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Écologie du corps et nouvelle géographie des villes
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Longtemps oublié par la géographie, le corps est pourtant omniprésent dans le paysage des villes. Il influe sur l’organisation de leurs espaces. Sa pression, accentuée par le développement récent d’une idéologie corporelle très vivace, propice à son exposition et à diverses activités sportives ou ludiques, s’exerce sur le pouvoir urbain. Ce dernier apporte des réponses aux aspirations corporelles des citadins. Les villes s’ouvrent, leur voirie s’équipe pour recevoir des cohortes de marcheurs, joggeurs, skateurs, rollers et cyclistes. L’automobile recule devant des transports publics qui agrègent les corps. Les moindres espaces libres se transforment en aires d’expression corporelle : places, trottoirs, jardins et parcs accueillent des corps alanguis, indolents, pressés ou agiles ; parfois les corps meurtris des sans-abris. Une enquête réalisée à Bordeaux éclaire cette culture du corps. Ses résultats argumentent l’hypothèse selon laquelle ce nouvel ethos devient force politique et occupe la béance d’une démocratie locale qui peine à émerger.
Abstract
For a long time, geography ignored the body. It is omnipresent in the landscape of cities. It influences the organization of their spaces. Its pressure on urban power is accentuated by the recent development of a very lively corporeal ideology that is favorable both to the exhibition of bodies and to various playful and sporting activities. Urban authorities provide answers to townsfolk’s corporeal aspirations. Cities open themselves and tool up in order to welcome cohorts of walkers, joggers, skaters, rollers, and bicycle-riders. Cars recede in front of public transport that aggregates bodies. The least free spaces turn into corporeal expression areas: squares, sidewalks, gardens and parks welcome languid, indolent, agile, or hurried bodies, and sometimes also the bruised bodies of homeless people. A survey conducted in Bordeaux sheds light on this body culture. It argues in favor of the idea that this new ethos has become a political force filling the vacuum left by a local democracy that is struggling to emerge.
Table of content
Introduction
1Longtemps ignoré par le propos géographique, le corps humain figure pourtant au premier rang des réalités concrètes de l’espace, que l’on considère ce dernier dans sa dimension de nature ou de produit social (Lefebvre, 1974). Mieux encore, le corps est, directement ou subrepticement, inspirateur et promoteur des formes de l’espace socialisé et de nombre de ses fonctions : habiter, circuler, produire et reproduire, se récréer, etc. S’il s’agit là d’un constat déjà ancien (Boltanski, 1971 ; Le Breton, 1990 ; Shilling, 1993 ; Duncan, 1996 ; Pile, 1996 ; Callard, 1998 ; Nast et Pile, 1998), les décennies récentes ont enregistré une montée en puissance de la présence et des exigences du corps dans la ville contemporaine (Andrieu, 2006 ; Juvin, 2005). Cet article qui débute par une présentation des implications du corps dans la mécanique sociale et spatiale, plaide en faveur de sa prise en compte par le propos géographique. Une série d’entretiens, menés à Bordeaux, mettent en lumière ce rôle, devenu majeur, des corps dans la ville. Les politiques publiques d’urbanisme, tant par les réalisations techniques qu’elles multiplient que par la réglementation qu’elles produisent, marginalisent de plus en plus l’automobile au bénéfice des transports en commun, de la bicyclette et de la marche, surtout dans le cœur très citadin des agglomérations. Si tous les types de déplacements (travail, tâches domestiques, etc.) vont dans le sens de cette sorte de triomphe de la corporalité, les déambulations et activités sans autre but que le loisir et le plaisir (en forte croissance dans la ville) le manifestent de façon encore plus flagrante. Dès lors, on ne s’étonnera pas que notre recherche sur la nouvelle écologie du corps dans ses liens à la ville mette surtout l’accent sur ce type de pratiques, d’autant plus que nos interlocuteurs, eux-mêmes, parlent avec beaucoup d’éloquence et de spontanéité de cette forme de mobilité impliquant quasi exclusivement les usages du corps. Ces entretiens éclairent donc la manière dont une corporalité envahissante s’installe dans les espaces urbains jusqu’à devenir une véritable arme politique comblant le vide d’une scène locale sur laquelle la démocratie participative peine à trouver sa place.
I. Corps et production de l’espace
2Pragmatiquement et visuellement décelée par une simple observation des paysages de la ville contemporaine, l’ampleur des impacts du corps sur les espaces urbains se trouve confirmée par les résultats de nos enquêtes. Avant de les livrer, il convient de rappeler, de façon plus théorique, que le corps intervient au moins à quatre niveaux dans la production sociale des espaces géographiques.
A. Les quatre fonctions du corps socio-spatial
3Primo (1), les corps affirment leur présence dans l’espace terrestre. Ils en sont, à part entière, un élément constitutif, une force génératrice de sa production et de ses dynamiques. D’ailleurs, le corps est espace, ne serait-ce que celui qu’il occupe. Il décrit aussi des spatialités, celles de ses stations, de ses mobilités, celles des interactions sociales qui se déroulent au quotidien et dont il constitue l’articulation maîtresse entre sujets, groupes et espaces. Les formes de la rue, de la route et des chemins, celles des appartements et des pièces d’habitation, des ateliers, des bureaux et des usines, des lieux d’échanges et de récréation épousent les mesures du corps, de sa gestuelle et de ses possibilités de déplacement.
4Secundo (2), en tant qu’organisme vivant, le corps établit avec les milieux physiques de la planète un système d’échanges, des rapports écologiques. C’est ce qu’avaient observé nombre de géographes du début du XXe siècle (Vidal de la Blache, 1922 ; Brunhes, 1934 ; Sorre, 1947). Pour eux, l’adaptation des corps humains à leurs milieux de vie, leur approvisionnement en denrées alimentaires, les problèmes liés à la santé et à la maladie, relevaient d’une sorte d’écologie humaine. L’anthropologie contemporaine a revisité ces questions en insistant sur leur dimension socioculturelle (Ségaud, 2007).
