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Agri-interstice urbain ou quand l’agriculture change la réalité des marges urbaines
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Dans différents contextes, pour différentes raisons, la plupart des villes sont concernées par le retour d’activités agricoles, que certaines encouragent, soutiennent, incitent. Mais le retour de l’agriculture dans la ville pose des questions fondamentales, notamment quels agriculteurs, quelle(s) agriculture(s) et sur quelles terres. En n’étant peu ou pas investie par la profession agricole, l’agriculture urbaine a été appropriée par des mouvements alternatifs, associatifs. Ces mouvements ont pu et su mettre en pratique leurs idées à la marge de la ville, notamment dans les interstices. Ces espaces libres, ouverts et disponibles sont devenus un terrain de jeu extraordinaire car ils sont peu normalisés. Ainsi, les expériences se sont multipliées et petit à petit, des accords, des arrangements se sont établis avec les collectivités territoriales. Aujourd’hui, les agri-interstices urbains existent bel et bien pour le bonheur des mouvements alternatifs et associatifs et les collectivités qui y trouvent un moyen pour réinvestir les marges urbaines. Place à l’imagination, à la mobilisation citoyenne, aux arrangements socio-spatiaux !
Abstract
In different contexts, for different reasons, most cities are concerned by the return of agricultural activities, some encourage, support, induce. But the return of agriculture in the city raises fundamental questions, including which farmers, what (s) Agriculture (s) and what land. Not being little or no invested by the agricultural profession, urban agriculture has been appropriated by alternative movements, associations. These movements could and managed to put their ideas on the margins of the city, especially in the interstices. These free, open and available spaces have become a land of extraordinary game because they are not standardized. Thus, experiments have multiplied and gradually, agreements, arrangements were made with the local authorities. Today, urban agri-interstices do exist for the happiness of alternative and associative movements and local communities who find a way to reinvest urban margins.To the imagination, citizen mobilization, socio-spatial arrangements!
Table of content
I. INTRODUCTION
1Dans un contexte de renforcement de nouvelles philosophies et idéologies urbaines, les recherches et les expériences en vue d’aller vers la ville durable, la ville résiliente, la ville nature, la ville comestible se multiplient en prenant des chemins variés. Ces derniers interpellent les acteurs sur la place et le devenir des espaces vides, des délaissés, des interstices, des friches, des espaces en latence, des espaces en attente, des espaces résiduels… Tout le monde s’accorde aujourd’hui à les reconnaitre comme des espaces plein de possibilités, de potentialités sans que personne ne sache très bien comment faire pour passer du pressentiment à la concrétisation. Pour autant, de nombreuses expériences ont été faites en matière de réutilisation culturelle (programmée ou spontanée) de certains de ces espaces. Par ailleurs, les architectes sont à l’origine d’une production conséquente et d’une réflexion riche sur les formes possibles de réinvestissement de ces espaces afin de se donner la possibilité de penser et de faire différemment la ville. Au-delà de l’ancienneté de l’idéologie des jardins (XIXème siècle), les bénéfices supposés du retour de l’agriculture en ville accentuent et diversifient la pression sur ces vides urbains. Peut-on pour autant placer sur le même plan architecture, urbanisme et agriculture ou bien l’agriculture pourrait-elle être le liant entre architecture et urbanisme ? Rien n’est tranché pour l’instant. La question en est ainsi plus forte et plus prégnante, en témoigne la multiplication des mouvements sociaux et associatifs qui investissent, s’engagent, militent pour le retour de l’agriculture en ville.
2L’image de l’agri-interstice urbain permet a minima de cerner l’ensemble des enjeux sous-jacents, explicites ou implicites, liés au retour de l’agriculture en ville, qu’il soit programmé ou pas. Cela va même jusqu’à questionner la façon de penser et de construire l’urbanité. Comment saisir le retour de l’agriculture dans la gestion des interstices urbains ? En quoi cela enrichit la prise en compte de ces interstices ? Est-ce que cela complète les approches développées par les architectes, les urbanistes ? Est-ce que cela introduit du nouveau par rapport aux expériences culturelles ?
