Bulletin de la Société Géographique de Liège Bulletin de la Société Géographique de Liège -  81 (2023/2) - Varia 

L’authenticité discutée au cœur de la reconstruction post-sismique de sites culturels : regards croisés sur les temples Erwang (Sichuan) et Kasthamandap (Népal)

Bingxin HE

Doctorante en géographie
Ecole doctorale de Géographie de Paris
Membre du laboratoire Médiations-Sciences des lieux-Sciences des liens
Sorbonne Université

hebx8989@hotmail.com

Résumé

Inscrite dans les analyses en géographie, la question de l’authenticité est au cœur des reconstructions de sites culturels sinistrés suite à une rupture sismique majeure et soudaine. Faut-il récupérer le patrimoine (im)matériel disparu pour les habitants qui dépend des organisations sociopolitiques, de l’histoire et des cultures locales ? Par le croisement de terrain, un regard détaillé est porté sur le rôle des acteurs publics et privés dans les prises de décision concernant la reconstruction post-sismique des temples dans deux vallées, sichuanaise et népalaise, situées sur la même zone tellurique himalayenne. Elles ont dû surmonter une rupture spatiale, sociétale et culturelle suite aux séismes respectifs de 2008 et 2015. Il est question notamment du rôle très présent de l’État dans la restauration du temple Erwang à Dujiangyan (Sichuan - Chine), et de la mobilisation sociétale dans la reconstruction du temple Kasthamandap à Kathmandu (Népal). L’approche inductive et empirique choisie permet de poser la question des critères qui identifient les différentes postures des acteurs dans les dispositifs de reconstruction qui, à l’aide d’une coordination horizontale ou verticale, situent la question de l’authenticité comme identité.

Index de mots-clés : Erwang, Kasthamandap, temple, séisme, reconstruction, authenticité

Abstract

Inscribed in geographical analyses, authenticity is a central focus of debates during the reconstruction of cultural sites damaged by a major and sudden seismic rupture. Should we recover the (im)material heritage that disappeared for inhabitants dependent on socio-political organizations, history, and local cultures? Using the crossroads of land, the role of public and private actors in decision-making concerning the post-seismic reconstruction of temples in two valleys, Sichuanese and Nepalese, located on the same Himalayan telluric area. They had to overcome a spatial, societal, and cultural rupture following the respective earthquakes of 2008 and 2015. These include the very prominent role of the State in the restoration of the Erwang Temple in Dujiangyan (Sichuan - China) and the societal mobilization in the reconstruction of the Kasthamandap Temple in Kathmandu (Nepal). The inductive and empirical approach chosen makes it possible to raise the question of criteria that identify the different postures of the actors in the reconstruction devices, which, with the help of horizontal or vertical coordination, situate the question of authenticity as identity.

Index by keyword : Erwang, Kasthamandap, temple, earthquake, reconstruction, authenticity

Introduction

1D’une manière générale, la notion de reconstruction se réfère à l’action et l’effet de reconstruire. Au sens figuré cela signifie également imaginer quelque chose autrement. Cependant, dans le cas de sites culturels détruits, la reconstruction a surtout une forte implication symbolique. Elle engage un enjeu important, celui de récupérer (ou pas) les valeurs ou les choses non matérielles et qui, pour une raison ou une autre, ont disparues ou se sont perdues. Il peut s’agir alors d’une reconstruction du tissu social et culturel. À quelles conditions la reconstruction des sites culturels et de leur remise en tourisme, après une rupture due à une catastrophe naturelle, peut-elle s’effectuer à l’identique ?

2Il s’agit de montrer en quoi les différentes organisations des acteurs d’une reconstruction post-sismique, dépendants des gouvernements et/ou de l’organisation sociétale des pays concernés, interviennent dans le respect de l’authenticité lors des reconstructions. La question de l’authenticité interroge alors la valeur patrimoniale au cœur de débats importants qui influencent les processus de reconstruction post-sismique. Dans son travail de recherche sur le rôle symbolique du patrimoine sur l’organisation des territoires impactés par la mondialisation, Édith Fagnoni souligne que le concept d’authenticité se trouve au cœur de ces problématiques. Pour l’auteure, « le mot authentique désigne une qualité intrinsèque telle qu’elle confère autorité aux personnes et aux objets qui la possèdent. L’authenticité est présentée comme une valeur dominante, peut-être parce qu’elle semble plus menacée que jamais, notamment par la prolifération des opinions et des images, par la déconstruction/reconstruction des lieux et par les changements rapides d’échelles » (Fagnoni, 2013).

3L’observation de la reconstruction post-sismique de deux temples, le temple Erwang à Dujiangyan au Sichuan fortement endommagé en 2008, et le temple Kasthamandap à Kathmandu au Népal détruit en 2015, nous permet de questionner la notion d’authenticité dès lors qu’elle est mise à l’épreuve de moments critiques comme des destructions catastrophiques de lieux qui semblent l’incarner. Ces deux temples sont en effet au cœur de l’histoire de deux villes millénaires respectives et représentent de fortes identités locales. Plus généralement, ce travail s’inscrit dans l’essor des travaux de recherche sur la reconstruction qui font suite à la Conférence mondiale de Kobé en 2005 sur la réduction du risque de catastrophe. Ils ont conduit à une amplification de publications telle que la Conférence The World Reconstruction Conference de Genève en 2011 (Moatty, 2014).

4Dans cet article, nous montrons l’impact des différents rôles des acteurs dans l’organisation de la reconstruction. Elle peut se mettre en œuvre d’une manière verticale par une transmission hiérarchique de l’information et des commandements du haut vers le bas, ou au contraire d’une manière horizontale promouvant le potentiel des individus par des mises en commun des décisions. Cette distinction d’ordre organisationnelle, voire managériale pour les sciences de la gestion, concerne les degrés d’investissement de la part des membres d’un groupe ou d’une communauté face à une tâche à accomplir. Pour notre étude, il s’agit de l’implication des habitants face à la reconstruction. L’organisation horizontale qui nous intéresse se situe entre les définitions du leadership horizontal comme « forme d’organisation basée sur la responsabilité individuelle » et celle d’une « forme participative des membres du groupe qui doit aboutir à une forme d’auto-organisation fructueuse » (Slade, 2020). Ces nouvelles formes d’organisation ont pour avantage d’augmenter l’engagement des participants. Nous pouvons rapprocher les constats que nous développons dans cet article au modèle de « l’acteur réseau et la sociologie de la traduction » développés par les sociologues Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour. Leur travail, connu par l’étude de la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs de la baie de Saint-Brieuc, met en relief la mise en réseau de plusieurs acteurs par une « problématisation, un intéressement, un enrôlement et une mobilisation » (Akrich et al., 2006). L’analyse sur l’organisation horizontale observée dans nos analyses pourrait s’en rapprocher.

5Nous nous intéressons également à l’organisation verticale qui est identifiée très explicitement par la hiérarchie du commandement dans les entreprises. Elle consiste à installer une chaîne de commandement (et de prises de décisions) sous une forme pyramidale facilement identifiable. Cette forme d’organisation a pour avantage la clarté et la rapidité des prises de décisions.

