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Droit et artification : Pinoncelli et Fountain de Duchamp
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La décision rendue par le tribunal de grande instance de Tarascon le 20 novembre 1998 permet d’illustrer concrètement le rôle joué par le droit dans les processus d’artification, c’est-à-dire sur la destinée – artistique ou non – de certains objets. En ce sens, le jugement montre clairement l’influence déterminante de facteurs a priori externes sur le parcours des « œuvres » et, par extension, sur le concept même d’art. Le cas est célèbre : le 25 août 1993, Pierre Pinoncelli attaque l’urinoir de Duchamp à coups de marteau avant d’y uriner. Le tribunal entend prendre en compte la spécificité artistique du geste, revendiquée par Pinoncelli. Par un raisonnement étonnant, le juge se déclare apte à apprécier le caractère artistique de la performance par le biais d’une évaluation pécuniaire. Un examen de cette décision à la lumière des champs bourdieusiens permet d’expliquer les processus d’artification, de désartification et de nouvelle artification dont le tribunal est, inconsciemment, l’auteur. Si cette décision nie le geste de Pinoncelli en allouant des dommages et intérêts pour la restauration de l’œuvre – provoquant une artification inaccomplie –, paradoxalement, elle est constitutive du caractère artistique du happening et est, en ce sens également, facteur d’artification.
Abstract
The judicial decision issued by the Tarascon district court order on November 20th 1998, allows to concretely illustrate the role played by law in the artification processes that is on the artistic or non artistic destiny of some works. Thus the judgement clearly shows the determinant influence of a priori external factors on the works of art pathways and, by extension, on the concept of art itself. This case is famous : On Augustus 25th 1993, Pierre Pinoncelli attacks the Duchamp’s urinal with a hammer before urinating in it. The Court intends to consider the artistic specificity of the gesture claimed by Pinoncelli. By an amazing reasoning, the judge declares himself qualified to estimate the artistic nature of the performance by means of a financial evaluation. Considerating this decision in light of Bourdieu’s fields allows to explain the artification processes, the disartification and the new artification which the Court is unconsciously the author. If this decision denies Pinoncelli's gesture by allocating damages for the restoration of the work – giving rise to an unaccomplished artification –, paradoxically, it is constitutive of the artistic nature of the happening and is, to this effect as well, a factor of artification.
Table of content
Introduction
1Le 25 août 1993, Pierre Pinoncelli – Pinoncely de son vrai nom –, performeur français, urine dans l’une des éditions de Fountain, célèbre ready-made de Marcel Duchamp alors exposé à Nîmes, avant de l’attaquer à coups de marteau. La question de l’interaction entre droit et art se trouve, une fois encore1, posée : faut-il sanctionner, et le cas échéant comment, un acte dont l’auteur revendique la portée artistique ? Quelle est la forme d’indemnisation la plus adéquate et quelles en sont les conséquences sur le plan artistique ? À travers ce cas désormais célèbre, nous tenterons de montrer comment le droit, en apparence soucieux de son ouverture aux avant-gardes, peut avoir une influence déterminante sur la destinée de certains objets ; comment, en mobilisant – plus ou moins arbitrairement – et en imposant certaines catégories, il peut opérer, d’une part, une véritable artification et, d’autre part, une artification inaccomplie2. Le jugement du tribunal de grande instance de Tarascon du 20 novembre 1998 qui statue sur les aspects civils du cas Pinoncelli servira d’ancrage concret à notre réflexion3. Celui-ci intervient après la décision rendue par le tribunal correctionnel de Nîmes, statuant sur les aspects pénaux4. Une lecture de cette décision à travers le prisme bourdieusien des champs, c’est-à-dire d’espaces d’activités soumis à des contraintes internes mais relativement indépendants au regard de contraintes externes5, permettra d’expliquer les artifications et désartifications dont le tribunal est – inconsciemment – l’auteur. Un certain nombre de précisions terminologiques et conceptuelles s’imposent toutefois préalablement.
2Le néologisme artification apparaît dans le champ des sciences humaines dès les années 1990, avant d’être popularisé au début des années 2000 grâce aux travaux de Roberta Shapiro et Nathalie Heinich6. Ce terme « désigne le processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets, et des activités »7. L’artification implique qu’un même objet puisse passer d’une catégorie à l’autre, glisser d’une sphère profane à une sphère sacrée pour être tantôt un objet quelconque, tantôt un objet artistique. Symétriquement, la désartification – certes plus rare – désigne le passage d’un objet ou d’une pratique de l’art au non-art8. L’approche sociologique de l’artification commande donc d’évacuer les définitions essentialistes de l’art au profit d’une approche plus contextuelle : un objet ne peut être qualifié d’artistique qu’au regard d’une situation plus globale ; il ne porte pas immuablement en lui la marque de l’art, il n’est pas artistique par essence. À cet égard, Bourdieu écrit : « ce qu’oublie l’analyse d’essence, ce sont les conditions sociales de la production (ou de l’invention) et de la reproduction (ou de l’inculcation) des dispositions et des schèmes classificatoires qui sont mis en œuvre dans la perception artistique, de cette sorte de transcendantal historique qui est la condition de l’expérience esthétique telle qu’elle la décrit naïvement »9. L’objet artistique et l’expérience esthétique ne sont pas des données naturelles mais furent et sont produits et reproduits historiquement et socialement. Cette perspective contextuelle permet d’examiner le rôle du droit dans la vie d’un objet, qui n’est jamais écrite d’avance. Étudier l’artification nécessite de s’intéresser à des processus et de mettre l’accent sur l’art comme activité contextualisée plutôt que comme objet. Avec Roberta Shapiro, on souligne qu’« il s’agit donc de bien autre chose que d’une simple légitimation. L’ensemble de ces processus conduit non seulement à déplacer les frontières entre art et non-art, mais encore à construire de nouveaux mondes sociaux, peuplés d’entités inédites et en nombre croissant »10. Pourtant, si la sociologie commande d’examiner le contexte dans lequel évolue un objet pour déceler les causes de l’artification ou de la désartification, la philosophie et les théories de l’art peuvent aussi déceler le fondement d’un tel mouvement dans l’objet lui-même, dans une dialectique propre – et interne – à cet objet.