II. CONTEXTE ET PROBLEMATIQUE
3Au-delà des espaces délaissés, des vides, des friches, etc…, les littératures scientifique et opérationnelle, les postures associatives et militantes considèrent que la ville traverse des crises, des turbulences qu’il conviendrait de traiter dans la période incertaine actuelle. D’ailleurs, ces incertitudes pourraient être des opportunités pour penser et faire la ville autrement. Ce renversement conceptuel et opérationnel est une des caractéristiques majeures de la période actuelle car il ouvre de nouvelles perspectives et libère l’imagination, la créativité et l’expérimentation. Il reconnait la créativité sociale, la capacité de faire des individus et des collectifs. Il permet l’émergence de nouveaux regards sur la ville, et plus encore sur les espaces délaissés. Ce contexte est particulièrement novateur dans un pays comme la France historiquement centralisé, marqué par une pratique descendante et une vision très fonctionnaliste de l’aménagement.
4Les orientations données aux projets urbains sont dans la période actuelle marquées par différentes idéologies. A côté et en complément de l’idéologie du développement durable, plusieurs mouvements ont émergé. Ils influencent dorénavant les décisions politiques et modifient le rapport des populations aux évolutions urbaines. Parmi ces courants, on peut mentionner les mouvements de la transition, de la résilience urbaine et de la ville permaculturelle. Ces mouvements associent une mobilisation citoyenne, et des travaux scientifiques engagés porteurs d’idéologies.
5Chronologiquement, les travaux sur la résilience et en particulier la résilience urbaine ont vu le jour et se sont précisés à partir des années 2000. Il s’agissait de se doter de nouveaux principes et de nouvelles pratiques pour faire face à l’incertitude des systèmes complexes. La ville est clairement reconnue comme tel. Le concept de résilience urbaine se veut être une déclinaison du concept de résilience écologique, défini par Holling (1973) comme « la quantité des désordres qu’un écosystème peut absorber tout en conservant ses fonctions ». La ville est soumise à différentes crises, notamment énergétique qui amènent les hommes à se questionner sur la place de la nature et son utilisation en ville. La résilience inclut le rapport au temps puisqu’elle impose la projection dans l’avenir et la recherche de la durabilité. Folke et al. (2002) considèrent qu’«améliorer la résilience augmente les chances d’un développement durable dans un environnement changeant où le futur est imprévisible et la surprise est probable ». La ville résiliente peut être définie comme une ville à la fois souple et résistante ; ouverte aux changements ; diverse, complexe mais constitutive d’un écosystème commun intégré, interconnecté ; ouverte aux autres et sur l’extérieur, tout en étant solidement ancrée dans son territoire ; qui réduit son empreinte écologique par sa frugalité et en s’appuyant sur des ressources locales et renouvelables ; interdépendante, qui fait l’objet d’un cycle permanent, avec un métabolisme bénéficiant d’un approvisionnement alimentaire et énergétique local ; non productrice de déchets, considérés comme des ressources1. Cette ville ne peut que s’intéresser, s’engager dans le renouvellement de la place et du rôle des espaces délaissés.