6Par ailleurs, le rôle des principaux acteurs sur les dispositifs de reconstruction post-sismique impacte à la fois les différentes valeurs d’héritage patrimonial matériel des bâtiments ou monuments, et les valeurs du patrimoine immatériel tels l’histoire, les pratiques culturelles ou les modes de vie des habitants. La Convention de l’UNESCO de 2003, à travers sa définition du patrimoine culturel immatériel (PCI), rappelle son rôle dans la formation des sociétés : « le patrimoine culturel immatériel (PCI) englobe des pratiques et savoirs dont chacun hérite en commun, et qu’il s’efforce collectivement de faire vivre, recréer et transmettre » (UNESCO, 2022). En ce qui concerne notre analyse de la reconstruction des divers monuments sinistrés, nous nous intéressons en arrière-plan aux rapprochements que nous avons constatés entre l’intervention des acteurs dans la mise en œuvre de la reconstruction et le rapport au patrimoine et à l’authenticité. En effet, la question de l’identité dans un territoire lié à l’authenticité s’impose : « Pour qu’un objet représente le passé et exerce ce rôle de lien entre passé et présent, il doit être vraiment ce qu’il paraît être, sa conservation ou sa restauration, son classement, son inscription, bref sa reconnaissance en authenticité (Guillemard, 2018).

7Rappelons que la notion de patrimoine en Chine ou au Népal est appréhendée de manière différente. Zhang Liang, chercheur et architecte sur les métropoles de la Chine et en architecture et urbanisme comparés, résume bien le propos. Dans la pensée chinoise, le récit historique a plus d’importance que les monuments : « Dans la civilisation chinoise, le culte de la mémoire prend souvent des formes qui n’accordent pas aux constructions prestigieuses des temps révolus la même déférence que celle qui a conduit l’Europe moderne à inventer la notion de patrimoine (…) C’est le passé lui-même qui est le monument. Il est fait par la main de l’homme qui édifie, mais aussi par celle qui écrit en vue du souvenir ». Le passé vit dans le souvenir et cela est plus important que toute réalité matérielle (…) Le monument qui a disparu peut réapparaître dans un autre futur, le temps du souvenir à travers lequel les descendants d’une culture identitaire comme la culture chinoise peuvent sauvegarder leurs propres témoins historiques ». (Zhang, 2003). Plus récemment, Zhang Chaozhi, professeur à l’Institut de management du tourisme à l’université Sun Yat Sen à Guanghou, montre l’évolution de la notion de patrimoine durant les principales périodes qui ont précédé la Chine contemporaine (avant 1949).

8Les Chinois ont toujours préféré parler de cultural relics, terme anglais issu de l’ancien terme chinois 文勿 ou 文物 « wenwu » (sans matérialité) pour désigner dès le Ve siècle av. J.-C., les objets religieux ou rituels liés aux cérémonies. Ensuite, d’autres termes « quqiwu, guwu, gudong, guji » sont apparus au fil du temps pour désigner les objets antiques, bijoux, les vestiges, les monuments historiques, mais aussi le « paysage culturel ». La protection fut rendue nécessaire suite aux vandalismes opérés lors du XIXe siècle, ce qui donna naissance à la notion de « patrimoine ». Est promulguée en 1982 « la Loi sur la Protection du patrimoine culturel attribuant au « wenwu » une valeur historique : sites culturels, tombeaux, objets, œuvres (…), documents manuscrits (…), objets de la vie sociale (...), avec une extension en 2011 sur la sauvegarde du patrimoine immatériel (littérature, arts, festivals, coutumes) » (Zhang Chaozi, 2017).

9Au Népal, le patrimoine ne s’arrête pas au patrimoine matériel (monuments et objets), mais également et surtout au patrimoine immatériel (traditions, expressions, pratiques, représentations, connaissances et compétences vivantes). Ce patrimoine immatériel et religieux nait de l’héritage de traditions orales et des pratiques sociales, des rituels et des évènements festifs. Gérard Toffin, ethnologue et spécialiste des rites au Népal, souligne met bien en surface le rôle social de la fête religieuse : « La notion d’appartenance est primordiale. Le Newar conserve toute sa vie un lien indéfectible avec son village ou sa ville natale (…) Les fêtes ont justement l’occasion de maintenir un lien avec la communauté originelle » (Toffin, 2010). Le rôle de ce patrimoine immatériel est important dans la reconstruction du patrimoine matériel.

10Pour vérifier ces représentations, tant chinoises que népalaises, l’analyse porte sur le lien entre le rôle des acteurs et la qualité de la reconstruction matérielle liée au respect des traditions culturelles, en particulier les rituels religieux. « L’authenticité, telle qu’elle est ainsi considérée et affirmée dans la "Charte de Venise", apparaît également comme le facteur qualificatif essentiel quant à la crédibilité des sources d’informations disponibles. Son rôle est capital aussi bien dans toute étude scientifique, intervention de conservation ou de restauration que dans la procédure d’inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial ou dans tout autre inventaire du patrimoine culturel » (UNESCO, 1994).

11Comment ces reconstructions post-sismiques dépendent-elles des organisations socio-politiques nationales et locales ? En quoi ces reconstructions modifient-elles, dans un contexte de crise, l’authenticité des patrimoines et comment les habitants participent-ils aux restaurations ? Tels sont les questionnements auxquels cet article tente de répondre, à l’aide d’une analyse critique basée sur une approche inductive et empirique.

12Dans une première partie, un rappel des choix méthodologiques de notre approche permet de circonscrire les concepts convoqués et les démarches adoptées pour ce travail, notamment la pertinence d’un croisement de terrains. Deux analyses critiques sont ensuite développées dans la deuxième et troisième partie à partir des dispositifs de reconstruction observés sur les sites sichuanais et népalais, en insistant sur le respect de l’authenticité. L’intérêt du travail proposé a un double objectif. Il peut prétendre ajouter de la connaissance sur un rapprochement de deux terrains peu étudiés dans le secteur himalayen. Il devrait également permettre, grâce aux terrains lointains, de mieux comprendre des processus particuliers de négociation et d’organisation post-sismique.

I. LA RECONSTRUCTION POST-SISMIQUE : APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE

A. LA RECONSTRUCTION POST-SISMIQUE COMME OBJET DE RECHERCHE

13Le géographe devient « indispensable pour analyser la dimension spatio-temporelle des catastrophes », car le séisme et la crise post-séisme qui en découle deviennent un « objet d’étude scientifique » impactant le « sous-système social » concerné, constitué d’habitants, de communautés et ethnies, de groupes ruraux et urbains, et d’organisations sociétales dont l’État » (Dauphiné et Provitolo, 2013). Ces constats impliquent la nécessité d’analyser les transformations dans leur ensemble. Les déterminants géographiques sont bien entendu essentiels pour comprendre un territoire qui possède son propre contexte. La question de la rupture ou de la crise territoriale en géographie est d’autant plus capitale lors d’analyses sur la reconstruction post-sismique. Une des principales caractéristiques des deux séismes étudiés est le contexte sismotectonique commun (Figure 1). Bien que les deux séismes soient très semblables par leurs dégâts matériels majeurs, les ruptures sociétales conséquentes vécues sur des sites culturels furent singulières en fonction de la différence marquée des territoires. Elles peuvent être d’ordre vital pour des questions fondamentales de survie, ou bien d’ordre patrimonial en ce qui concerne les sites culturels (Figures 2 et 3). Rappelons que le séisme est une catastrophe naturelle qui rompt avec le cours ordinaire des choses et qui « peut se penser comme un effondrement des protections naturelles qui résultent des activités humaines (…) une rupture qui introduit une différence qualitative entre l’avant et l’après » (Beucher et Reghezza, 2004).

