande dissolution, et elle ne se rassemble que vers le haut, en concavités flottantes, de côté, au centre et une fois encore, à la coupole »45. Le plus ajouré de l’édifice est en bas, de sorte qu’il n’y a rien à quoi notre regard puisse s’accrocher. Cet agencement qui semble contredire aux lois de la pesanteur tend à nous faire perdre pied selon un mécanisme proche de celui de l’alpiniste confronté à l’abîme de l’espace, qui se creuse jusque sous ses pieds46. Cette impression est encore renforcée à Sainte-Sophie par le fait que les différentes formes qui structurent l’espace sont des surfaces totales du point de vue de la métrique (pendentifs, demi-coupoles, coupoles), c’est-à-dire qui devraient se prolonger en elles-mêmes, mais qui s’interrompent ici dans le vide.
15Si Maldiney s’inspire, pour donner une définition du vertige, de la description phénoménologique de l’expérience de l’angoisse faite par Heidegger47, cette définition gagne cependant beaucoup quant au thème qui nous intéresse – celui de l’expérience architecturale, à être également mise en regard des propos que Worringer tient sur ce sujet dans sa thèse d’habilitation intitulée Problèmes formels du gothique (1911)48. Ce dernier souligne en effet avec une très grande acuité la caractère oxymorique du vertige, l’injonction motrice contradictoire qu’il nous fait subir : si les architectures gothiques par exemple sont particulièrement vertigineuses, c’est parce que, écrit Worringer, elles reposent sur un style hybride, un « amalgame impur et en quelque sorte inquiétant » (« unreinliche und gewissermassen unheimliche Vercquickung »)49 des deux tendances opposées de l’abstraction et de l’empathie, dont la conjonction oxymorique est à la source du sentiment vertigineux qu’il suscite : si l’art égyptien parvenait en effet à refouler l’angoisse de l’espace par le recours à des formes abstraites stables et éternelles, l’art septentrional pré-renaissant, incarné par l’art gothique, n’y parvient pas, et ne réussit à y échapper qu’en annihilant tous les sens dans l’ivresse du vertige, afin de se rendre absent au monde50. La caractéristique paradoxale et inquiétante des formes gothiques est en effet de susciter notre empathie alors même qu’elles ont une structure abstraite et inorganique, qui devrait s’y opposer selon Worringer. Leur paradoxe est donc de nous attirer, alors même qu’elles devraient nous repousser. Et leur attraction est d’autant plus grande qu’elles nous sont étrangères, qu’elles obéissent à des forces mécaniques et non organiques, des forces qui sont relatives aux rapports de la charge et de la structure portante (forces brutes dont l’expression pure est aussi pour Maldiney au principe du vertige de l’altitude)51. Les formes gothiques abstraites, aux contours saccadés, aux lignes brisées, sont l’expression d’une vie fondamentalement inquiète. Loin de nous inviter doucement et gaiement à les suivre, elles nous entraînent de force dans leur mouvement52.
16Et ceci d’autant plus que le style gothique accorde une prédominance absolue à la verticale, qui suggère un mouvement ascendant se prolongeant dans l’infini, défiant la pesanteur. Une telle verticale est sensible aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’édifice, à travers les voûtes en ogive qui se perdent dans des hauteurs vertigineuses, tout en semblant commencer déjà à un pied du sol, tant l’ensemble de la construction paraît n’exister que pour elles, souligne Worringer53, ici très proche de la description maldinéenne du vertige de l’altitude, où le lointain devient étrangement proche (l’on peut citer, à titre d’exemples, la nef des cathédrales de Reims et de Cologne). La différence entre les deux auteurs est que Maldiney voit dans le vertige, que Worringer considérait comme propre à l’architecture gothique (et baroque), une expérience impliquée en puissance par toute architecture, propos auquel Worringer ouvrait d’ailleurs lui-même la voie, en soulignant le fait que : « (…) la langue de l’architecture étant abstraite, les lois de sa construction s’éloignant de l’organique et ayant plutôt un caractère abstrait, mécanique (…) » (c’est-à-dire régissant avant tous les rapports de force entre la verticale et l’horizontale, qui jouent un grand rôle dans l’expérience du vertige)54, celle-ci est la forme artistique qui, par sa nature même, s’avère être la plus à même d’exprimer l’énergie bouillonnante du gothique.
17Cette généralisation de droit à toute architecture du vertige d’en haut, Maldiney l’opère aussi vis-à-vis du style pictural de Wölfflin, qui lui permet d’expliciter le mécanisme du second type de vertige, rotatoire. Un tel espace, nous l’avons vu avec Straus, présente en effet les caractéristiques de l’espace du paysage, et est donc un espace où nous sommes constamment menacés de nous perdre. Les caractéristiques de l’espace baroque dont parle Wölfflin peuvent là encore être, selon Maldiney, considérées comme valant de droit pour toute architecture, dans la mesure où cette dernière, par son échelle et son caractère enveloppant, nous déborde, et nous présente des formes hétérogènes, au caractère proleptique, se prolongeant les unes dans les autres – comme c’est le cas de Sainte-Sophie. Outre le vertige suscité par sa hauteur et son espace interne, un autre type de vertige tend ainsi à apparaître. Comme l’écrit Maldiney, l’expérience de celui qui entre dans Sainte-Sophie est celle que Photius décrit dans son « Éloge de la Moni55 » : « Le sanctuaire semble faire tourner en rond le spectateur, la multitude des vues le force à tourner sans cesse et son imagination attribue ce tournoiement à l’édifice »56. Les formes, par leur variété et leur inachèvement, s’appellent les unes les autres et se dérobent constamment à nous, tout en exerçant sur nous une forte induction motrice57. Elles nous saisissent alors sur place, arrêt soudain qui nous les fait percevoir en mouvement (via un transfert, en elles, de notre propre motricité). Ce phénomène se produit également au pied de la façade de l’église baroque Saint-Charles-aux-Quatre Fontaines, qui nous déborde et nous saisit sur place58, devenant alors une forme ondulante59. Cette surprise et ce vertige sont, précise Maldiney, encore plus puissants à l’intérieur, « tant la pure phénoménalité, tout à la fois, se dérobe et se renouvelle » (le regard y est donc à la fois le plus sollicité, et le plus difficile à fixer). Maldiney prend appui, dans son article « Topos – Logos – Aisthèsis »60, sur ce que Wölfflin appelle l’espace pictural, pour en souligner le caractère éminemment vertigineux, qu’avait entrevu ce dernier à travers le changement incessant de points de vues appelé par le baroque.