5Tertio (3), le corps est, à la fois, la source et le médium de toute connaissance (sensible et intellectuelle), des perceptions et d’une bonne partie des représentations mentales (Paquot, 2006). C’est un outil de communication et d’interaction sociale, de savoir. Ce dernier registre annonce et prépare le quatrième, à savoir sa fonction identitaire.
6Quarto (4), la fonction identitaire du corps mérite de s’examiner sous deux angles. D’une part, en tant que productrice d’une image singulière, originale, porteuse de distinction sociale pour l’individu. Il s’agit de l’idée d’ipséité de Paul Ricœur (1990). D’autre part, au titre d’une sorte d’incorporation par tout sujet de sa propre condition sociale, de son habitus (Bourdieu, 1980) que traduit l’hexis corporelle, soit l’ensemble des règles régissant le comportement physique. À certains égards, l’on retrouve dans cet effet structurant des conditions objectives de l’existence de chacun, un aspect du principe de la « mêmeté » identitaire dont parle aussi Ricœur : rester soi, le même, au fil du temps.
7Si les géographes ont longtemps oublié le corps (Di Méo, 2010), c’est en partie parce que trop cartésiens, ils ont exagérément ignoré les enseignements de Baruch Spinoza. L’on sait que René Descartes envisage le corps comme une machine, comme une mécanique distincte de l’esprit, de la conscience, bref de la raison (logos), bien que placé sous sa gouverne. En revanche, Baruch Spinoza ne sépare pas le corps de l’esprit qu’il appelle l’âme. Il lui reconnaît une capacité sensible, voire sensorielle, laquelle lui confère une part d’autonomie dans le jeu complexe de ses rapports avec la conscience. Cette avancée spinozienne est précieuse dans la mesure où elle invite à considérer le corps comme un protagoniste actif des procès et des systèmes socio-spatiaux. De fait, à notre époque, un nouvel ethos urbain et identitaire du corps voit le jour.
B. Une problématique des impacts augmentés du corps dans la ville
8Ce nouvel ethos se caractérise par des usages corporels (ludiques et sportifs) des espaces urbains beaucoup plus intenses et variés que par le passé (Augoyard, 1979 ; Le Breton, 2000 ; Amphoux, 2004 ; Thomas, 2007). L’utilisation très répandue de la bicyclette dans une ville qui multiplie les obstacles à la circulation automobile, la pratique accrue de la marche et de diverses formes de déambulation sollicitant le corps, fournissent les signes les plus flagrants de cette évolution des pratiques corporelles. J’ajouterai que l’image du corps dans la ville n’a cessé, au cours de cette période, de se renforcer et de s’afficher. Plus exhibés que jadis, les corps s’érotisent et exposent plus volontiers les distinctions de genre. Ils se singularisent par des choix vestimentaires originaux, parfois audacieux, par le marquage des tatouages et des piercings, par diverses fantaisies d’accoutrement. Dans la ville, nombre d’espaces se territorialisent par la manière dont les corps se les approprient. Les places et les parcs deviennent, par exemple, des solariums.
9Ce qui est frappant, c’est qu’en parallèle, la ville et son agglomération ont évolué de manière tout aussi spectaculaire. Un peu partout, les formes et les paysages urbains, les systèmes de transport et de déplacement ont radicalement changé (Coutard et Lévy, 2010). Le tramway libère en partie la ville de l’invasion automobile. Dans le cas de Bordeaux, son tracé a contribué à renouveler l’urbanisme : reformatage des places et des grands axes, piétonisation des rues du centre, reconfiguration plus globale et générale de la voirie, de la circulation (photo 1)… La double révision des transports urbains et de l’urbanisme, les effets conjugués du tram et de la restructuration des centres des communes de banlieue qu’il dessert, a amélioré la qualité et l’efficacité des liaisons au sein de l’agglomération. La métropolisation de l’espace se traduit par un recentrage des services autour de pôles renforcés et mis en réseau dans le contexte de l’étalement urbain advenu au cours du second XXe siècle. L’urbanisme de projet est venu à bout de nombre de vacances urbaines. Les quais désaffectés, les anciennes zones de gare et de voies ferrées désertées, les zones industrielles et portuaires abandonnées, toutes ces friches reconquises par l’habitat, par les activités tertiaires -Bordeaux Euratlantique- et récréatives en portent témoignage (Figure 1). Cette mutation urbaine s’accompagne d’une riche production et reproduction patrimoniale -inscription des quais et quartiers portuaires à l’inventaire mondial de l’UNESCO- favorable au développement du tourisme. Ce dernier profite des atouts que représente la qualité des héritages urbanistiques et architecturaux. Il bénéficie de la notoriété des productions vinicoles, de celle des paysages et des châteaux de l’écrin viticole qui enchâsse Bordeaux. Avec la tertiairisation, la technicisation et la numérisation qui s’emparent du marché du travail et de l’entreprise, le tourisme et les effets commerciaux qu’il entraîne participe de la révolution qui bouleverse l’économie urbaine. Le changement social va de pair : alors que la gentrification se propage dans la plupart des quartiers centraux et péricentraux, voire dans quelques noyaux de banlieue, les habitants les plus modestes sont expulsés vers les périphéries de l’agglomération.
Photo 1. Devant le Grand Théâtre, dans le coeur classique de Bordeaux, le tram qui apprivoise les corps et repousse l’automobile, souligne les plus belles réalisations de l’architecture et de l’urbanisme dont il livre, sinuant entre elles, une brillante relecture.