B. PROCESSUS DE RECONSTRUCTION : ANALYSE CROISÉE DE DEUX TERRAINS

14Le contexte des deux systèmes sociopolitiques sichuanais et népalais diffère respectivement par une structure gouvernementale chinoise très réactive, et par un engagement de la société civile népalaise très engagée auprès d’organisations internationales. Pour aborder l’analyse du rôle des divers acteurs étatiques ou publics dans le cas de la Chine, et des acteurs privés ou associatifs dans le cas du Népal, nous proposons un « croisement de terrains » (approche proposée par Antoine Fleury en géographie) entre ces deux zones, avec pour objectif de mettre en relief une typologie des reconstructions des sites sinistrés et à en dégager une analyse sur le rôle des acteurs face aux diverses ruptures subies. « Comment intégrer le va-et-vient entre des terrains parfois radicalement différents, avec lesquels le chercheur entretient des degrés divers de distance ou de proximité » (Fleury, 2008). Nous pensons effectivement qu’une méthode comparative aurait imposé d’établir des comparaisons sur la base de trop nombreux critères (économie, histoire, culture, langues, État politique). Dans l’analyse de nos deux cas, nous nous focalisons sur certains points particuliers tels que le rôle des acteurs de la reconstruction et le rapport à l’authenticité.

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Figure 1. Les séismes de 2008 (Sichuan) et 2015 (Népal)

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Figure 2. Ruptures « vitales » pour les citadins de la vallée de Dujiangyan (Sichuan)

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Figure 3. Ruptures « patrimoniales » dans la vallée de Kathmandu, Patan et Bhaktapur

C. L’OBSERVATION ET L’ICONOGRAPHIE AU SERVICE DE LA gÉOGRAPHIE

1. L’approche d’observation en géographie

15L’observation des deux terrains analysés devient primordiale. « L’observation mobilise des savoir-faire en matière de description qui sont familiers aux géographes, ce que certains saluent comme des capacités d’observation, de curiosité de patience… (ce qui fait dire à Paul Claval) que la géographie est une science de l’observation » (Morange et Schmoll, 2016). Il s’agit d’observer les sites et les monuments détruits et reconstruits. Pour cela, nous avons adopté ce que, Marianne Morange et Camille Schmoll (2016), appellent une « démarche d’observation exploratoire » : « En géographie, l’observation est souvent mobilisée pour entrer dans un terrain non familier (qui peut être proche ou lointain), formuler des hypothèses et repérer les problématiques pertinentes ».

16Cette démarche d’observation s’est voulue également « flottante » comme le souligne les auteures à propos des travaux de Colette Pétonnet (1982) : « Cette manière de laisser longtemps "flotter" son observation peut être érigée en méthode à part entière : (l’auteure) parle d’observation flottante" pour désigner la méthode qui consiste à rester en toutes circonstances vacant et disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis, mais à laisser "flotter" afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans "a priori", jusqu’à ce que des points de repère... apparaissent et que l’on parvienne à découvrir des règles sous-jacentes ». C’est dans cet état d’esprit que nous avons orienté nos observations.

2. L’iconographie en complément de l’observation

17Nous prenons le parti d’inclure dans nos textes les photographies que nous avons pu prendre ou obtenir afin d’illustrer les dégâts ou dommages, les dispositifs architecturaux reconstruits, les volumes, les détails esthétiques, les couleurs. À propos de ces divers outils d’observation, les géographes Marianne Morange et Camille Schmoll précisent également parfaitement le rôle de l’iconographie, rappelant l’intérêt des « supports visuels et iconographiques de l’observation » : « grâce à ces outils, on pourra revenir à tête reposée sur des images capturées, faire des comptages, repérer des éléments non perçus à première vue, faire traduire des propos tenus dans une langue étrangère ». Le rôle des photographies dans l’exercice de l’observation est donc clairement précisé : « L’observation peut s’appuyer sur les supports visuels, techniquement outillés ou non outillés : ils permettent à la fois de capter des images, des moments et d’approfondir le travail d’observation et d’analyse ».

18Les différentes photographies proposées ont donc pour fonction de donner un complément d’information, tout en rappelant que cette pratique - l’art de photographier - doit bien sûr s’accompagner d’une précaution qui relève de la sémiologie : « En produisant l’image, on est amené à réfléchir à ce qu’on veut montrer, donc à questionner notre propre regard, notre perspective, notre "cadrage" et notre positionnement » (Morange et Schmoll, 2016). Compte tenu de la quantité des détails observés sur les sites détruits ou reconstruits, nous avons pris le parti de donner aux photographies le statut d’illustration aux textes correspondants. Nous ne pouvons pas analyser davantage les signifiants ou signifiés.

D. COLLECTE DE DONNÉES ET ENTRETIENS

1. Chronologie des observations in situ

19Nous avons dû baliser les terrains sur lesquels reposent nos observations et nos analyses en précisant les différentes modalités d’observation, de recueil de données, d’entretiens et de découvertes mis en place durant les différentes périodes de la recherche (Tableau 1). Les données ont pu être observées lors de plusieurs déplacements sur les terrains de recherche (5 au Sichuan, 3 au Népal). En ce qui concerne le Sichuan, nous avons pu échanger en langue chinoise et rencontrer un certain nombre de responsables locaux du secteur touristique (Département du tourisme de l’Université du Sichuan, Institut du Tourisme de Dujiangyan sur les questions du développement touristique de la ville de Dujiangyan, Office de Tourisme de la ville de Dujiangyan, Association du Tourisme rural de Dujiangyan). Concernant le Népal, nous avons contacté institutions népalaises ou étrangères, publiques ou privées impliquées dans les démarches de reconstruction (gouvernement népalais, gouvernements de Patan et de Bhaktapur, Office national du tourisme), en échangeant soit en anglais, en français ou en chinois suivant les interlocuteurs, et avec traducteurs.

SICHUAN

NÉPAL

2006

juillet

(1mois1/2)

Chine : terrain informel (Pinyao, Beijing) : observation spontanée

mai 2008 Séisme Sichuan

2008

juin

(1mois)

Dujiangyan détruit (terrain post-séisme : observation du temple Erwang détruit)

2013

janvier-février

(1mois)

Népal : terrain informel, Vallée de Kathmandu : observation spontanée

2015

Mai

(1 mois)

Chine : Hongcun, Huangshan : observation spontanée

mai 2015 Séisme Népal

2017

mars-avril

Terrain pour la recherche à Dujiangyan (observation du temple Erwang reconstruit) et Vallée Longmenshan

2019

mars-avril

1er terrain pour la recherche à Kathmandu (observation du temple Kasthamandap au début de la reconstruction) et Vallée de Langtang

Crise sanitaire Covid 19 - confinements

2022

mars-avril

2e Terrain complémentaire à Kathmandu (observation du temple Kasthamandap juste reconstruit)

2023

juin-juillet

Terrain de réactualisation à Dujiangyan, Yinxiu et Beichuan

Tableau 1. Déroulé chronologique des terrains chinois et népalais en quatre temps, Auteure, 2023

2. Entretiens avec des responsables de la reconstruction

20La littérature (Saccareau, 2013 ; Zhang, 2017) a permis de mieux circonscrire les deux terrains. Mais des données qualitatives ont permis de construire l’objet observé, à savoir les reconstructions des temples. Pour la Chine, les responsables institutionnels nous ont délivré des informations le plus souvent organisationnelles ou logistiques. Pour le Népal, les responsables de la reconstruction ont plutôt fait état de récits, de confidences, ou de vécus sur les dispositifs (Tableau 2). Nous avons mené à chaque fois un entretien semi-directif ayant pour but de mieux découvrir les périmètres de responsabilités des acteurs interrogés, mais aussi leurs sentiments, impressions ou avis sur les dispositifs mis en place.