3Bien qu’il se présente paré des atours de l’autonomie, de la neutralité et de l’universalité, le droit, notamment par l’effet performatif et le caractère contraignant des décisions de justice, transforme le monde en interprétant les textes et les faits à travers certaines catégories mobilisées arbitrairement en fonction des intérêts en présence, aux dépens d’autres catégories laissées de côté11. En effet, « le contenu pratique de la loi qui se révèle dans le verdict est l’aboutissement d’une lutte symbolique entre des professionnels dotés de compétences techniques et sociales inégales, donc inégalement capables de mobiliser les ressources juridiques disponibles, par l’exploration et l’exploitation des “règles possibles”, et de les utiliser efficacement, c’est-à-dire comme des armes symboliques, pour faire triompher leur cause ; l’effet juridique de la règle, c’est-à-dire sa signification réelle, se détermine dans le rapport de forces spécifique entre les professionnels, dont on peut penser qu’il tend à correspondre (toutes choses égales par ailleurs du point de vue de la valeur en pure équité des causes concernées) au rapport de force entre les justiciables correspondants »12. En d’autres termes, pour la sociologie bourdieusienne de la domination, le travail herméneutique des textes juridiques n’est jamais figé, il est pris dans le perpétuel mouvement des causes qui s’opposent au prétoire et qui sont autant de luttes symboliques dont l’issue redéfinit toujours le contenu légal.
4Dans l’affaire Pinoncelli de 1993, le champ du droit est le lieu de rencontre de logiques antagonistes et d’intérêts divergents. Dans une acception très généraliste, un champ peut, on l’a vu, être assimilé à un espace d’activités. On parle ainsi de champ économique, de champ médiatique, de champ politique, etc. Il s’agit d’une portion définie de l’espace social, d’un microcosme dans un macrocosme. Chaque champ repose sur la croyance fondamentale, l’illusio, que ce qui s’y joue mérite d’être considéré comme important13. Ainsi, un procès pour le bris d’un urinoir auquel Marcel Duchamp avait conféré le statut d’objet artistique n’a de sens que si l’on tient compte des spécificités du champ de l’art dans lequel la théorie et l’histoire du ready-made sont ancrées. La prise en compte par le champ juridique de la valeur accordée au ready-made par les milieux artistiques révèle l’autonomie du champ de l’art. En effet, plus un champ est autonome, plus ses catégories seront mobilisées par un autre champ14.
5Les champs sont structurés, tant dans leurs rapports internes que dans leurs rapports externes, par des rapports de domination15. Les individus subissent des forces qui s’exercent sur eux lors de leurs interactions et, en retour, contribuent toujours à redéfinir ce qui est à faire ou à ne pas faire dans le champ, c’est-à-dire à modifier l’espace de potentialités objectives – Bourdieu emprunte l’expression à Max Weber – dans lequel ils évoluent16. En outre, la structure interne d’un champ peut être forgée, du moins partiellement, par un autre champ. Les champs ne sont en effet pas des vases clos, ils sont en constante interaction, de sorte que « les luttes internes sont en quelque sorte arbitrées pas les sanctions externes »17. Ainsi, dans le cas que nous examinons, le champ du droit au sein duquel se déroule une lutte entre différents agents agissant dans le champ artistique (artiste contre ministère de la culture) sera amené à évaluer une performance artistique par un étalon – l’argent – jouissant d’une faible légitimité au sein du champ de l’art qui privilégie le désintéressement : « ceux qui y entrent ont intérêt au désintéressement »18. Une fois la décision du tribunal rendue, le champ de l’art ne sera plus le même. La place et l’influence de Pinoncelli au sein du champ, celle de Fountain, la théorie du ready-made, auront été transformées par l’action du champ juridique.
6Ce cadre conceptuel permet d’appréhender le premier cas Pinoncelli et la manière dont il fut traité par le tribunal de grande instance de Tarascon dans son jugement du 20 novembre 199819.
1. Les acteurs du procès et leur démarche
7Trois protagonistes interagissent dans l’affaire Pinoncelli : le ministère de la culture, demandeur, Pierre Pinoncelli, défendeur, et le tribunal de grande instance de Tarascon, qui tranchera.
8Ces acteurs peuvent être rattachés à différents champs qui, à l’occasion du procès, vont voir leurs structures, leurs frontières et leurs critères d’évaluation perturbés. Pierre Pinoncelli et le ministère de la culture agissent habituellement dans le champ de l’art, tandis que le tribunal appartient au champ du droit. Pinoncelli et le ministère jouent un jeu20 sur le terrain du champ artistique mais c’est in fine le tribunal, arbitre supposé impartial puisque extérieur au champ, qui imposera son point de vue en mobilisant et hiérarchisant des catégories propres à des champs différents : « il n’est pas trop de dire qu’il [le droit] fait le monde social, mais à condition de ne pas oublier qu’il est fait par lui. Il importe en effet […] de poser que nous produisons les catégories selon lesquelles nous construisons le monde social et que ces catégories produisent ce monde »21.
9Dans le jugement du 20 novembre 1998, le tribunal de grande instance de Tarascon prend soin de situer son raisonnement dans le contexte artistique pertinent en l’espèce22 en vue non seulement d’être compris par les destinataires de la décision, mais aussi d’assurer une certaine légitimité à cette dernière. Il s’écarte de la décision du tribunal correctionnel de Nîmes, lequel, statuant sur les aspects pénaux, avait opéré une analyse strictement juridique des faits :
« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer (article 1382 du code civil). L’action de pénétrer dans un musée, armé d’un marteau, d’uriner dans une des œuvres exposées puis d’utiliser le marteau pour la briser s’inscrit bien dans le cadre juridique de la responsabilité pour faute. En effet, si uriner dans un urinoir peut rendre l’objet exposé comme une œuvre d’art à son usage premier, nul ne peut prétendre qu’une pissotière s’utilise à coups de marteau. Il y eut donc dégradation volontaire constitutive d’une faute, elle-même à l’origine du préjudice dont il est demandé réparation. Ainsi en a jugé définitivement le Tribunal correctionnel de Nîmes le 26 août 1993. Tout est dit pour le juriste »23.
10Le tribunal de grande instance, statuant sur les aspects civils, ajoute aussitôt que « plane sur ce syllogisme incontournable l’ombre du simplisme, de l’imperméabilité supposée de l’institution judiciaire à toute démarche “artistique d’avant-garde” »24. Au début du jugement, il précise que « l’exigence première d’une décision de justice étant d’être comprise par ceux auxquels elle est destinée, il appartient donc au tribunal de tenter de concilier le droit et la “modernité artistique”, les débats et l’abondante littérature générée par le litige démontrant bien les risques d’incompréhension réciproque d’une démarche qui se limiterait au code civil en niant le contexte des faits. Il s’agirait non pas de vandalisme mais d’art, d’art de comportement, d’art contemporain »25. Le tribunal entend donc ouvrir sa réflexion à la dimension artistique du geste de Pinoncelli. La qualification des faits – vandalisme ou performance artistique – semble en effet devoir mener à une appréciation différente du caractère fautif de l’acte. Pour nourrir sa réflexion et l’ancrer dans un terreau artistique et théorique, le tribunal de grande instance cite Nathalie Heinich, sociologue de l’art dont les écrits sont convoqués par Pinoncelli à l’occasion de sa défense26, des articles de presse et des réflexions de Duchamp lui-même. Il examine en outre le cas Fountain à l’aune des autres ready-mades et se concentre sur le bris de l’urinoir qui constitue la seule manifestation durable – la seule réalité tangible et évaluable dont le droit peut se saisir – du geste de Pinoncelli. Le fait d’uriner relevant davantage de la théorie artistique, le tribunal ne l’examine pas27. Le champ du droit semble donc, au premier abord, prêt à accueillir des catégories forgées dans le champ artistique et, grâce à son monopole de « distribution légitime »28, à les faire accéder au rang de vérités universelles. Il ne semble en revanche pas prêt à revoir ses propres catégories. Si le tribunal admet en effet que Pinoncelli échappe à toute responsabilité civile en cas d’acte artistique, il ne semble pas, à ce stade du raisonnement, envisager la possibilité d’une imbrication de la performance artistique et de l’acte de vandalisme.