Figure 1. Bordeaux : nouveaux aménagements favorisant les pratiques quotidiennes du corps
10À Bordeaux comme dans la plupart des agglomérations d’envergure métropolitaine, des opérations diversifiées d’aménagement et d’urbanisme remodèlent les espaces, les ouvrent et les esthétisent. Même s’ils ne s’inscrivent pas tous dans la perspective de la ville durable (Émilianoff, 2007), ces programmes rencontrent un accueil généralement favorable auprès des citadins. La raison tient principalement à ce qu’ils contribuent à fluidifier le tissu urbain, répondant ainsi au besoin de mobilité rapide et sécurisée des habitants, mais aussi aux pratiques hédonistes, ludiques et sportives du corps que les urbains réclament. La ville devient également plus festive, plus centrée sur des activités culturelles diversifiées. Les pouvoirs municipaux et d’agglomération (Bordeaux-métropole) s’efforcent d’introduire plus qu’hier la nature dans l’espace urbain. Le nouveau visage de la ville et de l’agglomération métropolitaine plaît à une large majorité de bordelais, particulièrement aux jeunes ménages aisés, nombreux à s’installer. Ce sont ces observations qui me poussent à avancer l’hypothèse d’une gouvernance urbaine (Fassin et Memmi, 2004) de plus en plus soumise aux exigences immédiates des corps citadins.
11
C. La méthode des entretiens semi-directifs
12Pour tester cette hypothèse de l’émergence d’un ethos corporel qui pousserait à la production d’un nouvel espace urbain par la force de son invisible, mais puissante, pression politique, j’ai interrogé, avec l’aide d’une enquêtrice (Karen Foussette), des bordelaises (19) et des bordelais (16). Ces 35 personnes ont été choisies de façon aléatoire, en rapport avec une grille constituant un modèle réduit de la population bordelaise dans ses caractéristiques démographiques, économiques, sociales -style de ménage- et résidentielles -lieu de résidence. Les contraintes matérielles et de temps n’ont permis de respecter que de façon partielle (à 80 % environ) le patron initial de l’enquête. De plus, j’ai délibérément surreprésenté dans l’échantillon le groupe des jeunes adultes. Ce point était essentiel pour parvenir à déchiffrer les tendances actuelles les plus émergentes et les plus reproductibles (effet de mode) des rapports au corps et des usages de l’espace qu’ils engendrent. Notons que les enfants sont absents de l’échantillon et que les personnes âgées de plus de 65 ans, bien que nullement négligés, y sont donc sensiblement sous-représentées. Ainsi, l’âge des hommes du groupe d’entretien s’échelonne de 22 à 70 ans : résultat de l’accent mis sur les jeunes, sa moyenne dépasse à peine 31 ans et le plus fort regroupement d’individus (12 sur 16) s’opère sur la tranche des 22 à 36 ans. Du côté des femmes, si l’éventail des âges est plus large (de 21 à 83 ans), il se resserre aussi sur l’intervalle des 24-33 ans (10 sur 19), et l’effectif affiche une moyenne tout juste supérieure à 32 ans. Du fait de la méthode d’entretien qui a été utilisée, la ‘jeunesse’ relative de mes interlocuteurs n’obère nullement la parole des plus anciens (citations nombreuses de leurs déclarations dans les paragraphes qui suivent), sauf que leur représentativité est sans doute moindre. Ce fait est d’ailleurs minoré par la nature ethnographique de la méthode retenue, laquelle accorde plus de poids à la qualité phénoménologique des discours qu’à leur éventuelle représentativité statistique.
13Dans le registre des catégories professionnelles et sociales, comme dans celui de la localisation résidentielle, l’échantillon offre, en revanche, une variété de cas plus représentative de la population bordelaise. En effet, pour les femmes comme pour les hommes interrogés, un équilibre s’établit entre les secteurs d’emploi public/parapublic et privé, ce qui reflète assez bien la situation locale : 4 hommes et 7 femmes pour celui-là ; 4 hommes et 9 femmes pour celui-ci. Les autres personnes enquêtées sont des retraités (2 femmes et 1 homme), des étudiants (4 hommes et 2 femmes) et 2 hommes d’âge actif sans emploi. La pluralité ethnique n’est pas omise.
14Nos interlocuteurs (entretiens semi-directifs) ont été invités à évoquer leurs pratiques et leurs représentations de la ville, comme celles de leur propre corps. Le point a été fait sur leurs activités physiques et sur les discours par lesquels ils les justifient. Les regards portés aux corps des autres ont été pris en compte.
15Pour mener ma démonstration, je vais d’abord extraire des entretiens un bilan des nouveaux usages du corps, tels qu’ils ont été décrits par les personnes enquêtées. J’insisterai ensuite sur les types de formes et d’espaces urbains qui répondent le mieux à cette demande de pratiques naviguant entre habitus de classe et souci d’originalité identitaire.
II. Des citadins épris de mouvement, de pratiques physiques et sportives
16Le goût généralisé pour l’exercice physique, pour la marche à pied, le footing et l’usage du vélo, le plaisir sensoriel ou le sentiment d’une pratique nécessaire et hygiénique de l’activité physique, du sport sous leurs formes les plus variées, l’envie de jardiner, de « respirer à pleins poumons », de prendre l’air et le soleil sur des espaces publics agréables et dégagés, animent la grande majorité des bordelaises et des bordelais que nous avons interrogés. En effet, 27 sur 35, soit plus des trois quarts partagent, à quelques nuances près, ce point de vue et se livrent à ces pratiques. L’analyse des nuances observées permet, dans un premier temps, de mesurer la profondeur et la généralisation d’un phénomène susceptible de revêtir des formes différentes selon les individus. Le regard porté, dans un deuxième temps, sur la minorité de non-pratiquants des activités physiques repère que nombre d’entre eux éprouvent une certaine culpabilité. Au total, l’ampleur de l’adhésion de nos interlocuteurs à ce nouveau régime corporel indique bien que nous avons affaire à l’expression d’une véritable idéologie du corps dans la ville.
