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Le présent de la promesse a-t-il un avenir ?
Continuité et discontinuité de la promesse chez Arendt
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Le propre d’une promesse mutuelle trouve-t-il à se déployer d’abord au présent dans le moment de son effectuation ou doit-il plutôt être cherché dans le rapport qu’elle entretient à l’avenir et dans la durée qu’elle institue ? La présente contribution se propose de reprendre la façon dont Hannah Arendt répond à ces questions en mobilisant plus particulièrement deux textes au cœur desquels elles trouvent à se déployer – The Human condition (1958) et On revolution (1963). Dans le premier ouvrage, bien que présentée d’abord comme la faculté capable de sécuriser en partie l’avenir – et dès lors d’instaurer une forme de continuité –, la promesse apparaît, à bien y regarder, essentiellement jointe au moment et au présent de l’action, permettant de lier les hommes entre eux et d’assurer leur cohésion. Ce sont des caractéristiques identiques que paraît à nouveau présenter la promesse dans On revolution – en dépit de l’opposition entre contrat mutuel et consentement que cet ouvrage élabore. La promesse ne peut-elle alors assurer une durabilité – et dès lors une continuité – au pouvoir et à l’action ou – pour le dire dans le contexte de cet ouvrage – au moment révolutionnaire ? C’est en fait plus spécifiquement à l’autorité que Arendt fait jouer ce rôle d’une possible « perpétuation » de l’instant révolutionnaire. Mais que promet alors la promesse ? Rien d’autre qu’elle-même, arrachant dès lors définitivement sa spécificité à une possible continuité, mais l’inscrivant par contre au cœur d’une tradition nécessairement cachée, discontinue – permettant à la promesse d’être remobilisée dans d’autres promesses, suscitant par là l’espérance d’elle-même.
Abstract
Is the characteristic of a mutual promise first deployed in the present at the moment of its realization, or should it rather be sought in the relation it maintains with the future and in the duration that it inaugurates? The following contribution proposes to examine the manner in which Hannah Arendt responds to these questions with particular reference to two texts in which they are deployed – The Human Condition (1958) and On Revolution (1963). In the first work, although initially presented as the faculty capable of securing in part the future – and therefore of establishing a form of continuity – the promise appears, upon closer inspection, essentially connected with the moment and with the present of the action, permitting a connection among men and ensuring their cohesion. These are identical characteristics that the promise appears to again exhibit in On Revolution – despite the opposition between mutual contract and consent that is elaborated in this work. Is it then not possible for the promise to ensure a durability – and therefore a continuity – for the power and the action, or to express it in the context of this work, for the revolutionary moment? More specifically, Arendt in fact makes authority play this role of a possible "perpetuation" of the revolutionary moment. But what then does the promise promise? Nothing else than itself, definitively extracting its specific nature from a possible continuity, but situating it on the contrary at the heart of a tradition that is necessarily hidden, discontinuous – permitting the promise to be mobilized once again in other promises, arousing in this way the hope of itself.
1« Tout le travail politique est et a toujours été accompli à l’intérieur d’un cadre élaboré de liens et d’obligations pour l’avenir – tels que les lois et les constitutions, les traités et les alliances – qui dérivent tous en dernière instance de la faculté de promettre et de tenir ses promesses face aux incertitudes essentielles de l’avenir »1.
2Le propre d’une promesse mutuelle trouve-t-il à se déployer d’abord au présent dans le moment de son effectuation ou doit-il plutôt être cherché dans le rapport qu’elle entretient à l’avenir et dans la durée qu’elle institue ? La présente contribution se propose de reprendre la façon dont Hannah Arendt répond à ces questions en mobilisant plus particulièrement deux textes au cœur desquels elles trouvent à se déployer – Condition de l’homme moderne (1958) et l’Essai sur la révolution (1963). Comme le rappelle la citation que nous plaçons en exergue, la promesse joue pour elle un rôle essentiel. La conception qu’elle en propose – en particulier dans son ouvrage de 1963 où le concept est mobilisé de façon stratégiquement importante – apparaît néanmoins bien singulière. C’est à ressaisir cette singularité et certaines des tensions qui lui sont inhérentes que ces pages souhaiteraient s’attacher. Avant d’en venir plus spécifiquement et plus longuement à son texte consacré à la révolution, nous repartirons d’abord des quelques pages connues qu’elle consacre à cette thématique de la promesse – ainsi qu’à celle du pardon – dans les dernières pages du chapitre consacré à l’action dans Condition de l’homme moderne2. C’est en effet dans le cadre d’une analyse de la fragilité des affaires humaines que sa conception de la promesse y est développée. Une telle fragilité tient essentiellement à l’incertitude attachée à l’action et à la pluralité. Les hommes ont toujours su, écrit Arendt, « que celui qui agit ne sait jamais bien ce qu’il fait, qu’il sera "coupable" de conséquences qu’il n’a pas voulues ni même prévues, que si inattendues, si désastreuses que soient ces conséquences il ne peut pas revenir sur son acte, que le processus qu’il déclenche ne se consume jamais sans équivoque en un seul acte ou un seul événement, et que le sens n’en sera jamais dévoilé à l’acteur, mais seulement à l’historien qui regarde en arrière et n’agit pas »3. L’action établit constamment de nouveaux rapports dans un réseau de relations. Il est dès lors impossible d’abord de maîtriser les conséquences de l’action – celle-ci possède bien un caractère irréversible – mais il est également tout aussi impossible d’envisager un cours prévisible ou attendu de l’action – elle possède dès lors aussi un caractère d’imprévisibilité. Contre ces deux caractéristiques – irréversibilité et imprévisibilité –, le remède réside, montre Arendt, dans le pardon et la promesse4. Le premier délie mutuellement les hommes de ce qu’ils ont faits. Le pardon renvoie donc à la faculté de défaire, là où la promesse, par contre, possède la faculté de nous lier les uns aux autres, elle permet « de contrôler au moins en partie les processus que nous avons déclenchés »5 : « La rédemption possible de la situation d’irréversibilité – dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait – c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses »6.