11Pierre Pinoncelli, second acteur en présence, se définit lui-même comme un « artiste de comportement », se revendiquant de l’esprit Dada29. Les performances, ou happenings, de l’artiste français se succèdent à un rythme soutenu depuis les années 1960 : « en 1967, à New York, le visage peint du célèbre bleu “YKB” [sic], il perturbe le vernissage d’une exposition consacrée à Yves Klein. En 1969, à l’aide d’un pistolet à eau, il asperge Malraux de peinture rouge (un “attentat culturel”, selon Pinoncelli). La même année, à Paris, vêtu de bandelettes d’une momie, il déambule parmi les voitures sur le périphérique. En 1970, il entreprend de relier Pékin depuis Nice à bicyclette. En 1975, afin de protester contre le jumelage Nice – Le Cap (c’est encore l’époque de l’apartheid), il braque une banque et réclame dix francs. En 1993, il s’en prend une première fois à l’œuvre de Duchamp, Fountain, alors exposée au Carré d’art de Nîmes : il la compisse, puis essaie de la briser à l’aide d’un marteau. En 1994, à Lyon, il rend hommage à Diogène en emménageant nu dans un tonneau. En 1996, Malraux encore : alors que le cercueil de l’écrivain est transféré au Panthéon, notre homme jette sur le couvercle une poignée de Carambars. En 2002, il se tranche un doigt en hommage à Ingrid Betancourt… »30. Pierre Pinoncelli définit le happening, et, par extension, ses propres happenings comme « un acte gratuit (on n’a rien à vendre) … acte éphémère et volatile dont il ne reste rien… seulement une ou deux taches sur le trottoir, quelques images dans les yeux des enfants et des chiens, et dix lignes dans le journal local »31.
12En s’en prenant à Fountain, Pinoncelli entend achever la dialectique propre à l’œuvre de Duchamp. Lors d’une conversation téléphonique avec Gaëtan Bruel, le 25 avril 2006 à propos de sa seconde performance contre Fountain lors d’une rétrospective Dada à Beaubourg, Pinoncelli explique : « j’ai voulu jouer avec son urinoir, terminer son œuvre [l’urinoir et l’œuvre de Duchamp]. Car, inconsciemment ou pas, en exposant un urinoir il y a un appel à l’urine. J’ai terminé son œuvre en urinant dedans. C’est un hommage à Dada. C’est un geste Dada que j’ai fait. Pas fou mais irrévérencieux, irrespectueux. Pour beaucoup, la meilleure œuvre de l’exposition Dada, ça a été mon geste »32. La récidive parisienne n’est pas une simple répétition de sa première performance, celle qui nous occupe dans le cadre de la décision examinée. En exposant Fountain sans mention de l’acte de Pinoncelli, le Centre Pompidou a, en effet, non seulement nié le geste de l’artiste mais, surtout, a prouvé qu’il considérait Fountain comme une « œuvre ordinaire », réductible à sa matérialité : « le problème c’est qu’ils considèrent Fountain comme une œuvre normale, cotée. Or, là, il ne faut pas parler d’argent puisque seul le concept compte : aux expos de New York et de Washington ils vont exposer un autre urinoir. Il n’y a donc pas de prix, c’est juste le concept qui compte »33.
13Le geste duchampien ne peut en effet se comprendre, précisément, que comme un geste. C’est la démarche, le concept, qui priment ; l’œuvre matérielle – l’urinoir – est reléguée au rang de simple référent34. En 1917, à New-York, est organisée la première exposition de la Société américaine des artistes indépendants dont Duchamp assume, avec d’autres, la direction. Chacun peut, sans aucune sélection, devenir membre de la Société moyennant six dollars et exposer deux œuvres. N’ayant jamais réellement accepté le refus de son Nu descendant un escalier au Salon des indépendants de Paris en 1912, Duchamp entreprend de vérifier si toute production peut réellement prétendre à l’exposition et, par conséquent, au statut d’œuvre. Il se rend donc dans un magasin de sanitaires de Manhattan, y achète un urinoir de porcelaine blanche, qu’il titre Fountain et signe « R. Mutt ». Il envoie anonymement l’urinoir à la Société des artistes indépendants dont le comité directeur décide, in fine, de refuser l’œuvre candidate au motif que « la Fontaine est peut-être un objet très utile à sa place, mais sa place n’est pas une exposition d’art et ce n’est pas une œuvre d’art, selon quelque définition que ce soit »35. Duchamp, qui n’avait fait que respecter les règles, démissionne alors par principe puisque la Société n’a pas respecté son engagement36.
14Fountain se présente donc avant tout comme une expérience ; elle est œuvre arbitrairement, donc subjectivement et non essentiellement. Cette expérience est incontestablement sociale37, elle est sans doute également et en même temps phénoménologique38. L’objet banal devient œuvre d’art par un réseau de rencontres entre « 1° un objet, 2° un auteur, 3° un public, 4° un lieu institutionnel prêt à enregistrer cet objet, à l’attribuer à un auteur et à le communiquer à un public, l’entité que cette formation appelle œuvre d’art est possible a priori »39. L’objet et l’auteur sont donnés a priori, aucune caractéristique particulière – caractère esthétique, talent, intériorité…– ne doit leur être attachée. Seule leur rencontre est nécessaire pour transformer l’objet. Ainsi, l’auteur « n’a pas de vérité à dire, seulement un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi [c’est-à-dire à propos de n’importe quel objet] mais à telle heure [c’est-à-dire dans des circonstances appropriées] »40. En d’autres termes, l’auteur doit déclarer que l’objet est un ready-made (et donc une œuvre d’art) en respectant certaines conditions qui feront de son discours un véritable performatif au sens d’Austin, c’est-à-dire un discours qui transforme la réalité41. Si le discours est nécessaire à la mutation de l’objet, il n’est toutefois pas suffisant42. Encore faut-il qu’il soit émis en respectant certaines règles. Dans le cas du ready-made, pour que le rendez-vous ait lieu, il convient de préciser le ready-made (c’est-à-dire de désigner un référent), d’inscrire le ready-made (c’est-à-dire de situer la mutation de l’objet dans le temps43) et de le signer. En 1964, Duchamp a fait reproduire huit urinoirs identiques, qu’il a chacun baptisés Fountain, et qui ne cessent de déclarer à nouveau l’existence en tant qu’objet artistique de leur référent44. Tous ces urinoirs sont interchangeables, rien ne les distingue les uns des autres. Par-là, il visait à pérenniser le concept de l’urinoir comme œuvre et non la matérialité d’un urinoir déterminé.