6Dans ce contexte, la transition et la permaculture sont à la fois des façons de questionner la résilience et d’apporter certaines réponses ou en tous cas certaines perspectives. Le mouvement « Initiatives de transition » (Transition Network) a été initié à Totnes (Angleterre) en 2006 par Rob Hopkins. Aujourd’hui, on dénombre plus de 2000 initiatives réparties dans plus de 50 pays. L'objectif de ce mouvement est de rendre ces territoires plus aptes à supporter les crises, liées aux enjeux du pic pétrolier, des changements climatiques et des crises économiques et financières. L’idée est qu’à partir des principes et de l'éthique de la permaculture, les citoyens puissent définir ensemble leur avenir et les solutions qu'ils souhaitent mettre en place en fonction de contextes spécifiques. L’ouvrage fondateur a été rédigé par Rob Hopkins (2010), « Le manuel de la transition, de la dépendance au pétrole à la résilience locale ». Il est considéré comme un ouvrage méthodologique mis à disposition de tous les individus et groupes qui souhaitent anticiper ce changement. Rob Hopkins a précisé sa pensée en 2013 dans un second ouvrage « The power of justdoingstuff, How local action can change the world » traduit en France en 2014 “Ils changent le monde! – 1001 initiatives de transition écologique ». Environ 150 initiatives fonctionneraient actuellement en France. Les grands objectifs poursuivis sont de réduire fortement la consommation d’énergie d’origine fossile et les émissions de gaz carbonique, de renforcer la résilience des territoires par une relocalisation de l’économie (alimentation…), de renforcer les liens, les solidarités et la coopération entre l’ensemble des acteurs du territoire, d’acquérir les compétences qui seraient nécessaires au renforcement de l’autonomie du territoire et des acteurs. Pratiquement, il s’agit d’accompagner la mise en place d’actions concrètes telles des AMAP2, SEL3, monnaie locale, jardin partagé, recyclerie…, de soutenir et de valoriser les réalisations portées par d’autres acteurs (associations, Agenda 21, entreprises…), d’encourager et de favoriser la convergence entre les initiatives citoyennes et les actions des pouvoirs publics sur les territoires. Bref, il s’agit de favoriser une gouvernance plus locale et ascendante. Une démarche qui est ainsi résumée par le mouvement de la transition en France4 : « si nous attendons les gouvernements, ça sera trop peu et trop tard ; si nous agissons individuellement, ça sera trop peu ; si nous agissons en tant que communautés locales, ça sera peut-être assez, peut-être juste à temps ».
7La référence à la permaculture est courante dans ces mouvements de pensée et d’action. Le concept de permaculture a été créé par David Holmgren et Bill Mollison en 1978 qui la définissent comme « la conception consciente de paysages qui miment les modèles et les relations observées dans la nature, visant à obtenir une production abondante de nourriture, de fibres textiles et d’énergie pour satisfaire les besoins locaux ». Ces mouvements insistent sur le fait que les espaces agricoles ne peuvent plus être seulement considérés comme des terres à urbaniser car ils ont d’autres intérêts, valeurs et usages. Cette question est particulièrement forte pour l’avenir des espaces abandonnés, agricoles ou non en ville qui sont apparemment disponibles pour les projets urbains. C’est cette apparente disponibilité qui les remet au cœur des débats et des enjeux après avoir été exploités comme la variable d’ajustement de l’urbanisation (Andres, 2011). Les espaces agricoles, abandonnés ou non se caractérisent par des changements d’activités et paysagers. Ils sont souvent identifiés comme des friches qui ont une image négative. A contrario, ces espaces sont de plus en plus considérés comme des ressources permettant des usages alternatifs, des innovations sociales et territoriales.
8Problématique : Le retour des activités agricoles dans la ville est dû à l’affirmation de plusieurs enjeux tels l’alimentation de proximité, la nature en ville, la gestion de l’espace… Ces agricultures s’implantent dans différents types d’espaces plus ou moins artificialisés, depuis les toits d’immeubles, les façades, les rues et jusqu’aux espaces interstitiels. La démonstration est ici recentrée sur ce dernier type d’espace. En effet, l’arrivée de l’agriculture dans les interstices modifie fondamentalement leur statut, leur place dans la ville. Comment saisir le retour ou l’arrivée de l’agriculture dans la gestion et le fonctionnement des interstices urbains ? En quoi cela enrichit et diversifie la prise en compte de ces interstices ? La compréhension des expériences actuelles suppose de faire référence à des disciplines différentes contribuant à éclairer cette dynamique d’interface. La nouveauté de cette dynamique impose d’aller rechercher des référentiels hors de l’agriculture, notamment dans le registre des expériences culturelles.