A. Des adeptes très majoritaires de l’exercice physique
17Parmi ce contingent dominant (plus des 3/4 de nos interlocuteurs), je discerne quatre tendances très inégalement réparties. Trois groupes affichent la détermination la plus farouche. Alors qu’une petite moitié des représentants de notre effectif (15 sur 35 pour être précis) s’adonnent, de manière intense, à l’exercice intense de leur corps, un groupe plus restreint (4) s’efforce d’atteindre cet objectif malgré les difficultés de l’âge, du handicap physique ou de la maladie. Ainsi, âgée de 63 ans et atteinte d’une polyarthrite qui lui provoque « des douleurs terribles », cette infirmière retraitée, qui a été contrainte d’abandonner le tennis, éprouve toujours le « besoin d’aller dehors et de jardiner ». « Je ne peux pas rester enfermée » avoue-t-elle, « j’utilise mon vélo pour me déplacer mais aussi pour le loisir (…) Je marche quand je peux (…) L’aquagym est une nécessité. C’est devenu une habitude (…) Il faut absolument bouger ». Reste le cas de quelques individus (3) très actifs, très sportifs, mais rongés par la conviction qu’ils n’en « font pas assez ». Chez eux se développe un léger sentiment de malaise devant ce qu’ils identifient comme un fléchissement de leur volonté.
18En regard de ces adeptes d’une activité physique intense et vitale, cinq personnes (quatrième groupe), ne pratiquent des exercices corporels réguliers que dans le but, comme elles disent, de « s’entretenir ». Elles privilégient une approche sensorielle et hédoniste du bien-être. Elles désirent « se sentir bien dans (leur) peau » et, parfois, se « réconcilier avec leur corps » auparavant négligé.
19En revanche, si la culpabilité de négliger leur corps ronge quelques non sportifs notoires (4) que nous avons rencontrés, quatre personnes interrogées seulement font peu ou pas d’activités physiques, n’en éprouvent pas le besoin, et ne se soucient pas de leur inactivité. Ainsi, cette factrice célibataire de 27 ans déclare ne pas se préoccuper de l’image qu’elle donne d’elle-même : « Je m’en fous de ce que les autres pensent tant que j’suis bien comme je suis. Mon corps, il me va bien comme il est, après… » Et puis, le sport, comme elle dit, « ça va comme ça ». Les trois heures quotidiennes de vélo qu’exige son métier de factrice lui suffisent.
20Au total, l’écoute de ces citadins nous livre quelques clés de la diffusion des pratiques sportives et sensorielles du corps dans la ville. Examinons-les.
B. Nouvelles corporalités, nouvelle idéologie
21L’ampleur de ces phénomènes met en exergue la banalisation de pratiques corporelles impliquant l’exercice physique, soit à l’occasion de déplacements ordinaires, soit dans le cadre de salles et de terrains de sport, de sentiers ou d’installations de plein air.
22Il est bien entendu que l’on trouve des individus des deux sexes dans chacune des catégories que nous avons distinguées. Néanmoins, quelques légers décalages ou déséquilibres de l’un ou de l’autre sexe, selon les groupes distingués, méritent sans doute d’être signalés. Ainsi, parmi les plus fervents adeptes de l’activité physique à caractère sportif, on note une très courte majorité d’hommes, pourtant un peu moins nombreux que les femmes dans notre échantillon. Peut-on en déduire que l’exercice très actif, engageant d’une certaine façon la compétition des corps, reste une affaire de virilité ? C’est certainement aller un peu vite en besogne. Plus nettement encore, les personnes culpabilisées par leur inactivité physique sont essentiellement de sexe masculin. Cela ne confirme-t-il pas la remarque précédente ? Comme si l’appartenance majoritaire à une classe de genre virile, ce qui est le cas de nombreux hommes, les amenait à éprouver le sentiment d’un affaissement coupable de leur volonté quand ils renâclent à l’exercice physique et lorsque leur silhouette dévoile un corps peu musclé, ou « enrobé ». Remarquons également que ce sont exclusivement des femmes qui nous confient qu’elles pratiquent des activités physiques dans le souci de « s’entretenir », « pour leur bien-être » disent-elles.
23Quoi qu’il en soit, ces nouvelles tendances induisent une demande renouvelée d’espaces urbains. Cette dernière porte sur des équipements de proximité se fondant dans le tissu des quartiers, non réservés à l’entraînement de spécialistes ou à la stricte éducation des jeunes. Ils s’insinuent, avec le moins de discontinuités possible, dans le tracé reconfiguré des voies et dans les formes urbaines émergentes. Les habitants ne réclament-ils pas une ville plus fluide, offrant sur place, à leur porte et à leur portée, un maximum de possibilités physiques, ludiques ou sportives ? Ville équipée en vue de la satisfaction du bien-être physique et mental ; aménagée pour que les corps puissent devenir plus performants, plus esthétiques, afficher une meilleure santé. Une cité qui offre, au plus près du logis, les occasions d’exercer son corps, de le façonner aux standards d’une mode (que dis-je, d’une sorte de paradigme social) qui tolère mal le surpoids, les écarts à de sévères normes corporelles : finesse sinon maigreur, élancement, formes harmonieuses…
24Ces représentations corporelles imprègnent les espaces urbains. L’exigence des corps configure les lieux qui leur offrent, en retour, des opportunités d’expression renouvelées. Quelles sont les opérations d’urbanisme, les formes de la ville et les équipements ou aménagements urbains les plus aptes à relever ce défi ?
III. Les enjeux du corps dans la ville : quels espaces convoqués ?
25Le dépouillement des 35 entretiens fait également ressortir un investissement très puissant de l’agglomération bordelaise, notamment de sa partie centrale (commune de Bordeaux) et de ses espaces verts, par des habitants épris de sport et d’exercice. Pour autant, les espaces réalisés au titre de l’urbanisme récent, largement plébiscités par les bordelais, ne sont pas à la traîne, loin de là, en termes de fréquentation. Le sentiment d’un réinvestissement général de l’espace urbain par le corps s’impose à l’analyse de ces résultats.