15En urinant dans Fountain, Pinoncelli mobilise des catégories forgées par Duchamp lui-même. Si on sait désormais qu’un ready-made est un objet quotidien, banal, qui accède au rang d’œuvre d’art par une décision arbitraire, une série de manipulations physiques et, finalement, une réception institutionnelle45, Duchamp mobilise également la notion de ready-made réciproque qu’il définit comme suit : « “ready-made réciproque” (reciprocal ready-made) : se servir d’un Rembrandt comme table à repasser ! »46. Le périple de l’objet est inversé dans le cas du ready-made réciproque : là où le ready-made classique passe de la sphère du non-art à la sphère de l’art, le ready-made réciproque passe de l’art au non-art. Et puisque tout est – en dernière instance – toujours ready-made pour Duchamp47, le ready-made réciproque suppose nécessairement un mouvement cyclique : du non-art à l’art et de l’art au non-art… Le mouvement n’est potentiellement jamais figé. Pinoncelli n’a fait que mobiliser les catégories duchampiennes pour clôturer une dialectique propre à Fountain. Par son intervention, il a renvoyé Fountain à sa « condition originelle d’urinoir »48. À cet égard, Gaëtan Bruel considère que « ce n’est pas pour annihiler la démarche duchampienne mais bien pour la continuer que [Pinoncelli] décide d’intervenir sur Fountain, complétant ainsi la “dialectique de l’œuvre” (l’expression est de Duchamp lui-même) qui pourrait se résumer ainsi : “urinoir – Fountain – urinoir” »49. Il ajoute qu’« on peut considérer que cet exemple de ready-made réciproque est plus pertinent encore que celui du Rembrandt devenant planche à repasser puisque ledit Rembrandt n’est pas à l’origine une planche à repasser (il n’y a donc pas exactement réciprocité) »50. Et de conclure : « quoi qu’il en soit, le happening de Pinoncelli, parce qu’il a pour finalité la mise en œuvre d’un ready-made réciproque (concept duchampien – donc lié à Dada), participe là encore de l’esprit des dadaïstes dits historiques »51. Par l’effet d’une logique propre à l’œuvre de Duchamp et au concept même de ready-made, Pinoncelli a opéré une désartification de Fountain : de la sphère de l’art, l’urinoir est retourné à la sphère du non-art. Cet effet de désartification servira d’ailleurs d’argument à la défense de Pinoncelli lors de son procès : « Attendu que ce geste de Pinoncelli s’inscrit tout à fait dans la dynamique et l’esprit de Duchamp, puisqu’il ne fait que mettre en pratique l’un de ses concepts [celui de ready-made réciproque] pour illustrer l’antinomie entre l’art et le ready-made »52. Si la qualification de vandalisme n’est pas spécifiquement dédiée aux dégradations d’œuvres d’art, contrairement à ce que soutient Nathalie Heinich53, il reste exact que la détermination de la nature de l’objet détérioré aura une incidence déterminante sur la peine et, en particulier, sur l’évaluation de l’indemnisation. Après avoir « sauvé [l’urinoir] de l’art et de l’esthétique – et de la décadence des musées – »54, en le renvoyant à sa condition initiale, Pinoncelli assène un coup de marteau à l’œuvre déchue car « la vie n’était plus possible pour l’ ‘urinoir’… être redevenu un simple objet de pissotière, après avoir été l’objet le plus célèbre de l’Histoire de l’art… son existence était brisée… il allait traîner une vie misérable… mieux valait y mettre un terme, à coups de marteau… pas du tout un acte de vandale… un geste charitable, plutôt… “tuer le père”… l’achever, en somme, pour qu’il ne souffre plus… »55.
16Après Pinoncelli, l’urinoir brisé (ou plutôt fêlé, mais cela importe peu) ne pourra jamais plus être Fountain ; il ne renvoie plus à cet urinoir commun que Duchamp était simplement allé acheter. Désormais, il n’est plus rien ou peut-être est-il tout autre chose : une nouvelle œuvre portant la marque de l’intervention de Pinoncelli. C’est d’ailleurs ce manque de reconnaissance – traduisant une incompréhension certaine des concepts duchampiens et dadaïstes – qui motivera la récidive de Pinoncelli : « [à Paris,] à nouveau, l’urinoir était présenté sans aucune mention de ce qui s’était passé. Ils auraient pu mettre une note en expliquant mon action. Pour la Piéta de Michel Ange, il y a une mention qui précise qu’elle a été endommagée. C’était l’occasion de reprendre contact avec Dada, mais aussi l’occasion de protester contre Beaubourg qui a nié mon geste »56.
17Le troisième acteur du procès est le ministère de la culture, qui entend obtenir une indemnisation pour la dépréciation de l’œuvre et sa restauration. Sa démarche n’appelle a priori pas de développements particuliers, n’était l’interprétation étonnante que le tribunal fera de la requête. Ce dernier, en effet, estime qu’« il est permis de penser [on souligne que c’est donc une interprétation propre à la juridiction (NdA)] que, par sa requête, le ministre de la Culture, loin de se comporter en mercanti inaccessible à l’évolution de l’art contemporain, entend que soit évalué le contenu artistique du geste de Pinoncely »57.
2. Le raisonnement du tribunal et ses effets
18Le jugement du tribunal de grande instance de Tarascon du 20 novembre 1998 s’ouvre – nous l’avons déjà évoqué – sur l’exposition du souci de faire correspondre le droit à la réalité artistique, sur la nécessité de « concilier le droit et la “modernité artistique” »58.