3. Le caractère essentiel et existentiel du vertige dans l’expérience architecturale
18L’universalisation qu’opère Maldiney des propos de Worringer et de Wölfflin vise à dégager le caractère essentiel du vertige dans l’expérience architecturale : ce dernier, loin de se réduire à une étape initiale et plutôt désagréable d’adaptation à l’espace que nous découvrons, constitue un moment crucial et fondamental, qui peut nous apprendre à lâcher prise, à accueillir ce qui s’offre à nous dans son imprévisibilité, son unicité et son altérité foncières. La première réaction que nous avons en pénétrant dans une architecture inconnue est d’ordre défensif : nous tentons de saisir ce qui est pourtant insaisissable, de garder prise sur l’espace et les formes qui se présentent à nous, et sur notre corps lui-même, que nous crispons pour nous maintenir debout61. Nous essayons de nous donner des vues de face (d’où le tournoiement sur nous-mêmes) et de les synthétiser dans une image d’ensemble, à laquelle nous accrocher. Ce qui est impossible, car la profondeur ne peut pas être thématisée, appréhendée sous le mode de la Vorhandenheit. La profondeur n’est pas la troisième dimension suivant laquelle l’espace se mesure, mais « la dimension suivant laquelle l’espace s’ouvre »62. Toute attitude objectivante, non seulement est vouée à l’échec, mais aggrave le sentiment de vertige et agrandit le risque de chute.Comme Erwin Straus l’avait déjà montré, plus nous cherchons à conquérir l’espace de la sensation, à le maîtriser, à l’objectiver, plus nous nous perdons en lui. Si « [l]a nuit est douce et suave pour celui qui est pris par elle », elle est « terrible, angoissante, spectrale, pour celui qui lui résiste, veut la voir et la comprendre. Les fantômes sont des messagers du paysage dans l’espace géographique » (qui est l’espace de la perception)63. Comme le souligne à son tour Maldiney, là où le non-thématique – l’ouverture pathique pré-objective – fait défaut, le climat de l’art est celui d’une inquiétante étrangeté64.
19Cette aggravation du vertige a deux issues possibles : soit la chute, « cet auto-mouvement forcé » venant alors remplacer et supprimer « la perception de l’auto-mouvement abyssal du tout » qui causait le vertige65 ; soit sa surmontée via un « libre abandon à l’espace »66, un lâcher prise où nous abandonnons toute tentative d’objectivation, pour nous laisser porter67 par la climatique et le mouvement d’ensemble de l’espace, autrement dit par son rythme, grâce auquel la béance initiale se transforme en patence68. Ce que requiert de nous l’espace architectural, c’est « un état de distraction attentive, perpétuellement alertée », « (…) une ouverture aux données du champ marginal à partir desquelles la vision renaît sans cesse »69.
20Il s’agit d’entrer en résonance, par notre mode d’appréhension visuelle mais aussi par les esquisses motrices de notre corps, avec les tensions spatiales de l’édifice qui rythment son espace. Le rythme a pour caractéristique de nous sortir de l’être perdu et du vertige, sans nous extraire de l’espace du paysage, de l’espace primordial70. Ceci parce qu’il donne forme de l’intérieur à l’auto-mouvement informe de l’espace du vertige71. Si nous sommes pris de vertige c’est parce que, en vertu de notre focalisation objectivante sur les détails, nous faisons l’expérience d’une « discontinuité sans lien », d’une juxtaposition de formes hétérogènes, d’un déploiement de deux mouvements ascendants et descendants qui semblent contradictoires parce que nous les séparons l’un de l’autre, alors qu’ils n’existent et n’entrent en tension que l’un par l’autre. Une ouverture à la totalité de l’espace et à la climatique que dégage son rythme nous rend au contraire sensibles à son unité et à son dynamisme interne72. À Sainte-Sophie, le caractère vertigineux du vide d’en bas disparaît quand nous saisissons son intégration sous le vide surplombant de la coupole centrale, à partir de laquelle l’ascendance et la descendance, loin de s’opposer, passent l’une en l’autre, s’articulent l’une à l’autre depuis l’intérieur d’elles-mêmes73. Elles communiquent l’une avec l’autre, ce qui est rendu sensible par les rayons lumineux descendant des fenêtres et se reflétant en retour sur le sol, ainsi que par le double effet produit par les pendentifs, qui, tout en soutenant la coupole, semblent en même temps suspendus à elle.
21Isidore de Milet et Anthémius de Tralles, Sainte-Sophie de Constantinople, vue intérieure, Istanbul, VIe siècle Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/Ayasofya#/media/File:Ayasofya-Innenansicht.jpg
22Par ce change mutuel des deux mouvements contraires, le rythme confère une plénitude au vide, et transforme la contamination du proche et du lointain que nous éprouvions dans le vertige, en une « inapprochable proximité »74, en un phénomène qui se donne à nous dans l’acte même de son retrait75. Cette inapprochable proximité se manifeste dans l’espace par une impression de suspens, et par une transformation de notre crispation initiale en ce que Maldiney appelle une « immobilité tendue »76, grâce à laquelle nous sommes ouverts à la totalité de l’espace. L’abandon à l’espace qui est ici requis est du même type que celui du danseur qui s’élance dans l’espace : dans les deux cas en effet, l’espace auquel nous sommes confrontés n’est plus l’espace pratique de notre marche orientée vers un but, mais un espace de présence esthétique qui requiert notre « vivre participatif » (Miterleben), selon les termes de Straus77, et qui est donc vécu, non plus comme une menace, mais comme un enrichissement de notre force vitale (et même existentielle, dirait Maldiney). Ceci parce que nous devenons alors membres d’un mouvement rythmique d’ensemble qui confère une plénitude à l’espace, où l’avant et l’après, le derrière nous et le devant nous, n’obéissent plus au régime de l’irréversibilité propre à l’espace pratique et historique, de sorte que l’arrière, ce que l’on ne voit pas ou plus, « le passé » (notamment pour le mélancolique), et le devant, ce que l’on ne voit pas encore, « le futur », cessent ici d’être inquiétants – sans pour autant être niés : le rythme permet bien plutôt d’assumer leur caractère angoissant.
23En intégrant de cette façon le vertige78, le rythme opère une articulation spécifique de la confiance et de l’angoisse, qui sont ce que Maldiney nomme les deux a priori émotionnels ou pathiques à la racine de notre être au monde79, les deux climatiques majeures à l’aune desquelles nous appréhendons le monde, qu’il rapproche80 des deux « sentiments esthétiques élémentaires » (ästhetischen Elementargefühle)81 mis au jour par Worringer : à savoir la tendance à l’Einfühlung et la tendance à l’abstraction. Ces dernières recèlent en effet une portée existentielle très marquée, étant des besoins psychiques fondamentaux induisant chacun un rapport au monde spécifique – de sorte que Worringer comprend l’histoire de l’art comme une « histoire du sentiment du monde » (Geschichte des Weltgefühls)82. Le recours par Maldiney à la notion d’a priori provient très certainement de sa lecture de Worringer, dans la mesure où ce dernier considère lui-même les deux sentiments esthétiques élémentaires comme des catégories esthétiques générales comparables aux formes a priori de l’intuition de Kant83.