 

Nom

Fonction

Thèmes

SICHUAN (CHINE) – DUJIANGYAN 2017

Département du Tourisme de l’Université du Sichuan

YANG Zhenzhi

Professeur

La reconstruction des sites touristiques

Institut du Tourisme de la ville de Dujiangyan

LIAO Yongqi

Professeure

Le développement touristique de la ville de Dujiangyan

Office du tourisme de la ville de Dujiangyan

DAI Zhenyang
ZHAO Yuyu

Responsables

L’activité touristique et le développement rural

Association du tourisme rural de la ville de Dujiangyan

GOU Jian

Responsable

Les objectifs fixés pour le développement touristique de la région

NÉPAL – KATHMANDU 2019-2022

Musée de Patan (Vallée de Kathmandu), Lalitpur

Suresh Lakhe
Sunil Pandey

Directeur
Guide

La protection des reliques culturelles

Mairie de Patan (Vallée de Kathmandu), Lalitpur

Chiri Babu Maharjan

Maire

Les relations interinstitutionnelles

Office de Tourisme municipal de Bhaktapur (Vallée de Kathmandu)

Sharad Khatri

Directeur

Le développement du tourisme culturel

Comité de la reconstruction du Temple Kasthamandap, Kathmandu

Rajesh Shakya
Anie Joshi

Président
Architecte

La gestion de la reconstruction et de l'authenticité

Office international du tourisme du Népal, Kathmandu

Sunil Sharma

Directeur

La reconstruction des temples

Office de tourisme de Kathmandu, Swayambunath District, Kathmandu

Buji Raju

Guide culturel

Le déroulé des reconstructions des temples

Tableau 2. Entretiens auprès de responsables de reconstruction, chinois et népalais, Auteure, 2023

21Que ce soit au Sichuan ou au Népal, le rôle très présent de l’État, ou au contraire son absence, et par ailleurs l’implication des habitants, déterminent essentiellement les caractéristiques des divers dispositifs de reconstruction mis en œuvre. Nous détaillons le résultat des informations de première main ainsi obtenues dans les deux parties suivantes.

22Comment apprécier la mobilisation sociétale et les décisions gouvernementales dans les prises de décisions de reconstruction de monuments aux lourdes charges d’authenticité ? Des questions qui se sont imposées dans l’analyse de la reconstruction post-sismique des temples Erwang et Kasthamandap.

II. L’ORGANISATION VERTICALE DES ACTEURS DE LA RECONSTRUCTION DU TEMPLE ERWANG à DUJIANGYAN (SICHUAN)

A. UNE RUPTURE (IM)MATÉRIELLE POST-SISMIQUE D’UN PATRIMOINE CULTUREL

1. Préalable : la protection du « passé » comme patrimoine, en Chine, au service d’une identité

23En Chine, la reconstruction à l’identique des monuments historiques n’altère en rien le sentiment d’authenticité (à l’inverse du vécu en Occident), et renforce au contraire les caractéristiques historiques et culturelles des lieux concernés. La vision chinoise du patrimoine se retrouve dans sa terminologie (guji), littéralement « traces du passé ». En effet, les institutions nationales pour la protection du patrimoine mènent d’une manière rituelle des actions de sauvegarde de sites impériaux, basées sur la prise en compte du « passé » historique et non pas des monuments eux-mêmes. Les récents travaux de Lingqiong Xie-Fouques à l’EHESS de Paris sont à ce sujet éclairants : « Si progressivement, la valeur architecturale et l’état originel de monuments sont devenus des critères de qualification dans les réglementations, élaborées par des spécialistes formés en Occident et inspirées d’expériences occidentales, ils sont loin d’être une réelle préoccupation dans la pratique de sauvegarde » (Xie-Fouques, 2016). Le chercheur et urbaniste Zhang Liang ajoute : « Dans la civilisation chinoise, le culte de la mémoire prend souvent des formes qui n’accordent pas aux constructions prestigieuses des temps révolus la même déférence que celle qui a conduit l’Europe moderne à inventer la notion de patrimoine » (Zhang, 2003).

2. Le temple Erwang comme patrimoine culturel

24Situé aux abords de la ville, le temple a 1500 ans d’histoire. Sa première construction fut entreprise entre 494 à 498 après J.-C, pendant la dynastie Han orientale, et s’appelait temple wangdici (temple de l’empereur Wang). Par la suite, le temple d’origine servit pour vénérer le gouverneur Li Bing et son fils Li Erlang qui ont construit le système d’irrigation du fleuve Minjiang en 256 avant J.-C., devenu le symbole de la ville de Dujiangyan (Feng, 2011). En 1982, Le Conseil d’État inscrit Dujiangyan dans le deuxième groupe d’unités nationales de protection des reliques culturelles y compris le temple Erwang. En 1994, Le Conseil d’État nomme Dujiangyan ville d’historique nationale, un label géré par le ministère de la Culture de Chine. En 2000, Dujiangyan est inscrite sur la Liste du patrimoine mondial en tant que patrimoine culturel (Lu, 2010). En 2005, le temple Erwang est considéré définitivement comme élément central du patrimoine culturel. Sa connotation religieuse et culturelle est déterminante. Le temple Erwang abrite des moines taoïstes qui pratiquent et enseignent le Dao, philosophie de pensée de Lao Zi (VIe siècle av. J.-C.) et de ses textes « Taodejing ». Cette ancienne religion chinoise reste toujours très présente dans la vie quotidienne. De nombreux temples taoïstes ont été construits dans les collines du mont Qingcheng, au-dessus de Dujiangyan, considéré comme le berceau du taoïsme. En 1958, avec l’accord du Comité de province de Sichuan, Erwang a été inclus dans « la première liste de protection des temples bouddhistes et taoïstes de la province du Sichuan ».

3. Dégâts liés à la topographie du site du temple Erwang

25Le temple est l’un des sites culturels et touristiques les plus importants de la vallée de Dujiangyan qui a été fortement endommagé lors du séisme de 2015. Les divers bâtiments sont situés sur un terrain en pente qui subit en 2008 plusieurs glissements avec d’importantes fissures (Figure 4).

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Figure 4. Les dégâts matériels du temple Erwang

26Globalement, les bâtiments est et ouest, et les chambres d’accueil ont totalement été détruits. Les structures principales furent touchées (salle ancestrale, salle d’exposition des reliques culturelles, salle d’exposition porte Shangxi, salle Lingguan). Certaines parties (temple Laojun, pavillon Shujiang) ont été très endommagées et leurs structures globales furent déclarées définitivement instables (Figure 4). De nombreuses reliques culturelles (sculptures, pierres gravées, écritures, clochers, objets de décorations) sont tombées dans les ruines des immeubles (Zhou, 2011).

27Situés sur un flanc de coteau au bord du fleuve Minjiang et de son système d’irrigation, les divers bâtiments (3 temples principaux et 16 temples secondaires) couvrent une zone de construction de plus de 6 050 m2 dans un parc d’une superficie de 10 200 m2 (Figure 5).

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Figure 5. Topographie du temple Erwang et de son parc, Dujiangyan

28Très rapidement, suite aux dégâts topographiques dus aux fissures et effondrements, les réaménagements du terrain sont réalisés à l’aide de profondes fondations en vue de la consolidation définitive de la future reconstruction des bâtiments sur place (Figure 6).