19Le tribunal oppose, à première vue, deux « qualifications » possibles : le vandalisme et l’acte artistique. Alors que le premier est pénalement répréhensible, le second devrait – apparemment – immuniser son auteur. Le tribunal, usant de références particulièrement douteuses, note que « force est de constater qu’à la différence des “roulotiers” et autres pratiquants des “vols à l’italienne”, Pinoncely prétend s’affranchir de tout examen des conséquences patrimoniales de son acte dès lors qu’il se drape dans ce statut protecteur à nul autre pareil : “artiste de comportement”. C’est ainsi que le défendeur prétend que son coup de marteau a valorisé l’œuvre de Duchamp pour en faire une nouvelle “œuvre unique au monde”, tout en refusant a priori toute évaluation »59. En effet, « l’acte “créatif” se manifeste par le bris, la casse d’un objet présenté comme l’œuvre d’un autre »60. Afin de dépasser la « double mystification » à laquelle le raisonnement juridique se trouve, d’après le tribunal, confronté, l’alternative entre vandalisme – qualification pénale – et l’acte artistique – n’entraînant aucune conséquence – est dépassée au profit du seul examen des conséquences civiles de l’acte.
20Toujours soucieux de justifier sa légitimité à se prononcer, le tribunal adopte un raisonnement qui ne manquera pas de plonger l’amateur de rigueur juridique dans un abîme de perplexité. Alors que le ministère de la culture demandait à être indemnisé pour la dégradation de l’œuvre dont l’État français est propriétaire (quoi de plus banal ?), le tribunal entreprend de réinterpréter cette demande. On souligne à nouveau la formule : « il est permis de penser que, par sa requête, le ministère de la Culture, loin de se comporter en mercanti inaccessible à l’évolution de l’art contemporain, entend que soit évalué le contenu du geste artistique de Pinoncely »61. Aussitôt, le tribunal ajoute : « [c’est] bien le moins que de demander au tribunal de rendre justice, tant à l’État, malheureux propriétaire d’œuvres d’art provocatrices et génératrices d’actions artistiques spontanées de la part d’artistes de comportement’, qu’à l’artiste lui-même légitimement soucieux de voir reconnu le caractère artistique de son geste, qui pour être éphémère n’en a pas moins eu des conséquences durables »62. Il semble donc tout naturel au tribunal que le ministère de la culture ait en réalité eu pour ambition cachée – en effet, jamais le ministère n’a formulé sa demande de la sorte – de faire reconnaître le caractère artistique du geste qui a détérioré l’œuvre pour laquelle il demande à être indemnisé. Il semble tout aussi naturel au tribunal que la reconnaissance du caractère artistique du geste de Pinoncelli passe par le prétoire. Le tribunal conclut cette première phase de son raisonnement : « où l’on voit que la légitime revendication par l’État français d’une juste indemnisation de l’atteinte portée à son patrimoine n’est en rien opposée à l’approche symbolique et conceptuelle que revendique Pinoncely »63.
21À ce stade du raisonnement, il semble acquis que ce qui se joue au tribunal est bien l’appréciation artistique du geste de Pinoncelli, en particulier le bris de l’urinoir puisque le tribunal se concentre sur les « conséquences durables ». Pour opérer cette évaluation, le tribunal note qu’« en l’absence d’autre unité de mesure disponible, reste celle communément admise de l’argent. Cette reconnaissance passe donc par l’évaluation patrimoniale de l’impact de ce geste sur l’objet du désir artistique »64. Le tribunal entend dès lors porter une appréciation artistique par une évaluation pécuniaire. L’indemnisation accordée au ministère de la culture serait, en dernière instance, proportionnelle à la valeur artistique du geste de Pinoncelli. Si la formule semble fantaisiste au premier abord, elle résulte en réalité d’une dialectique féconde qui permet de réconcilier deux catégories a priori incompatibles : celles de vandalisme et de performance artistique que le tribunal avait évoquées, et opposées, au début de la décision. En assimilant évaluation pécuniaire et évaluation artistique, le tribunal sort de l’alternative vandalisme-performance artistique. Il reconnaît par cette évaluation pécuniaire que le geste artistique de Pinoncelli est indissociable de l’acte de vandalisme, que les deux ne font qu’un, qu’il est artiste parce qu’il est vandale65. Le tribunal achève de donner un sens à l’acte de Pinoncelli en entrant dans son jeu, faisant ainsi tacitement droit à la défense de Pinoncelli qui soutenait dans ses conclusions que « le jugement du procès intenté par l’État français à Pinoncelli est appelé à faire intégralement partie de l’acte (dont il est devenu ipso facto une de ses composantes), et, à ce titre, à s’inscrire lui aussi dans l’histoire de l’art »66.
22Le reste de l’arrêt est consacré à l’évaluation du dommage, lequel comprend les frais de restauration de l’œuvre (16 336,80 F) et la dépréciation de l’œuvre malgré la restauration (200 000 F pour la part prise en charge par la compagnie d’assurance et 20 000 F supplémentaires à payer directement à l’État français).
Conclusion : Le droit comme acteur de l’artification
23Alors que le tribunal entendait conférer une légitimité artistique au geste de Pinoncelli par une évaluation pécuniaire, il semble pourtant qu’en réalité la décision judiciaire ait avorté la démarche de l’artiste en la prenant néanmoins bien pour ce qu’elle est et ce dont elle se réclame : un acte de vandalisme. Pinoncelli entendait en effet clore la dialectique de Fountain, incorporer son geste à celui de Duchamp67. En accordant des dommages et intérêts pour la restauration de l’œuvre, le tribunal n’accorde aucun crédit au geste pinoncellien ; il le nie ou, du moins, ne le comprend pas dans ses effets matériels. Cette décision a donc pour premier effet une artification inaccomplie. La performance de Nîmes se voit privée de ses effets dans la durée et l’objet qui en portait la trace ne l’assume pas. C’est finalement le ministère de la culture qui sort pleinement satisfait alors que le tribunal prétendait répondre aux revendications du performeur. Si le geste de Pinoncelli se trouve bien reconnu dans toute sa complexité (artistique parce qu’il est contre le droit), l’objet candidat à l’artification, l’urinoir brisé, œuvre de Duchamp et Pinoncelli ou de Pinoncelli à partir de Duchamp, n’accède pas au statut d’œuvre. Les termes utilisés par le tribunal trahissent bien le souci d’apprécier adéquatement le geste artistique au détriment de l’œuvre matérielle qui en résulte : le « geste » de Pinoncelli est souvent évoqué, jamais son « œuvre ».