24Maldiney articule en fait ici la pensée de Worringer à celle du psychiatre Ludwig Binswanger (1881-1966). Car seule une articulation rythmique de la confiance et de l’angoisse permet aux yeux de Maldiney une habitation plénière de l’espace, et une existence véritable – thèse que défendait Binswanger en soulignant la nécessité, pour l’existant, d’articuler en une « proportion anthropologique » les deux « directions significatives » fondamentales que sont l’horizontalité et la verticalité. Celles-ci sont en effet des schèmes spatiaux qui expriment les deux modalités principales, indissolublement motrices, spatiales et affectives sous lesquelles le sujet humain déploie son existence84. Tandis que la première, la dimension de la largeur et de l’étroitesse, est la direction de sens dans laquelle s’accomplit ordinairement l’autoréalisation du sujet dans la vie pratique (il s’agit d’une direction significative « épique », par laquelle l’homme traverse et « prend possession » du monde), la dimension de la hauteur et de la profondeur est celle dans laquelle s’accomplit l’autoréalisation du sujet dans l’art et dans toute sphère spirituelle (il s’agit d’une direction « critique », qui correspond à « (…) l’approfondissement « problématique » du soi dans la mise en ordre de la vie humaine, du désir de hauteur au-dessus de nous, et de la crainte de la profondeur en-dessous de nous. Altitudo est toujours en même temps hauteur, disposition à l’ascension, et profondeur, caractère d’abîme »85. C’est au niveau de cette seconde dimension – la plus proprement existentielle – que l’expérience du vertige peut se produire selon Binswanger86). Le propre d’une existence saine se caractérise par sa capacité à articuler ces deux aspects de l’existence, et à articuler, au sein de chacun d’entre eux, la polarité qui les constitue (largeur/étroitesse, ascension/chute) – ce dont témoignent les rêves, qui font généralement alterner dans leur trame narrative une climatique festive et une climatique plus sombre87. Les pathologies de la mélancolie et de la manie l’attestent également a contrario, chacune reposant sur l’émancipation exclusive de l’une des deux climatiques (l’angoisse pour la première et l’assurance pour la seconde).
25C’est sur fond de ce contexte indissolublement psychiatrique et esthétique (car engageant le rapport à l’espace des malades et de tout existant), que Maldiney forge sa conception du rythme comme reposant sur une assomption et non sur une négation du vertige. Le rythme, en effet, nous confère « non pas une assise sur le sol, mais une présence à l’espace »88. Il est, comme le dit encore Maldiney, un « accomplissement de la présence sur-prise »89. La caractéristique paradoxale de l’œuvre d’art est de « se manifeste[r] dans et par son dérobement »90, et ceci vaut au plus haut point pour l’architecture dans la mesure où cette dernière est source d’une expérience vertigineuse et « appelle [au sens propre] le vide pour et par son ouverture »91. Un passage à vide par le vertige est nécessaire : il s’agit de nous rendre absents à nous-mêmes, pour mieux nous faire entrer en présence, éveiller notre surprise, celle que cause l’œuvre architecturale, et celle de notre propre existence.
26Le vertige chez Maldiney n’est pas au service d’une esthétique du spectaculaire ou du pathétique, mais du pathique en ce que ce dernier désigne notre capacité à nous ouvrir à l’imprévisible et à nous laisser sur-prendre. L’esthétique du vertige qui se déploie chez Maldiney est une esthétique de la surprise et de ce qu’il appelle, à la suite d’Albert Frank-Duquesne, l’espace de la gloire92. Comme l’écrit Maldiney, « [u]ne architecture n’est pas faite pour se donner en spectacle, de même qu’une chorégraphie n’est pas faite pour montrer des danseurs. Elle est faite pour susciter un mouvement, et un mouvement signifiant »93. Un mouvement qui se déploie non selon nos habitudes, qui nous enferment, mais « suivant quelque chose qui contient la promesse de l’imprévu »94 – ce à quoi elle parvient par l’originalité de sa structure, et non par sa grandiloquence, qui tend à nous écraser95. Le vertige ne doit pas porter atteinte à l’habitabilité du lieu, mais avoir une fonction quasi heuristique d’éveil à ce que Maldiney appelle la transpassibilité, à l’ouverture à l’altérité. L’architecture doit constituer une rencontre, comporter un imprévisible96. C’est le cas selon Maldiney des architectures irrécapitulables dans une image, dont on ne peut faire le tour, ce qu’avait également montré Wölfflin avec le renouvellement incessant des vues dans les architectures baroques. Siegfried Giedion97 reprendra cette thématique au sujet des architectures modernes, comme celles de Le Corbusier, qui cultive dans la Villa Savoye la succession des vues imprévisibles. Pour le vertige d’en haut, l’on peut citer, en guise d’exemple, les architectures habitées conçues par Mallet Stevens, dont certaines pièces, très hautes sous plafond, pourraient au premier abord sembler vertigineuses, sentiment qui s’estompe cependant vite en raison du rythme chaleureux de l’espace. À la Villa Cavrois par exemple, les pièces sont en effet scandées de formes linéaires et géométriques dont l’orientation horizontale contrebalance la verticalité des murs, et dont la matérialité rend sensibles les volumes tout en atténuant la vacuité de l’espace : ainsi en est-il des caches en acier chromé des radiateurs du vestibule d’entrée, du jeu d’alternance constitué par les marches en marbre blanc et les contre-marches en marbre noir, des meubles et boiseries en poirier noir verni encastrés dans les murs de la salle à manger, qui sont eux-mêmes recouverts à mi-hauteur d’un revêtement en marbre vert de Sienne. Le recours à un éclairage indirect, non homogène, diffusé par la peinture mate des plafonds, contribue à creuser la profondeur tout en lui conférant un caractère enveloppant, protecteur. Dans les pièces encore plus vastes, ce sont les volumes animant les murs (tel celui de la cheminée, dans le hall), ainsi que les mezzanines qui rendent la hauteur sous plafond moins angoissante. Ces dernières y parviennent dans la mesure où elles dénivellent le plafond et introduisent une scansion dans l’espace vide – comme dans le grand salon de l’Hôtel Mallet Stevens98, ou dans l’Atelier Barillet99.
27Robert Mallet-Stevens, Villa Cavrois, vestibule, porte d’entrée, Croix, 1932, photographie Albin Salaün.
28Source : Richard Klein (dir.), Une demeure 1934. Architecte : Rob Mallet-Stevens, Jean-Michel Place éditions, 2005 (noté par la suite Une demeure 1934).
29R. Mallet-Stevens, Villa Cavrois, escalier, Croix, 1932, photographie Albin Salaün.
30Source : R. Klein (dir.), Une demeure 1934.
31R. Mallet-Stevens, Villa Cavrois, salle à manger, Croix, 1932, photographie Albin Salaün.
32Source : R. Klein (dir.), Une demeure 1934.
33R. Mallet Stevens, Villa Cavrois, hall, Croix, 1932, photographies Albin Salaün.
34Source : R. Klein (dir.), Une demeure 1934.
