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- Volume 9 - 2019 : Image, imagination, guérison
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Pragmatique de l’imagination et santé des invalides
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Face à l’incurabilité des handicaps, l’imagination comme puissance de fiction et d’invention pourrait être un moteur essentiel des guérisons. Elle l’est en effet, mais ni en permettant aux invalides de fuir dans des mondes chimériques, ni en étant à l’origine de modes de vie étranges. Fragilisée au début des handicaps acquis où elle est un problème avant que d’être une solution, l’imagination thérapeutique vaut plutôt comme puissance d’altération du quotidien au quotidien. Si les handicapés doivent façonner des manières de vivre à la mesure de leurs singularités qui les fait être considérés comme anormaux, ils le font en modifiant conjointement ce qu’ils sont et leur monde, grâce à la perception des marges, de l’indéterminé et de l’indéterminable. C’est dans ces images que leur imagination, dans sa dimension remédiatrice, prend sa source et travaille. La guérison de l’incurable est ainsi une réalité : au-delà des corps, elle est normativité, c’est-à-dire imagination pragmatique de l’altération de soi et du monde.
Abstract
Faced with the incurability of disabilities, imagination as a power of fiction and invention could be an essential driving force for healing. It is, indeed, but not by allowing the disabled to flee into chimeric worlds, nor by being at the origin of strange lifestyles. Weakened at the beginning of acquired disabilities where it is a problem before it is a solution, therapeutic imagination is more valuable as a power to alter everyday life. If the disabled must shape ways of life to match their singularities that makes them be considered abnormal, they do so by jointly changing who they are and their world, through the perception of margins, the indeterminate and the indeterminable. It is in these images that their imagination, in its remedial dimension, takes its source and works. The healing of the incurable is thus a reality: beyond the bodies, it is normativity, that is, a pragmatic imagination of the alteration of oneself and the world.
Table of content
1Parler de guérison au sujet des handicaps semble complètement incongru, et en même temps donne immédiatement la place, centrale, que l’imagination devrait avoir dans la vie des personnes handicapées. Un handicap correspond par définition aux conséquences fonctionnelles de troubles corporels incurables ou de très longue durée. On n’en guérit donc pas, en tous cas pas par un retour à une normale physique, puisque l’atteinte pathologique est jugée irrémédiable au seul niveau des organismes. Dès lors, toute idée de guérison dans les handicaps ne pourrait être que façonnée d’imaginaire, quel que soit le sens que l’on donne à cette idée. Il faudrait, pour que celle-ci ait une teneur minimale, la considérer soit comme un idéal, soit comme une fuite dans le chimérique, au mieux admettre sa part de mystère et de grande complexité.
2En modérant un peu les prétentions des soins possibles avec les personnes handicapées, l’idée de remédiation peut être proposée et paraître plus réaliste que celle de guérison. Mais, même en s’en tenant là, l’imagination reste prépondérante et centrale. Il en faut en effet, nécessairement, si faire comme les autres est exclu lorsque l’on est handicapé : pour s’en sortir, il faut faire autre chose ou par d’autres moyens, en inventant sans cesse des manières d’agir inédites.
3Quoi qu’on pense des résultats thérapeutiques envisageables, le soin d’un handicap serait ainsi fatalement nimbé d’imaginaire, et devrait en parcourir tout le spectre, de la fuite dans la fiction à l’invention complexe de nouveaux modèles.
4On peut croire qu’un tel genre d’analyse est, pour le coup, complètement pris dans un imaginaire ignorant de la réalité des remèdes pratiqués face aux handicaps, du côté des handicapés comme de celui de leurs soignants. Les procédés et les processus rééducatifs reposent d’un bout à l’autre sur un réalisme assez massif. La réalité n’est pas ignorée ou contournée, mais se trouve être le réel nourricier dans lequel il s’agit d’être, et sur lequel il faut s’appuyer.
5Il ne s’agit pas pour autant d’inverser le propos précédent, en chassant l’imagination ou en la transformant en facteur de trouble après en avoir fait un élément indispensable de solution. Il s’agit de la comprendre comme partant du réel pour s’y former et y agir en retour. Au-delà du lieu devenu commun de la pauvreté de l’imagination par rapport au réel1, il faut voir comment naissent dans le réel les dynamismes propres de l’imagination dans les handicaps, qui permettent de faire retour sur ce réel en le modifiant. La guérison dans les handicaps passe de la sorte par une pragmatique de l’imagination. C’est grâce à elle que la normativité des personnes handicapées est possible, normativité en laquelle consiste la guérison, c’est-à-dire la santé, dans les handicaps comme dans les maladies évolutives.
6Le suivi des pratiques de rééducation permettra de suivre l’entrelacs complexe de réalisme et d’imagination qui anime les vies handicapées. Il faut aller du réel matriciel qui doit nourrir une imagination d’abord en souffrance et impuissante, jusqu’à la possibilité pour l’imagination de trouver dans ce réel de l’indéterminé et de l’indéterminable à partir duquel agir, en passant par l’imaginaire social qui ne cesse de soutenir les efforts de soin chez les handicapés comme chez les soignants. Guérir du handicap n’est pas le fuir dans des fictions pathologiques ou l’effacer par une toute puissance médicale et technique, mais y cultiver la pratique d’une puissance d’altération de soi dans l’altération du monde.
1. La réalité et le langage au secours de l’imagination
1.1 L’accident invalidant. Aller de l’inimaginable à la réalité productrice d’imaginaire
7Certains soins donnés à des accidentés graves, blessés à la moelle épinière et rendus par là définitivement invalides, font croire que l’imagination, considérée de manière très générale comme faculté de se représenter les choses, n’est ni facilitée, ni la bienvenue dans leur prise en charge initiale. Elle semble y être effacée avec l’ensemble des autres facultés mentales, en particulier avec les capacités de perception du monde environnant et du corps. Dans les services de soins aux blessés médullaires, on recourt en effet à une multitude de médicaments, certains étant destinés à lutter contre les douleurs du corps (antidouleurs comme la morphine), d’autres ayant pour but d’atténuer les souffrances de l’esprit (antidépresseurs et anxiolytiques)2. Les accidentés n’ont ainsi pas un accès lucide à leur état, tandis que l’on modifie à la fois ce qu’ils peuvent en sentir et ce qu’il peuvent en penser, en jouant sur leur accès aux données sensorielles ainsi que sur les dynamiques possibles de leur esprit. L’imagination se retrouve abrasée au cours des premiers temps des traitements, dans la mesure même où le réel s’y retrouve étouffé.
8L’usage des psychotropes, antidépresseurs et anxiolytiques, dans les services de rééducation fait l’objet de peu de publications. On n’en trouve presque pas de témoignages directs, et c’est l’absence de préconisations psychothérapiques dans les prises en charge qui le suggère en premier lieu, par la négative. D’un côté, il n’y a guère de traitements psychologiques, pas de systématisation non plus d’une mise en récit de leurs traumatismes par les traumatisés, alors que les techniques de médecine narrative sembleraient tout à fait appropriées avec les accidentés graves3. D’un autre côté, les médicaments sont régulièrement employés. Pourquoi cette transformation des facultés mentales par des médications chimiques est-elle répandue dans les premiers soins donnés aux blessés, suivant un empirisme médical très peu formalisé ? On peut s’en étonner. D’une part, la pleine possession de ses moyens psychiques peut sembler plus favorable aux guérisons lorsque le mal vient du corps, puisque les malades gagnent à pouvoir le contrôler lucidement tout au long de sa récupération. D’autre part et plus spécifiquement, la verbalisation, l’échange, la projection, la remémoration, bref tout un travail sur les représentations peut être mené de façon très organisée avec les victimes de traumatismes. La clinique en a été élaborée depuis la guerre du Viet Nam, au cours de laquelle fut entreprise le soin des syndromes post-traumatiques4. Pourquoi ce qui peut être fait avec les soldats ou les victimes d’attentat ne l’est pas avec les blessés graves définitivement invalides ? Pourquoi essaie-t-on de modifier, même temporairement, leurs facultés de représentation sans passer par ces représentations, en les court-circuitant par des moyens chimiques ? Pourquoi faire débuter les rééducations par une imagination affaiblie et manipulée ?