24La cause de cette artification inaccomplie malgré la bonne volonté apparente du tribunal réside, à notre sens, dans un mode d’évaluation inadéquat. Évaluer le dommage et chiffrer les frais de restauration de Fountain revient en effet à mobiliser un principe de hiérarchisation étranger au champ de l’art : celui de l’argent. Une évaluation importante du dommage renforce la logique traditionnelle matérialiste mobilisée par le ministère de la culture ; l’œuvre se voit attribuer un prix – une cote – autrement plus élevé que celui d’un urinoir ordinaire. La logique économique inversée du champ artistique68 rend nécessairement irrecevable le raisonnement du tribunal dans le champ de l’art. Paradoxalement (ou plutôt dialectiquement), si l’évaluation pécuniaire empêche l’artification de l’objet, elle est nécessaire au caractère artistique du geste. Sans procès, et sans condamnation à des dommages et intérêts, la portée de la démarche de Pinoncelli aurait été tout-autre, peut-être sans intérêt particulier. Si sa démarche est de se positionner contre le droit, il ne peut s’en passer. Le procès est alors bien facteur d’artification en ce qu’il est un élément à part entière de l’œuvre d’art. La dialectique interne à l’œuvre duchampienne dont se revendique Pinoncelli va, alors, bien au-delà de la simple mobilisation des concepts de ready-made et de ready-made réciproque (ce qui, in fine, aboutirait à un système clos sur lui-même). Alors que l’œuvre de Duchamp trouve son intelligibilité et, sans doute, son caractère artistique dans un respect excessif, voire outrancier, des règles, l’œuvre de Pinoncelli se fonde elle aussi sur le droit. Duchamp subtilement, par un excès de zèle poétique. Pinoncelli plus frontalement, mais dans une démarche non moins féconde en questions théoriques : où commence et s’arrête l’œuvre ? Une œuvre peut-elle exister sans l’Histoire de l’art, sans tradition ? Comment un système théorique en apparence interne à une œuvre peut-il se répandre et contaminer le monde ? …
25D’autre part, le tribunal opère une réelle artification. Pinoncelli, en attaquant Fountain, l’a rendu à son état initial d’urinoir. La logique interne à l’œuvre de Duchamp eût été de jeter l’urinoir abimé (ou de le laisser tel quel en mentionnant l’action de Pinoncelli mais l’œuvre est désormais différente, le référent fêlé ne renvoyant plus au même signifié69) et d’en acheter un nouveau. Fountain, une fois brisée et restaurée, n’est plus le simple urinoir, l’urinoir sans histoire que Duchamp avait voulu. C’est désormais une œuvre différente, inscrite dans une logique matérialiste traditionnelle. En allouant des dommages et intérêts pour la restauration de l’œuvre et pour sa dépréciation, le tribunal a fondamentalement modifié la nature de l’urinoir. Alors que Pinoncelli l’avait extraite de la sphère de l’art, le droit, en mobilisant les catégories du champ du pouvoir, l’y a réintroduite – non sans la transformer. Où l’on voit que le droit façonne le monde, même où on ne l’y attend pas.
Notes
1 De l’affaire Olivotti (United States v. Olivotti & Co., 7 Ct. Cust. 46) à l’affaire Brancusi (Brancusi v. United States, T.D. 43063, 54 Treas. Dec. 428), des procès de Flaubert (Corr. Paris (6e ch.), 7 février 1857, Gaz. Trib., 8 février 1857, p. 145) et Baudelaire (Corr. Paris (6e ch.), 20 août 1857, Gaz. Trib., 21 août 1857, p. 828-829) à l’affaire Paradis (Cass. fr., 13 novembre 2008, n° 1108), le droit est en effet régulièrement confronté à la spécificité des objets artistiques, spécificité dont il se saisit plus ou moins habilement selon les cas.
2 Sur ces catégories, voyez R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », XVIIe Congrès de l’AISLF « L’Individu social », Comité de recherche 18, Sociologie de l’art, Tours, juillet 2004.
3 TGI Tarascon, 20 novembre 1998, D., 2000, p. 128.
4 Trib. corr. Nîmes, 26 août 1993, non publié.
5 Voy. P. Dirkx, « Champ », dans A. Glinoer et D. Saint-Amand (dir.), Le Lexique socius, http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/37-champ, consulté le 04 février 2019.
6 N. Heinich et R. Shapiro (dir.), De l’artification. Enquête sur le passage à l’art, Paris, EHESS, 2012, p. 18, note 6.
7 Ibid., p. 20.
8 Ibid., p. 292.
9 P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 397.
10 R. Shapiro, « Qu’est-ce que l’artification ? », loc. cit., p. 2.
11 « À la différence de l’insulte lancée par un simple particulier qui, en tant que discours privé, idios logos, n’engageant que son auteur, n’a guère d’efficacité symbolique, le verdict du juge, qui tranche les conflits ou les négociations à propos de choses ou de personnes en proclamant publiquement ce qu’elles sont en vérité, en dernière instance, appartient à la classe des actes de nomination ou d’institution et représente la forme par excellence de la parole autorisée, parole publique, officielle, qui s’énonce au nom de tous et à la face de tous : en tant que jugements d’attribution formulés publiquement par des agents agissant en mandataires autorisés d’une collectivité et constitués ainsi en modèle de tous les actes de catégorisation (katègoresthai, on le sait, signifie accuser publiquement), ces énoncés performatifs sont des actes magiques qui réussissent, parce qu’ils sont en mesure de se faire reconnaître universellement, donc d’obtenir que nul ne puisse refuser ou ignorer le point de vue, la vision, qu’ils imposent » (P. Bourdieu, « La Force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, septembre 1986, p. 13).
12 Ibid., p. 8.
13 P. Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil, 2013, p. 168.
14 « Le degré d’autonomie d’un champ de production culturelle se révèle dans le degré auquel le principe de hiérarchisation externe y est subordonné au principe de hiérarchisation interne » (P. Bourdieu, Les Règles de l’art…, op. cit., p. 302).
15 « Le champ est un réseau de relations objectives (de domination ou de subordination, de complémentarité ou d’antagonisme, etc.) entre des positions – par exemple, celle qui correspond à un genre comme le roman ou à une sous-catégorie telle que le roman mondain, ou, d’un autre point de vue, celle que repère une revue, un salon ou un cénacle comme lieux de ralliement d’un groupe de producteurs. Chaque position est objectivement définie par sa relation objective aux autres positions, ou, en d’autres termes, par le système de propriétés pertinentes, c’est-à-dire efficientes, qui permettent de la situer par rapport à toutes les autres dans la structure de la distribution globale des propriétés. Toutes les positions dépendent, dans leur existence même, et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, de leur situation actuelle et potentielle dans la structure du champ, c’est-à-dire dans la structure de la distribution des espèces de capital (ou de pouvoir) dont la possession commande l’obtention des profits spécifiques (comme le prestige littéraire) mis en jeu dans le champ. Aux différentes positions (qui, dans un univers aussi peu institutionnalisé que le champ littéraire ou artistique, ne se laissent appréhender qu’à travers les propriétés de leurs occupants) correspondent des prises de position homologues, œuvres littéraires ou artistiques évidemment, mais aussi actes et discours politiques, manifestes ou polémiques, etc. – ce qui impose de récuser l’alternative entre la lecture interne de l’œuvre et l’explication par les conditions sociales de sa production ou de sa consommation » (Ibid., p. 321 – 322).