3Une telle faculté, ajoute Arendt, « sert à disposer, dans cet océan d’incertitude qu’est l’avenir par définition, des ilots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux »7. La promesse est bien la faculté capable d’instaurer de la continuité, voire même une forme de durée. Ces deux facultés, enfin, dépendent directement de la pluralité – de la présence et de l’action d’autrui : « nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi »8. Comme nous le verrons plus loin, la promesse pour Arendt possède d’emblée une dimension intersubjective, mais qui implique également une dimension de réciprocité. La promesse est moins celle que je ferais à quelqu’un (une promesse qui nous lie, certes, mais qui m’engage, moi, vis-à-vis de lui9), que celle qui nous engage d’emblée mutuellement les uns les autres. Arendt pense d’ailleurs la promesse sur le modèle de l’alliance, du pacte ou du contrat – sans toujours chercher à la distinguer foncièrement de ces derniers termes10.
4Au demeurant, et il s’agit là d’une caractéristique essentielle, pardon et promesse ne sont pas présentés comme des facultés supérieures et extérieures à l’action mais bien comme des potentialités11de celle-ci. Pardon et promesse sont en ce sens « comme des mécanismes régulateurs »12 qui appartiennent en propre à la faculté d’agir13. Ils partagent dès lors tous deux avec l’action son caractère inattendu et d’irruption. On ne peut jamais prévoir le pardon, indique Arendt, au contraire de la vengeance : « C’est la seule réaction qui agisse de manière inattendue et conserve ainsi, tout en étant une réaction, quelque chose du caractère original de l’action »14. La promesse, quant à elle, surgit de façon tout aussi inattendue tant elle paraît liée au surgissement même de l’action. Elle apparaît même comme la force qui assure la cohésion des hommes lorsqu’ils se rassemblent et agissent de concert : « le pouvoir (power)[…] est engendré lorsque les hommes se rassemblent et "agissent de concert", et [il] disparait lorsqu’ils se séparent. La force (the force)qui assure leur cohésion, distincte de l’espace des apparences où il s’assemblent et du pouvoir (power)qui conserve cet espace public, c’est précisément la force de la promesse mutuelle, du contrat »15. Néanmoins, si la promesse apparaît très clairement comme la force qui permet de lierles hommes lorsque du pouvoir est engendré, lorsqu’ils se rassemblent et agissent de concert, on peut se demander en quoi plus précisément elle sécurise l’avenir ?
5L’imprévisibilité qui est dissipée partiellement par l’acte de promettre vient d’abord de la faiblesse des hommes « qui ne peuvent jamais garantir aujourd’hui qui ils seront demain »16, mais aussi de « l’impossibilité de prédire les conséquences d’un acte dans une communauté d’égaux où tous on la même faculté d’agir »17. En ce sens, l’imprévisibilité apparaît comme le prix à payer pour la pluralité, « pour la joie, écrit Arendt, d’habiter ensemble un monde dont la réalité est garantie à chacun par la présence de tous »18. La fonction de la promesse « correspond à l’existence d’une liberté donnée dans la condition de non-souveraineté »19. On peut dès lors voir s’esquisser dans ces pages de Condition de l’homme moderne non pas sans doute telle quelle l’opposition entre la Révolution française et la Révolution américaine élaborée dans L’essai sur la révolution, mais à tout le moins l’opposition que ce même essai trace entre consentement et promesses mutuelles – et sur laquelle nous reviendrons plus loin. Arendt indique en effet, qu’au contraire des systèmes politiques qui reposent sur la domination et la souveraineté – et dès lors le consentement –, ce qui fait tout à la fois le danger mais aussi l’avantage des systèmes qui s’appuient sur les contrats et les traités – et dès lors, les promesses mutuelles –, c’est « de laisser telles quelles l’imprévisibilité des affaires humaines et la faiblesse des hommes pour en faire simplement l’espace, le milieu dans lequel on ménagera certains ilots de prévisibilité […]. Dès que les promesses perdent ce caractère d’îlots de certitude dans un océan d’incertitude, autrement dit lorsqu’on abuse de cette faculté pour recouvrir tout le champ de l’avenir […], elles cessent de lier et d’obliger, et l’entreprise se retourne contre elle-même »20. Recouvrir l’ensemble du champ de l’avenir, ce serait supprimer l’action et donc l’incertitude. Ce serait tenter – illusoirement – de préserver les affaires humaines de la fragilité « en les traitant comme si elles étaient ou pouvaient devenir les produits planifiésd’une technique »21.
6Il convient dès lors de bien comprendre Arendt lorsqu’elle écrit que ce qui fait tout à la fois le danger mais aussi l’avantage des systèmes qui s’appuient sur les promesses mutuelles « c’est de laisser telles quelles l’imprévisibilité des affaires humaines et la faiblesse des hommes pour en faire simplement l’espace, le milieu dans lequel on ménagera certains ilots de prévisibilité »22. La promesse comme fondement de ces systèmes politiques qui s’appuient sur elle, laisse donc, paradoxalement, intacte l’imprévisibilité, ou pour mieux dire, elle ne l’affecte que peu en y ménageant uniquement des ilots de prévisibilité. Tout se passe comme si la promesse avait le rôle tout à la fois de dissiper une part de l’imprévisibilité, tout en la protégeant ou la garantissant pour une autre part23.