35Le vertige, tel que le suscitent en nous de telles architectures, nous apprend, en nous surprenant, à habiter100, mais aussi plus généralement à exister. Le vertige joue en effet un rôle essentiel dans l’expérience architecturale, mais également un rôle existentiel101, en ce qu’il est « le sommet de la crise d’existence – qui est mise en demeure de s’abîmer ou de procéder du Rien », de chuter ou de rebondir102. Les modalités phénoménales de son déploiement, notamment le mouvement d’expulsion, font de l’expérience du vertige l’expérience la plus proche de celle du schizophrène confronté au néant103, comme le souligne Maldiney104. L’homme, seul être à se tenir debout, sur la terre et sous le ciel, se définit par sa caducité, par son existence au péril de l’espace. La polarité du bas et du haut est un axe d’existence, – celui de la transformation, de la crise105 – « celui de nos ascendances et de nos chutes, de notre enracinement et de notre détachement, donc du maintien, entre grave et léger, de notre être debout dans le monde »106, maintien ou équilibre lui-même rythmique. Cette lutte pour se maintenir debout est continuelle, chaque nouvel événement creusant une faille dans notre existence, qui exige de nous une transformation pour être surmontée. Cette transformation requiert à son tour que nous nous tenions dans une attitude de « passivité ouverte », « ouverte au rien », c’est-à-dire à tout ce qui peut nous arriver, d’unique et d’irrépétable. L’ouverture de la faille crée un moment de suspens, de vertige : « Souvent quand éclate l’ancien monde, il y a un moment d’incertitude où l’être-là est suspendu à l’événement dans la béance. Mais l’être-là se transformant, la béance disparaît à travers elle-même dans la patence de l’ouvert, comme ailleurs et de même, le vertige dans le rythme. L’être-là s’expose à lui-même sous un autre horizon. Cet horizon n’est pas le côté tourné vers nous des choses. Il est l’horizon du hors d’attente, d’où tout arrive, et tel qu’à l’exister nous nous arrivons nous-mêmes »107. La phase de vertige – même si elle est destinée à être dépassée par le rythme – est un moment essentiel et déterminant. Nous devons en passer par le vertige pour ensuite pouvoir habiter pleinement. Car nous n’apprenons réellement que ce qui est pathei mathos : appris par l'épreuve, effectivement vécu et surmonté. Comme la danse, l'habitation est une chute rattrapée.
Notes
1 C’est-à-dire comme expérience d’un Néant répulsif se dénonçant dans le glissement de l’étant, qui s’effondre.
2 Cf. Riegl (A.), Die spätromische Kunstindustrie nach den Funden in Österreich-Ungarn. Im Zusammenhange mit der Gesammtentwicklung der bildenden Künste bei den Mittelmeervölkern, Berlin, Druck und Verlag der Kaiserlich-Königlichen Hof- und Staatsdruckerei, 1901, p. 17 (noté par la suite Spätromische Kunstindustrie) ; traduction française : Alois Riegl, L’industrie d’art romaine tardive, traduction française par Marielène Weber revue par Augustine Terence, Paris, Éditions Macula, 2014, p. 77.
3 Worringer (W.), Abstraktion und Einfühlung. Ein Beitrag zur Stilpsychologie (1911), München, Piper & Co., elfte unveränderte Auflage, 1921 (noté par la suite Abstraktion und Einfühlung) ; traduction française : Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung. Contribution à la psychologie du style, traduction française par Emmanuel Martineau, Paris, Klincksieck, 2003 ; et Heinrich Wölfflin, Kunstgeschichtliche Grundbegriffe. Das Problem der Stilentwicklung in der neueren Kunst (1915), München, Bruckmann, zweite Auflage,1917 (noté par la suite Kunstgeschichtliche Grundbegriffe) ; traduction française : Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. Le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, traduction française par Claire et Marcel Raymond, Saint Pierre de Salerne, Gérard Monfort, 1992.
4 Qui transparaissent notamment dans la manière dont ces auteurs articulent la polarité haptique/optique aux couples vision proche/vision lointaine, et mobilité/immobilité : si Riegl comprend la vision optique comme une vision distante effectuée depuis un point de vue fixe, Wölfflin voit dans le style pictural optique un style enveloppant et s’appréhendant via un déplacement corporel et visuel (même si dans les deux cas c’est un rythme non pas linéaire et objectal, mais coloriste et atmosphérique qui est appréhendé).
5 Riegl tend ainsi à corréler le couple haptique/optique au couple objectif/subjectif : le style tactile s’attache selon Riegl à retranscrire les formes de la façon la plus objective possible, en ne recourant qu’aux dimensions de la largeur et de la hauteur, et non de la profondeur, qui altère la forme des objets. Ceci explique la configuration particulière des corps représentés sur les bas-reliefs égyptiens, dont les différentes parties apparaissent simultanément sous des angles de vue différents : il s’agit par là d’en donner la vue la plus complète possible, en transformant les relations de profondeur en relations de surface, comme le rappelle également Worringer (in Abstraktion und Einfühlung, p. 54 (traduction française : p. 72-73)). Cela explique également la planéité des façades de temples égyptiens, la délimitation accentuée de leurs bords et la raréfaction des fenêtres, dont la fonction est de ne pas laisser pressentir la présence de l’espace qui se dissimule derrière elles, ainsi que l’insertion, dans les salles hypostyles, d’une forêt de colonnes ayant pour but de remplir l’espace et de substituer à l’impression d’espace celle de formes tactiles individuelles (cf. A. Riegl, Spätromische Kunstindustrie, p. 22-23 (traduction française, p.83-84)).
6 Cf. Riegl (A.), Spätromische Kunstindustrie, p. 18-19 (traduction française, p. 79), W. Worringer, Abstraktion und Einfühlung, p. 28-29 (traduction française, p. 57), etHeinrich Wölfflin, Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, p. 24 (traduction française, p. 19-20). Johann Gottfried Herder (1744-1803) développe déjà cette idée dans sa Plastique (Plastik. Einige Wahrnhemungen über Form und Gestalt aus Pygmalions bildendem Traume, Riga, Johann Friedrich Hartknoch, 1778, p. 10-11 ; traduction française : La Plastique. Quelques perceptions relatives à la forme et à la figure tirées du rêve plastique de Pygmalion, traduction française de Pierre Pénisson, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 15-16).
7 Cf. Riegl (A.), Spätromische Kunstindustrie, p. 17 (traduction française, p. 77).
8 Le Kunstwollen plastique (bildenden) désigne la volonté d’un peuple de faire de l’art dans un style particulier, en fonction de la manière dont il se rapporte au monde visible. Il régit en effet la relation que l’homme entretient avec l’apparition sensible des choses, « la manière dont l’homme, à chaque époque, veut voir les choses mises en forme, ou colorées », dans le plan ou dans l’espace (Riegl (A.), Spätromische Kunstindustrie, p. 215 (traduction française, p. 365)). Le Kunstwollen d’une civilisation peut ainsi être appréhendé à même le mode de manifestation sensible et artistique des œuvres produites par cette dernière, c’est-à-dire à même la façon spécifique dont ces dernières articulent les caractères artistiques (selon les termes de Riegl) que sont la forme, la couleur, le plan, l’espace.
9 Riegl (A.), Spätromische Kunstindustrie, p. 17 (traduction française modifiée, p. 77).
10 Worringer (W.), Abstraktion und Einfühlung, p. 48 (traduction française, p. 69).
11 Worringer (W.), Abstraktion und Einfühlung, p. 20 (traduction française, p. 52).Comme le souligne fort justement Mildred Galland-Szymkowiak dans son article du Dictionnaire des historiens d’art allemands consacré à Worringer, cette angoisse spirituelle devant l’espace caractéristique de la tendance à l’abstraction peut-elle-même être historicisée, corrélée à l’époque même de Worringer, à l’émergence de la modernité et à la façon dont cette dernière perçoit le réel (cf. Galland Szymkowiak (M.), « Wilhelm Worringer », in Dictionnaire des historiens d’art allemands, sous la direction de Espagne (M.) et Savoy (B.), Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 380 et 427 (noté par la suite « Wilhelm Worringer »)) ; Mildred Galland-Szymkowiak renvoie notamment aux analyses de Öhlschläger (C.), Abstraktionsdrang. Wilhelm Worringer und der Geist der Moderne, Wilhelm Fink Verlag, München, 2005, et Müller-Tamm (J.), Abstraktion als Einfühlung. Zur Denkfigur der Projektion in Psychophysiologie, Kulturtheorie, Ästhetik und Literatur der frühen, Freiburg/Brsg, Rombach, 2005).