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Figure 6. Exemple d’inventaires des risques et dégâts du temple Erwang après séisme

29L’histoire et la culture du taoïsme liées au temple constituent un patrimoine immatériel majeur. En effet, dès 1978, avec la réforme et l’ouverture de la Chine, l’État chinois prit en compte l’importance de cette pratique philosophique. Les moines taoïstes du temple Erwang demandèrent de reprendre la propriété du site et la réouverture des activités religieuses. En 1995, la province du Sichuan établit une équipe d’enquête pour régler ce problème afin de rendre la propriété aux moines de temple d’Erwang. Le 12 juin 2000, le comité de gouvernement de la ville de Dujiangyan organise une cérémonie de passation entre le bureau de gestion de reliques culturelles et le comité de temple d’Erwang avec le bureau de notaires locaux. Avec le séisme de mai 2008, l’absence de la tenue des pratiques culturelles engendra une rupture dépassant le seul aspect matériel, mais vécu comme rupture immatérielle par l’impossibilité pour les moines de poursuivre leurs activités rituelles et religieuses. La reconstruction du temple devint alors essentielle. Ces précisions permettent de comprendre pourquoi la reconstruction post-sismique a immédiatement été gérée au plus haut niveau de la province et de l’État.

B. L’ORGANISATION VERTICALE DES ACTEURS D’ÉTAT

30Un des éléments les plus importants dans les processus de reconstruction post-sismique est la nature des acteurs impliqués dans la mise en œuvre de la reconstruction. Les acteurs concernent « l’individu, le groupe, plus ou moins informel ou formalisé, mais aussi l’entreprise, la collectivité locale, l’État » (Noseda, Racine, 2001). Dans ces cas-là, d’une manière générale, le rôle de l’État reste important, et que « celui des échelons intermédiaires n’est pas négligeable non plus. » (…) À cet échelon infranational s’ajoutent des départements (en France) ou provinces (en Espagne ou en Chine), mais aussi des structures intercommunales (pays, métropole, aire urbaine) et des communes comme dans le cas français » (Duhamel, 2018).

31Dans la gestion de catastrophe en Chine, le gouvernement central de l’État agit souvent en premier pour les grandes décisions. Puis, ce sont les niveaux intermédiaires (provinces, villes, communes) qui prennent le relais sur le territoire concerné. Nous ajoutons qu’il s’agit bien d’une organisation verticale dont les acteurs agissent du haut vers le bas, favorisant la réactivité et la rapidité d’action pendant et après la catastrophe. On assiste à une verticalité de la mise en place du dispositif de la reconstruction. Celle-ci fut de fait rapidement rendue possible par la mobilisation des acteurs articulée sur trois niveaux de hiérarchie descendante (Figure 7). Des personnalités de haut rang se rendirent sur place et un éloge soutenu (Figure 8) fut rendu aux Bureaux d’administration d’État du patrimoine culturel de la ville de Dujiangyan et de la province du Sichuan, ainsi qu’aux experts de la protection de la culture patrimoine (Wu et Wu, 2021). Cet acte montre bien l’importance donnée au projet de reconstruction par les responsables locaux. Les projets de restauration reçurent alors une large attention de la part de la communauté internationale dont l’ICCROM, l’ICOMOS, l’Institut de préservation des biens culturels de Tokyo. De nombreux experts se greffèrent sur le projet de reconstruction.

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Figure 7. Tableau catégoriel des acteurs de la reconstruction du Temple Erwang, Auteure, 2023

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Figure 8. Valorisation des acteurs de la restauration du temple Erwang

C. LA CHRONOLOGIE D’UNE RECONSTRUCTION MINUTIEUSE

32La reconstruction fut confiée au Bureau provincial de Dujiangyan des reliques culturelles par le Bureau de l’Administration d’État des reliques culturelles pour l’ensemble des bâtiments du temple Erwang.

Date

Phases de la reconstruction

Détails

Mai 2008

Destruction du temple Erwang

Les organisations d’État agissent très vite pour les secours, la récolte des données de terrain sur l’état d’endommagement, la protection des lieux, le sauvetage des divers temples, et également la récupération des reliques tombées dans les gravats.

Juin 2008

Enchaînement de réunions avec administration de la gestion du patrimoine et Mairie de la ville de Dujiangyan

Nettoyage et mise en sécurité (jusqu’à novembre 2008)

Les principaux financements d’État sont très rapidement débloqués. Simultanément, la gestion de la reconstruction est immédiatement confiée à des experts chinois des reliques culturelles (Bureau provincial de Dujiangyan des reliques culturelles).

Juillet 2008

- Le Bureau municipal des reliques culturelles de la ville de Dujiangyan est identifié comme unité propriétaire du « Projet de sauvetage et de protection du groupe de bâtiments anciens du patrimoine culturel de la ville de Dujiangyan » 

- La mairie de la ville de Dujiangyan prend en charge la planification des travaux de restauration.

- Mise en accord de la phase I de la restauration. De juillet à novembre, les premiers travaux de nettoyage et d’élimination des risques sont menés.

Le Bureau provincial de Dujiangyan des reliques culturelles engage des démarches auprès du Bureau de l’Administration d’État des reliques culturelles pour une restauration urgente.

Octobre 2008

- Une consultation est organisée auprès des habitants. La récolte et l’exploitation des commentaires sont organisées.

Mise en place d’une demande de commentaires pour le « plan de planification ». Ce sera la seule démarche tournée vers les habitants.

Mai 2009

- Véritable phase de démarrage des travaux

- Mise en accord de la phase II de la restauration

En mai, soit une année après le séisme, le Bureau provincial des reliques culturelles du Sichuan conclut un accord pour la deuxième phase de la restauration du temple Erwang engage, peu de temps après, la restauration du temple dédié aux cérémonies.

Juillet 2009

Accord pour la restauration de la « Chambre ancestrale »

Durant l’été, la restauration intégrale des bâtiments anciens est réalisée.

Décembre 2009

Travaux des sols (géologiques) / lancements des travaux des différents bâtiments

Janvier 2010

Accord pour la restauration d‘éléments principaux (grande salle et porte)

En janvier, le Bureau provincial des reliques culturelles du Sichuan publie son accord pour la reconstruction des bâtiments secondaires (les salles Qinyan et Yangong et la porte Houshan).

Aout 2010

- Fin des phases I et II de la restauration

- Le 18 novembre 2010, une cérémonie d’achèvement de tous les travaux de restauration du temple d’Erwang est organisée.

Tableau 3. Étapes de la reconstruction du temple Erwang (Sichuan), Auteure, 2023

33La reconstruction du site du temple Erwang fait partie des plus rapides en Chine (Tableau 3). Immédiatement après le séisme, l’Administration d’État des reliques culturelles lance un premier mot d’ordre pour la procédure de restauration : « Nettoyer, Concevoir, Construire de manière simultanée pour gagner du temps » (Zhou, 2014). Dès la fin du mois de juillet 2008, soit moins de deux mois après le séisme, la première phase des travaux de protection du temple Erwang est engagée (Figure 9).

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Figure 9. Une reconstruction rapide du temple Erwang (Sichuan), Auteure, 2023

D. UN EXEMPLE DE RECONSTRUCTION POST-SISMIQUE AU SERVICE D’UNE AUTHENTICITÉ HISTORIQUE

34En 1964, la Charte de Venise permit d’accepter toute reconstruction de patrimoine « lorsqu’elle est l’expression d’un usage ou d’une pratique maintenant la valeur culturelle. Mais elle n’en préconise pas moins une « approche prudente au changement. (Mais) en fait de monuments anciens, il vaut mieux consolider que réparer, mieux réparer que restaurer, mieux restaurer que refaire... ». (Cameron, 2017). C’est le parti pris adopté par le Bureau provincial de Dujiangyan des reliques culturelles insistant sur l’importance de respecter l’authenticité du Temple Erwang en parallèle à une reconstruction rapide. Ce fut immédiatement le mot d’ordre lors des travaux. Les bâtiments qui ont pu garder le style architectural de la période de la dynastie Qing, malgré plusieurs incendies dans le passé, protégeaient un nombre important de statues en bois, dont celle du fondateur de l’irrigation d’eau Li Bing. Les restaurateurs récupèrent et réutilisèrent au maximum les divers matériaux endommagés du temple, en ajoutant de nouveaux éléments neufs suivant l’avis d’experts (Figure 10). 70 % des éléments constituant les divers temples du site ont été reconstruits avec des éléments récupérés.