7Néanmoins – et au niveau de Condition de l’homme moderne – on n’en sait pas beaucoup plus. Paradoxalement, la promesse – dont la spécificité semble pourtant l’orienter d’emblée vers le futur ou l’avenir, puisque l’acte de promettre, en son instance propre, s’accompagne toujours aussi d’un contenu promis qui ouvre la dimension d’une durée ou d’une continuité – apparait d’abord et essentiellement liée à l’instant ou au moment de l’action (elle désigne « la forcequi assure [la] cohésion » des hommes entre eux), sans que l’on ne voie très précisément ce qui pourrait en assurer la possible durabilité.
8Or, à ces questions, il semble précisément que L’essai sur la révolution puisse apporter des réponses. Tout d’abord, le lien intrinsèque entre action, pouvoir et promesse s’y trouve confirmé et largement développé – essentiellement dans le chapitre 4 (« Fondation I : Constitutio libertatis ») qui confirme cette conception d’une promesse comme force assurant la cohésion. On peut ainsi y lire, directement en écho à Condition de l’homme moderne : « Lorsque des hommes réussissent à préserver l’intégrité du pouvoir qui a émergé entre eux à l’occasion d’une action […], ils se trouvent déjà dans le processus de fondation, de constitution d’un édifice stable […]. Il y a là une part de la capacité de l’homme à construire un monde dans la faculté humaine de faire des promesses et de les respecter. De même que les promesses et les accords ont traits à l’avenir et fournissent une certaine stabilité dans l’océan de l’incertitude future où l’imprévisible peut surgir de tous côtés, de même les capacités de l’homme à constituer, fonder et construire un monde nous concernent toujours moins nous-mêmes et notre temps sur terre que nos "successeurs", et "nos" descendants »24. La promesse (ou encore le fait de s’associer, le fait de conclure des pactes), apparaît dès lors comme un moyen permettant au pouvoir de « continuer à exister »25 précise Arendt, qui va jusqu’à affirmer qu’une telle faculté de faire et tenir des promesses « pourrait bien être la plus haute faculté humaine » dans le domaine politique26.
9Une telle faculté se serait rarement déployée dans toute sa pureté. Néanmoins, on peut la repérer à l’œuvre de façon exemplaire – de façon idéal-typique, pourrait-on dire – dans l’Amérique colonial et prérévolutionnaire et c’est sur une telle expérience que la Révolution américaine s’est elle-même appuyée. L’action a conduit à la formation du pouvoir et l’existence du pouvoir a été maintenue grâce aux moyens nouveaux qui avaient été découverts : la promesse et le pacte. Les hommes de la révolution américaine se sont appuyé sur une conception du pouvoir qui allait de soi pour eux car « il s’incarnait dans toutes les institutions d’autogouvernement du pays »27. Ces « corps politiques civils » antérieurs à la Révolution, uniquement cimentés par la force des promesses mutuelles, n’étaient donc pas conçus comme des gouvernements à proprement parler – « ils n’impliquaient pas une autorité, ni la division du peuple en gouvernants et gouvernés »28 –, tout comme ils ne revendiquaient pas la souveraineté29. L’arrière-plan de la Révolution américaine était donc constitué par ces expériences et il était dépourvu de toute articulation théorique30 : « Ce n’est rien d’autre que l’idée simple et évidente de la structure élémentaire d’une entreprise commune en tant que telle […] qui amena ces hommes à se laisser obnubiler par la notion de pacte, ce qui les incita, à maintes reprises, à "se faire des promesses et à se lier" les uns aux autres. Ce ne fut aucune théorie, théologique, politique ou philosophique […] »31. Ce sont de telles expériences qui guidèrent les hommes de la Révolution et leur apprirent32 comment établir et fonder des institutions.
10De telles expériences, ajoute Arendt, furent sans équivalent, raison pour laquelle, précisément, les colons, tout comme les hommes de la révolution à leur suite, ne disposaient pas du langage et de la conceptualité à la hauteur de celles-ci33. C’est dès lors le plus souvent dans les termes d’une conceptualité héritée – celle du contractualisme (et du consentement) – qu’ils en rendirent compte. A cet égard, Arendt insiste sur l’importance de distinguer deux types de contrats. Une différence, d’ailleurs, que la théorie, au 17ème siècle, ne faisait qu’« avec plus ou moins de clarté »34, dans son approche des différentes conceptions du contrat social. D’un côté, il convient de distinguer le contrat mutuel par lequel des hommes se lient les uns aux autres pour former une communauté. Un contrat mutuel qui « se fonde sur la réciprocité et présuppose l’égalité » et dont le « contenu réel est une promesse »35. Son résultat est bien alors « une "société" ou "association" au sens latin de societas, qui signifie alliance »36. Il débouche dès lors sur une nouvelle structure de pouvoir. D’un autre côté, nous avons un contrat37 qui est conclu entre un peuple et son dirigeant et qui est censé déboucher sur la constitution d’un gouvernement légitime : chaque membre renonce à sa force et à son pouvoir afin de constituer un gouvernement. Dans une telle perspective, plutôt que de gagner un pouvoir, chacun abdique son « pouvoir » isolé. Plutôt que de se lier par des promesses, chacun exprime son consentement à être dirigé par le gouvernement38. Le gouvernement résultant d’un consentement acquiert le monopole du pouvoir, là où un corps politique créé par des promesses mutuelles devient la source même du pouvoir de chacun et de tous. Dans le contrat mutuel, le pouvoir est constitué au moyen d’une promesse et il contient en germe, avance Arendt, aussi bien le principe républicain – selon lequel le pouvoir réside dans le peuple – que le principe fédéral. Le contrat social proprement dit, qui requiert d’abdiquer son pouvoir et de consentir à la domination, contient en germe quant à lui le principe de l’absolutisme, le principe d’un monopole absolu du pouvoir.