9Le regard porté sur l’agriculture en ville met en avant l’enjeu des pratiques agricoles qui est une question essentielle. Elle a été amenée et structurée par différents courants de pensée et mouvements alternatifs présentés dans le contexte. Comment l’agriculture dans la ville pense et agit sur l’espace ? Les pratiques agricoles dans la ville sont encore plus déterminantes que dans le rural car l’espace est ici particulièrement contraint, la proximité avec les autres usages est maximale. L’actualité montre que ce n’est pas n’importe quelle agriculture qui peut s’installer en ville. Mais en même temps, cette agriculture est largement informelle. Toutes les conditions sont réunies pour que le retour de l’agriculture dans les interstices urbains fasse débats et que cela génère un foisonnement d’initiatives plus ou moins débridées.
III. METHODOLOGIE
10L’analyse proposée ici se base sur l’exemple français, non pas que la France soit un exemple en la matière mais plus par la rupture que traduit l’émergence de la prise en compte des espaces délaissés en ville et par le retour concomitant de la problématique agricole en ville. Cette rupture est intéressante en tant que telle mais aussi parce qu’elle libère les initiatives individuelles et collectives. Ces dernières n’émergent que grâce à la mobilisation de la société civile dans des contextes locaux plus ou moins ouverts à ces problématiques avant d’être dans un second temps récupérées par les acteurs politiques et institutionnels.
11Les résultats recherchés et produits sont de trois ordres. Un premier ensemble de résultats correspond à une recherche sémantique dont l’objectif est de rassembler et de mettre en perspective différents termes sous-jacents à l’idée d’agri-interstice urbain permettant progressivement de le définir. Il est nécessaire de les contextualiser car chacun d’entre eux est le vecteur de façons de penser l’espace et les relations sociales à l’espace. L’identification de ces termes est une étape nécessaire pour décrypter ensuite les projets urbains qui intègrent et s’intéressent ou affichent a minima l’enjeu agricole.
12Chacun de ces termes se rapporte à des réalités socio-spatiales et temporelles spécifiques. Ils contribuent à l’émergence, la diffusion et la reconnaissance publique d’idées, d’idéologies, de philosophies. Le classement des termes recensés privilégie deux grandes entrées : (i) un questionnement agricole plutôt issu des espaces ruraux, (ii) des expérimentations sociales dans les délaissés urbains. En effet, parler d’agri-interstice urbain, c’est faire le choix de travailler sur un lieu d’interface et sur le retour de la problématique agricole dans les projets urbains. On est donc au croisement de ces deux entrées, nécessaires à la fois pour comprendre comment évoluent les idées et comment sont posés les enjeux sociaux et spatiaux actuels. La mise en perspective de ces deux entrées est fondamentale pour saisir la diversité des formes agricoles auxquelles se réfèrent les acteurs et décideurs d’aujourd’hui, notamment dans les documents d’urbanisme. Prétendre saisir la place de l’agriculture dans la ville suppose deux niveaux de contextualisation. Le premier doit permettre de saisir en quoi le retour de l’agriculture en ville questionne les évolutions agricoles en général, et les dynamiques d’abandon agricole d’autre part. Le deuxième ensemble suppose de pouvoir saisir la place de l’agriculture dans les dynamiques de reconquête d’espaces urbains. A ce titre, ce travail sémantique est nécessaire pour aller au-delà des barrières classiques entre disciplines (agronomie / sciences naturelles / sciences sociales) et objets de recherche (agricole / rural / urbain). Nous avons affaire à un objet, l’agriculture dans la ville, qui pour le moins oblige à dépasser ces cloisonnements hérités.