A. Un espace urbain réinvesti par le corps
26D’une part, le tissu urbain ancien, ses jardins et ses parcs (Figure 1), enregistrent un haut niveau de présences et de pratiques corporelles, de citadins épris de marche et de déplacements à bicyclette. D’autre part, à Bordeaux comme dans nombre de villes, de nouvelles aires de fréquentation récréative, ludique et sportive, ont été édifiées depuis vingt ans, principalement sur les anciens quais fluviaux, dans le cadre d’un aménagement urbanistique. Il s’agit de grands axes piétonniers, jardinés ou arborés, et de pistes cyclables ouvertes aux rollers et aux skates. Ce sont aussi des terrains de sport clos (city-stades), grillagés, des aires pour sports de glisse (skate-parcs), des périmètres de jeux réservés aux enfants… Sans oublier le « miroir d’eau » installé sur les quais, en leur point le plus prestigieux (place de la Bourse) (photo n°2) : installation artistique et esthétique détournée de sa fonction initiale et réappropriée par les citadins qui en ont fait une sorte de pataugeoire fréquentée par une large gamme d’usagers. Ces espaces, mais aussi ceux d’autres parties rénovées de l’agglomération, des espaces verts récemment aménagés (photos n°3), connaissent un succès considérable. Privés ou publics, des jardins familiaux se multiplient, particulièrement au cœur des écoquartiers. De plus, des équipements sportifs, des clubs et des officines privées proposant des activités physiques, complètent cette offre urbaine : salles de sport et de gymnastiques, de fitness ou de danse. Dotée de cet ensemble d’infrastructures, la ville et son agglomération paraissent former une entité autonome dans laquelle les habitants parviennent à satisfaire, en grande part, leur gros appétit de dépense quotidienne d’énergie. Les citadins trouvent près de chez eux, au cœur du tissu métropolitain et de ses interstices, des espaces susceptibles de canaliser leurs besoins grandissants d’expression et d’activité physiques.
Photo 2. Sur les quais de la Garonne, réaménagés et livrés aux pratiques ludiques de loisir, le ‘miroir d’eau’ fournit l’exemple d’une oeuvre à visée artistique, détournée de cette fonction par l’expression, libre et transgressive, des corps citadins.
Photo 3. Sur l’arrière-fond des immeubles du XVIIIe siècle (bourse de commerce) et de la brumisation du ‘miroir d’eau’, les corps au repos se détendent dans les jardins qui remplacent de vieilles installations portuaires.
27Au total, il semble que bordelaises et bordelais se livrent à une exploration systématique de la ville et de ses ressources les moins soupçonnées, marchandes ou non, puis à leur intense exploitation pour des besoins corporels qui ne cessent de croître. Détournés de leurs fonctions, des lieux insolites connaissent ainsi, soudain, une sorte de qualification corporelle. L’on a vu le cas du « miroir d’eau », l’on pourrait citer ceux des trottoirs des after-hours, devant des cafés à la mode où s’exposent les corps s’abandonnant à un moment de détente. Il faudrait aussi évoquer ces aires de bronzage improvisées sur des places rendues piétonnes, ou sur les pelouses de parcs désormais envahis par une population de tous âges ; ou encore ces rues transformées en piste de jogging ; les esplanades, murets et escaliers mobilisés pour des prouesses de glisse avec skate-boards … Nombre de quartiers anciens comme certains centres commerciaux des cités de banlieue multiplient les officines de soin à la personne, les boutiques de tatouage et de piercing… Sans parler des ateliers de réparation des cycles.
28Dans les descriptions que font les habitants de leurs rapports corporels à l’espace, l’on voit poindre une sorte de fusion des corps et des lieux de leurs pratiques. Cette « corpospatialité » (Fournand, 2008) se discerne aussi bien dans les nouveaux quartiers ou écoquartiers que dans les espaces urbains préexistants et les nouvelles aires de dégagement et d’aménagement, souvent spectaculaires, livrées par l’urbanisme de projet contemporain.
B. Quand le tissu urbain ancien devient espace récréatif, de détente et de plaisir
2922 de nos 35 interlocuteurs, soit près des deux tiers, 12 hommes et 10 femmes, déclarent apprécier marcher à pied en ville, dans le tissu ancien, ou circuler à vélo dans ses rues. Le léger excédent d’hommes enregistré s’explique peut-être par le fait que les cyclistes (à sensible dominante masculine) l’emportent sur les piétons dans ce décompte. Quoi qu’il en soit, cette présence pédestre ou cycliste dans la ville obéit à plusieurs objectifs : déplacements domicile/travail ; promenades dans le quartier pour le plaisir ; courses familiales et autres déplacements contraints ; balades d’agrément à travers la ville, sans but ou pour se rendre au marché, etc. Nécessité et distraction se conjuguent donc dans ces parcours.
30Ainsi, cette architecte de 50 ans pédale chaque jour, lorsqu’il fait beau, sur la distance qui sépare sa résidence, dans le centre ville, de son lieu de travail, sur l’autre rive de Garonne (Darwin). Le soir, au retour, elle confie combien ce trajet la délasse : « Quand je sors du boulot, sur les quais, avec la vue sur le port, je ralentis un peu. Quand je traverse, sur le pont de pierre, je ralentis encore pour regarder le ciel, la Garonne, les façades. »
31Parfois, la destination est plus franchement récréative. Ainsi, cette enseignante de 30 ans dit combien « le fait d’être au centre ville et de pouvoir faire du vélo, pour (elle), c’est important ». Elle ajoute : « Ça compte, pour moi, d’aller boire un verre avec des amis, à vélo, de temps en temps, au pub de la place Pey-Berland où l’on se retrouve. »
32Les partisans de la marche sont tout aussi nombreux. Cet étudiant de 27 ans avoue : « Dans le centre, je fais tout à pied. En fait, je marche partout dans Bordeaux. » Cependant ses pas le mènent de préférence vers Saint-Michel et les Capucins, « parce que c’est plus populaire » et qu’il s’y sent parfaitement à l’aise. En somme, c’est comme si nombre de nos interlocuteurs découvraient le plaisir de la ville en même temps que celui du mouvement de leur corps : « Le fait que la ville soit agréable, ça pousse forcément à aller se promener, à courir », estime ce diététicien de 40 ans. Parfois, comme dans le cas de cet éducateur de 48 ans qui ne saurait plus se passer de jogging depuis sa crise cardiaque, une certaine ivresse se manifeste : « Avec la course à pied c’est génial, on peut aller partout. » De toute façon, une retraitée de 63 ans reconnaît que « Bordeaux est une ville où l’on marche facilement ». Cet autre retraité de 70 ans, lui-même grand marcheur, prétend qu’à Bordeaux « les rues stimulent la marche ».