11Une telle opposition entre promesse mutuelle et consentement recouvre au moins en partie une autre opposition que trace Arendt entre peuple et foule39. Elle montre en effet que du côté de la Révolution française – et donc du consentement selon elle –, la rupture entre le roi et le parlement produisit une destruction de la structure politique du pays et notamment des liens qui unissaient les habitants – liens qui reposaient sur les divers privilèges accordés à chaque ordre40. Le peuple – et il s’agit plus spécifiquement d’une « foule » en ce cas pour Arendt41 – fut alors réduit au statut de force naturelle, prépolitique, dont la violence était précisément libérée par la Révolution. Les hommes de la révolution française – « qui ne savaient pas faire la distinction entre violence et pouvoir »42 – « ouvrirent les portes du domaine politique à cette force naturelle, prépolitique, de la multitude et furent balayés par elle »43. Par contre, du côté américain, le conflit des colonies avec le roi et le Parlement d’Angleterre priva certes le pays de ses gouverneurs, mais pas de ses assemblées législatives, de ses « corps politiques civiles », et le peuple, « tout en renonçant à sa fidélité à un roi, ne s’estima nullement délié de tous les pactes et accords qui lui étaient propres, ni de ses promesses mutuelles »44. En outre, et sur cette base, ce que les hommes de la Révolution américaine entendaient par pouvoir était à l’opposé d’une violence naturelle ou prépolitique. A leurs yeux, « le pouvoir voyait le jour quand des gens s’unissaient et s’engageaient mutuellement à travers des promesses, des pactes, des serments »45 – sans pour autant réduire le monde a une seule perspective. En ce cas, c’est donc bien le lien, résultant des promesses et des pactes, qui permit au peuple de ne pas se délier, de rester précisément un peuple qui ne se délita pas en foule (multitudes)– qui aurait laissé libre cours à sa violence débridée46. Hystérie des foules, comme l’indique Condition de l’homme moderne, où chacun multiplie et prolonge la perspective de son voisin, où chacun reste prisonnier de la subjectivité de sa propre expérience singulière, qui ne cesse précisément pas d’être singulière quand on la multiplie indéfiniment : « Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective »47. Les promesses mutuelles, dès lors, ne signifient nullement la fin de perspectives différentes, mais le lien dans et travers des opinions diverses.
12Néanmoins, l’ensemble des éléments qui viennent d’être évoqués et rappelés rapidement à partir de L’essai sur la révolution n’apportent pas encore véritablement de réponse à la question que nous posions plus haut à partir de Condition de l’homme moderne. Si la promesse apparaît bien comme la force qui permet de lier les hommes entre eux et d’assurer leur cohésion – comme vient de le confirmer notre lecture du chapitre 4 de L’essai –, il apparaît moins clairement en quoi elle permet d’assurer une durabilité au pouvoir et à l’action – ou encore, pour le dire dans le contexte de L’essai,au moment révolutionnaire. En quoi permet-elle au pouvoir de perdurer ? A cet égard, le 5ème chapitre de L’essai propose une forme de rebondissement – à tout le moins si on le lit à partir de cette question de la promesse.
13En effet, Arendt y précise, et la précision est évidemment d’importance pour notre problématique, que si le pouvoir du peuple lié par des promesses mutuelles a suffit a mener à bien la révolution, « il ne suffisait nullement à établir une "union perpétuelle", c’est-à-dire à fonder une autorité nouvelle »48. En d’autres termes, tout se passe maintenant comme si les promesses mutuelles, mais aussi les pactes, permettaient certes de constituer le pouvoir nécessaire pour mener à bien une action – et dans le contexte de L’essai, l’action révolutionnaire – mais une action sans temporalité spécifique, sans durée, une action de l’ordre de la rupture (de l’instant, du moment) et dont au contraire se pose à son propos la question de la possible durabilité ou perpétuation : « Ni les pactes ni les promesses sur lesquels reposent les pactes ne suffisent à garantir la perpétuité, c’est-à-dire à donner aux affaires humaines ce degré de stabilité sans lequel les hommes seraient incapables de bâtir un monde pour leur postérité, un monde dont le destin et le dessin était de durer par-delà leur existence de mortels »49.
14Rebondissement, donc. Les promesses et les pactes apparaissent certes nécessaires, mais nullement suffisants. Les promesses mutuelles permettent au pouvoir de se constituer, d’émerger mais sans lui permettre néanmoins de persévérer, d’échafauder une durée ou une continuité. Voilà qui vient sans doute préciser une citation que nous donnions plus haut. Dans la faculté humaine de faire des promesses et de les respecter, écrivait en effet Arendt, « il y a là une part de la capacité de l’homme à construire un monde »50. Il y a là une part, mais une part seulement. La faculté de se faire des promesses ne réalise qu’une part seulement du « travail ».