9Le faible usage des psychothérapies doit d’abord être expliqué, c’est-à-dire le peu d’utilité d’un travail sur l’enchaînement subjectif des représentations ou les images restantes de l’accident, au début des rééducations des accidentés. Cela tient à la réalité continue, irrémédiable, que l’on peut attribuer aux handicaps indépendamment des circonstances traumatisantes de leur apparition. Si un événement traumatique peut être soigné par une psychothérapie, l’irrémédiable de l’invalidité physique est beaucoup plus difficilement curable par ce biais. Sans cesse présent, le handicap physique est destiné à ne jamais disparaître. Son sort ne peut donc pas être réglé facilement au niveau des représentations. Il serait, une fois pour toutes, réel, destiné à être perçu de la même manière par l’accidenté à chaque fois que celui-ci fait l’expérience de ce qu’il est devenu à la suite de son accident. Ainsi, bien que le traumatisme d’une invalidité acquise puisse être exploré, raconté, traité, il ne pourrait pas pour autant être réduit à un souvenir d’accident. Il ne s’agirait pas seulement d’apprendre à vivre avec les images subsistantes d’un passé révolu5.
10Dès lors, on peut rendre compte de la volonté d’éteindre l’imagination dans les rééducations, c’est-à-dire non pas de l’inutilité de celle-ci, mais de ses effets nuisibles. Face à la survenue d’une réalité brutale et sans cesse présente à l’identique pour l’accidenté handicapé, sa faculté de se représenter les choses, présentes et à venir, est bloquée par des effets de rupture et de sidération6. Son imagination est stérilisée à un double niveau. D’abord, en tant que faculté de structuration des sensations (imagination productrice)7 : faute d’appui connu pour caractériser la radicale nouveauté de son état, l’accidenté ne peut pas en organiser l’appréhension. Ce que subissent d’abord les grands blessés, en plus de la douleur, est une incapacité à qualifier et à unifier leurs sensations. Ensuite, l’imagination est impuissante en tant que faculté dynamique et libre de recomposition des représentations (dans sa dimension dite reproductrice) : à supposer que les accidentés puissent progressivement appréhender leur nouvel état par le secours de schématisations indirectes (informations médicales, récits, témoignages, etc.), celles-ci ne peuvent les mener qu’à la tristesse, à l’amertume, en se tissant au fur et à mesure des apprentissages à un imaginaire de la perte, du moindre, de la difficulté. Toutes les fonctions de l’imagination sont atteintes : il serait tantôt impossible de formuler, tantôt impossible d’accepter la réalité.
11Il est important de distinguer ces deux impossibilités, car leur alliance est symptomatique des souffrances induites par les handicaps acquis. Indépendamment des soucis physiques, ceux-ci sont des pathologies radicales de l’imagination qui y est attaquée sous toutes ses facettes. Ce n’est en effet que d’un point de vue superficiel que l’irreprésentable et l’inacceptable ne pourraient pas être expérimentés conjointement par les accidentés, sous prétexte que l’inacceptable supposerait une image minimale que l’irreprésentable exclut. Il y a bien, pour ces accidentés, absence d’imagination et imagination insupportable. Ceux-ci ne peuvent donner sens à leur état présent et, ce qui est simultané, ne peuvent recourir à des sens antérieurs de leur existence sans que ceux-ci ne soient mis en échec : le choc de l’inconnu du présent et l’inadéquation des possibilités passées se font écho à partir de la même origine pour produire un enfer où le présent est un néant de sens et où le passé est un sens néantisé, le tout au ras des représentations les plus quotidiennes. La perception du corps se trouve être insensée pour celui qui sort gravement blessé d’un accident, alors que la plupart de ses repères sensori-moteurs sont inédits et indiquent sans cesse, tandis qu’ils expriment l’inconnu, que les expériences passées ne valent plus.
12C’est pourquoi il faut parler d’une souffrance complète de l’imagination face à l’accident, sans cesse confrontée à sa propre impuissance, où elle ne se retrouve nullement liée à la guérison mais bien à la pathologie la plus profonde. L’accidenté en est réduit à se confronter à l’inadéquation de ses représentations, en s’affrontant à la plus grande violence, celle où la condition de toutes les possibilités de son existence, des plus simples au plus fantaisistes, devient impensable à moins de décoller absolument des vécus présents. Cette pathologie de l’imagination est ainsi des plus graves, car elle est celle d’une impossibilité à se représenter la condition humaine, la manière dont notre humanité peut subsister tout en étant conditionnée de la manière dont elle l’est. Rien ne pourrait plus être pensé qui ne condamne à l’incompréhension, à la peur ou à la fuite face à sa condition, ou au désir de la destruction de cette condition8.
13On conçoit à partir de là qu’il puisse être préférable, dans un premier temps, d’amoindrir par des médicaments les capacités de l’imagination au sens large, entendue comme faculté de formalisation de ses sensations, de souvenir et de projection. Ce serait un moyen efficace pour faire accéder les blessés à leur nouvelle condition, puis pour leur faire accepter celle-ci. Mais il est très important, alors, de saisir le double effet thérapeutique visé par ce moyen. D’une part, l’abrasion de l’imagination vaut pour ses effets soustractifs, tant pour les capacités productrices que reproductrices de l’imagination. Elle permet d’atténuer le vécu de la désorientation, d’éviter le ressassement des anciennes manières de vivre désormais ineffectives, l’évocation des images sociales péjoratives du handicap, la rumination de l’échec tout comme la tentation des replis nostalgiques. On tente par les médicaments d’arrêter les dynamiques morbides d’une imagination incapable à la suite de l’accident d’investir le présent d’une quelconque manière. Réduire la puissance de l’imagination n’est toutefois pas l’éteindre. Affaiblie, l’imagination des accidentés peut aussi, d’autre part, se nourrir plus facilement des sensations présentes9. Alors que celles-ci sont trop douloureuses, trop inédites pour pouvoir être appréhendées, alors que l’imaginaire des blessés est également inapproprié pour avoir prise sur la réalité présente, on essaie de jouer sur une moindre sensibilité et un moindre dynamisme de l’imagination pour que celle-ci puisse se nourrir du réel. Paradoxalement, en réduisant la puissance de l’imagination, on cherche à la rendre possible.
14Il faut faire ici très attention aux rapports entre réel et imagination ainsi qu’à ceux qu’entretiennent l’imagination et l’imaginaire. Alors que les traitements rééducatifs semblent reposer, pour ce qui est de leurs débuts, sur une opposition très classique entre une imagination malade, maîtresse de fausseté, et un réel curatif, il y a moins une opposition qu’un secours recherché dans le réel pour une imagination impuissante. On ne cherche pas à corseter une imagination folle par les rets de la réalité, mais à alimenter une imagination exsangue par la richesse du réel en la soustrayant à des impressions trop vives. Il faut que l’imagination (productrice) puisse supporter ce qui est senti et vécu pour pouvoir lui donner forme, ce pourquoi les analgésiques visent à atténuer les douleurs et les anxiolytiques à permettre une attention au présent. C’est dire aussi que les difficultés viennent moins de l’imagination considérée comme une faculté que de l’imaginaire des individus accidentés, devenu complètement inadéquat, et qui empêche l’imagination d’exercer sa puissance créatrice (reproductrice). Si le risque pour les personnes qui deviennent lourdement handicapées est d’osciller entre l’hébétude et la fuite dans le fictif, ce n’est pas à cause de leur imagination en tant que telle, qui n’est pas directement touchée, mais à cause de la rupture entre le passé et le présent par laquelle leur imaginaire est devenu caduc. La première chose que ces personnes handicapées doivent réussir à faire est de se constituer un nouvel imaginaire à partir de leur réalité présente, qu’il leur faut petit à petit parvenir à mettre en images. On comprend mieux, de ce point de vue, pourquoi des psychothérapies trop précoces risqueraient d’aggraver les problèmes plutôt que de les résoudre : elles amèneraient les patients à cultiver une réflexion sur le rapport entre leur présent et leur passé, dont il leur faut, dans un premier temps, se défaire.
15Le début des rééducations, avec les accidentés, est un moment où l’imagination, de manière assez contre intuitive, doit être affaiblie, au moins temporairement. Elle ne constitue pas une ressource pour se projeter dans l’avenir malgré une pathologie, mais un foyer d’impuissance. Surtout, à rebours des clichés sur les pouvoirs d’une faculté qui serait spontanément créatrice, celle-ci se retrouve subordonnée à un réel qui l’écrase, et qui la nourrit également. C’est une première occurrence du réel dans les rééducations : un réel matriciel pour un imaginaire à reconstruire afin que l’imagination n’entraîne pas les sujets invalides dans des arrières-mondes. Cette occurrence n’épuise toutefois pas la complexité qui lie dans les rééducations la possibilité des images à une saisie du réel.