35Tout le long de cette reconstruction, une réflexion a été menée : « pour qu’un objet représente le passé et exerce ce rôle de lien entre passé et présent il doit être vraiment ce qu’il paraît être… sa conservation ou sa restauration, son classement, son inscription, bref sa reconnaissance en authenticité » (Guillemard, 2018). En novembre 2010, la restauration est finie. Le temple retrouve alors 100 % de la forme identique comme avant le séisme. Le financement de la reconstruction du temple fut totalement financé par l’État chinois et s’éleva à 1 milliard yuans (équivalent à 140 millions dollars US à cette date). La reconstruction du temple Erwang fut d’autant plus efficace que la rapidité et l’organisation verticale d’État de la reconstruction n’ont pas empêché le respect de l’authenticité historique des lieux sinistrés.

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Figure 10. La recherche de l’authenticité historique dans la reconstruction du temple Erwang

III. L’ORGANISATION HORIZONTALE DES ACTEURS LOCAUX DU TEMPLE KASTHAMANDAP à KATHMANDU (NÉPAL)

A. UNE RUPTURE CULTURELLE POUR LES HABITANTS

1. Préalable : l’expérience récurrente des reconstructions des temples au Népal

36Au Népal, la reconstruction des sites endommagés relève de paramètres sociétaux traditionnels et culturels pour lesquels toute rupture soudaine ampute la qualité du patrimoine immatérielle. La reconstruction post-sismique est historiquement habituelle au Népal. Comme le rappelle l’anthropologue et historienne Anne Vergati, les nombreux séismes survenus au Népal ont provoqué la destruction et la disparition de dizaines de temples, dont notamment à Bhaktapur lors du puissant séisme de 1934 (Vergati, 2005). La majorité des temples a été rénovée en reconstruisant des fondations anciennes et à plusieurs reprises. Citons l’exemple du temple Trailokya Mohan Narayan détruit en 2015 qui, en réalité, avait déjà été reconstruit antérieurement. L’auteure avait comparé l’existant des temples contemporains présents à Kathmandu à un dessin de XIXe siècle réalisé par un médecin anglais, constatant alors que certains temples avaient été reconstruits in situ et que d’autres avaient complètement disparu. À l’exception des séismes, la plupart des destructions de temples, tous construits en bois, étaient due aux incendies. Mais pour garder l’authenticité des temples, les Népalais ont toujours conservé les fondations pour les reconstructions.

2. Le temple Kasthamandap, un abri historique pour les habitants de Kathmandu

37Ce temple a joué un rôle important dans la naissance de la ville de Kathmandu. C’est l’un des plus anciens temples au monde à l’ossature complète en bois. « Kasthamandap » en langage Newar Maru Satah signifie l’Abri de bois de Maru (nom d’un quartier historique de Kathmandu des plus fréquentés), serait à l’origine du nom de la vallée de Kathmandu. Il est situé dans le Durbar Square de Kathmandu. Les fouilles qui furent menées après la destruction due au séisme de 2015 ont mis au jour des objets laissant croire que les premières constructions dateraient du VIIe siècle pendant l’ère Lichavi (Joshi et al., 2021). Composé de trois toits massifs, le bâtiment datant du XVIIe siècle abritait un sanctuaire de Gorakhnath, Saint hindou vénéré au Népal et en Inde pour sa performance de yogi.

38Avec son espace ouvert traversant, le bâtiment est considéré comme un lieu de repos pour les commerçants tibétains et indiens, comme carrefour des deux principales routes reliant le Tibet et l’Inde (Figure 11). Ce lieu est un marché très vivant ainsi qu’un lieu de rassemblement de fêtes religieuses. Kasthamandap servit également de lieu de transmission aux rois du Népal qui publiaient des actes héroïques ou religieux (Rizal, 2015). Les rituels religieux font partie intégrante de la culture des Népalais, 80,6 % d’entre eux sont hindouistes et 10,7 % sont bouddhistes. La reconstruction du temple s’est imposée, bien avant celles des autres temples du Dubar Square.

3. Dégâts de l’architecture des Dubar Square

39Le double séisme de 2015 a détruit totalement ou endommagé partiellement de multiples habitations (près de 2 700 maisons gouvernementales et plus de 500 000 maisons privées détruites) et de temples ou sites historiques.

Secteur de protection de monuments

Effondrés

Partiellement endommagés

Total

1

Hanumandhoka (Kathmandu) Durbar

9

9

18

2

Patan Durbar

5

6

11

3

Bhaktapur Durbar

7

12

19

4

Pashupati

3

60

63

5

Changu Narayan

6

2

8

6

Swayambhu

6

12

18

7

Bouddha

0

2

2

Total

 

36

103

139

Tableau 4. Les monuments détruits ou endommagés dans la Vallée de Kathmandu. (Source : Rapport UNESCO, 6 juin 2015)

40Une partie des monuments enregistrés au patrimoine mondial de l’UNESCO a été détruite (Shakya, 2022). Plus de 700 monuments ont été endommagés. 80 % des temples et des monuments historiques à Katmandu et à Bhaktapur ont été détruits et 50 % des temples du Dubar Square de Patan se sont effondrés. Le temple Kasthamandap en fait partie (ligne 1 du Tableau 4 / Figure 11).

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Figure 11. Le temple de Kasthamandap et sa destruction

B. L’HORIZONTALITÉ DANS L’ORGANISATION DES ACTEURS DE LA RECONSTRUCTION

41La résilience est la « capacité d’un système ou d’une société à faire face à une catastrophe, et à se remettre rapidement du choc » (Dauphiné et Provitolo, 2013). C’est le constat qui apparut au lendemain de ce double séisme. En effet, quelques mois seulement après sa destruction, les habitants du quartier montrent leur grande volonté de reconstruire rapidement l’édifice et créent le Comité de Reconstruction de Kasthamandap (Figure 12).

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Figure 12. Le Comité de reconstruction de Kasthamandap (KRC)

42Face à cette initiative populaire et malgré ses bonnes intentions, la ville de Kathmandu, craignant de ne pas pouvoir contrôler la qualité de la reconstruction, veut alors prendre le relais. Or les habitants, étant traditionnellement organisés sous forme de guthi, occupèrent très vite une place importante dans les décisions locales. Le système « guthi » (Goṣṭhī en sanscrit) fut historiquement la première des « organisations traditionnelles socioculturelles et économiques pour le bénéfice de la communauté Newar » (Scott, 2019). Par le biais des guthi, les habitants se réunirent très vite et voulurent participer au plus près aux projets de reconstruction du temple. Cette organisation permit l’expression d’avis et de souhaits des habitants pour leur temple. Trois années de discussion seront nécessaires avec les acteurs institutionnels (le Gouvernement d’État et le ministère de la Culture, du Tourisme et de l’Aviation civile, l’Autorité de reconstruction nationale (NRA), le Département d’archéologie (DoA) et la Kathmandu Metropolitan City (KMC), les acteurs religieux et les experts. Il faut noter que le Premier ministre, le ministre du Tourisme, le chef de projet et le Maire de Kathmandu étaient tous membres du même parti politique, le Parti communiste du Népal. Nous pouvons parler d’une organisation horizontale de la reconstruction (Figure 13).