15Mais qu’est-ce qui permet alors d’assurer la durabilité ? C’est ici qu’est mobilisée la question de l’autorité. L’autorité étant ce qui donne une stabilité aux promesses mutuelles, qui par elles-mêmes en sont dépourvues. Cette question de l’autorité, montre Arendt, c’est le plus souvent présentée sous les traits de la nécessité d’un absolu, d’une « loi suprême » qui puisse transcender et fonder, consacrer les lois établies et positives51. Et les hommes de la Révolution française comme ceux de la Révolution américaine héritèrent d’un tel problème – bien qu’en des sens très différents52. Là en effet, où du côté européen, il y a pour Arendt, la continuité d’une tradition qui a vu, depuis les derniers siècles de l’Empire Romain, ce problème de l’absolu se métamorphoser mais sans jamais disparaître (jusqu’à la souveraineté absolue de la nation, en passant par la monarchie absolue). C’est par contre au « poids » de cette tradition qu’ont échappé les colons du Nouveau Monde lorsqu’ils se sont liés mutuellement par des promesses et des pactes. Ils « inaugurèrent ainsi un nouveau commencement au cœur même de l’Occident »53. Si l’on peut dire néanmoins que les hommes de la Révolution américaine « héritent » de cette question de l’absolu, c’est parce qu’une telle nouveauté – comme nous le notions plus haut – ne s’accompagna pas de « l’élaboration d’une pensée nouvelle adéquate »54. Sur le plan théorique, dès lors, les hommes de la Révolution américaine, restèrent liés au cadre conceptuel de la tradition européenne et ne purent dès lors, sur ce plan, échapper au problème de l’absolu. Ils se révélèrent incapables « de traduire en termes théoriques l’expérience que les colons firent de la force extraordinaire inhérente aux promesses mutuelles »55. Mais c’est bien parce que l’emprise de la tradition occidentale ne s’exerça que sur le cadre théorique – sur « l’esprit des théoriciens » –, et non pas sur l’expérience que cela n’affecta pas son « destin concret ». Ce qui sauva la Révolution américaine, ce ne fut pas un absolu, une transcendance, une « vérité évidente en soi » (« ni le "Dieu de la nature" »), mais l’acte même de sa fondation »56. Plus précisément, c’est dans le rattachement à la Constitution – et donc au commencement –, qu’Arendt voit l’autorité dont était porteur l’acte de fondation. Selon Arendt, le peuple américain à d’emblée entretenu avec sa Constitution un rapport particulier. Et si un tel rapport a pu paraître relever d’un véritable culte, Arendt y voit avant tout une façon pour le peuple américain de se relier ou de se rattacher au commencement57. C’est une telle autorité de l’acte de fondation qui a fait le succès et la réussite, selon elle, de la révolution américaine. La réussite ? Il convient d’entendre par là sa stabilité ou sa « durabilité », sa capacité à « survivre à l’assaut des siècles à venir »58. Et une telle autorité diffère radicalement d’un absolu – que pourtant les hommes de la révolution cherchèrent à présenter comme la source de la validité de leurs lois et de la légitimité du nouveau gouvernement59.
16En lien avec le modèle de l’Antiquité romaine, l’autorité – dans sa différence avec le pouvoir – est interprétée en ce sens comme ce qui inscrit le commencement dans une durée – déployant par là-même temporellement la « simple » promesse. Autorité devient alors synonyme d’augmentation des fondations. Une telle définition de l’autorité cherche à lier la permanence et le changement. Le changement ne peut que signifier, avance Arendt, « l’accroissement ou l’extension du passé »60. Bref, cette notion d’autorité donne à penser que « l’acte de fonder secrète nécessairement sa propre stabilité, sa propre permanence »61. L’autorité apparaît comme une sorte « d’"augmentation" nécessaire, en vertu de laquelle toutes les innovations, tous les changements demeurent reliés à la fondation qu’en même temps ils élargissent et augmentent »62. Il y a donc une « coïncidence entre la fondation et la préservation en vertu de l’augmentation […] l’acte "révolutionnaire" de commencer quelque chose d’entièrement nouveau, le souci de le conserver, de protéger ce nouveau commencement au long des siècles »63 sont liés.
17De tels éléments nous permettent de reprendre maintenant, et pour terminer ce bref parcours, l’interrogation apparue à la lecture de Condition de l’homme moderne. Arendt y écrivait notamment, nous l’avons déjà évoqué, que ce qui fait tout à la fois le danger mais aussi l’avantage des systèmes qui s’appuient sur les promesses mutuelles « c’est de laisser telles quelles l’imprévisibilité des affaires humaines et la faiblesse des hommes en ménageant des ilots de prévisibilité »64. La promesse comme fondement de ces systèmes politiques qui s’appuient sur elle, laisse donc, paradoxalement, intacte l’imprévisibilité, ou pour mieux dire, elle ne l’affecte que peu en y ménageant des ilots de prévisibilité. Tout se passe comme si, avions-nous noté, la promesse avait le rôle tout à la fois de dissiper une part de l’imprévisibilité, tout en la protégeant ou la garantissant pour une autre part. Il semble possible maintenant de reprendre ces formules en les enrichissant du passage par L’essai sur la révolution. Nous pourrions dire alors que tout se passe comme s’il fallait que le moment de la promesse – inhérent au moment de l’action, inhérent au moment ou à l’instant révolutionnaire – qui permet de fonder quelque chose de nouveau, ne puisse par ailleurs empêcher la possibilité de nouveaux commencements, et dès lors de nouvelles promesses. Ou pour le dire encore autrement (s’il est bien entendu que toute action est nécessairement aussi une promesse) : ce que doit promettre la promesse, c’est elle-même65. C’est la possibilité que les hommes agissent encore de nouveau de concert, la possibilité d’autres commencements – qui pourront apparaître comme des augmentations – c’est-à-dire des innovations, des changements qui demeurent néanmoins liés à ce qu’ont été d’autres promesses préalables. C’est sans doute à partir de cette thématique de la promesse que l’on peut alors relire le lien entretenu par les hommes de la révolution avec l’exemplarité de l’Antiquité romaine. Cette exemplarité a néanmoins, et paradoxalement, amené les hommes de la révolution à mettre en œuvre des actions pourtant sans précédents. En fait, précise Arendt, s’ils se tournaient vers ces exemples, c’est précisément « parce qu’ils découvraient en eux une dimension que la tradition n’avait pas transmise – ni la tradition des coutumes et des institutions ni la grande tradition de la pensée occidentale »66 : « Ce n’était pas la tradition qui les rattachait aux débuts de l’histoire de l’Occident, mais au contraire leur propre expérience, qui n’avait besoin ni de modèles ni de précédents »67.