33Le tissu urbain ancien, largement investi par les cyclistes, les piétons et les « glisseurs », répond donc, en partie, aux nouveaux besoins de dépense physique de nos contemporains. C’est que les quartiers centraux abritent aussi de nombreux équipement et lieux sportifs spécialisés (de la simple pièce, ou salle, au gymnase) que citent et que fréquentent une vingtaine de nos 35 interlocuteurs/interlocutrices. On est d’ailleurs frappé par la place tout à fait éminente que tiennent dans leur vie ces rendez-vous réguliers consacrés à l’entretien et à l’exercice de leur corps. Quelques citations en témoignent : « L’aquagym, c’est pour moi une nécessité » ; « je vais deux ou trois fois par semaine à Lady fitness (…) je fais aussi de l’aviron, au lac » ; « au Bouscat c’est la danse, le yoga c’est aux Chartrons, la piscine où je nage le midi c’est à Bordeaux, à côté du travail » ; « je fais de l’aquabike, de la danse et de la musculation. » Parfois, l’activité se déroule dans un lieu improbable : « Je fais du foot en salle, dans un hangar de la rive droite. »
34Dans certains cas, les habitants vont jusqu’à soumettre leur choix de lieu de résidence à la proximité d’un équipement ou d’un mentor. Ainsi, cet homme de 40 ans passionné d’arts martiaux déclare : « Pour le kung-fu, j’ai besoin d’un prof. Je me suis installé dans ce studio, près de chez lui. » De la même façon, cette jeune enseignante avoue : « J’ai souhaité habiter à côté de mon club de danse. » Ou encore, cette architecte d’intérieur de 39 ans affirme : « Je danse beaucoup et je suis attachée à un professeur de qualité. Je me dis que si je dois déménager, ça va être compliqué. »
35Cependant, comme nous allons maintenant le constater, les bordelais que nous avons entendus apprécient, encore plus que les vertus circulatoires des rues et des places de la ville ancienne, la reconquête, l’aménagement, bref l’ouverture à tous des quais du fleuve, de la Garonne.
C. Un urbanisme favorisant la mobilité des corps dans la ville
3629 bordelais interrogés sur 35, soit 83 % des personnes avec lesquelles nous avons eu un entretien, partagent à propos des quais de la Garonne un même point de vue. Cette écrasante majorité se félicite de leur réaménagement en promenade piétonne et cyclable, jalonnée de jardins (photo n°3) et d’espaces sportifs, reliée par le tramway au reste de la ville (Figure 1). Ces bordelais, quasi-unanimes, reconnaissent également emprunter les quais pour leur plaisir, ou dans le but de réaliser une activité physique : seuls, en famille ou entre amis.
37Ce qui est d’abord partagé, c’est le sentiment d’un avantage esthétique et paysager enrichissant la ville. Pour cette jeune institutrice qui promène son bébé, « c’est génial ! La dernière fois que je suis allée sur les quais, j’me disais (…) Ben voilà le pont, c’est super beau ce qu’ils ont fait (…) Et j’apprécie chaque fois que j’y vais ». « Les quais c’est très beau, c’est devenu une ville magnifique, y a peu de fausses notes » affirme cette secrétaire de 42 ans. Une autre femme, d’un âge voisin, indique : « Chaque fois que je suis sur les quais, je m’émerveille. La lumière, les couchers de soleil, je me dis ‘c’est trop beau’. »
38Fréquemment, c’est l’idée d’une réappropriation populaire de cet espace, celle d’une nouvelle dimension acquise par la ville du fait de l’ouverture et de l’étendue des quais réaménagés que retiennent les interviewés. « Les quais et le tram, je trouve ça cool », admet ce danseur de 33 ans, « c’est vraiment sympa, ça apporte une autre dimension à la ville. On la vit différemment ». Un éducateur de 48 ans enchérit : « Ça a été une excellente idée de reprendre possession du fleuve avec des espaces de circulation pour les piétons, pour les vélos. Ça devrait même s’étaler plus loin. » Pour ce gérant d’entreprise de 36 ans, c’est la même chose : « L’aménagement des bords de Garonne, ça change complètement l’image de la ville. C’est plus gai, plus agréable, ça agit sur le moral. » Mais il note aussitôt : « Ça suscite l’envie de s’y mettre », ce qui veut dire que ça incite à s’y rendre, à s’y déplacer, à y marcher, pédaler, courir…
39Il y a, d’abord, l’agrément simple de la promenade. Pour cette psychologue, « c’est plaisant d’aller s’y balader, ça (la) sort » de son appartement douillet où elle aime passer le reste du dimanche. « Avec le nouveau pont, on peut faire le tour des quais, se délasser, pique-niquer… » Mais il y a plus, « les quais donnent envie de marcher » affirme cette jeune assistante de direction. Une autre jeune femme, très sportive, qui exerce sa profession dans le travail social, se félicite que « les gens puissent se défouler, bouger leur corps » sur cette immense esplanade. Elle-même profite d’un terrain de beach-volley pour pratiquer ce sport avec des copines. « Et puis -note cette architecte- c’est très agréable, on se promène, le dimanche, avec les enfants, les copains (…) On n’a jamais vu autant de gens déambuler et courir sur les quais. C’est un pari réussi. »
40De la sorte, l’espace socialisé et aménagé devient actif, il provoque le mouvement, il l’encourage. Il crée l’occasion de bouger, de marcher, de courir, chez des individus prêts à se livrer à de tels exercices. Les témoignages d’une telle injonction spatiale à l’action se télescopent. Les quais sont « stimulants pour l’effort physique, avec toutes les installations sportives et la possibilité de faire des balades » reconnaît cet employé de banque, jeune père de famille. « Les quais, ça me donne envie d’aller courir, ou de me balader, de faire du vélo, » confirme une inspectrice des impôts. Un homme en recherche d’emploi, d’une quarantaine d’années, décrit « cette boucle (les quais des deux rives reliés par deux ponts) stimulante pour faire du vélo » (7 km.). Quant au récent pont Chaban-Delmas, une jeune secrétaire avoue : « Je me suis remise à courir comme une malade quand ils l’ont ouvert. » L’éducation y trouve aussi son compte : « Quand il fait beau, avec les ados, on prend le pique-nique, on va sur les quais, on peut faire du roller, du skate, ou jouer au ballon avec d’autres », raconte un enseignant. De fait, comme le rappelle une jeune femme au chômage, si « l’aménagement des quais stimule l’effort physique (…), il permet aussi de créer de la mixité autour du miroir d’eau (et ailleurs) où pataugent et s’arrosent des enfants appartenant à toutes les classes sociales ».