16 P. Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, op. cit., p. 91.
17 P. Bourdieu, Les Règles de l’art…, op. cit., p. 351.
18 Ibid., p. 300 ; cet impératif de désintéressement n’est pas propre à la seconde moitié du XIXe siècle, période autour de laquelle s’articule l’étude de Bourdieu. Il subsiste en matière d’art contemporain (voy. N. Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998, p. 132 à 137).
19 Pinoncelli sera en effet jugé en 2006 par le tribunal de grande instance de Paris pour des faits similaires au Centre Pompidou (TGI Paris, 24 janvier 2006, D., 2006, p. 1827 confirmé par Paris, 9 février 2007, non publié). Ce jugement, qui ne contient que quelques considérations techniques succinctes, ne retiendra pas notre attention dans le cadre de la présente contribution.
20 Voy. P. Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, op. cit., p. 418.
21 P. Bourdieu, « La force du droit… », loc. cit., p. 13.
22 Le tribunal apporte quelques éléments – laconiques - de définition de ce contexte : « démarche artistique d’avant-garde », « modernité artistique ».
23 TGI Tarascon, 20 novembre 1998, D., 2000, p. 128.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 128 – 129.
26 On s’interroge sur l’opportunité de convoquer cette auteure dans un cadre contentieux. Si ses analyses font autorité à certains égards, elles n’en sont pas moins contestées. Ainsi, Agnès Tricoire, qui est intervenue dans plusieurs procès examinés par Nathalie Heinich, note qu’ « on pourrait attendre de la sociologie une certaine neutralité ou, tout du moins, une recension honnête des faits. Or, pour ce qui concerne les ouvrages sur l’art contemporain de Nathalie Heinich, qui occupe dans le champ de la sociologie de l’art une place d’autorité, tel n’est pas le cas, puisque tantôt elle encourage explicitement les poursuites pénales, tantôt elle dissimule que les artistes ont fait valoir leurs droits devant les tribunaux, ce qui montre qu’ils n’ont pas transgressé la loi, bien au contraire. Ainsi, dans Le Triple jeu de l’art contemporain, sous couvert de présenter objectivement ses analyses sociologiques, positions qu’elle finit heureusement par abandonner à la fin du livre en assumant sa subjectivité, Nathalie Heinich valide systématiquement les points de vue moraux et réprobateurs sur les œuvres, et porte de graves accusations contre l’institution artistique. Elle affirme que l’art est séparé du public au point que les deux mondes seraient étanches, que le public, toujours plus absent, ne se préoccupe de l’art que lorsqu’il sort dans l’espace public, et que l’institution, en laissant sans frein les artistes et en les enjoignant de transgresser, les rend fous, ainsi que leurs admirateurs et les “spécialistes” » (A. Tricoire, Petit traité de la liberté de création, Paris, La Découverte, 2011, p. 87). Pour une critique complète de la démarche de Nathalie Heinich, mettant notamment l’accent sur des contre-vérités du point de vue juridique, voy. le chapitre 4 du même ouvrage : « Le mobile inavouable de la censure : le climat réactionnaire et la haine de l’art », p. 82 - 105.
27 On peut distinguer deux gestes, le fait d’uriner et le fait de briser. La distinction de ces deux moments de la performance n’est toutefois qu’implicite dans la décision. Elle trouve sa pertinence lors d’un examen en termes d’artification et de désartification, qui fait notamment intervenir la catégorie de ready-made réciproque. Un éminent commentateur écrit à cet égard : « Hasardons une seconde transcription […]. Le ‘geste’ de Monsieur Pinoncelly [sic] se décomposait en deux étapes : d’abord, il noverait l’œuvre d’art en pissotière, dans le respect d’un droit moral qui viserait son propre anéantissement ; ensuite de quoi il retransformerait la pissotière en œuvre d’art. Et le juriste de s’interroger : comment peut-on supprimer une œuvre pour la faire renaître par la vertu d’un geste qui serait à lui seul une œuvre nouvelle ? » (B. Edelman, « De l’urinoir comme un des beaux-arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncelly », in B. Edelman et N. Heinich, L’art en conflits, Paris, La Découverte, 2002, p. 85, initialement publié dans Recueil Dalloz Sirey, 1999).
28 Voy. P. Bourdieu, « La force du droit… », loc. cit., p. 12 : « Confrontation de points de vue singuliers, inséparablement cognitifs et évaluatifs, qui est tranchée par le verdict solennellement énoncé d’une ‘autorité’ socialement mandatée, le procès représente une mise en scène paradigmatique de la lutte symbolique dont le monde social est le lieu : cette lutte dans laquelle s’affrontent des visions du monde différentes, voire antagonistes, qui, à la mesure de leur autorité, prétendent s’imposer à la reconnaissance et, par là, se réaliser, a pour enjeu le monopole du pouvoir d’imposer le principe universellement reconnu de la connaissance du monde social, le nomos comme principe universel de vision et de division (nemo signifie séparer, diviser, distribuer), donc de distribution légitime » (ibid.).
29 Voy. P. Pinoncelli, « J’irai pisser sur vos tombes », Inter : art actuel, n° 75, 2000, p. 11.
30 G. Bruel, « Dada, Pinoncelli, l’urinoir… », Inter : art actuel, n° 95, 2007, p. 24.
31 « J’irai pisser sur vos tombes », publié sur le site Internet des amis de Pinoncelli en 2007 et retiré depuis, cité in G. Bruel, « Dada, Pinoncelli, l’urinoir… », loc. cit., p. 24. On ne retrouve pas la citation dans P. Pinoncelli, « J’irai pisser sur vos tombes », loc. cit.
32 G. Bruel, « Quelques-uns des propos échangés avec Pinoncelli lors d’une conversation téléphonique, le 25 mars 2006 », Inter : art actuel, n° 95, 2007, p. 28.
33 Ibid.
34 « En linguistique et en littérature, le référent est défini comme l’objet, réel ou imaginaire, du monde extralinguistique à quoi un signe ou un texte renvoie » (D. Pernot, « Référent, Référence », in P. Aron, D. Saint-Jacques et A. Viala (dir.) Le Dictionnaire du littéraire, 3e éd., Paris, PUF, 2014, p. 652).
35 Cité par T. de Duve, Résonances du readymade. Duchamp entre avant-garde et tradition, Paris, Hachette, 2006, p. 73. Thierry de Duve cite F. Naumann, « The Big Show, The First Exhibition of the Society of Independent Artists, Part I », Artforum, février 1979, p. 38.
36 B. Marcadé, Marcel Duchamp, Paris, Flammarion, 2007, p. 171 à 181 ; G. Bruel, « Dada, Pinoncelli, l’urinoir… », loc. cit., p. 24 - 25.