18Dans un texte qu’il consacre à Arendt – « Pouvoir et violence » –, Paul Ricoeur a cette formulation très claire à ce sujet : « N’ont de chances de réussir, c’est-à-dire d’instituer un régime durable, que les révolutions qui parviennent à s’autoriser d’entreprise fondatrice antérieures, toutes les révolutions s’autorisant ainsi mutuellement, s’augmentant chacune de l’ambition fondatrices des autres. C’est en ce sens qu’il y a une tradition de l’autorité. C’est la loi du précédent dans la chaine des éruptions de pouvoir »68. C’est en ce sens, pourrait-on ajouter, et pour conclure, qu’il y a une tradition – et une tradition nécessairement cachée – de la promesse mutuelle. Une tradition qui ne se donne dès lors pas, paradoxalement, dans et à travers la continuité du temps historique. Si la promesse partage la nature des commencements, elle n’est pas alors reliée à un enchainement de cause et d’effets. Elle s’arrache au continuum du temps historique. Elle apparaît appartenir à ce « hiatus légendaire entre fin et commencement, entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore »69. Dépourvu de temporalité, réduite à l’instant du commencement, elle est certes rejetée hors de l’ordre temporel et de sa continuité – c’est ce qui fait dire à Arendt que dater la révolution, c’est réaliser l’impossible70 – mais pouvant toujours être remobilisée dans d’autres promesses, une telle promesse porte néanmoins l’espérance d’elle-même, c’est-à-dire l’espérance de commencement radicalement nouveaux.
Notes
1 H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », in H. Arendt, La crise de la culture, tr. A. Faure et P. Lévy, Paris, Gallimard, Coll. « Folio-Essais », 2009, p. 213 ; H. Arendt, « What is freedom ? », in H. Arendt, Between Past and Future : Eight Exercices in Political Thought, New York, Viking Press, 1961,p. 164.
2 H. Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), tr. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, Coll. « Agora – Pocket », 2005, désormais cité CHM ; H. Arendt, The Human Condition, London, Chicago, The University of Chicago Press, 1998 (1958), p. 244-245, désormais cité THC.
3 CHM, p. 298 ; THC, p. 233.
4 Pardon et promesse ne possèdent néanmoins pas le même statut dans le domaine public. Là où, en effet, le pardon y est toujours passé pour peu réaliste, « le pouvoir de stabilisation propre à la faculté de faire des promesses a été reconnu dans toute notre tradition » (CHM, p.310 ; THC, p. 243). Arendt se réfère notamment au système juridique romain (et à l’inviolabilité des accords et des principes – pacta sunt servanda) : « la variété des théories du contrat depuis les Romains atteste que le pouvoir de promettre est resté de siècle en siècle au centre de la pensée politique » (CHM, p.310 ; THC, p. 244).
5 CHM, p.313 ; THC, p. 246.
6 CHM,p. 302 ; THC, p. 237.
7 CHM, p.302 ; THC, p. 237.
8 CHM, p.303 ; THC, p. 237.
9 Sens de la promesse plus spécifiquement exploité par un Paul Ricoeur, par exemple, dans une perspective plus particulièrement éthique où la continuité se déployant à partir de l’acte de promettre permet de penser une permanence du soi dans le temps différente du « caractère ». En ce sens, une promesse donnée et tenue implique un rapport à l’autre, certes, mais aussi, tout aussi essentiellement, à soi-même : « La parole tenue dit un maintient de soi qui ne se laisse pas inscrire, comme le caractère, dans la dimension du quelque chose en général, mais uniquement dans celle du qui ?. […] La tenue de la promesse […] paraît bien constituer un défi au temps, un déni du changement : quand même mon désir changerait, quand même je changerais d’opinion, d’inclination, "je maintiendrai" » (P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, Coll. « Points-Essais », 1996, p. 148-149).
10 Cf. CHM,p. 310 ; THC, p. 243-244. Que la promesse mutuelle reste donc de l’ordre d’un engagement tacite, de l’ordre de la parole, d’un pacte oral ou qu’elle soit d’emblée transcrite sous une forme contractuelle ne semble pas déterminant dans la perspective arendtienne même si elle marque régulièrement, comme l’indique la citation placée en exergue à ce texte (cf. également et par exemple DR, p. 280), l’antériorité de la promesse sur laquelle reposent les pactes – ceux-ci trouvant dans celle-là leur condition de possibilité. On pourrait également rendre compte de la différence entre la promesse (qui, nous allons le voir, est inhérente à l’action) et le pacte écrit (une constitution, par exemple) en nous référant à la distinction entre l’action (action) et l’œuvre (work). Le propre de l’œuvre étant de laisser des produits durables. Sur une telle hypothèse, cf. Y. Sintomer, « Pouvoir et autorité chez Hannah Arendt », in L'Homme et la société, 1994 (113), p. 130-131 qui montre bien qu’une telle « solution » n’est pas sans poser d’autres difficultés.
11 CHM, p.302 ; THC, p. 236
12 CHM, p.313 ; THC, p. 246.
13 En ce sens, si l’on peut parler du pardon et de la promesse comme de « préceptes moraux », il ne s’agit pourtant pas, précise Arendt, de préceptes transcendants, plus élevés que la faculté d’agir.
14 CHM, p.307 ; THC, p. 241.
15 CHM, p.311. Nous soulignons. Traduction modifiée ; THC, p. 244-245.
16 CHM, p.310 ; THC, p. 244.
17 CHM, p.310 ; THC, p. 244.
18 CHM, p.311 ; THC, p. 244.
19 CHM, p.311 ; THC, p. 244.
20 CHM, p.311. Nous soulignons ; THC, p. 244.
21 CHM, p.295 ; THC, p. 230. Même s’il radicalise cette perspective, en faisant de la promesse un impossible, Derrida s’inscrit lui aussi dans une conception de la promesse dont la caractéristique est d’ouvrir un avenir non saturable (cf. par exemple J. Derrida, « Avances », in S. Margel, Le tombeau du Dieu artisan, Paris, Minuit, 1995, p. 40) empêchant de réduire celle-ci à un calcul, un programme ou une planification. En ce sens, une promesse est toujours et nécessairement excessive. Sans un tel excès elle se réduirait à une description ou une connaissance de l’avenir. On retrouve dès lors à propos de la promesse l’aporie qui structure l’ensemble du travail de Derrida entre une scène du possible et une autre de l’impossible. Une telle aporie est revendiquée par Derrida qui cherche à la rendre productive. S’il y a bien une hétérogénéité radicale entre le possible (la logique du calcul, du prévisible) et celle de l’impossible (de l’imprédictible, de l’irruption incalculable), cela ne signifie pas néanmoins que l’on puisse promettre sans calculer : « Lorsqu’il m’arrive de faire une promesse digne de ce nom, je ne renonce pas au calcul ; je vais essayer de calculer le plus possible, je vais essayer de savoir le plus de choses possibles dans l’ordre de ce qui est prévisible, calculable, programmable. Mais le moment de la promesse, son instance, reste totalement hétérogène à tous ces calculs prévisionnels. Le concept du prévisible et celui de l’irruption incalculable sont deux concepts à la fois hétérogènes et indissociables » (J. Derrida, « Questions à Jacques Derrida », inM. Crépon et M. de Launay (éds.), La philosophie au risque de la promesse, Paris, Bayard, 2004, p. 203). C’est à la fin du bref parcours que nous proposons qu’apparaitra la spécificité de l’ouverture à l’avenir inhérente à la conception arendtienne de la promesse.
22 CHM, p.311 ; THC, p. 244.
23 Cf. à cet égard les analyses de Fr. Charbonneau, « Comment lire Essai sur la révolution d’Hannah Arendt », Dissensus, 2013 (5), pp. 155-156.
24 H. Arendt, De la révolution (1963), tr. M. Berrane, Paris, Gallimard, Coll. « Folio-Essais », 2012, p. 268, désormais cité DR ; H. Arendt, On revolution (1963), New York, Penguin Book,1990, p. 175, désormais cité OR.
25 DR, p. 268 ; OR, p. 175. « Dès lors, se lier et promettre, s’associer et conclure un pacte, tels sont les moyens qui permettent au pouvoir de continuer à exister » (DR, p. 268 ; OR, p. 175).
26 DR, p. 269 ; OR, p. 175.L’ensemble de la citation : « Le pouvoir est le seul attribut humain qui s’applique uniquement à l’espace intermédiaire ancré dans le monde grâce auquel les hommes sont mutuellement liés, s’associent dans l’acte de fondation en vertu de leur faculté de faire et tenir des promesses, ce qui, dans le domaine politique pourrait bien être la plus haute faculté humaine » (DR, p. 269 ; OR, p. 175).
27 DR, p. 255 ; OR, p. 167. A cet égard, Arendt remonte notamment jusqu’au pacte du Mayflower (1620). Celui-ci constitua rapidement un précédent. Des hommes qui avaient certes peur les uns des autres avaient également « une confiance non moins évidente en leur propre pouvoir, que nul pourtant ne leur avait accordé ni confirmé et jusque-là sans l’appoint d’un quelconque instrument de violence, pour s’allier ensemble au sein d’un "corps politique civil" […], uniquement cimenté par la force d’une promesse mutuelle » (DR, p. 256 ; OR, p. 167).
28 DR, p. 257 ; OR, p. 168.
29 DR, p. 257 ; OR, p. 168.
30 Les quelques pages qu’Arendt consacre à la notion de contrat social marque clairement cette subtilité. Plutôt que d’avancer l’idée d’une dette de l’Amérique à l’égard des théories du contrat social, Arendt avance plutôt l’idée que les premiers colons qui mirent en pratique les pactes et les alliances n’avaient aucunes notions théoriques en tête (DR, p. 258 ; OR, p. 169). La seule influence théorique possible et qui contribua à l’établissement de pactes et d’accords au début de l’histoire américaine, ce fut à l’évidence, écrit Arendt, « la foi que les puritains avaient en l’Ancien Testament et leur redécouverte de l’alliance d’Israël » (DR, p. 263 ; OR, p. 172). Néanmoins, une telle « théorie » (une telle « théorie puritaine qui faisait du consentement des croyants l’origine de l’Eglise »), ne peut mener qu’à l’idée d’un contrat par consentement. Elle ne peut pas mener « à cette autre théorie, bien moins répandue, qui voit l’origine d’un "corps politique civil" dans la promesse et l’engagement mutuels de ceux qui le constituent. Car l’alliance biblique telle que la comprenaient les puritains était un pacte entre Dieu et Israël, en vertu duquel Dieu donnait la loi et Israël consentait à la respecter, et si cette alliance impliquait un gouvernement par consentement, elle n’impliquait nullement un corps politique dans lequel gouvernants et gouvernés seraient égaux, c’est-à-dire dans lequel, en réalité, tout le principe de la domination n’aurait plus cours » (DR, p. 263-264 ; OR, p. 172).
31 DR, 265 ; OR, p. 173.
32 Elle leur apprit « non seulement à eux mais au peuple qui les avait délégués et leur avait "ainsi accordé sa confiance" » (DR, p. 270 ; OR, p. 176).
33 De façon plus générale, selon Arendt, « ce manque de clarté et de précision des concepts au regard des réalités et de l’expérience a été la plaie de l’histoire de l’Occident dès après le siècle de Périclès, quand les hommes d’action et les hommes de réflexion se sont séparés et quand la pensée s’est émancipée de la réalité » (DR, p. 271 ; OR, p. 177. Cf. également DR, p. 479 n. 2 ; OR, p. 319 n.1).
34 DR, p. 260 ; OR, p. 170.
35 DR, p. 260 ; OR, p. 170.
36 DR, p. 260 ; OR, p. 170.
37 Sur cette opposition entre promesse et consentement, cf. E. Tassin, Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Seuil, Coll. « La couleur des idées », 2003, p. 103-105.