41Ce nouvel urbanisme conjugue aux yeux de nos interlocuteurs trois avantages largement partagés qui assoient son succès : un plaisir esthétique et paysager surtout éprouvé par les femmes ; un sentiment de se réapproprier des communs, un espace citoyen longtemps confisqué par les besogneuses noirceurs de l’activité portuaire et des industries (sans regrets, apparemment, pour les emplois disparus !) ; l’agrément simple et hédoniste des plaisirs d’un corps mobile qui se veut toujours plus actif, voire sportif.
42Ces pratiques « physiques » des bordelaises et des bordelais, accomplies dans l’espace urbain, suffisent-elles, aujourd’hui, au maintien de leur équilibre, tant psychique que corporel ? En réalité, nombre de personnes rencontrées parlent de leur besoin de « verdure », de « nature » ; qu’elles l’assouvissent dans les parcs de l’agglomération, autour de Bordeaux, ou plus loin.
D. Des parcs et des jardins attractifs, mais aussi la forêt et l’océan
43Ce sont en effet 22 personnes sur 35 enquêtées, 11 hommes et 11 femmes, qui évoquent leur attirance pour les parcs, les jardins, les espaces verts en général. On notera que leur nombre égale celui des amateurs des vieilles rues. « Je viens presque tous les jours au Jardin Public » affirme cette dame âgée qui ne peut plus arpenter la ville comme avant. C’est là un plaisir que partage cet étudiant en médecine de 28 ans pour qui « les espaces verts », où il « aime prendre le soleil », représentent, pour lui, ce qu’il y a de « plus important dans la ville ». Ce sont, là encore, des stimulations sensorielles qu’évoque cette femme (cadre), âgée de 45 ans, lorsqu’elle confie : « Quand je rentre à vélo, j’aime bien passer près des parcs, on sent la fraîcheur, même en hiver on sent une autre température, une autre humidité, d’autres odeurs. C’est super agréable cette nature citadine dans la ville. » Elle ne réagit pas différemment lorsqu’elle circule à proximité des étendues liquides de la Garonne : « J’adore passer sur les ponts, regarder l’eau, longer l’eau. C’est un plaisir qui m’apaise : les reflets de l’eau, du soleil, les miroitements… C’est des petits moments de bonheur qui font du bien au corps. » D’aucuns, comme cette vendeuse de 24 ans, apprécient les espaces verts, mais trouvent « qu’il y en a trop peu » et que les « jardins manquent à Bordeaux ». La même jeune femme dit : « Pour mon corps, j’ai besoin d’espaces verts, de marcher dans l’herbe », mais aussi « d’aller à l’océan, à la neige. »
44Il est vrai que dans les images de la nature associées à Bordeaux, le binôme forêt/océan, plus rarement enrichi de la montagne pyrénéenne plus lointaine, est mentionné une bonne douzaine de fois. Il renvoie, la plupart du temps, à des loisirs de fin de semaine ou de vacances.
Conclusion/Discussion
45Même si nos résultats doivent être considérés avec beaucoup de précautions1, du fait du nombre réduit de nos enquêtes, ils dévoilent de façon incontestable de nouveaux rapports des citadins à leur corps. À les interpréter, on a bien le sentiment qu’une idéologie du corps, de son exercice, de son esthétique et de son entretien devient hégémonique et donc puissamment identitaire pour nos contemporains. Dans certains cas, elle donne naissance à une forme de fusion physique du corps et de la ville, telle que nous l’avons rencontrée, par exemple, chez cet étudiant : « Je fais de l’escalade, j’escalade tout c’que j’vois (…) Ça me renvoie au tai-chi, ça me renvoie à la compréhension de la motricité de mon corps (…) Un truc qui me passionne. » Le premier volet de mon hypothèse initiale paraît vérifié : une culture, un nouvel ethos du corps se dessine bel et bien à Bordeaux et, sans doute, dans bien d’autres villes.
46Ce qui frappe, c’est que ces représentations du corps s’articulent aux espaces urbains, tels qu’ils se transforment sous nos yeux, jusqu’à dessiner l’esquisse d’une fusion corps/espace. Les citadins que nous avons interrogés trouvent dans les espaces d’agglomération matière à satisfaire leur goût prononcé pour l’exercice physique. On a même l’impression qu’ils s’ingénient, en profitant des aménagements publics, à débusquer des interstices propices à cette intrication, à cet enchevêtrement de leur corps et de l’espace. Il est vrai que les municipalités s’évertuent à multiplier l’offre d’équipements et d’espaces susceptibles de s’ériger en territoires du corps. Cette intervention publique combine urbanisme circulatoire et nouveaux moyens de transport collectifs (tram en particulier), esthétique urbaine, ouverture et dégagement de lieux jusqu’alors occultés, édification de nouveaux espaces de pratiques ludiques et sportives (Figure 1).