1.2 Du langage structurant à l’imaginaire : une dérive aux limites de la compréhension
16L’expérience directe des malades, même rendue supportable par une médication, est très loin de suffire à leur guérison. Tout un travail est aussi immédiatement fait au niveau du langage. Il s’agit de nommer, pour les blessés et avec eux, leurs sensations nouvelles – non seulement les paralysies, mais aussi la transformation des pesanteurs du corps ou les fourmillements qui peuvent accompagner les atteintes de la moelle épinière chez les blessés les plus graves dont il est ici question. La langage remplit alors une fonction de structuration des sensations. Il permet la fixation des expériences, leur transmission et leur partage, des médecins vers les malades grâce aux archives de la clinique, et des malades vers les médecins, par des essais de verbalisation, alors que les médecins n’ont jamais expérimenté dans leur propre corps les sensations liées aux handicaps extrêmes qu’ils soignent10.
17Cette identification des sensations par des mots repose repose sur le postulat qu’il y a entre les soignants et les invalides des notions communes malgré l’incommensurabilité des expériences du corps11. Le pari est qu’une correspondance peut exister entre ce que l’un peut signifier et ce que l’autre peut comprendre. La réussite de ce pari, si elle est possible et sans doute même fréquente, n’empêche pas cependant que des écarts, des malentendus, des recouvrements incomplets subsistent12. Les gains de temps, les anticipations, les secours que permettent le langage vont ainsi de pair avec l’ouverture d’une série de décalages entre les usages linguistiques des uns et des autres. Les latitudes ouvertes par la non-fixité des rapports entre mots, significations et expériences permettent tout autant la compréhension mutuelle que la formulation d’images du corps différentes. Si certaines finissent par se rencontrer, comme la brûlure d’échauffement que supposent les médecins et la brûlure d’irritation dont parlent les malades, d’autres semblent condamner à flotter, entre les gens et pour chacun, comme lorsqu’il s’agit de décrire certains fourmillements ou insensibilités13.
18La construction d’une image du corps par sa transmission aux autres, image ici linguistique et non pas graphique, est, de la sorte, à la fois une condition pour qu’une communauté entre les médecins et les patients s’instaure, et une cause de prise de conscience progressive des différences qui existent entre les images du corps pour ces mêmes médecins et patients. À force d’échanger, les uns et les autres comprennent qu’ils ne se comprennent pas tout à fait. La longue durée des relations dans les rééducations médicales amène paradoxalement à saisir une irréductible étrangeté des perceptions que les autres ont de leur corps, étrangeté qui ne se réduit pas au fur et à mesure des échanges, mais au contraire s’atteint par la longue durée. La communication linguistique au sujet des corps entraîne l’accord sur un réel commun tout en indiquant des incompréhensions insurmontables, où l’imaginaire de l’autre est réduit à sa définition la plus simple : quelque chose de subjectif, de privé, qui n’est peut-être pas fictif, mais auquel seul l’autre à accès.
19L’élaboration collective des images du corps et leur partage par le biais du langage est ainsi à la fois ce qui donne une prise sur le corps et ce qui le fait, en même temps, basculer dans l’imaginaire, au double sens d’imaginaire personnel ou singulier, et d’irréalité. La question serait de savoir en quoi cette dimension imaginaire de l’image que l’on a de son corps, que les autres ne comprennent pas, est informe, dans la mesure où l’on y accède par l’incertitude des significations qu’il convient d’accorder aux mots. Cet imaginaire du corps ne peut-il s’appréhender que par une limite négative (il ne peut être que suggéré par l’incompréhension que nous avons de l’autre) ? Ou bien autorise t-il au contraire à une création à produire par les flottements possibles du langage et de ses jeux14 ? Avant que d’y voir une alternative appelant à un choix tranché, dans une perspective clinique, il faut y voir le foyer où les malades se confrontent sans cesse, ensemble, à une inquiétude créatrice sur leur état15.
20Les échanges dans les rééducations vont cependant beaucoup plus loin que cette structuration des sensations du corps. Pour les médecins, le projet n’est pas seulement de donner une image de leurs corps altérés aux personnes accidentées. Il est aussi d’amener à un corps futur. Dans ce travail projectif nécessaire au soin, l’imagination a évidemment toute sa place. Mais elle opère encore en s’entrelaçant de manière complexe avec la science et les perceptions quotidiennes, où il faut en comprendre le double effet : l’imagination est créatrice et libératrice, certes, mais est aussi un étayage essentiel au pragmatisme des traitements médicaux.
2. Les normes de soin, des savoirs à l’imagination
2.1 L’imaginaire contre l’imaginaire et pour la science : régime de croyances et pragmatique médicale
21Pour soigner leurs patients en les faisant travailler au retour de leurs capacités d’agir, et plus seulement à une nouvelle structuration du réel, les médecins rééducateurs doivent aller une nouvelle fois contre les vécus les plus intimes des invalides. Entrer en rééducation, c’est en effet pour les handicapés chercher à mettre fin à certaines de leurs incapacités avec l’aide des médecins, alors que l’expérience répétée de ces incapacités a précédé le traitement d’une façon indubitable. Le corps ne répond plus, il n’obéit plus en dépit de tous les efforts de la volonté ; pourtant les rééducateurs prétendent que cela n’est qu’une illusion et que certaines choses, certains actes, ne sont impossibles qu’en apparence. On trouve dans cette phase des rééducations une autre définition classique de l’imagination, où celle-ci n’est plus opposée au réel en tant que fiction mais où elle va à l’encontre de la science, par rapport à laquelle elle est fausse. Les handicapés « s’imaginent » – en un sens de fausseté et en un sens projectif – être impuissants, si l’on se place du point de vue des rééducateurs.
22Comment se passe exactement cet affrontement entre cet imaginaire et le savoir médical, et comment les rééducateurs parviennent-ils à triompher ? L’enjeu semble être de modifier l’imaginaire d’échec des handicapés par la science, comme s’il fallait modifier les connaissances des handicapés pour modifier leur imaginaire. Mais, de fait, le jeu entre vrai et imaginaire est beaucoup plus enchevêtré, comme il pouvait l’être entre le réel et l’imagination.
23D’un premier point de vue, les croyances des malades sont bel et bien destinées à être défaites par les savoirs médicaux. Les réussites de la mise en application de ces derniers démontrent leur vérité par le fait. Les progrès des rééduqués, prévus par la science médicale, sont simultanément la preuve de la vérité de cette science et ce qui fait passer l’impuissance préalablement expérimentée par les invalides du constat indubitable à l’opinion fausse. La vérité des rééducations serait, en un mot, démontrée par un pragmatisme. Cependant, ce premier point de vue reste très abstrait. D’abord, avant que quelque chose ne marche, pourquoi un invalide ferait-il confiance à un médecin ? Parce que le médecin lui dit d’avoir confiance, en lui annonçant les résultats à venir. Les premiers rééducateurs, au tournant des XIXe et des XXe siècles insistent immédiatement sur l’importance de la suggestion au début de leurs traitements, à laquelle doit rapidement succéder une preuve par le fait afin que la thérapie puisse se poursuivre :
Les résultats brillants dont se sont réclamées quelques méthodes thérapeutiques dont l’efficacité a été constatée ne reconnaissent pas d’autres causes que la suggestibilité des malades soumis à ces traitements. C’est à la suggestion que tous les auteurs rapportent les améliorations surprenantes du début d’un traitement de rééducation, c’est à elle que le nitrate d’argent dut en partie ses succès16 [...].
24Cependant,
On s’est bientôt aperçu que, pour les incoordonnés, la suggestion verbale ne suffisait pas. Ou bien ces malheureux se tordaient pieds et jambes, ou bien, plus on leur parlait du courage, moins ils en avaient. Ce n’est que plus tard, lorsqu’on s’est aperçu que les ataxiques ne prenaient vraiment courage que par les faits, que la rééducation motrice prit place parmi les agents thérapeutiques qui agissent par une suggestion des faits et des actes17.
25L’énonciation de ce qui va se produire, contre les vécus d’impuissance des malades, est la première condition du suivi d’une rééducation, même si elle n’est pas suffisante.