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Figure 13. Tableau catégoriel des acteurs de la reconstruction du Temple Kasthamandap, Auteure, 2023

C. UNE CHRONOLOGIE AU RYTHME DE LA CONCERTATION

43« La reconstruction prend en général plusieurs années. Elle se distingue des phases de post-crise et de réhabilitation, limitées au rétablissement provisoire des fonctions vitales de la société et au relogement. La reconstruction est un processus, spontané ou planifié qui peut prendre deux formes principales (Clinton, 2006), refaire à l’identique ou bien imaginer les choses autrement (Moatty, 2014). Ce sera le débat qui animera les rencontres entre les différents acteurs. L’essentiel du déroulé de la mise en place du dispositif de reconstruction du temple Kasthamandap s’appuie sur les différents rapports et articles dont principalement les témoignages de Rajesh Shakya (Figure 12), président du Comité de reconstruction et également membre de l’Assemblée de la région de Kathmandu. À cela, s’ajoutent les témoignages de Asmita Manandhar, écrivaine et poète népalaise, et de Dipesh Risal, journaliste népalais du journal Kathmandu Post.

Date

Phase dans la reconstruction

Détails

Avril-Mai 2015

Destruction du temple

Février 2016

Le journal Annapurna Post annonce le plan architectural de la reconstruction

Octobre 2016

Adoption du budget

Estimé à 100,5 millions roupies népalaises (1,4 million dollars US)

Décembre 2016

Fouilles des ruines (Département d’archéologie DoA, Université de Durham).

Des éléments trouvés lors de la fouille permettent de remettre en question la datation du site (XIIe siècle) pour le situer au VIIe siècle.

Mai – Décembre 2017

Accord des 4 parties : Le Comité de reconstruction de Kasthamandap (KRC) est désigné comme responsable de la reconstruction, mais reste sous surveillance

L’Autorité de reconstruction nationale (NRA) conteste : « S’il n’y a que le Comité des habitants pour ce projet, je pense que cela ne peut pas fonctionner, il faut le soutien de l’État.

Décembre 2017

Tous les acteurs restent déterminés à travailler ensemble, l’esprit de préservation des patrimoines matériels et immatériels restant le mot d’ordre de la reconstruction

Le ministre du Tourisme : « Le département d’archéologie est dans le projet, mais c’est le Comité des habitants qui décide des organisations de travail. »

Aout 2018

Autorisation de l’usage du bois

La reconstruction, qui devait démarrer en 2018, donne toujours lieu à beaucoup de réunions administratives entre la mairie de Kathmandu et le KRC. Des mois furent encore nécessaires pour envisager le début des travaux de reconstruction.

Novembre 2018

Prière de lancement shuvarambha puja

Trois années de discussions

Avril 2019

Début de la reconstruction

Les travaux de reconstruction démarrent réellement en avril 2019

2020-2021

- Avancements des travaux (durant la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid19, les travaux ont pu reprendre après les 5 mois du premier confinement) (Figure 15).

- La reconstruction du bâtiment se termine fin 2021 le temple n’est pas ouvert au public

Le KRC obtint la permission de travail avec des voitures de location pour le transport des matériels et du personnel, la majorité des artisans les plus réputés venant de Bhaktapur

Le temple n’est encore pas ouvert au public

Avril 2022

- Fin de la reconstruction

- Inauguration (Figure 15).

Le 4 avril 2022, Madame Bidya Devi Bhandari, Présidente du Népal (depuis 2015), membre du Parti communiste du Népal, inaugure le temple Kasthamandap au public

Tableau 5. Étapes de la reconstruction du temple Kasthamandap (Népal) , Auteure, 2023

44La gestion horizontale du dispositif de reconstruction de Kasthamandap par le KRC a engendré de nombreuses réflexions, de contestations et de multiples désaccords. Rajesh Shakya, responsable de Comité voulut rendre prioritaire les implications sociales et culturelles de la reconstruction en insistant lors des concertations sur les questions d’authenticité des matériaux à utiliser en respect des pratiques des habitants (Tableau 5). De son côté, le ministre de la Culture du Népal, Rabindre Adhikari, qui était conscient du retard pris voulait ne pas perdre de temps. Pour le financement de la reconstruction, il fut même décidé de mettre en place une collecte des habitants pour donner « l’exemple d’une reconstruction du patrimoine national menée par la communauté des habitants ».

45Au cours du temps de la décision, des désaccords entre les habitants et le gouvernement nécessitèrent plusieurs réunions (Figure 14). Ce n’est qu’à l’occasion d’une shuvarambha puja (cérémonie de lancement du chantier) organisée le 8 novembre 2018, date qui correspond au premier jour du Nouvel An des Newars, le Népal Sambat 1139, que fut déclaré le commencement des travaux de reconstruction (Figures 14 et 15). En conclusion, il aura fallu quatre années de délibérations, réunions, conflits puis accords pour environ trois années et six mois de reconstruction (Figure 16) dont le coût fut estimé à 100,5 millions roupies népalaises (1,4 million dollars US). L’architecte Anie Joshi témoigne : « il y a peu de chances qu’il y ait à l’avenir d’autres projets comme celui de la reconstruction de Kasthamandap. Ce projet était un cas exemplaire de solidarité de tous les partis, un modèle de réussite de collaboration entre le gouvernement et les habitants. Il s’agit d’une reconstruction à la fois matérielle et immatérielle ». C’est l’aspect très positif d’une reconstruction qui a pu se dérouler lors de ces différentes années en conciliant tous les enjeux liés à l’authenticité du monument.

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Figure 14. Concertations et débuts de la reconstruction du temple Kasthamandap

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Figure 15. Période covid19 / Inauguration du temple Kasthamandap reconstruit, 2020-2022

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Figure 16. Étapes de la reconstruction du temple Kasthamandap (Népal), Auteure, 2023

D. UN EXEMPLE DE GESTION DE LA RECONSTRUCTION VS AUTHENTICITÉ

46Avec les catastrophes naturelles, le « patrimoine culturel mondial subit de lourdes pertes. Malgré l’opposition traditionnelle des professionnels, les décisions du Comité du patrimoine mondial et de l’UNESCO traduisent un changement d’attitude plus favorable à la question de la reconstruction des sites endommagés ou détruits. La destruction planétaire du patrimoine culturel, qui prend actuellement une ampleur sans précédent, repose la question de savoir s’il faut ou non reconstruire les sites importants pour leur redonner sens comme ce fut le cas lors du séisme de 2015 dans la vallée de Katmandou au Népal, qui a touché des centaines de structures du site du patrimoine mondial » (Cameron, 2017). Reflétant les décisions de l’UNESCO, la reconstruction du temple Kasthamandap a pu être envisagée dans sa totalité avec la question de l’authenticité placée au cœur des décisions. Il est intéressant de noter ce que Kai Weise, architecte et défenseur actif de la gestion des risques de catastrophe des sites du patrimoine culturel et président du National Committee of International Council on Monuments and Sites (ICOMOS), déclara au Comité de reconstruction du Kasthamandap à propos de la lenteur du dispositif de reconstruction : « La restauration de tels héritages culturels n’est pas quelque chose qu’il faut précipiter. Bien qu’il y ait eu une impasse de trois ans pour diverses raisons politiques, le bon côté était qu’il y avait suffisamment de temps pour faire des recherches » (Manandhar, 2018). En conclusion, les diverses mises en accord sur la reconstruction ont eu pour bénéfice d’avoir permis aux acteurs une réflexion approfondie sur le respect de l’authenticité. Ce fut le cas à propos de l’édification de nouveaux poteaux de soutènement du bâtiment et de la restauration ou du remplacement de la statue de Gorakhnath, détruite.