47La ville ainsi régénérée, représente bien, pour nos interlocuteurs, la ville durable telle qu’elle s’édifie et à laquelle ils s’identifient. Le caractère très flou des théories du développement durable autorise cet amalgame entre exercice du corps, discours écologique, identité et nouveaux aménagements urbains (verdissement des rues, par exemple, assimilé, dans le discours municipal, à une incursion de la nature dans la ville). Cette conviction de nos interlocuteurs ressort lorsqu’on leur demande de décrire les contours de leur ville idéale. Celle-ci correspond assez bien, dans les déclarations recueillies, à ce qu’est Bordeaux de nos jours, avec certes de grosses réserves. Nos bordelais réclament en effet plus de verdure et de nature, plus de civisme et de prise en charge environnementale par les citoyens, plus de justice sociale lisible dans l’espace, plus d’autonomie participative laissée aux habitants, plus d’occasions encore de mobiliser l’énergie corporelle, y compris pour le bien-être et la santé de chacun-e…
48Si nos interlocutrices et nos interlocuteurs croient aux vertus de la démocratie participative, ils affichent une totale incrédulité quant à la volonté des élus politiques de la promouvoir. Ceci, quelles que fussent leurs déclarations d’intention et les formes de consultations populaires embryonnaires qu’ils organisent pourtant depuis quelques années : comités de quartier, consultations publiques, etc. Pour les urbains que nous avons interrogés, il ne s’agit que de mystification et « d’enfumage » ; d’après eux, les décisions sont prises ailleurs et sur d’autres critères que ceux du consentement des habitants. D’ailleurs nombre de ces derniers s’interrogent sur leur propre volonté participative. Beaucoup ne se déclarent pas prêts à consacrer le temps que nécessiterait cette « démocratie par le bas ». C’est que l’individualisme fait rage, nos entretiens l’attestent. Par ailleurs, les besoins d’expression du corps, couplés au goût prononcé pour une consommation avide des ressources urbaines, sont tels, qu’il reste peu de place, semble-t-il, pour satisfaire aux exigences chronophages d’une participation active et directe : une participation citoyenne que ne confisqueraient pas les intermédiaires politiques et associatifs.
49Ainsi, les pratiques corporelles endossent une double fonction politique. La première se traduit par une expression de liberté s’affichant dans les formes d’habillement/déshabillage et d’ornementation, de présentation de soi plus ou moins ostentatoire et démonstrative, et de rapport aux autres qui caractérisent notre époque. C’est en quelque sorte l’arrière-plan politique incontournable des changements culturels et sociaux : politiques parce qu’ils influencent grandement le vivre-ensemble collectif et confèrent, par rétroaction, un sens nouveau à la cité. La seconde agit, plus ou moins insidieusement, sur les producteurs de la ville, les édiles, architectes/urbanistes, techniciens… La manifestation criante des corps actifs et exposés, fortement ‘genrés’, avides d’exercice physique, de nature, de lieux ludiques et sportifs, culturels aussi, incitent en effet ces acteurs à mener leur action dans une optique d’aménagement très ‘corporalisé’ des espaces de la ville. Or, pour les raisons exposées plus haut, cette double fonction politique s’exerce à faible bruit, dans une ambiance de revendications, et a fortiori de luttes, très modérée, très feutrée. À Bordeaux, comme ailleurs en France, les ‘gilets jaunes’ (mouvement contestataire le plus violent observé ces dernières années) ne sont pas des citadins, même s’ils manifestent en ville ; leur combat ne porte nullement sur la question de l’aménagement des grandes villes.
50En somme tout se passe à Bordeaux comme si, devant les incertitudes et les échecs de la participation, le corps occupait un espace politique (façon J. Habermas) laissé vacant par les citoyens occupés à autre chose (individualisme, exaltation du corps justement et du bien-être immédiat) ou confisqué par les élites (indigence et mystification de la participation citoyenne, artificialisation croissante du régime de la démocratie représentative). C’est lui (le corps) qui, par ses pratiques, par la colonisation des espaces publics qu’il opère, dès le pied de chaque immeuble, prend en quelque sorte, insidieusement, le pouvoir dans la ville… Jusqu’à pousser à sa transformation par cet urbanisme du corps (transports doux, tram, marche et vélos, ouverture et remodelage esthétique ou ludique d’espaces publics, création de nouveaux commerces et services, etc.) dont nous observons le développement. Ainsi s’amorce une sorte de démocratie par le corps et par les pieds ; soit une forme inopinée de démocratie par le bas ! Peut-être la seule paraissant accessible en ces temps de mondialisation/globalisation capitaliste et néolibérale où les véritables pouvoirs s’éloignent de l’individu et de ses groupes ou territoires de base. Ainsi, le second volet de mon hypothèse de départ paraît crédible, même si des recherches restent à faire pour asseoir sa validité : le nouvel ethos urbain pousse à la transformation de la ville. En revanche, il semble médiocrement propice à une transformation des rapports de genre. En effet, la domination masculine se reproduit dans les espaces les plus intenses de l’expression corporelle : skate-parcs, city-stades des quais de la Garonne, divers et nombreux lieux festifs, etc. Cependant, les différences de genre se manifestent néanmoins, de manière plus libre que naguère, en particulier sur les nouveaux espaces où la gay-pride obtient, par exemple, un réel succès, où les LGTB se rendent plus volontiers visibles… Bref, les nouvelles écologies du corps entrent en étroite résonance avec la géographie émergente des villes. Ce phénomène s’opère sous le signe d’une grande variété de cas, de situations et d’expressions qui n’effacent ni les rapports de classe, ni les rapports de genre. Peut-être ceux-ci et ceux-là sont-ils atténués, ou, plus sûrement, simplement occultés par cette nouvelle forme d’urbanité ?
Note
511D’autant que nous n’avons pas fait d’entretien auprès des habitants des cités d’habitat social de l’agglomération.
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