26Mais pourquoi croire ce que dit le médecin au tout début ? Pourquoi accorder du crédit à ses prévisions ? Poser cette question, c’est comprendre que la science médicale, ses propos et ses résultats, ne peuvent agir contre les imaginaires d’échec des invalides que si une croyance favorable en cette science existe préalablement chez eux. Un imaginaire (au sens d’idée infondée ou non démontrée) de la vérité de la science doit précéder cette science afin qu’elle puisse commencer à combattre l’expérience imaginaire (au sens de fausse) des patients. La croyance doit soutenir la mise en œuvre initiale de la science pour que celle-ci puisse démontrer, progressivement, sa vérité. Au cœur des relations rééducatives, et plus généralement des relations de soin, se trouve la question de savoir si l’imaginaire ne peut être d’abord vaincu que par l’imaginaire, d’autres signes, d’autres représentations riches de concret avant que de l’être par une science18.
27Ce point est d’autant plus important dans les rééducations que cet ancrage des traitements dans un régime de croyance, contre un autre régime de croyance, vaut également pour les rééducateurs. Ceux-ci en effet, bien qu’ils soient en possession d’un savoir des corps et des conditions qui rendent possibles l’accomplissement de tel ou tel acte, n’ont aucunement un accès direct à la volonté de leurs patients. Or celle-ci est indispensable à la mise en œuvre des actions sans lesquelles le rééducateur ne peut juger des réussites de ses thérapies. Si l’on essaie de faire faire un exercice à un patient et que celui-ci ne bouge pas, comment savoir s’il ne peut pas bouger ou s’il ne veut pas bouger ? L’effort est au centre de cette incertitude. Comment s’assurer que le patient essaie de bouger en dépit de son impuissance physique, ou s’il a commencé à renoncer ? C’est dire que les médecins eux-mêmes doivent faire crédit à leurs patients d’une bonne volonté, et qu’ils doivent faire fond eux aussi sur une croyance pour orienter leurs traitements. Réduire les rééducations à une science appliquée serait une grave erreur. Elles dépendent pour leur déroulement d’un ensemble de croyances qui permettent au rééducateur et au rééduqué d’œuvrer ensemble en imaginant sans preuve décisive, chez l’autre, la science ou la bonne volonté.
2.2 Objectifs rééducatifs et imaginaire collectif
28En suivant ce fil, c’est toute la validation des rééducations par un pragmatisme de la réussite qui doit finalement être bordée d’imaginaire, c’est-à-dire de croyances incertaines. En effet, pas plus que leur début ou leur déroulé, on ne peut réduire le terme des rééducations à une science. Un ensemble de représentations aux assises et à la validité fragiles doit porter leurs objectifs et en assurer la teneur. Ce n’est plus l’imaginaire de la confiance et son régime de croyances qui importe alors, mais l’imaginaire collectif de ce qu’il convient de pouvoir faire pour un être humain. On trouve par exemple sous la plume d’André Grossiord, spécialiste de la poliomyélite et premier titulaire en France d’une chaire universitaire en médecine physique et réadaptation, le propos suivant :
[...] Sans doute devrons-nous trouver un juste partage entre les exigences des diverses disciplines et ce partage impliquera nécessairement certains abandons, certains sacrifices de médecins trop exigeants, de pédagogues trop exclusifs ou d’entourages trop portés à un bienveillant laisser-aller.
Mais le jeu vaut d’être joué, nous avons vu trop de fillettes de 14 ou 15 ans effroyablement déformées après leur poliomyélite du jeune âge, et qui paient dans leur colonne vertébrale, leur thorax et leur bassin des années de vie parfaitement libre et de position assise à l’école.
Nous dirons la place que tient le "chariot" plat dans nos habitudes thérapeutiques: qu’il puisse avoir certaines conséquences sur le plan psychologique n’est pas niable, mais a t-on le droit de sous-estimer le retentissement psychologique d’une scoliose importante lorsque vient l’adolescence, la gêne que représente pour les études les interventions chirurgicales, les souffrances qu’elles comportent, les risques qu’elles font parfois courir, les angoisses qu’elles conditionnent19 ?
29Face à l’ampleur des sacrifices à exiger pour empêcher une déformation du dos consécutive à une poliomyélite, Grossiord ne recourt pas à une norme biomédicale, mais à une norme sociale de de la forme des corps qui conditionnerait la vie sociale future des individus. Le bien fondé des normes suivies par la thérapie repose en dernière instance sur un imaginaire collectif. Pourquoi parler d’un « imaginaire collectif » ? D’abord, il y a imaginaire puisque la nécessité de la conformation à ce modèle, puisque la validité même de ce qui serait souhaitable, n’est nullement démontrée : opposition de la science et de la non science. Ensuite, il y a collectif, puisque Grossiord suppose que son argument va porter, et que l’image qu’il a du désirable est donc consensuelle : communauté des représentations. Enfin, ce qui est ici le plus important, est qu’il y a imaginaire par le recours à des représentations concrètes, c’est-à-dire que tout tient à une richesse d’expérience quasiment inépuisable où chacun peut se référer des apparences physiques à diverses réactions, à des amours, des exclusions, des histoires, etc.
30Si les normes de rééducation sont soutenues par leur scientificité qui leur donne des effets de réussite, cela ne permet pas donc de caractériser complètement les sources de leur légitimité et de leur puissance. Il faut premièrement rappeler, une fois encore, que la médecine de rééducation (et la médecine en général) est respectée parce qu’elle produit des résultats dont on entend parler avant même de les constater20. La science, de ce point de vue, est très concrètement illustrée, et se trouve corollaire de tout un ensemble d’images qui lui donne une part de sa force. Deuxièmement, il faut remarquer que l’argument de Grossiord apparaît à l’occasion d’un cas assez spécifique, celui d’un traitement dur et de longue durée, qui suppose un redressement de la colonne vertébrale pendant plusieurs années par des corsets et des suspensions de sacs de sable. Il semble nécessaire aux yeux de Grossiord de justifier les efforts à consentir par autre chose que par la seule utilité de la conformité du corps à des normes médicales, comme si celles-ci pouvaient difficilement valoir de trop grands sacrifices.
31Ce qui se trahit là, c’est que le soin des fonctions organiques n’est pas automatiquement désirable en lui-même : les individus sont attachés à ce que leurs fonctions organiques leur permettent de faire, et pas directement à ces fonctions. Comme il n’est pas du tout évident de savoir à quoi sert d’avoir une colonne vertébrale droite et de consacrer à ce but son enfance et son adolescence, Grossiord s’appuie sur les usages de cette forme organique standard pour défendre ses injonctions thérapeutiques. Il les leste ainsi de tout un ensemble de représentations sociales certes arbitraires, mais aussi riches de figures familières. On dira peut-être que la richesse de ces images est loin d’épuiser celle du réel, puisque des bossus ont pu avoir de grandes histoires, Scarron et Madame de Maintenon s’aimer. Mais ce n’est pas la question ici. L’essentiel est de voir que les modèles de soin tirent leur puissance, et sans doute la plus grande part de leur puissance, de l’ensemble des possibilités d’actions concrètes imaginables que la réussite des soins promet. Un imaginaire existenciel et non pas biomédical soutient les rééducations, qui dépasse de loin les schémas scientifiques de la médecine, mais sur lequel ceux-ci doivent s’appuyer pour se légitimer. Les capacités des corps valent par les interactions, les déplacements, toute la complexité de l’existence dans laquelle elles permettent de se plonger.
32Un paradoxe doit être signalé, sur la façon dont les les normes scientifiques de la médecine et les normes sociales d’aptitude s’articulent. On pourrait penser que la médecine ne se réfère explicitement à ces secondes qu’en dernière instance. Et plus généralement, l’imaginaire social ne serait qu’un auxiliaire occasionnel pour une biomédecine qui, en tant que science, par définition, serait dépourvue d’imaginaire. Cette position est doublement critiquable. D’un côté, il n’est pas sûr que la constitution des normes scientifiques ne soit pas orientée vers des horizons d’unification, dont on peut interroger la part d’imaginaire. Il n’est pas du tout certain que l’harmonisation progressive de ces normes s’explique par leur seul mouvement logique les unes par rapport aux autres, et qu’il ne faille pas pour en rendre compte introduire de toutes autres dynamiques – des idéaux de plan, des ambitions politiques, etc21. Mais cette question d’un imaginaire propre à la science en train de se constituer nous entraînerait très loin de l’étude des liens entre imagination et guérison. Il est préférable de suivre une autre piste, pour montrer en quoi les pratiques de soin rééducatifs comportent nécessairement une part d’imagination (et pas seulement d’imaginaire), au sein des pratiques médicales et ailleurs.