13La littérature scientifique est abondante sur les formes de récupération des délaissés par les activités artistiques, qu’elles soient programmées ou spontanées (Andres, 2011 ; Poggi & Vanhamme, 2004). Ces travaux permettent de bien saisir les mécanismes en jeu, de comprendre comment fonctionnent la récupération et ce qu’elle permet. Les travaux d’architectes patentés ou en formation contribuent à cerner le renouvellement des problématiques urbaines dans les espaces délaissés. Par contre, il y a peu de travaux identiques sur la récupération des espaces délaissés urbains par et pour des activités agricoles. Certes, quelques exemples ont été largement médiatisés comme le cas de la ville de Détroit. Cette situation extrême d’une métropole en crise, en décroissance (Shrinking city) est certes éclairante mais qu’en est-il dans des situations plus banales ? En effet, le retour de la problématique agricole en ville se banalise en France par la généralisation des documents d’urbanisme à l’échelle intercommunale attestant de l’étalement urbain. Cet étalement urbain multiplie les dents creuses, les délaissés intra-urbains et provoque la multiplication des friches spéculatives en périphérie et des friches d’abandon dans le tissu urbain. Cette réalité est de plus en plus décriée parce qu’elle induit un gaspillage des terres notamment agricoles en périphérie et l’abandon d’espaces urbanisables dans le tissu urbain. Ce contexte renouvelle fortement l’intérêt social porté à ces espaces abandonnés quel qu’en soit leur origine. Ces nouveaux intérêts génèrent un foisonnement d’initiatives publiques et privées, encadrées et spontanées.
14Avant de pouvoir préciser ce que sont les agri-interstices, il faut prendre le temps de la déconstruction même du terme d’interstice. En effet, les pseudos ou les vrais synonymes sont particulièrement nombreux. Chacun d’entre eux résulte d’une histoire particulière qu’il convient d’éclairer afin de saisir les nuances des stratégies et des politiques publiques s’y intéressant. En la matière, la richesse du vocabulaire n’est pas ici superflue. On peut y repérer différentes stratégies locales, mais aussi des champs disciplinaires différents et des positionnements professionnels particuliers. Le premier temps sera réservé à cette analyse sémantique. Ces résultats sont absolument nécessaires au deuxième temps qui sera celui du repérage d’expériences interstitielles et de leur analyse. L’objectif poursuivi est de chercher à savoir si l’idée d’agri-interstice urbain est pertinente pour saisir ce qui s’imagine et s’expérimente actuellement dans ces interstices d’interface entre agriculture et ville. Comment qualifier des interstices urbains marqués par une orientation agricole affirmée ?
15Le deuxième ensemble de résultats est encore plus complexe à construire. Certes beaucoup de villes, d’agglomérations se saisissent aujourd’hui de la question agricole dans leurs documents d’urbanisme. Elles essaient de promouvoir une prise en compte différente des sols agricoles dans les zonages. Pour illustrer mon questionnement, j’ai considéré qu’il était nécessaire de rechercher d’autres informations plus à même d’illustrer comment les acteurs sociaux, les habitants, des associations s’emparaient de la question agricole et la faisaient vivre. Il me semble pertinent de m’intéresser à des expériences de petite dimension, plus ou moins informelles, de type bottom-up. Afin de gérer cette ambition, je suis partie de l’existence de certains réseaux, tel celui de la transition qui a un double intérêt. Le premier est qu’ils présentent ces expériences même si elles ne sont que partielles et que beaucoup d’informations leur échappent. Le deuxième est qu’en rendant visibles ces expériences, ils interpellent les acteurs politiques et institutionnels et fonctionnent de ce fait comme des lobbies. Ce choix méthodologique m’a permis de constituer un échantillon d’expériences, représentatif du foisonnement actuel autour de la place de l’agriculture dans la ville.
16La construction de ces deux corpus de résultats a pour finalité de discuter, de tester voire de valider la pertinence de l’idée d’agri-interstice urbain. L’hypothèse est que l’idée d’agri-interstice urbain est un objet intéressant pour se saisir de dynamiques expérimentales qui demeurent dans le registre d’initiatives informelles de type bottom-up. Cet objet d’analyse qu’est l’agri-interstice urbain est certes une construction sémantique mais aussi une grille d’analyse qui vise à comprendre comment l’agricole et l’urbain se combinent autour et dans l’interstice. La deuxième hypothèse est que l’interstice a toutes les caractéristiques matérielles et idéologiques pour permettre cette rencontre improbable de l’agricole et de l’urbain. Cette hypothèse prend appui sur les expériences culturelles déjà fort nombreuses et qui témoignent d’une autre rencontre improbable.