37 Voyez N. Heinich, « C’est la faute à Duchamp. D’urine en pissotière 1917 – 1993 », in L’art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, p. 147 et s.
38 « Selon le mot fameux de Duchamp : “ce sont les regardeurs qui font les tableaux” – autrement dit, ce ne sont pas les propriétés des tableaux qui en font des tableaux, mais les propriétés du regard porté sur eux » (N. Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, op. cit., p. 28). « Ce jeu sur les frontières de l’art peut aussi se décrire comme un jeu avec les “cadres” de l’expérience, pour reprendre l’analyse d’Erving Goffman : cet urinoir devenu œuvre d’art, c’est le produit d’une “transformation’, certes, au sens où l’objet est sorti du ‘cadre primaire’ de l’expérience ordinaire et de la fonction utilitaire, pour entrer dans le “mode” des objets de regard ; mais n’est-ce pas aussi une “fabrication”, une tromperie faisant du regardeur une dupe ? N’y-a-t-il pas “mécadrage”, erreur sur le bon “canal” de perception de l’objet ? » (ibid., p. 69).
39 T. De Duve, op. cit., p. 19.
40 Ibid., p. 22.
41 Voy. J. L. Austin, Quand dire c’est faire, trad. fr. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.
42 Ibid. p. 43.
43 Si Duchamp pose l’inscription en condition nécessaire du ready-made, on relève avec Thierry de Duve qu’il « ne le fit jamais, sauf sur le Peigne inscrit par la phrase 3 ou 4 gouttes de hauteur [goûts d’auteur ?] n’ont rien à faire avec la sauvagerie M.D. FEB. 17 1916 11 AM » (T. de Duve, op. cit., p. 25).
44 Ibid., p. 52. À cet égard, il convient de rappeler que le référant original, l’urinoir de 1917, n’a jamais eu d’existence que comme référentiel : le public n’a jamais pu l’admirer autrement que via la photographie d’Alfred Stieglitz reproduite dans The Blind Mad. Ce faisant, le mode d’existence du ready-made est celui du musée imaginaire (Malraux). « Fountain n’a d’existence que comme le référent perdu d’un énoncé photographique qui atteste qu’il a existé, et c’est pourquoi tout son public appartient à la descendance du Blind Man » (T. de Duve, op. cit., p. 51).
45 « Pour reprendre l’exemple de l’urinoir, sa dimension “œuvre d’art” avait été dissociée de la matérialité de l’objet avant sa reconnaissance institutionnelle, par Duchamp lui-même, lorsqu’il avait modifié l’objet (signature, date), l’avait recontextualisé (présentation au Salon des Indépendants), défonctionnalisé (position horizontale), puis inscrit dans la continuité d’un nouveau genre et dans l’histoire des œuvres susceptibles d’interprétation (reproduction et commentaire dans une revue). La reconnaissance institutionnelle est bien la résultante d’une série de manipulations par l’artiste, et non l’opérateur unique d’intégration dans la catégorie des œuvres d’art : celle-ci n’est pas plus réductible à la seule dimension institutionnelle que le readymade de Duchamp n’est réductible à l’objet physique qui en est le support » (N. Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, op. cit., p. 62).
46 M. Duchamp, Duchamp du signe suivi de Notes. Écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet et Paul Matisse, Paris, Flammarion, 2008, p. 182.
47 « Une dernière remarque pour conclure ce discours d’égomaniaque : comme les tubes de peinture utilisés par l’artiste sont des produits manufacturés et tout faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-made aidés et des travaux d’assemblage » (ibid. p. 183).
48 G. Bruel, « Dada, Pinoncelli, l’urinoir… », loc. cit., p. 26.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 Ibid.
52 P. Pinoncelli, « J’irai pisser sur vos tombes », loc. cit., p. 15.
53 « Le découpage de l’acte en deux parties avait donc une fonction précise puisque, en ramenant l’œuvre d’art au statut de simple objet utilitaire grâce à l’acte d’y uriner, l’auteur annulait le caractère de vandalisme imputable à l’acte de donner des coups de marteaux – une telle imputation n’ayant de sens que sur une œuvre d’art » (ibid.).
54 P. Pinoncelli, « J’irai pisser sur vos tombes », loc. cit., p. 11.
55 Ibid., p. 12.
56 G. Bruel, « Quelques-uns des propos échangés avec Pinoncelli lors d’une conversation téléphonique, le 25 mars 2006 », loc. cit., p. 28
57 TGI Tarascon, 20 novembre 1998, D., 2000, p. 128.
58 Ibid.
59 Ibid.
60 Ibid.
61 Ibid.
62 Ibid., p. 128 – 129.
63 Ibid., p. 129.
64 Ibid.
65 Et même plus, terroriste ! « On fait ça un peu comme un attentat » dixit Pinoncelli… (G. Bruel, « Quelques-uns des propos échangés avec Pinoncelli lors d’une conversation téléphonique, le 25 mars 2006 », loc. cit., p. 28). Nous avons d’ailleurs vu supra que l’œuvre de Pinoncelli se définit dans de très nombreux cas contre le droit, qu’elle trouve son intelligibilité dans une opposition au champ du droit (atteinte aux personnes, perturbation de la circulation, braquage…) et donc – paradoxalement – ne peut s’en passer ; elle est œuvre à la fois grâce au droit et contre le droit.
66 Les conclusions sont reproduites dans P. Pinconcelli, « J’irai pisser sur vos tombes », loc. cit., p. 14 à 15.
67 Voyez supra. On se souvient que Pinoncelli regrette que l’urinoir exposé au Centre Pompidou en 2006 soit présenté sans aucune mention de son geste, comme s’il était toujours un urinoir classique et sans histoire particulière.
68 Voyez supra.
69 « [Fountain] est un signe, et comme tout signe il est constitué d’un signifiant (la suite de sons ; plus précisément, l’image que le locuteur en intériorise et qui, à la manière d’un type, donne lieu à des occurrences) et d’un signifié (le sens de [Fountain], qui permet de référer à certains objets du monde) » (R. Martin, Comprendre la linguistique, 3e éd., Paris, PUF, 2014, p. 19).
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About: Varia : Maxime de Brogniez
Après un master en droit à l’Université de Liège et un mémoire consacré aux rapports qu’entretiennent droit d’auteur, art contemporain et théories esthétiques, Maxime de Brogniez entreprend de parfaire sa formation avec un master en philosophie (orientation esthétique et philosophie de l’art) dans la même université. Il est assistant-chercheur à l’Université de Liège depuis 2015 (service de droit public économique). Dans ce cadre, il s’intéresse particulièrement aux liens entre philosophie et droit. Il mène une recherche doctorale consacrée au rôle du droit dans les processus de définition et de mutation ontologique des oeuvres d’art.