33À cette fin, il faut commencer par observer les différents usages de la médecine dans les rééducations. Il n’y a pas qu’un seul type de rééducations, mais plusieurs, et la médecine s’y implique plus ou moins suivant la possibilité d’y employer des modèles rigoureux. Plus l’ouverture des situations l’empêche et plus la singularité des individus importe, plus elle s’abstient d’intervenir. La médecine se tient donc généralement à l’écart des rééducations professionnelles, qui supposent une grande prise en compte des environnements et des apprentissages antécédents des individus, et s’y limite à un contrôle sanitaire des conséquences de la reprise du travail. Elle revendique en revanche pleinement le caractère médical des thérapies fonctionnelles dont le but est de conduire les patients aux normes humaines de force musculaire et d’ampleur articulaire22. Et enfin, les médecins considèrent l’ergothérapie, ainsi que toutes les disciplines tournées vers la reprise d’actes complexes, comme relevant du paramédical23.
34La logique de ces positions est claire. Le corps et ses constantes anatomo-physiques sont le domaine propre de la médecine où sa scientificité se fonde, ce qui la conduit à réduire ses engagements à mesure que les normes du corps ne sont plus seules en lice, et que sont impliquées d’autres combinaisons. La prévisibilité scientifique opérant à partir des corps isolés n’est pas le jeu ouvert par les actions complexes qui repose sur une multiplicité à combiner, et qui permet ces combinaisons. On sait jusqu’où peuvent aller les forces musculaires, on est bien plus à la peine pour modéliser une fois pour toutes la meilleure manière d’apprendre un nouveau métier. C’est là précisément que se loge, fondamentale, l’imagination, dans ce qu’elle peut avoir d’informe et d’imprévisible.
35Le bricolage qui accompagne tous les aménagements de l’existence des invalides en est l’expression la plus évidente, même si elle n’est sans doute pas la plus significative. Tout n’est jamais prévu dans les équipements ou les procédures que l’on propose aux handicapés. Tout ne fonctionne pas non plus comme prévu, et ne permet pas exactement d’agir comme le font les valides. Il faut sans cesse aménager, recombiner, en multipliant les essais et en reconsidérant les étapes à suivre pour parvenir aux résultats escomptés24. André Trannoy, fondateur de l’Association des Paralysés de France, explique ainsi comment fut fabriqué son premier fauteuil roulant dans les années 1920, avec les moyens du bord : « Bernard a déniché dans le hangar un vieux fauteuil roulant à trois toues, qu’il a agrémenté d’une planchette fixée aux accoudoirs, ce qui le transforme en fauteuil bureau. Calé sur des coussins, amarré par des courroies, me voilà sous l’acacia où ma fronde a visé plus d’un oiseau25. » Philippe Aubert raconte quant à lui, dans les années 2010, comment ses assistants vocaux furent petit à petit perfectionnés pour lui permettre d’écrire et de communiquer malgré l’absence de contrôle de son corps qu’il subit en permanence. C’est finalement la longue fréquentation de l’un de ses aides humains qui lui permit de gagner du temps dans ses énonciations, grâce aux capacités d’anticipation acquises par cet aide26.
36Ces exemples pourraient faire croire qu’il ne s’agit que d’une inventivité à la marge, où l’imagination comme art combinatoire ne serait possible que là où de l’inorganisation serait perceptible dans les choses et en particulier dans les dispositifs techniques. Il n’y aurait point d’imagination dans les univers bien réglés des hôpitaux, mais seulement au quotidien, ou dans le familier. Or la capacité à créer dans les handicaps se produit bien au-delà de ces marges, et surtout ne dépend pas de ces marges. L’imagination créatrice dans les handicaps n’est pas simplement possible à partir de la perception d’un indéterminé négatif et résiduel, elle se lie à une perception de l’indétermination essentielle et totale.
3. Le réel comme source des dynamiques soignantes de l’imagination
3.1 Réel déterminé, imagination indéterminable, du modèle à l’exemple
37L’exemple le plus frappant en est donné par l’indéfinition systématique des rééducations professionnelles. En 1914-1918, les premiers rééducateurs vont jusqu’à écrire : « Et si le mutilé est apte à être brocheur et que, le pouvant, il veuille être horloger, rien ne fera qu’il ne soit horloger – et que le seul exercice de cette profession ne constitue pour lui la meilleure manière d’en acquérir l’aptitude27. » Cette affirmation revient à poser une toute puissance de la volonté, dont les rapports avec l’imagination ne doivent pas être négligés. Pour que n’importe qui puisse faire n’importe quel travail, il faut en effet nécessairement en inventer les moyens, en faisant sans doute des efforts de mise aux normes, mais aussi en transformant les manières de faire pour parvenir à une production standard. Il faut contourner les impossibilités fonctionnelles provoquées par les lacunes organiques à l’origine des handicaps. C’est dire que la volonté peut mettre l’imagination à son service et la pousser à fonctionner : derrière la toute puissance de la volonté comme libre faculté de faire se trouve celle de l’imagination comme libre faculté d’inventer, sans aucune limite assignable a priori par rapport à une réalité ou à un imaginaire originel.
38Ce volontarisme peut paraître outré et simpliste. Il gagne cependant beaucoup en solidité à la lecture des procédures complètes qui sont envisagées dans les rééducations professionnelles au cours des années de guerre. Il est impossible, disent les rééducateurs, d’indiquer à un mutilé la meilleure manière de s’y prendre pour accomplir tel ou tel geste professionnel : la diversité des blessures, les acquis antérieurs des blessés, infiniment variables, interdisent toute modélisation précise. Tout au plus peut-on proposer des pistes par un suivi individuel, ce qui anime encore les conceptions actuelles de la rééducation des handicapés28. Mais il y a tout de même un moyen d’avoir un impact éducatif global sur les invalides, par le moyen d’exemples – et non de modèles. En montrant à des handicapés d’autres handicapés qui ont élaboré leurs propres manières de faire, on peut faire comprendre que des voies de contournement des incapacités fonctionnelles sont toujours possibles, à condition de les inventer soi-même comme d’autres l’ont fait avant soi : « Le maître mutilé serait l’idéal. Outre l’exemple vivant qu’il donnerait, il improviserait des techniques ou même seulement des façons nouvelles, dont un valide ne soupçonne pas la portée et l’utilité pour les infirmes. »29 Prenant acte de la singularité des cas, les modèles à reproduire sont abandonnés dans les rééducations professionnelles pour des exemples dont l’existence fournit une source d’inspiration et d’espoir.
39Se contenter de l’idée d’une volonté et d’une imagination libres est donc aller beaucoup trop vite. Des dispositifs d’exposition de possibles réalisés visent à donner de quoi penser des possibles inédits, la possibilité des possibles, pour le dire encore autrement : à imaginer des possibles par la perception de possibles accomplis pour penser du neuf. Toute la manœuvre est d’essayer de représenter le possible en général à partir de la réalisation de certains possibles, afin de pousser les individus à en imaginer d’autres. Le tissage du réel et de l’imagination est alors irréductible à un rapport simple de dérivation du réel par lequel l’imagination serait toujours dans le réel, condamnée à le répéter par une combinaison à la marge du déjà advenu. Il s’agit, plus radicalement, de provoquer à une imagination libre à partir de certaines représentations. Le paradoxe est que les rééducateurs cherchent à produire une imagination indéterminée par une idée d’indéterminable tirée de représentations portant particulières30.
40Il faut donc, d’abord, réviser les rapports qui peuvent exister aux images du corps, de soi et des autres dans les rééducations. Les dynamiques de l’imagination ne dépendent pas d’une imprécision du présent. Elles peuvent habiter les images les plus précises et se reposer sur elles sans avoir besoin d’en décoller ou de s’en séparer.
3.2 L’émulation : dynamique de l’imagination et quotidienneté des images
41On peut examiner de plus près, et de manière moins exceptionnelle peut-être qu’avec les « maîtres mutilés », ce qui peut relier des images déterminées à une image de l’indéterminé et à une imagination libre à partir de certains phénomènes d’émulation qui se produisent dans les collectifs d’handicapés, jadis et aujourd’hui. Repartons à nouveau des archives de la Première Guerre Mondiale, pour rejoindre les enquêtes actuelles.