1. L’horizontalité des décisions dans l’ossature intérieure en bois du bâtiment

47Rappelons qu’un an après le séisme, dès les premiers débats de projets de reconstruction, la ville de Kathmandu s’était préparée à lancer un appel d’offres pour la reconstruction du temple selon un plan auquel la communauté locale s’est opposée avec véhémence pour défendre la valeur culturelle de ce site patrimonial. L’initiative communautaire s’est opposée à la construction contractuelle visant à utiliser de l’acier et du béton dans la reconstruction du temple, étant persuadés qu’avec une reconstruction sous contrat, le temple risquait de perdre son authenticité. « Si le projet avait été confié dans le cadre d’un contrat, le temple n’aurait rien conservé de son essence ». Ainsi s’exprime Rajesh Shakya, président du KRC, réitérant son engagement à utiliser des méthodes de fabrications artisanales traditionnelles afin de préserver le patrimoine matériel et immatériel. Le projet initial, conçu dans un climat post-sismique, avait pour objet principal d’anticiper aux séismes à venir. Aussi, l’idée du « tout béton » fut évoquée. Après un long débat, cette procédure de reconstruction fut abandonnée.

48Ce récit montre que l’importance de la reconstruction d’un patrimoine doit dépasser le seul aspect matériel (ou visible) et ne pas ignorer ce que l’on pourrait qualifier de patrimoine immatériel, à savoir les rites culturels et religieux des habitants. Il fut alors décidé que le principe de la reconstruction reposerait sur une pratique traditionnelle d’une base de poteaux solides en béton, habillés de poutres en bois sculptés. Il fut donc projeté d’installer au plus vite les quatre piliers de fondation, mais la question de l’essence du bois de reconstruction fut alors au cœur de nouvelles divergences (Figure 17). « C’est un bois spécial qui vient du sud du Népal. Cela a retardé un peu. Autrement, nous étions presque restés dans le planning prévu », confiait l’architecte Anie Joshi. La décision fut prise d’utiliser du bois provenant de diverses forêts des districts de Bardibas, Mahottari, Rautahat et Sarlahi (Shakya, 2022).

2. La question du sanctuaire de Gorakhnath au cœur du respect de l’authenticité

49La question de l’authenticité a été posée également à partir de la destruction de la statue de Gorakhnath située au cœur même du temple. Le temple Kasthamandap n’est pas un temple, mais il protège tout de même la statue de Gorakhnath dont, apparemment, il semble difficile de déterminer quand elle y fut installée (Figure 17). Or, cette statue fut cassée en deux morceaux lors de l’effondrement du temple. La question de sa réfection ou de son remplacement fut alors au centre de nombreux débats entre les différents acteurs de la reconstruction, les hommes religieux et les habitants. Considéré comme Saint hindou, sa présence est vénérée par les habitants newars : « Dans la religion népalaise, on ne répare pas les statues détruites ».

50Le KRC a tout de même décidé de refaire cette statue en une seule pièce, ce qui fut refusé par les habitants. La discussion dura trois mois. Le conflit s’étendit jusqu’aux leaders religieux : « Nous avons consulté des livres manuscrits sur la réfection des statues qui décrivent les procédures de reconstruction. Pour garder l’authenticité, on doit utiliser le même matériau, utiliser la même technique de reconstruction. Ainsi, on peut garder notre patrimoine » (Bajracharya, 2022). Les habitants favorables au remplacement répliquèrent : « Nos textes religieux dictent que si la statue est détruite sur plus d’un ou deux pouces, vous devez cesser de l’adorer et installer une nouvelle statue, c’est pourquoi nous avons décidé d’en faire une nouvelle ! ». Dans ces méandres d’échanges d’argumentaires pour ou contre les changements de la statue de Gorakhnath, nous voyons que l’organisation horizontale est une volonté des différents acteurs publics ou privés, non hiérarchiques, de mettre en scène une organisation de type coopérative égalitaire. Animées d’une forte volonté de communiquer avec les différents acteurs politiques et en refusant de planifier un appel d’offres, les communautés d’habitants ont réussi à conserver une autonomie dans la reconstruction afin qu’elle reste totalement authentique et traditionnelle.

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Figure 17. La gestion de l’authenticité des matériaux et de la statue du temple Kasthamandap

Conclusion

51Lors de la mise en place des dispositifs de reconstruction post-sismique des sites culturels endommagés ou détruits, les prises de décision dépendent de la nature et de l’action des divers acteurs impliqués. Les démarches verticales ou horizontales adoptées dans la gestion des décisions interrogent les modalités de la reconstruction en rapport avec des enjeux plus ou moins aigus de conservation de l’authenticité.

52Le regard croisé des deux sites sichuanais et népalais dans leurs restaurations ou reconstructions post-sismiques met en relief deux processus différents. Au Sichuan, l’efficacité du traitement vertical de la gestion des décisions a permis une récolte d’expertises élaborées auprès de spécialistes étrangers afin de respecter une authenticité architecturale. Au Népal, le temps long de la reconstruction, dû à une coordination horizontale et sociétale mettant en scène de multiples acteurs de postures différentes, a mis au cœur des débats la question de l’authenticité comme identité. Après ce premier croisement des deux terrains élaborés dans le cadre de cette recherche, il est possible de mieux saisir, dans un contexte post-sismique, les critères sur lesquels se basent les gouvernants ou les habitants pour gérer l’authenticité des sites sinistrés.

53Certains degrés d’authenticité peuvent identifier une reconstruction à l’identique : « la reconstruction « à l’identique » consiste à faire « comme si rien ne s’était passé ». (Et) Il se peut aussi que la reconstruction sur place et à l’identique soit la seule possibilité pour certaines communautés précaires et fréquemment sinistrées qui ne peuvent pas envisager de reconstruire ailleurs, ni même différemment » (Moatty, 2014). C’est le cas du temple Erwang, dont la restauration a permis une reconstruction d’une authenticité à l’identique qui, nous l’avons vu, a été indispensable pour l’identité territoriale culturelle historique de la ville de Dujiangyan. D’autres degrés d’authenticité peuvent être définis comme identité sociétale liée aux pratiques culturelles : « Intervenir sur les lieux, ville et morceaux de ville, quartiers, bâtiments, monuments, édifices, porte atteinte à la fois à l’identité et à l’authenticité. L’identité d’un lieu est définie par son histoire, son utilité, son esthétique. L’authenticité signifie que l’on parle d’une œuvre originale et non d’une imitation » (Fagnoni, 2013). C’est le cas du temple Kasthamandap, dont la question de l’authenticité à propos de l’œuvre originale est l’objet d’une forte identité territoriale vitale de la ville de Kathmandu.

54Ces reconstructions post-sismiques sont finalement le plus souvent enchevêtrées, à la recherche à la fois d’une authenticité, mais aussi de l’identité du territoire. Finalement, la poursuite de ces travaux par l’approche inductive sur d’autres études de cas devrait permettre de déterminer une critériologie de l’authenticité liée la nature des dispositifs de la reconstruction post-sismique.

BIBLIOGRAPHIE

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56Bajracharya, N. (2022). What the new debate in Kasthamandap reconstruction means to Kathmandu heritage? Kathmandu : Onlinekhabar, n° January 20.

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Rapports

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To cite this article

Bingxin HE, «L’authenticité discutée au cœur de la reconstruction post-sismique de sites culturels : regards croisés sur les temples Erwang (Sichuan) et Kasthamandap (Népal)», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 81 (2023/2) - Varia, 91-114 URL : https://popups.ulg.ac.be/0770-7576/index.php?id=7119.

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