12 Worringer (W.), Abstraktion und Einfühlung, p. 21 (traduction française, p. 53).
13 Ibid.
14 von Hildebrand (A.), Das Problem der Form in der bildende Kunst, Strassburg, Heitz & Mündel, 1893 (noté par la suite Das Problem der Form) ; traduction française : Le problème de la forme dans les arts plastiques, traduction française par Éliane Beaufils, Paris, L’Harmattan, 2002.
15 A. von Hildebrand, Das Problem der Form, p. 78-79 (traduction française modifiée, p. 84-85) - cité in : Worringer (W.), Abstraction et Einfühlung, p. 29-30 (traduction française, p. 58).
16 Cf.von Hildebrand (A.), Das Problem der Form, p. 79 (traduction française légèrement modifiée, p. 85). Autrement dit, lorsqu’elle donne d’un objet ou d’une scène une image claire et unifiée (que Hildebrand nomme « image à distance », Fernbild) en exprimant sa tridimensionnalité uniquement à l’aide de « caractéristiques de surface », c’est-à-dire bidimensionnelles, juxtaposées (Nebeneinander) (et non successives – Nacheinander) et ainsi perceptibles en même temps. Ces caractéristiques ne contiennent que des indications (Anweisungen) pour se représenter la profondeur : l’artiste recourra par exemple à des raccourcis, à des jeux d’ombre et de lumière, des contrastes de couleurs (von Hildebrand (A.), Das Problem der Form, p. 46-47, 61-62 (traduction française, p. 62-63, 72-73)). Il s’agit pour lui de produire une impression d’ensemble, ce qui nécessite de prendre en compte non seulement la forme effective de l’objet (que Hildebrand appelle « forme d’existence », « Daseinsform », dont nous avons acquis une représentation à l’issue d’une exploration tactile et visuelle de ce dernier), mais aussi l’ensemble des facteurs de l’environnement qui agissent sur l’apparence de cet objet (ou « forme d’effet », « Wirkunsgform »). Car il ne s’agit pas seulement de « transformer des représentations de la profondeur en impressions planes pour pouvoir les saisir en un seul acte de vision (…) mais il y va bien plutôt de ce que l’image plane d’ensemble soit en mesure de délivrer une bonne impression d’ensemble de la représentation de la forme » (von Hildebrand (A.), Das Problem der Form, p. 21-22 (traduction française, p. 44)), bonne c’est-à-dire qui tire en quelque sorte une équation entre la forme d’existence de l’objet et sa manifestation visuelle.
17 Il le fait dans la lignée de Riegl (qui cherchait à réhabiliter l’art de l’époque romaine tardive, considéré comme décadent), tout en ayant pour but explicite, comme le précise à fort juste titre Mildred Galland-Szymkowiak dans son article du Dictionnaire des historiens d’art allemands portant sur Worringer, de critiquer l’européanocentrisme de notre conception de l’art, qui tend à privilégier le style empathique (antique et renaissant), avec lequel elle a le plus d’affinités (cf. Galland Szymkowiak (M.), « Wilhelm Worringer », p. 373).
18 Wölfflin (H.), « Adolf Hildebrands Problem der Form » (1931), in Kleine Schriften (1886-1933), Basel, Benno Schwabe & Co. Verlag, 1946, p. 106 (noté par la suite « Adolf Hildebrands Problem der Form »).
19 Wölfflin (H.), « Adolf Hildebrands Problem der Form », p. 105.
20 D’où l’idée que l’ouvrage de Hildebrand recèle un certain nombre de vérités éternelles et que le baroque assouplit les règles classiques plus qu’il ne les annihile (ibid., p. 106).
21 Cf. Wölfflin (H.), Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, p. 72 (traduction française, p. 57).
22 Wölfflin (H.), Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, p. 128-129 (traduction française, p. 98).
23 Wölfflin (H.), Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, p. 240 (traduction français., p. 186).
24 Straus (E.), « Die Formen des Räumlichen. Ihre Bedeutung für die Motorik und die Wahrnehmung », Psychologie der menschlichen Welt. Gesammelte Schriften, Berlin/Heidelberg, Springer Verlag, 1960, p. 157 (noté par la suite « Die Formen des Räumlichen ») ; traduction française : « Les formes du spatial. Leur signification pour la motricité et la perception » (1930), traduction française par Michèle Gennart, inFigures de la subjectivité. Approches phénoménologiques et psychiatriques, sous la direction de Courtine (J.-F.)Paris, Éditions du CNRS, 1992, p. 28.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Cf.Straus (E.), Vom Sinn der Sinne. Ein Beitrag zur Grundlegung der Psychologie (1935), zweite, vermehrte Verlag (deuxième édition augmentée), Berlin/Göttingen/Heidelberg, Springer Verlag, 1956, p. 336 (noté par la suite Vom Sinn der Sinne) ; traduction française : Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie (1935), traduction française par Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 379.
28 En ce sens que le paysage « m’enveloppe sous un horizon déterminé par mon ici ; et [que] je ne suis ici qu’au large de l’espace sous l’horizon duquel je suis présent à tout et partout hors de moi » (Maldiney (H.), Regard Parole Espace, Paris, Les Éditions du Cerf, 2012, p. 204 (noté par la suite Regard Parole Espace)) – autrement dit, tout l’espace qui m’entoure s’ouvre à partir de mon ici, mais je ne suis ici qu’en tant qu’ouvert à tout l’espace qui m’investit, qu’en tant que tendu vers un là-bas.
29 Cf.von Weizsäcker (V.), Anonyma, Bern, Francke, 1946, p. 10-12. Erwin Straus oppose quant à lui le pathique au gnosique, comme le sentir au percevoir : dans la mesure où la perception identifie des objets afin d’avoir une prise sur eux, elle est en effet déjà une activité gnosique, instaurant une certaine distance par rapport à son environnement. Le moment gnosique fait ressortir le « quoi de ce qui est donné objectalement » ; le moment pathique, « le comment de l’être-donné » (Straus (E.), « Die Formen des Räumlichen », p. 151 (traduction française, p. 24)).