42Les gueules cassées de cette guerre ont été parmi les groupes de mutilés les plus actifs, les plus prompts à s’organiser et à fonder des associations d’entraide. Si leurs rapports avec les autres non mutilés restèrent très difficiles, quoique les réactions négatives s’éteignaient avec le temps et variaient selon les personnes (de nombreux blessés du visage se marièrent, souvent avec leurs infirmières31), les blessés au visage furent en revanche les uns pour les autres toujours d’un secours précieux, assurant à la fois, suivant les termes convenus et intemporels, la compréhension et le soutien à leurs compagnons d’infortune. « Visages meurtris et déformés [...], si atteint que soit chacun d’entre nous, il y a toujours un camarade plus malheureux qui a besoin peut être de notre aide, certainement de notre affection. »32 Ces secours mutuels n’étaient pas uniquement conscients, fondés sur l’empathie, l’écoute ou encore la capacité de côtoyer au quotidien des visages défigurés, alors que certaines familles, pères, mères ou épouses ne parvenaient pas à le faire. Automatiquement, dans les rassemblements de gueules cassées se mettaient en branle des jeux de comparaison entre eux, amenant à penser qu’un tel était tout de même plus défiguré que soi ou inversement, en meilleur état – « Rire quand même », de soi et des autres, était la devise de leur journal, La Greffe Générale et témoigne de ce jeu d’évaluation teinté d’absurdité.
43La perception de soi et des autres, dans la guérison des mutilés de guerre, doit être saisie comme une dynamique et pas seulement comme une méditation sur la perte, entre ce que l’on est au présent et ce que l’on fut au passé, ou entre ce que les autres sont (encore) et ce que l’on est (devenu). Une imagination du mieux et du pire agit en réalité sans cesse, le plus souvent orientée vers l’espoir et la guérison. Des exemples ne peuvent être simplement proposés sans incliner les individus dans un sens ou dans l’autre, selon que ceux-ci les rejettent ou non ; le jeu des représentations est immédiatement animé d’une force projective où les représentations sont à la fois causes et effets. Chaque gueule cassée peut s’élancer de l’autre en s’appuyant sur lui afin de s’assurer de sa propre valeur, présente ou à venir. L’autre mutilé, aussi affreux qu’il soit, étonnamment ne peut faire que rassurer. Il est tantôt mieux que soi, mais lui aussi imparfait malgré son meilleur avenir. Ou il est bien moins bien que soi, mais sans non plus faire désespérer des progrès passés ou possibles qu’il a accompli ou que l’on peut faire33. Une normativité interne, immanente aux groupes de mutilés et aux images qui s’y forment agit: protecteur, le collectif est aussi générateur de transformations par le jeu des jugements qu’il permet sur soi et sur les autres sans qu’aucun de ces jugements ne soit définitif et ne bouche un quelconque horizon.
44De la différence entre soi et les autres naît ainsi la possibilité de devenir autre que ce que l’on est. Il n’importe pas que cette différence, que l’intervalle soit représentable. Celui-ci vaut précisément comme différence intensive, comme existence d’un passage ou passage saisi dans son existence, qui mène à d’autres passages34. On peut même se demander si ce qui provoque la différenciation et invite à d’autres représentations du futur doit reposer sur des types d’images précis, comme les visages. Il ne le semble pas. Si Alexandre Jollien a intitulé son premier ouvrage Éloge de la faiblesse, c’est certainement pour souligner par son titre le plus important de tout ce qu’il y dit35. Au sein des établissements pour handicapés, dit-il, les plus faibles sont exemplaires, quelles que soient leurs faiblesses et les particularités de celles-ci. Car malgré cette faiblesse, se manifeste toujours chez eux une attention aux autres, une capacité d’aide qu’on ne soupçonnerait pas chez ces personnes qui semblent avant tout avoir elles-mêmes besoin d’aide. L’ « éloge de la faiblesse » ne consiste pas à la désirer, mais à dire que ce qui pourrait faire imaginer le pire peut se retourner en son contraire : malgré tout, dans la faiblesse, une force existe. Si l’on y fait attention, dans les images du pire se loge une suggestion de puissance en tant que le pire manifeste, encore et obstinément, une puissance d’agir36.
45Entre les mutilés et Jollien, les mouvements de l’imagination rééducative ne sont pas tout à fait les mêmes. Avec les premiers, on pouvait apprendre que l’image du pire rassure et que celle du mieux attire. Mais un secret manquait : celui de savoir pourquoi le vertige du pire ne saisit pas les invalides entre eux, en faisant apparaître le mieux comme de plus en plus inaccessible. À cela, on peut répondre avec Jollien que l’essentiel est que la différence, quels que soient son contenu et la précision de sa forme, indique l’existence d’une puissance, de quelque chose qui se passe malgré tout. L’imagination dans les rééducations n’a pas de modèle à répéter. Elle ne dépend pas de l’existence de marges résiduelles qui lui permettraient de se déployer quand la formalisation scientifique rencontrerait ces limites. Elle est sans cesse nourrie, en réalité, de la perception des différences et des variations de puissance que ces différences indiquent. Nul besoin d’images typiques dans ce cas, mais d’une capacité à saisir des forces possibles là où une logique du pire pourrait aussi être mise au premier plan.
46Il faut ainsi, au final, dégager l’imagination de l’imaginaire dans les processus de guérison pour poser une double liberté de l’imagination. D’abord, celle de pouvoir partir de n’importe quelle image. Les capacités d’imagination d’un malade ne se resserrent pas nécessairement sur ce qui évoquerait la guérison, la thérapie ou la mort. Tout peut être l’occasion d’imaginer n’importe quoi. C’est pourquoi, d’autre part, l’imagination est aussi une faculté de voir la force ou la faiblesse, de faire des différences l’occasion d’un espoir ou d’un effondrement. Ce qu’il faut comprendre positivement : il n’y a aucune raison de faire de l’imagination d’un invalide une imagination de maladie ou une imagination malade. L’imagination peut toujours être pouvoir d’espoir et de création.
47En quoi cependant cet espoir et cette création font-elles guérison ? Sont-elles d’ailleurs guérison ou y amènent-elles ? Que peut bien être la guérison d’un handicap dont, par définition, on ne peut guère se débarrasser au niveau des seuls corps, définitivement abîmés ? Finir par répondre à cette question, et non pas commencer par elle, permet de montrer que la guérison des handicaps s’établit dans la quotidienneté, sans que cela n’induise une quelconque médiocrité ou étroitesse. Tout le travail de l’imagination, précédemment décrit, dans ses moments les plus durs, ses bricolages, ses éclairs d’invention, habite en permanence la quotidienneté des personnes handicapées guéries, c’est-à-dire en santé.
4. Altération de soi, altération du monde : pragmatique de l’imagination et normativité des invalides
48Pas plus qu’il n’y a de réaction standard face aux handicaps, dont certaines personnes peuvent ne pas se remettre, il n’y a de guérison ou de santé type. L’agir, quand il se produit et parvient à se poursuivre dans des conditions anormales (nouvelles ou expérimentées depuis la naissance), peut prendre des formes multiples. Les rééducations médicales ne sont d’ailleurs pas suffisantes aux guérisons, en tant qu’elles se concentrent sur des aptitudes fonctionnelles, certes indispensables, mais qui sont destinées à n’être que des moyens pour d’autres buts – comme la rectitude de la colonne vertébrale vaut pour la vie sociale qu’elle garantit.
49L’examen de quelques récits de vie de personnes handicapées au cours du dernier siècle permet de se rendre compte de la diversité des voies de guérison possibles. Quoi de commun entre l’activisme d’une Suzanne Fouché ou d’un André Trannoy, tous deux fondateurs d’associations dans les années 3037, le travail d’écriture de Joë Bousquet38 ou de Max Blecher39 durant ces mêmes années, les histoires de performance de Patrick Segal cinquante ans plus tard40, les écrits philosophiques contemporains de Jollien ou le récit de la volonté d’expérimenter et de faire par Philippe Aubert ? Apparemment rien, bien sûr. Certains sont morts de ce qui les handicapait, Max Blecher de la tuberculose osseuse, Joë Bousquet sans doute des conséquences de sa tétraplégie. Comment pourrait-on parler dans leurs cas de guérison ?
50La diversité des manières de vivre semble irréductible. Citer trois textes, parmi d’autres, parfois un peu longuement, permet de s’en rendre compte. Joë Bousquet, dans Traduit du silence, écrit :
J’aurai mis toutes mes forces à "naturaliser" l’accident dont ma jeunesse a été la victime. J’ai toujours voulu qu’il cessât de me demeurer extérieur ; et que toute mon activité intellectuelle et morale en fût le prolongement nécessaire ; comme si, dans une existence entièrement restaurée, je pouvais effacer le caractère matériel dont il était revêtu, éliminer de mes pensées l’impression qu’un hasard avait pu s’appesantir sur moi sans démêler ma vie de celle des choses. Il ne s’agit pas pour moi d’écrire, mais de rendre à la vie sa hauteur inévaluable ; et pour cela, de la faire indifférente à ce qui se produisit en elle sous le jour de l’accident.41
51Il s’agit pour Joë Bousquet de ne plus être amoindri par la blessure par balle dont il a été victime pendant la guerre et qui l’a fait paraplégique, de faire que cet événement n’en soit plus un, de devenir équivalent à lui de telle sorte d’exister librement avec sa vie telle qu’elle est42. Joë Bousquet ne cesse de mener par l’écriture un travail sur le temps, le devenir, afin que de nouveau celui-ci soit riche, plein et sans souffrance, même en dehors de l’écriture. Et Max Blecher semble proche de cet effort lorsqu’il écrit :
Le remède que l’on recommande généralement contre la douleur c’est de se distraire, d’oublier, de faire de son mieux pour lire par exemple le journal, ou continuer une conversation et échapper ainsi à la douleur.
Eh bien, moi, j’ai remarqué que c’est justement cela qui accentue le supplice, et j’en ai tiré une conclusion très simple: pour échapper réellement à la douleur, il ne faut pas chercher réellement à y échapper, au contraire, il faut s’en occuper le plus attentivement possible. Le plus attentivement possible, et de très près, jusqu’à la saisir dans toutes ses manifestations.
Et voilà comment, quand la douleur surgissait brusquement dans ma cuisse malade, je laissais de côté toute lecture ou conversation, j’abandonnai toute autre préoccupation pour la poursuivre dans son espace sombre et abstrait43.
52Pas de stoïcisme pourtant chez cet écrivain surréaliste roumain coincé en sanatorium à Berck sur Mer, mais une minutieuse plongée dans les sensations corporelles, qui aboutissent à ce genre de descriptions :
Je pense aussi à toutes les rivières, cascades et canaux sombres, qui se trouvent à l’intérieur de tant et tant d’hommes sur la terre, à ce déferlement noir, qui a lieu sous leur peau, dans le noir, tandis qu’ils se déplacent ou dorment; je pense à tous ces êtres, qui ont des artères et des veines, à tous les animaux à l’intérieur desquels la même brûlure porte jusqu’aux extrémités de la chair les mêmes vapeurs et le même mugissement du sang. Et si je veux me représenter la vie universelle du songe et seulement sa vie, je m’imagine que les hommes et les animaux ont perdu leur chair et leurs nerfs, leurs os aussi; arbres d’artères et de veines qui, tout en gardant la firme du corps disparu, ne sont plus que fins réseaux rouges d’hommes ou d’animal, êtres composés de fibres, de racines et de lianes, et non pas de chairs compactes [...]
C’est le monde d’une réalité qui existe sous la peau, aussi vrai que le décor et la lumière, que nous voyons les yeux grands ouverts44.
53Tous les invalides ne sont pas des artistes, ni même des contemplatifs. Fouché, qui était la contemporaine de Bousquet et de Blecher, écrit pour sa part :
Je crois fermement que le corps a besoin d’être laissé libre de son jeu pour regrouper ses forces. Lorsque c’est sa défaillance qui asservit l’esprit, un cercle vicieux s’instaure, le corps mettant ses exigences au premier plan de la conscience et, par le fait même, raidissant ses ressorts au lieu qu’ils puissent se détendre. [...]
[...] Pour que le corps reste à sa place dans la préoccupation du malade, il faut que les soins, l’environnement le rassurent. Il faut qu’il ne se sente pas coupable de perturber la vie. C’est pourquoi tout ce qui le libère non pas de la souffrance qu’il doit supporter, mais de son retentissement sur l’esprit, est un facteur essentiel de guérison.
Je crois que la confiance totale que je fis à Dieu me délivra du souci de mon corps. Dans les nombreuses rechutes de la maladie, je n’ai point été gêné par l’angoisse des rebondissements. L’indifférence que l’on m’a parfois reprochée permettait à l’instinct vital de vaincre sans obstacle45.
54La souffrance en elle-même ne doit pas valoir au point de faire l’objet de toute l’attention. Elle peut, peut-être, édifier, mais à condition que l’esprit reste libre, c’est-à-dire agissant. Pour Suzanne Fouché, assistante sociale et militante, il s’agit de partir de l’expérience de la douleur et du handicap mais pour s’en éloigner, la vaincre et ne pas s’y immerger.
55En regardant de près ces textes si différents où la tentation est grande d’opposer Bousquet et Blecher à Fouché, un même mouvement se retrouve pourtant : celui qui consiste à posséder une puissance d’agir dans la mesure même où on l’effectue, et pour la faire se perpétuer. Il faut agir pour continuer à agir. Faire sien l’événement de la blessure pour être au monde sans prétention ni frustration, plonger dans les sensations de son corps quelles qu’elles soient pour percevoir pleinement celui-ci comme les choses, éteindre les douleurs trop fortes pour pouvoir agir dans le monde. Dans ces trois témoignages s’exprime un effort d’altération de soi qui est corrélatif d’un effort d’altération du monde. Handicapé, il faut se changer soi-même, c’est-à-dire nécessairement changer le monde par la transformation des rapports mentaux (chez Bousquet et Blecher) ou physiques (Fouché) que l’on entretient avec lui. Ce point commun d’une altération d’ensemble à effectuer se retrouverait chez d’autres auteurs, qu’il serait trop long de citer ici.
56La présence constante du réel dans les handicaps n’est ainsi ni celle d’un obstacle, ni la marque d’un réalisme plat de l’adaptation contrainte et forcée. Elle ne témoigne pas d’une reconnaissance du réel tel qu’il est parce qu’il s’impose, mais d’un effort pour devenir autre dans ce réel même, dans la mesure où il n’y a de vie que dans l’altération et que l’altération n’est complète, tout autre chose qu’un projet ou qu’un rêve, que lorsqu’elle concerne tout ensemble la subjectivité et le monde. C’est pour cette raison que les invalides sont toujours critiques envers les traitements uniquement biomédicaux des handicaps, les thérapies uniquement somatiques des handicaps et la recherche exclusive de la protection de la vie : rien ne change, rien ne vit, si les interventions sur soi ne touchent pas, en même temps, les alentours de soi.
57Il ne faut donc pas s’étonner si l’idée de guérison dans les handicaps s’atteint par celle de normativité, c’est-à-dire par celle de santé. D’une part, la guérison n’est autre chose que le retour à la santé et la santé capacité de guérir, de telle sorte qu’il n’y a pas à opposer la santé comme état d’épanouissement à la guérison comme mouvement progressif. Il faut comprendre le dynamisme de la guérison comme un vécu de la santé et l’expérience de la santé comme l’acquis des guérisons que l’on a eues – c’est en ce sens qu’on peut dire que Max Blecher était à la fois malade et en train de guérir par l’écriture, donc expérimentait la santé comme déploiement de force. D’autre part, le handicap ne peut être confondu, sans absurdité, avec un état de souffrance, de maladie et de pathologie constante malgré tout ce que les personnes handicapées disent et font. Il oblige à comprendre la santé au-delà des corps, c’est-à-dire comme capacité de transformation globale.