IV. RESULTATS
17L’objectif recherché dans cette première partie de résultats est de cerner l’agri-interstice urbain qui fait à la fois référence à l’interstice agricole [espace agricole marginal(é)] et à sa position dans l’espace urbain. Pour pouvoir saisir cette position géographique, il faut en rechercher la paternité, les emprunts, les héritages.
18Cette idée d’agri-interstice urbain mixe plusieurs phénomènes. Pour parvenir à la cerner, il convient donc de retourner vers différentes analyses qui a priori peuvent être dans des registres différents mais qui permettent progressivement de se faire une idée de la complexité de l’agri-interstice urbain. Il s’agit d’aller au-delà de l’idée générique de l’interstice qui correspond à des espaces libres, ouverts ou disponibles.
19S’intéresser à ces espaces libres, ouverts ou disponibles, c’est tenter d’approcher des espaces qui sont déjà difficiles à nommer. De quoi parle-t-on ? Avec quels mots ? Ces mots ont-ils tous le même sens ? D’un côté, on a une terminologie issue des réalités agricoles autour des notions de déprise et de friche agricole, voire de jachère, d’inculte qui permettent de repérer qu’il s’agit de réalités anciennes, en grande partie héritées. Le concept de friche apparait comme une notion plus générique. De l’autre, différents termes mettent en évidence la compréhension de ces phénomènes via des questionnements sur leurs traductions spatiales, la caractérisation des évolutions spatiales (encadrés n°1 et n° 2).
Encadré n°1 : La dimension agricole de l’agri-interstice urbain : entre mythe et réalité de l’abandon
Le vocabulaire venant de la sphère agricole est fondamental car il porte des visions et conceptions sociales fortes. Il met en évidence des enjeux sociaux et spatiaux ainsi que des engagements éthiques, philosophiques et politiques. Ce vocabulaire montre que la déprise et la friche ne sont pas des objets neutres.
La déprise agricole est considérée comme un risque, une menace pour la société. Elle témoigne de l’incapacité d’un individu, d’un collectif à perpétuer la mise en valeur, l’entretien d’un espace. L’analyse de la déprise vient de la recherche agronomique. Elle apparait fin 1979 dans les comptes rendus du comité ECAR (Écologie et Aménagement Rural) de la DGRST (direction générale de la recherche scientifique et technique). Selon C. Laurent (1990), la déprise caractérise toute parcelle antérieurement utilisée à des fins agricoles, qui n'est plus utilisée et qui n'a pas d'utilisation autre (sylviculture, urbanisation, aménagement, loisir) et qui, d'une façon générale, est recouverte toute l'année d'une couche de végétation. P. Moustier (2006) écrit que la déprise agricole résulte d’une conjonction de facteurs : exode rural d’une population essentiellement agricole, évolutions techniques et mutations économiques, passage d’une agriculture largement auto-consommatrice à une activité tournée vers les marchés. Cette déprise agricole se traduit par une rétraction de l’espace cultivé et une pression amoindrie sur les espaces pastoraux.
Dans les travaux les plus récents, l’espace résultant de la déprise peut être appréhendé par ses caractéristiques positives, productrices de la diversité biologique (Schnitzler et al., 2012). Nous retrouverons ces idées dans le second encadré.
Les friches sont des espaces abandonnés, à qui l’étymologie et le droit n’accordent guère de valeur. Ce vocabulaire exprime un point de vue, une appréciation qui aura un rôle déterminant dans l’action politique d’aujourd’hui. La friche renvoie au non-lieu qui est un espace inoccupé. Elle ne peut pas être désignée et indiquée car elle est en attente d’une fonction et d’un usage, d’une attribution. La friche crée de l’espacement physique et social, elle insinue de la discontinuité spatiale dans le tissu (urbain). Elle renforce la porosité des aires urbaines en étant une frontière physique et/ou psychologique entre un quartier et un autre, entre deux usages. Elles sont à l’opposé des continuités, de la perméabilité de l’espace (Vermeille, 2008). Les friches révèlent la fragmentation du processus de construction politique de l’espace. