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- Volume 13 - 2023 : Décrire la carte, écrire le mon...
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Abstractions cartographiques : trois volumes du collectif Stevenson. Stevenson, Mappa Insulae, mappa Urbis et mappa Naturae, Marseille, Éditions Parenthèses, 2019, 2021 et 2023
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Version PDF originale1Depuis que les terres virtuelles, la cartographie en ligne, et les assistants de navigation ont supplanté les atlas et les cartes papier, peut-être n’y a-t-il jamais autant eu de parutions d’ouvrages consacrés aux cartes. Dans cette abondante production d’études savantes, de travaux de vulgarisation, et de beaux livres, les trois volumes publiés aux Éditions Parenthèse occupent une place singulière. Mappa Insulae (2019), Mappa Urbis (2021), et Mappa Naturae (2023) sont signés du collectif Stevenson, ainsi nommé en hommage à l’auteur de L’Ile au trésor, bien connu pour sa passion pour les cartes, et surtout pour sa contribution majeure à l’imaginaire qui leur est associé (aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’y a pratiquement pas de carte au trésor documentée, dans la réalité ou dans la fiction, avant celle qui occupe une place centrale dans le roman de 1883). La citation de Stevenson, célèbre au moins auprès des amateurs de cartes : « On me dit que certains ne s’intéressent pas aux cartes ; j’ai peine à le croire », est reproduite en quatrième de couverture de chaque volume. Les auteurs s’en excusent presque dans la préface, tant c’est devenu un lieu commun de toutes les publications sur la cartographie.
2Le collectif Stevenson est composé de cinq à six membres. Seuls Jean-Marc Besse, géographe spécialiste notamment du paysage, et Guillaume Monsaigeon, philosophe cofondateur de l’Ouvroir de cartographie potentielle, ont participé aux trois ouvrages. Jean-Luc Arnaud, historien, et Gilles A. Tiberghien, philosophe, tous deux bien connus pour leurs travaux sur la cartographie, ont collaboré à deux volumes sur trois, et les artistes David Renaud, Armelle Caron, Marie Chéné, Eugénie Denarnaud et Hendrik Sturm ont chacun contribué à un volume. Quoique les collaborations entre universitaires et artistes ne soient pas rares de nos jours, celle-ci se distingue en fondant les individualités dans l’anonymat du collectif, puisqu’à l’exception de quelques œuvres d’art, aucune des contributions originales n’est signée autrement que « Stevenson ».
3Les trois volumes se présentent de la même façon : un format à l’italienne, non paginé au-delà de la partie introductive, présentant entre 60 et 90 objets cartographiques numérotés. La partie introductive se compose d’un texte de Stevenson (l’auteur britannique), suivi d’une présentation du thème du volume signée Stevenson (le collectif). Les objets cartographiques occupent en général une double page : en pleine page, à droite, une reproduction en couleurs d’une carte, d’une portion de carte, ou d’une autre illustration en rapport avec le thème ; en regard, sur la page de gauche, une brève légende de l’illustration, et un court texte.
4Bien que les titres des volumes soient une référence aux mappa mundi médiévales, les cartes présentées sont de toutes les époques. Elles ne sont pas ordonnées selon l’ordre chronologique, ni d’ailleurs selon aucun autre ordre très apparent, hormis quelques brèves séries regroupées sur des pages successives. L’absence d’index ou de table des matières, ainsi que la structure générale des livres avec leurs doubles pages autonomes, invite d’ailleurs plutôt à les ouvrir au hasard qu’à les lire de bout en bout.
5Les textes accompagnant les illustrations sont tantôt des explications sur leur nature, leur fonction, ou leur histoire, tantôt des citations tirées d’œuvres littéraires ou de traités savants, sans nécessairement présenter de lien évident avec l’image placée en regard (par exemple, quelques vers de Ronsard en face d’un extrait d’une carte topographique du Tonkin de 1906, Mappa Insulae, carte 38).
6Il s’agit davantage de cabinets de curiosités cartographiques que d’ouvrages sur les cartes. Malgré le ton plutôt académique des préfaces, et le fait que le collectif comporte d’excellents spécialistes des cartes, il ne s’agit pas d’ouvrages érudits. Les textes les plus informatifs sont d’ailleurs, du fait notamment de leur brièveté, les plus frustrants, contraints qu’ils sont par leur format à certains raccourcis, par exemple sur la Forma Urbis Romae (avec une mention énigmatique d’un « plan d’Agrippa » qui en aurait été la matrice, Mappa Urbis, carte 02), ou encore sur la façon de nommer les montagnes au Japon (rapprochement du suffixe « san », mont, et du suffixe personnel de politesse « san », homophones mais à la graphie distincte, Mappa Naturae, carte 68). Tous les textes originaux ne sont pas nécessairement des notices informatives. Certains s’écartent de l’écriture académique conventionnelle et semblent pasticher le roman ou d’autres formes littéraires, au point qu’on est un peu déconcerté, à leur lecture, de ne pas voir mentionné de nom d’auteur (par exemple : Mappa Urbis n° 31). L’enjeu n’est pas ici la production d’une connaissance académique, du moins sous sa forme la plus conventionnelle, mais plutôt celui de la production d’un spectacle cartographique, dont l’intérêt est avant tout esthétique et poétique.
7Quelle est la nature de ce spectacle cartographique, et quels sont ses enseignements ? L’histoire de la cartographie nous l’enseigne, le spectacle de la carte, comme, du reste, d’autres arts de l’image (peinture, cinéma, etc.), est double : il est celui de la chose représentée, et celui du dispositif de représentation. Ici, le premier type tend à s’effacer. Le mélange des époques, des échelles, des styles, des thématiques, détourne l’attention des espaces représentés au profit de leurs modes de représentation. D’ailleurs, nombre de cartes, reproduites partiellement, sans légende, sont présentées sous une forme qui ne permet pas de déchiffrer les informations qu’elles sont supposées transmettre (par exemple, carte n° 42 de Mappa Urbis), et se voient réduites à leur seule dimension graphique, parfois presque jusqu’à l’abstraction (Mappa Naturae n° 53, même si dans ce cas, le texte donne une clé de lecture). Outre leur valeur esthétique propre, sans doute déterminante dans le choix de les inclure, ces cartes, par leur accumulation, démontrent la variété infinie des modes de représentation de l’espace, l’ingéniosité de leurs concepteurs, ou le sens artistique des personnes qui les ont produites. C’est notamment dans la découverte de cette inépuisable créativité que réside le plaisir de la fréquentation de ces ouvrages. Mais il n’est pas indifférent que cette créativité soit ici au service de la cartographie, car même si on est frappé en premier par leur valeur esthétique, ces documents témoignent également de l’incroyable diversité des efforts des humains pour appréhender et représenter leur place dans le monde.
8À cet égard, les trois volumes, très similaires dans leur forme, présentent des points de vue un peu différents.
9Mappa Insulae, le premier dans l’ordre de publication, est consacré aux cartes d’îles. C’est naturellement le plus stevensionien, tant la carte au trésor originelle le hante tout entier, bien qu’elle n’y soit pas reproduite. L’île comme objet géographique est un des plus chargés d’imaginaire. Quelques îles fictives figurent dans cette collection, comme celles de l’Ocean of Love (carte n° 47), variante britannique de la carte de Tendre par Anna Laetitia Barbauld (1778), étonnamment plausible dans l’agencement des masses terrestres, au point qu’un rapide coup d’œil pourrait la faire passer pour une carte réelle. D’un autre côté, une carte de Formose de 1665, que le hasard ou la malice des auteurs a placée après une série de cartes fictives (n° 51), a tout de l’île imaginaire, à la fois par l’orientation qui la présente avec le nord à gauche, rendant ainsi sa forme moins familière, et par le graphisme qui figure les montagnes en perspective. Ce type de représentation est commun à l’époque, mais pour un œil moderne, il est aussi associé justement à la carte de L’Ile au trésor, ou à des cartes plus récentes d’innombrables mondes de fantasy. L’impression de fiction est encore renforcée par le texte placé en regard, un extrait des Aventures de Télémaque d’Aragon décrivant l’île de Calypso. Ce premier volume est ainsi en bonne part une série de variations autour de l’imaginaire insulaire.