58Le handicap montre que la transformation de soi et des choses naît de la perception même du réel, qui n’est pas simplement perception d’états de choses, mais aussi saisie de différentielles et d’indéterminations essentielles. La vie des personnes handicapées révèle sans doute plus que les autres formes de vie ce réalisme initial de l’imagination qui va de pair avec sa capacité d’altération, dans la mesure où les handicaps supposent, immédiatement et en permanence, d’altérer les manières d’agir, les techniques, les environnements et les rapports sociaux. Cela n’implique pas que l’imagination des personnes handicapées soit moindre que celle des valides. Elle est au contraire constamment au travail, tandis qu’elle leur permet l’activité, dès le plus prosaïque. Il est donc parfaitement inutile de chercher à protéger les invalides en limitant leur imagination, sous prétexte qu’elle leur donnerait de faux espoirs ou le goût des fictions, ainsi qu’on pourrait le croire, y compris en étant un professionnel du soin. Il faut au contraire savoir être attentif, s’étonner et peut-être apprendre de cette capacité à être pragmatiquement imaginatif.
59L’étrangeté de cette puissance d’imagination peu perceptible s’exprime peut-être dans toute sa singularité dans ce passage elliptique de Jollien, où celui-ci écrit sans en révéler plus :
L’éminente freudienne, instruite de tous les secrets de l’âme humaine, nous invita à "faire le deuil de notre vie".
Assurément, elle avait consulté un ouvrage prônant la nécessité de prendre du recul sur les événements de l’existence […].
Certes, elle voulait nous rendre attentifs à notre fragilité physique, à la précarité de notre avenir. Mais elle le fit avec maladresse ! Nous nous rendions bien compte de notre faiblesse, de la précarité de notre situation, de l’incertitude de notre avenir. Elle m’adressa en particulier cette sentence : "Tu ne seras jamais Maradona". Mais moi, pensai-je, "je m’en fous de Maradona, je tends à un tout autre idéal". Malgré cela, nous nous efforcions de lutter avec ferveur pour un progrès certes difficile, mais possible46.
Notes
1 Voir par exemple Sartre J.-P., L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 2005, p. 25-30.
2 Gardien E., L’Apprentissage du corps après l’accident, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2008, p. 238-245.
3 Voir Charon R., Médecine narrative, Aniche, Sipayat, 2016.
4 Voir Crocq L., Les Traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob, 1999.
5 Sur la perte radicale de l’identité corporelle et existentielle consécutive à un handicap, voir Tessier P., Le Corps accidenté : bouleversements identitaires et reconstruction de soi, Paris, PUF, 2015, en particulier p. 217-253.
6 Sur les différentes causes de ce blocage, voir Gardien E., L’Apprentissage du corps après l’accident, op. cit., p. 45-48.
7 Suivant la distinction de Kant dans La Critique de la Raison Pure, utilisée ici à titre de repère sans référence au transcendantal et aux problèmes que posent, par exemple, le schématisme.
8 Sur la violence extrême comme refus de l’humanité comme condition, voir Ogilvie B., L’Homme jetable, essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Editions Amsterdam, 2012.
9 Voir, dans une même perspective avec d’autres moyens, Andrieu B., Sentir son corps vivant, émersiologie 1, Paris, Vrin, 2016 : sur l’usage de dispositifs de réalité virtuelle dans le soin afin d’adoucir celle-ci tout en y confrontant, p. 38-41.
10 Sur ce processus complexe de resémantisation du corps, voir Gardien E., L’Apprentissage du corps après l’accident, op. cit., p. 135 et sq.
11 Voir par exemple l’usage de cette notion d’origine stoïcienne chez Spinoza, Éthique, Paris, Seuil, 2010, Livre II, proposition 39
12 Gardien E., L’Apprentissage du corps après l’accident, op. cit., p. 154-155.
13 Ibid., p. 143-144.
14 Les recherches de Wittgenstein sont l’exploration philosophique de ce problème ici abordé à partir de la clinique.
15 Pour l’exemple d’une confrontation incessante au corps, à ses maladies et à ses mystères, voir par exemple Ceronetti G., Le Silence du corps, Paris, Le Livre de Poche, 1984.
16 Leclerc J., Les Traitements actuels du tabès – Thèse pour le doctorat en médecine, Paris, Librairie J.-B. Baillère et Fils, 1898, p. 8-9.
17 Kouindjy P., La Kinésithérapie de guerre – La mobilisation méthodique, la massothérapie, la mécanothérapie, la rééducation, Paris, Maloine, 1916, p. 340.
18 Cette imbrication de l’imaginaire et du rationnel, le passage de l’un à l’autre ainsi que leur différenciation est par exemple au cœur de l’Éthique de Spinoza. C’est l’enjeu de sa distinction entre les trois genres de connaissance (Livre II, proposition 40) , tandis la puissance propre de l’imagination est considérée à la fois comme une ignorance et comme ayant prise sur le réel. Cf : « Rien de ce qu’a une positif une idée fausse n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai » (Livre IV, proposition 1, trad. Pautrat).
19 Grossiord A., « La Rééducation des poliomyélitiques et ses exigences, perspectives médicales », Enfance, 1961, Tome 14, n° 4-5 p. 281.
20 Fassin D., L’Espace politique de la santé, essai de généalogie. Paris: PUF, 1996, p. 173 et sq.
21 Canguilhem G., Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1984, « du vital au social », p. 173-191.
22 Voir par exemple Quesnot A., Chanussot J.-C. et Danowski R. G., Rééducation de l’appareil locomoteur, Paris, Elvesier Masson, 2011.
23 Sur le statut paramédical des rééducations et ses causes, Frattini M.-O., Dynamique de constitution d’une spécialité médicale fragile: la médecine de rééducation et de réadaptation fonctionnelles en France entre médecine et politique, EHESS, Master 2 en Santé, population, politique sociale, 2008.
24 Chabert A.-L., Transformer le « handicap » ou l’invention d’un usage détourné du monde Essai de cheminement conceptuel à partir d’expériences de vie. Université Paris Diderot, Thèse pour le doctorat en philosophie, 2014, p. 158 et sq.
25 Trannoy A., Risquer l’impossible, la longue marche des immobiles, Paris, Athanor, 1983, p. 14.
26 Aubert P. et Jacolin S., Rage d’exister, Paris, HD Atelier Henri Dougier, 2018, p. 44-47, p. 57-58.
27 Bittard A.-L., Les écoles de blessés, pensions, prothèses, apprentissage, placement, Paris, Alcan, 1916, p. 129.
28 Voir par exemple le modèle du handicap de l’OMS présenté en 2000 : Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé. Projet final, Version complète. (Texte non destiné à la publication). OMS (http://dcalin.fr/fichiers/cif.pdf)
29 Bittard A.-L., Les écoles de blessés, op. cit., p.130.
30 La Critique de la Faculté de juger de Kant est un modèle pour ce type d’articulation, sans que, à nouveau, il s’agisse ici dans reprendre les bases transcendantales et la théorie des facultés.
31 Cité in Delaporte S., Les Médecins dans la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2003, p. 163.
32 Bulletin de l’Union des blessés de la face, 4e trimestre 1953, p. 1, cité in ibid.
33 Sur cette émulation majoritairement positive qui naît au sein des collectifs d’handicapés, voir pour l’époque contemporaine, Gardien E., L’Apprentissage du corps après l’accident, op. cit., p. 122-124.
34 Voir Deleuze G., Différence et répétition, Paris, PUF, 1997, chapitre V, « Synthèse asymétrique du sensible », p. 236 et sq.
35 Jollien A., éloge de la faiblesse, Paris, Marabout, 2014.
36 Ibid., p. 58-60, p. 79-80.
37 Fouché S., J’espérai d’un grand espoir, Paris, Editions du Cerf, 1981 ; Trannoy A., Risquer l’impossible, op. cit.
38 Bousquet J., Traduit du silence, Paris, Gallimard, 1941.
39 Blecher M., La Tanière éclairée, Paris, éditions Maurice Nadeau, 1973.
40 Segal P., Viens la mort, on va danser, Paris, Flammarion, 1979.
41 Bousquet J., Traduit du silence, op. cit., p. 9-10.
42 Voir les belles pages de Deleuze sur Bousquet, Deleuze G., Logique du sens, Paris, éditions de Minuit, 1969, p. 174-179.
43 Blecher M., La Tanière éclairée, op. cit., p. 199-200.
44 Ibid., p. 190-193.
45 Fouché S., J’espérai d’un grand espoir, op. cit., p. 79-80.
46 Jollien A., éloge de la faiblesse, op. cit., p. 99.
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About: Stéphane Zygart
Stéphane Zygart est né en 1977 : docteur en philosophie, enseignant à l'université de Lille et à Science Po Lille, ses recherches portent sur les rapports entre médecine et société, d'un point de vue philosophique, politique et éthique.