30 Cf. von Weizsäcker (V.), Le Cycle de la structure (1940), traduction française par Michel Foucault et Daniel Rocher, Paris, Desclée de Brouwer, 1958, p. 45 (noté par la suite Le Cycle de la structure). Weizsäcker nomme « cercle de la structure » cette intrication de l’organisme et de son milieu, que Maldiney nommera « cercle de la présence » (Maldiney (H.), Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003, p. 88 (noté par la suite Art et existence)) pour désigner plus précisément la relation de l’homme et du monde telle qu’elle se donne dans le sentir, que Straus présentait quant à lui comme reposant sur une communication ou « compréhension symbiotique » (Straus (E.), Vom Sinn der Sinne, p. 200 (traduction française, p. 234)), ou « être-avec » le monde (Vom Sinn der Sinne, p. 208 (traduction française, p. 245)) : il s’agissait par là de souligner que dans l’expérience sensible, nous nous ouvrons toujours en même temps au monde et à nous-mêmes, au sens où nous nous accordons à une tonalité et nous situons donc sur un plan antérieur à la scission du sujet et de l’objet. Mais cet accord, cette expérience vécue « sympathique » (« sympathetisches Erleben », terme utilisé par Straus in : Vom Sinn der Sinn, p. 207 (traduction française, p. 242 – Georges Thinès et Jean-Pierre Legrand traduisent par « empathie ») ne désigne aucunement un état d’osmose et une harmonie universelle pérennes et sans faille : « Le sympathique [Das Sympathetisches] est le concept le plus large qui englobe à la fois les actes de séparer et de réunir, ceux de fuir ou de suivre, l’effroi ou l’attrait qui inclut aussi bien le sympathique [das Sympathische] que l’antipathique » (ibid. – trad. légèrement modifiée ; cf aussi Vom Sinn der Sinne, p. 241 (traduction française., p. 278) : le sujet sentant est « un être qui fait l’expérience du monde dans l’union et dans la séparation (…) »). L’accord au monde n’est pas donné une fois pour toutes. Il est foncièrement instable, doit être entretenu, conquis en permanence, comme l’a montré Weizsäcker. L’état de confiance est en ce sens toujours creusé en son sein d’une angoisse potentielle.
31 Cf. von Weizsäcker (V.), Le Cycle de la structure, p. 41-42, et Maldiney (H.), « Existence : crise et création », in Existence, crise et création, sous la direction de Maldiney (H.), du Bouchet (A.), Kuhn (R.) , Schotte (J.), Fougères, Encre marine, 2001, p. 75, 83 (noté par la suite « Existence : crise et création »).
32 von Weizsäcker (V.), Le Cycle de la Structure, p. 44.
33 Cf. von Weizsäcker (V.), Le Cycle de la structure, p. 44-45.
34 Cf. Straus (E.), « Die Formen des Räumlichen », p. 150, 156-157 (traduction française, p. 23, 27-28).
35 Straus (E.), « Die Formen des Räumlichen », p. 156 (traduction française, p. 27).
36 Cf. Straus (E.), Vom Sinn der Sinne, p. 332 (traduction française, p. 375).
37 Cf. Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 208.
38 Nous y reviendrons dans la troisième partie de cet article. Il faut en ce sens distinguer l’espace du paysage « pré-artistique », tel qu’il se donne dans le sentir originaire, et l’espace du paysage « post-artistique », tel qu’articulé par le rythme d’une œuvre (espace que Straus qualifie de « présentiel » (präsentisch) dans « Die Formen des Räumlichen », p. 172 (traduction française, p. 41)).
39 Maldiney (H.), « L’espace et le sacré », in Demeures du sacré. Pour une architecture initiatique, sous la direction de Marc de Smedt, Paris Question de/Albin Michel, n°70, 1987, p. 41 (noté par la suite « L’espace et le sacré »).
40 « Le vertige est une situation-limite, situation pré-cosmique dans laquelle nous sommes en proie à l’espace, lui-même « abymé » dans une dérobade universelle autour de nous et en nous » (Maldiney (H.), « Notes sur le vertige » in Maldiney (H.) : penser plus avant…, Actes du colloque de Lyon (13 et 14 novembre 2010) réunis par Jean-Pierre Charcosset et précédés de trois textes d’Henri Maldiney : Sur le Vertige – Notes sur le rythme. Rencontre et ouverture du réel, sous la direction de Jean-Pierre Charcosset, Chatou, Les Éditions de la transparence et Les Éditions du Cerf, 2012, p. 14 (noté par la suite « Notes sur le vertige »).
41 « Le vertige est une inversion et une contamination du proche et du lointain. Pour l’homme pris de vertige dans une paroi, l’amont, côté protecteur et proche, se redresse jusqu’à devenir surplombant et vibre d’un mouvement d’expulsion sans fin, tandis que l’aval là-bas se creuse encore davantage dans un lointain de plus en plus profond et qui commence sous ses pieds. Le ciel bascule avec la terre dans un tournoiement sans prise. Ni l’homme n’est le centre, ni l’espace le lieu. Il n’y a plus de là. Le vertige est l’automouvement du chaos » (Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 205).
42 Ibid.
43 Maldiney (H.), « Existence : crise et création », p. 91 (citation entière : « Pour celui qui l’éprouve, debout sur une pente, le mouvement apparent de l’espace qui se creuse en aval sous ses pieds depuis l’horizon et qui en même temps le surplombe en amont, qui donc, en même temps l’attire et l’expulse, s’étend à tout l’Umwelt tandis que, exposé de toutes parts à ces deux mouvements conjugués d’attraction et de répulsion, il est livré à la contradiction d’une union absorbante et d’une expulsion répulsive. Il est placé en abîme au point zéro dans la dérobade de l’Umwelt. Il n’a plus de ici » (p. 90-91)).
44 Maldiney (H.), Art et existence, p. 186.
45 Ibid.
46 Ce vertige, qui se produit ici à l’intérieur, peut également apparaître à l’extérieur de l’édifice, comme lorsque nous nous trouvons aux pieds du Palais des Doges, qui semble lui aussi tenir sur du vide.
47 Cf. Maldiney (H.), Penser l’homme et la folie. À la lumière de l’analyse existentielle et de l’analyse du destin, Grenoble,Jérôme Millon, 1991, p. 79 (noté par la suite Penser l’homme et la folie).
48 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik (1911), München, Piper & Co. Verlag, zweite Auflage, 1912 (noté par la suite Formprobleme der Gotik), (dont on trouve une traduction sous le titre L’Art gothique, traduction française par Daniel Decourdemanche, Paris, Gallimard, 1967).
49 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 31 (traduction française, p. 70).
50 « Un mouvement d’une puissance surhumaine nous entraine dans le vertige (Rausch) d’une volonté et d’un désir sans fin ; nous perdons le sentiment de notre sujétion terrestre, nous nous laissons aller à un mouvement infini qui éteint en nous toute conscience du fini » (Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 71 (traduction française, p. 158).
51 Worringer (W.), Abstraktion und Einfühlung, p. 149 (traduction française, p. 133).
52 « Notre sentiment vital organique recule d’effroi devant cette masse d’expression dénuée de sens qu’il considère comme un débordement. Mais s’il cède à la contrainte et s’il laisse ses forces pénétrer ces lignes naturellement inertes, il se sent entraîné d’une façon inouïe, saisi d’une ivresse du mouvement qui laisse loin derrière elle toutes les possibilités du mouvement organique. Il y a dans cette géométrie devenue vivante, (…) un pathétique du mouvement qui oblige nos sensations à un tour de force qui ne leur est pas naturel » (Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 31-32 (traduction française, p. 70)).
53 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 103 (traduction française, p. 206).