10Mappa Urbis, le volume suivant, est consacré aux villes. Tandis que les îles petites et grandes du premier volume, parfois représentées comme des points dans de vastes étendues océaniques, faisaient varier les échelles, à de rares exceptions près, ce deuxième volume présente des plans à grande échelle. C’est la figure du labyrinthe qui domine ici. Mappa Insulae parlait d’explorations et de découvertes, Mappa Urbis montre les humains désorientés par leur propre création. Il y a un peu moins de variété dans ce recueil, car même s’il contient le document le plus ancien des trois volumes (la Forma Urbis Romae, déjà mentionnée), son sujet même implique une forte présence de cartes relativement récentes, du XIXe ou du XXe siècle. Là où les îles s’individualisaient par leur forme, leur taille, leur isolement plus ou moins grand par rapport aux masses continentales et aux autres îles, les villes, vues en plan, tendent à se ressembler, surtout pour la période contemporaine. C’est peut-être cela qui rend particulièrement fascinantes les « villes rangées » d’Armelle Caron (64), où les plans sont réduits aux silhouettes des blocs délimités par les rues, tous les blocs étant ensuite ordonnés dans un rectangle en fonction de leur taille et de leur forme. Comme un spectre en fréquences révèle la composition d’un son complexe, ces diagrammes suggèrent un ordre caché et une manière d’appréhender et d’occuper l’espace propre à chaque cité.
11Mappa Naturae, le troisième volume, est le plus hétéroclite. La préface porte sur la notion de nature, mais les cartes présentées, très diverses, correspondent surtout à des objets qui n’avaient pas leur place dans les deux premiers volumes, même si, curieusement, l’illustration de la troisième de couverture reprend la carte n° 18 de Mappa Insulae. Les objets qu’on pourrait qualifier de para-cartographiques sont aussi plus nombreux que dans les deux premiers volumes : peinture aborigène (07), traces d’animaux sur un sol forestier (40), trajet d’une goutte d’eau (62), carte en bâtonnets des îles Marshall (62), diagramme biochimique (67), etc. En l’absence d’unité des espaces représentés (et dans le dernier cas cité, il ne s’agit même pas à proprement parler d’un espace), l’action de représenter sert de seul fil rouge à ce volume. Quel autre lien, en effet, entre l’enregistrement par Darwin des mouvements d’un stolon sur 48 heures (65), l’étiquette d’un sachet de graines japonais (76), le plan des parcs et jardins publics de New York (51), et une carte mondiale des anomalies magnétiques (08) ? Cette variété des thèmes offre une très grande diversité de rendus graphiques, qui est certainement le point fort de ce volume. Elle nous dit aussi à quel point la carte est installée au cœur de notre univers mental et de notre culture visuelle. Non seulement les cartes sont partout, mais nombre de figures qui, techniquement parlant, ne relèvent pas de la cartographie, sont perçues par défaut comme des cartes.
12Les trois volumes ensemble donnent à voir plus de 200 cartes, principalement issues de la tradition occidentale, avec quelques échappées vers d’autres aires culturelles. Il y a là de quoi satisfaire l’appétit des plus gourmands amateurs de cartographie, et ces livres, d’une réalisation matérielle impeccable, méritent de trouver leur public. Ils sont aussi une invitation à étendre ces collections. Chaque carte en appelle une autre, et chaque lecteur, selon sa tournure d’esprit et sa cartothèque mentale personnelle, songera à des ajouts : une carte d’îles anglo-normandes en regard d’un texte d’Hugo, un dessin de sable du Vanuatu en écho au Rève du serpent aborigène, un dessin de Pablo Raison à ajouter à Mappa Urbis. Mais l’accumulation suscite aussi un effet de vertige. Et on en vient à rêver à ce qu’ont pu être les conceptions de l’espace, à jamais pour nous inaccessibles, des sociétés sans cartes.