38 Et Arendt conclut : « En ce qui concerne l’individu en tant que tel, il est évident qu’il obtient autant de pouvoir grâce au système des promesses mutuelles qu’il en perd de par son consentement au monopole du pouvoir du dirigeant » (DR, p. 261 ; OR, p. 170)
39 Oppositions qui font signe elles-mêmes vers une autre, celle, idéalisée par Arendt, entre la Révolution américaine et la Révolution française et dont il demeure délicat de déchiffrer tous les enjeux. S’il est incontestable que Arendt a consciemment « forcé » le trait de la différence entre les deux révolutions, le champ des interprétations quant à ses intentions reste ouvert. Cf. par ex. Fr. Charbonneau (« Comment lire Essai sur la révolution d’Hannah Arendt », art. cit.) qui fait le point sur différentes interprétations, et cherche à montrer la dimension performative intentionnelle inhérente au récit quelque peu idéalisé déployé par Arendt.
40 Cf. DR, p. 277 ; OR, p. 180.
41 Cf. DR, p. 278 ; OR, p. 181. Cf. également DR, p. 344-345 ; OR, p. 225-226 où est mobilisée l’opposition entre unanimité et multitude des opinions.
42 DR, p. 278 ; OR, p. 181.
43 DR, p. 278-279 ; OR, p. 181.
44 DR, p. 278 ; OR, p. 181.
45 DR, p. 279 ; OR, p. 181. C’est la puissance de la « confiance » qui provenait de telles promesses mutuelles qui, les hommes de la Révolution américaine le savaient, leur permettait de réussir (DR, p. 279 ; OR, p. 181). Arendt ajoute, marquant bien le caractère de « trésor perdu » de cette forme de « confiance » : « C’est triste à dire (mais il y a une bonne part de vérité dans cette opinion, j’en ai peur), cette notion de "confiance mutuelle", considérée comme un principe d’action organisée, ne s’est manifestée dans d’autres parties du monde que sous la forme de conjurations et de sociétés secrètes de conspirateurs » (DR, p. 279 ; OR, p. 182).
46 DR, p. 280 ; OR, p. 182.
47 CHM, p. 99 ; THC, p. 58.
48 DR, p. 280. Nous soulignons ; OR, p. 182.
49 DR, p. 280. Nous soulignons ; OR, p. 182.
50 DR,p. 268. Nous soulignons. « There is an element of the world-building capacity of man in the human faculty of making and keeping promises » (OR, p. 175).
51 Même s’il n’est pas évident de déchiffrer la façon dont cet absolu est apparu : « Il y a sans doute bien des façons de lire le contexte historique où se fit jour l’embarrassant problème de l’absolu » (DR, p. 298 ; OR, p. 194).
52 Sans rentrer dans le détail de l’analyse proposée par Arendt à cet égard, elle note bien que c’est « seulement dans la mesure où on entend par loi un commandement auquel les hommes doivent obéissance, indépendamment de leur consentement ou de leurs accords mutuels, que cette loi a besoin, pour être valide, d’une source d’autorité transcendante, c’est-à-dire d’une origine qui doit se situer par-delà le pouvoir humain » (DR, p. 291 ; OR, p. 189).
53 DR, p. 299 ; OR, p.194. C’est ce qui permit à l’Amérique, selon Arendt, de se tenir à l’écart de l’évolution des pays européens vers l’Etat-nation : « L’Amérique s’épargna le travestissement le plus facile et le plus dangereux dont l’absolu se soit jamais paré dans le domaine politique, le travestissement de la nation » (DR, p. 299-300 ; OR, p. 195).
54 DR, p. 300 ; OR, p. 195.
55 DR, p. 300. Nous soulignons ; OR, p. 195.
56 DR, p. 301. Nous soulignons ; OR, p. 196.
57 « Si l’on peut dire de leur attitude à l’égard de la Révolution et de la Constitution qu’elle était religieuse, il faut alors prendre le mot "religion" dans son sens latin originel, et leur piété consisterait alors à se religare, à se rattacher à un commencement, de même que la pietas romaine consistait à se rattacher au commencement de l’histoire de Rome, à la fondation de la Ville éternelle » (DR, p. 304 ; OR, p. 198).
58 DR, p.305 ; OR, p. 198.
59 DR, p. 306 ; OR, p. 199.
60 DR, p. 309 ; OR, p. 201. C’est en sens que l’on peut sans doute comprendre cette belle formule utilisée par Arendt selon laquelle il y avait là une « extraordinaire capacité à regarder le passé avec les yeux des siècles à venir » (DR, p. 305 ; OR, p. 198).
61 DR, p. 311 ; OR, p. 202.
62 DR, p. 311 ; OR, p. 202. « Ainsi, les amendements à la Constitution augmentent et élargissent les fondements originaux de la République américaine ; inutile de le préciser, ce qui fait l’autorité de la Constitution américaine réside dans sa capacité inhérente à être amendée et augmentée » (DR, p. 311 ; OR, p. 202).
63 DR, p. 311 ; OR, p. 202.
64 CHM, p.311. Nous soulignons ; THC, p. 244.
65 Cf. à cet égard les analyses de A. Keenan, « Promises, Promises. The Abyss of Freedom and the Lost of the Political in the Work of Hannah Arendt », Political Theory, 1994 (22/2), p. 297-322.
66 DR, p. 303 ; OR, p. 197.
67 DR, p. 303 ; OR, p. 197.
68 P. Ricoeur, « Pouvoir et violence » (1989), in P. Ricoeur, Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, Coll. « Points-Essais », 1999,p. 42.
69 DR, p. 315 ; OR, p. 205.
70 DR, p.316 ; OR, p. 205.
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