54 Worringer (W.), Formprobleme der Gotik, p. 61 (traduction française, p. 144).
55 Le monastère Néa Moni, de style byzantin, se situe sur l’île grecque de Chios.
56 Maldiney (H.), Art et existence, p. 184 ; « L’espace et le sacré », p. 40. Comme Photius le note encore dans son Sermon pour la consécration d’une église de la Vierge bâtie dans le Palais sous Michel III, « Il semble que tout le reste est aussi en extase et que l’enceinte sacrée se trouve en plein mouvement. Car par les circonvolutions particulières et multiples comme par les mouvements ininterrompus que fait subir à celui qui contemple la variété de ce qu’il contemple et qui surgit de toutes parts, par tout cela, de ce qu’il contemple, se lève l’événement présent » (Maldiney (H.), Regard Parole Espace, note 2, p. 314-315).
57 Voir la situation que décrit Procope dans sa Description de Sainte-Sophie : « Le regard du spectateur n’a pas licence de rester fixé sur l’une des parties de l’église, mais aussitôt qu’il s’établit en elle, il est attiré par la voisine » (cité in Maldiney (H.), Art et existence, p. 189).
58 « Or, se mouvoir, il ne le peut pas, débordé qu’il est et bloqué entre attente et surprise » (Maldiney (H.), « Topos – Logos – Aisthèsis », in Le Sens du lieu, sous la direction de Michel Mangematin, Philippe Nys et Chris Younès, Bruxelles, Éditions Ousia, 1996, p. 31 (noté par la suite « Topos – Logos – Aisthèsis »).
59 « C’est une loi de la perception-mouvement, qu’un automouvement peut être remplacé par une perception de mouvement. La façade de l’édifice devient une forme ondulante » (ibid.).
60 Maldiney (H.), « Topos – Logos – Aisthèsis », p. 29-31.
61 Le vertige « se produit dans la surrection du corps éprouvant sa prise (…) » (Maldiney (H.), « Notes sur le vertige », p. 15).
62 Maldiney (H.), « Topos – Logos – Aisthèsis », op. cit., p. 30. La profondeur naît de la résolution des contrastes entre clair et obscur, des contrastes de structures, de droites à courbes, de courbes à contre-courbes, de convexe à concave, conformément au style pictural décrit par Wölfflin.
63 Straus (E.), Vom Sinn der Sinne, p. 341 (traduction française., p. 383).
64 Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 104.
65 Maldiney (H.), « Existence : crise et création », p. 91.
66 Maldiney (H.), « Notes sur le vertige », p. 15.
67 Pour cet « être porté » que Maldiney considère comme une caractéristique fondamentale du rythme, et qu’Oskar Becker, à qui Maldiney doit ici beaucoup, considère comme la catégorie (para-)existentiale propre à l’être-là esthétique (par distinction avec l’être-jeté, Geworfenheit, propre à l’être-là historique heideggérien), voir l’essai de Becker intitulé Existenz und Para-existenz : Grundlinien einer philosophischen Anthropologie (Existence et Para-existence : fondements d’une anthropologie philosophique) (1956), in Kultur – Mensch – Technik. Studien zur Philosophie Oskar Beckers, sous la direction de Carl Friedrich Gethmann, Jochen Sattler, Paderborn, Wilhelm Fink, 2014, p. 266-299, auquel Maldiney fait lui-même référence dans Maldiney (H.), « Entretiens avec Henri Maldiney », premier entretien, in Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, sous la direction de Younès (C.),Paris, Les Éditions du Cerf, 2007, p. 188 ; voir aussi l’essai de Becker « La fragilité du beau et la nature aventurière de l’artiste » (1929), Philosophie, n°9, traduction française par Jacques Colette, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 43-69.
68 « Le rythme est le seul mouvement possible de l’espace lui-même et de l’espace plein », c’est-à-dire plénier (Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 205).
69 Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 311.
70 Cf. Maldiney (H.), « L’espace et le sacré », p. 28.
71 Cf. Maldiney (H.), « Existence : crise et création », p. 90-91. Pour ce statut du rythme comme ordonnant, de façon vivante et non abstraite, l’informe, voir également August Schmarsow (notamment sa conférence de 1893 sur l’essence de la création architecturale, ses articles sur la valeur des dimensions dans la formation spatiale humaine, et sur le rythme qui s’y manifeste : Schmarsow (A.), Das Wesen der architektonischen Schöpfung, Leipzig, Hiersemann, 1894 ; traduction française : « L’essence de la création architecturale », traduction française par Daniel Weiczorek, in L’espace du jeu architectural. Mélanges offerts à Jean Castex, sous la direction de Châtelet (A.-M.), Paris, Éditions Recherches, 2007, p. 127-143 ; Schmarsow (A.), « Der Werth der Dimensionen im menschlichen Raumgebilde », Berichte über die Verhandlungen der königlich Sächsichen Gesellschaft der Wissenschaften zu Leipzig, Philologische-historische Klass 48, Leipzig, Hirzel, 1896, p. 44-61 ; Schmarsow (A.), « Rhythmus in menschlichen Raumgebilden », Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 14 (1920), p. 171-187), sur lequel nous ne pouvons malheureusement pas nous appesantir dans le cadre de cet article. Une traduction française des textes de Schmarsow sur l’architecture configuratrice d’espace est en préparation (sous la direction de Mildred Galland-Szymkowiak, avec la collaboration d’Émilie Oléron-Evans et Raphaëlle Cazal).
72 C’est en somme ce que Wölfflin cherchait à souligner en insistant sur le caractère unitaire de l’espace pictural.
73 Cf. Maldiney (H.), « Notes sur le rythme », in Henri Maldiney : penser plus avant…, Actes du colloque de Lyon (13 et 14 novembre 2010) réunis par Jean-Pierre Charcosset et précédés de trois textes d’Henri Maldiney : Sur le Vertige – Notes sur le rythme. Rencontre et ouverture du réel, sous la direction de Charcosset (J.-P.), Chatou, Les Éditions de la transparence et Les Éditions du Cerf, 2012, p. 18.
74 Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 199.
75 Inapprochable proximité qui ne se comprend pleinement selon nous que resituée dans le débat, initié par Hildebrand et repris par tous les tenants de la science de l’art, relatif au statut du proche et du lointain dans notre appréhension des œuvres d’art – et non dans la seule lignée de la tension proche-lointain caractéristique du Dasein heideggérien. Cette inapprochable proximité est au demeurant pour Maldiney ce par quoi l’esthétique artistique se distingue de (et porte à son acmè) l’esthétique sensible, où l’expérience que nous faisons du monde s’inscrit dans une tension proche-lointain (telle que décrite par Heidegger et réinvestie par Straus quand il explique que la distance – comprise comme désignant la polarité du proche et du lointain – constitue la forme spatio-temporelle du sentir (cf. Straus (E.), Vom Sinn der Sinne, p. 403-409 (traduction française., p. 449-456)).
76 Voir par exemple Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 238.
77 Straus (E.), « Die Formen des Räumlichen », p. 171 (traduction française, p. 41).
78 Cf.Maldiney (H.), Ouvrir le rien. L’art nu, Paris, Encre marine, 2000, p. 41.
79 Que l’on peut mettre en parallèle avec la polarité attrait/effroi que Straus considère comme jouant un rôle central dans le sentir – même si cette polarité vaut pour tout être vivant, alors que l’assurance et l’angoisse sont des sentiments proprement humains, dotés d’une portée existentielle.
80 Cf.Maldiney (H.), Art et existence, p. 84-85.
81 Cf.Worringer (W.), Abstraktion und Einfühlung, p. 154 (traduction française, p. 135).
82 Présente également chez Riegl dans la mesure où le Kunstwollen est indissociable d’une certaine Weltanschauung, vision ou conception du monde (cf.Riegl (A.), Spätromische Kunstindustrie, p. 215 (traduction française, p. 365) : « Il existe manifestement un rapport intrinsèque entre ce vouloir qui, au moyen de l’art plastique, vise à donner aux choses l’aspect le plus plaisant possible pour l’homme, et cet autre vouloir qui consiste à les interpréter le plus possible selon son désir (…) »), et chez Wölfflin, qui montre que le linéaire et le pictural correspondent à deux attitudes ou intérêts fondamentalement différents vis-à-vis du monde (Wölfflin (H.), Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, p. 31 (traduction française, p. 26-27)) et expriment deux sens de l’être radicalement différents (Wölfflin (H.), Kunstgeschichtliche Grundbegriffe, p. 246 (traduction française, p. 191)).
83 Cf.Worringer (W.), Abstrakion und Einfühlung, p. 40 (traduction française, p. 65).
84 Cf. Binswanger (L.), « Les directions anthropologiques significatives d’horizontalité et de verticalité », Henrik Ibsen et le problème de l’autoréalisation dans l’art, traduction française par Michel Dupuis, Bruxelles, De Boeck Université, 1996, p. 57-67 (noté par la suite « Les directions anthropologiques significatives d’horizontalité et de verticalité »).
85 Binswanger (L.), « Les directions anthropologiques significatives d’horizontalité et de verticalité », p. 58.
86 Cf. Binswanger (L.), « Les directions anthropologiques significatives d’horizontalité et de verticalité », p. 62 : le vertige est l’autre face de la puissance de l’ascension, « l’expression de sa « fragilité » et de sa situation continuellement menacée ».
87 Cf. Binswanger (L.), « Le rêve et l’existence » (1930), Introduction à l’analyse existentielle (1947), traduction française. par Jacqueline Verdeaux et Roland Kuhn, Paris, Les Éditions de Minuit, 1971, p. 203, 208.
88 Maldiney (H.), « L’espace et le sacré », p. 48.
89 Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 230.
90 Maldiney (H.), « La rencontre et le lieu », in Henri Maldiney. Philosophie, art et existence, sous la direction de Younès (C.),Paris, Les Éditions du Cerf, 2007, p. 175 (noté par la suite « La rencontre et le lieu »).
91 Ibid.
92 Par distinction avec l’espace du cosmos, espace traversé d’un ordre et d’une harmonie sereine, espace de l’habitude. L’espace de la gloire est cette « (…) exclamation de réalité (…) antérieure à l’ordre du monde » (Maldiney (H.), « Topos – Logos – Aisthèsis », p. 27). L’étonnement dans lequel il nous plonge « (…) romp[t]l’intimité avec le monde qu’on avait jusqu’ici, la familiarité. Toute œuvre d’art est faite pour cela. Elle est faite pour désétablir le monde et la foi dans le monde de toutes ces habitudes acquises (…) » (Maldiney (H.), «Topos – Logos – Aisthèsis », p. 33).
93 Maldiney (H.), « Rencontre avec Henri Maldiney : l’eau, la terre, l’air, le feu », in Philosophie, ville et architecture, La renaissance des quatre éléments, sous la direction de Younès (C.) et (T.) , Paris, La Découverte, 2002, p. 22 (noté par la suite « Rencontre avec Henri Maldiney : l’eau, la terre, l’air, le feu »).
94 Maldiney (H.), « Rencontre avec Henri Maldiney : l’eau, la terre, l’air, le feu », p. 23.
95 L’on peut citer, à titre d’exemples d’architectures spectaculaires, le centre commercial Emporia conçu par Gert Wingårdh (Malmö, Suède, 2012) – qui incorpore à la forme architecturale elle-même la sensation d’attraction et de répulsion ressentie dans le vertige : mais peut-on dépasser ici le sentiment de vertige ? –, ou encore l’extension du Denver Art Museum, le Frederic C. Hamilton Building, de Daniel Libeskind, (Colorado, 2000-2006).
96 Maldiney (H.), « La rencontre et le lieu », p. 180.
97 Cf. Giedion (S.), Espace, temps, architecture (1965 pour le texte allemand ; 1968 pour la première traduction française), traduction française par Irmeline Lebeer et François-Marie Rosset, Paris, Éditions Denoël, 2004, p. 326-338.
98 Cf. Lyonnet (J.-P.) (sous la direction de), Robert Mallet-Stevens Architecte, Paris, Éditions 15, square de Vergennes, 2005, p. 71 et 78 (noté par la suite Robert Mallet-Stevens Architecte).
99 Cf. Lyonnet (J.-P.) (sous la direction de), Robert Mallet-Stevens Architecte, p. 208-209.
100 Ainsi Maldiney fait-il figurer le vertige dans sa liste des différentes directions significatives de l’habiter (cf. Maldiney (H.), Regard Parole Espace, p. 119).
101 Caractère qui, comme nous l’avons vu, transparaît déjà chez Riegl et Wölfflin, et surtout Worringer.
102 Maldiney (H.), « Existence : crise et création », p. 109.
103 Worringer faisait lui-même un rapprochement entre l’angoisse spirituelle de l’espace propre aux Égyptiens de l’Antiquité et l’expérience de l’agoraphobie (Worringer (W.), Abstraction und Einfühlung, p. 20 (traduction française, p. 52)).
104 « Une telle expulsion constitue en effet l’essentiel du vertige. Celui qui est saisi par le vertige n’a plus de ici à partir duquel il puisse y être, parce que l’ensemble de l’étant qui l’investit et le traverse se trouve en même temps l’expulser et le désétablir de toute assise, en se creusant sous lui et autour de lui dans un mouvement tourbillonnaire qui est une dérobade du fond. C’est d’un tel vertige (Schwindel) que le schizophrène est la proie ; et il tente de s’y faire une issue – déchirante – par ses fulgurations » – c’est-à-dire son délire, qui bâtit un « anti-monde » (Maldiney (H.), Penser l’homme et la folie, p. 79).
105 Cf. Maldiney (H.), « Rencontre avec Henri Maldiney », in L’architecture au corps, sous la direction de Younès (C.), Nys (P.), Mangematin (M.), Bruxelles, Éditions Ousia, 1997, p. 14, et Binswanger (L.), « Les directions anthropologiques significatives d’horizontalité et de verticalité », p. 60.
106 Maldiney (H.), « La fondation Maeght à Saint-Paul de Vence », Avènement de l’œuvre, Saint Maximin, Théétète Éditions, 1997, p. 48.
107 Maldiney (M.), Penser l’homme et la folie, p. 425.
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Université Paris I – Panthéon Sorbonne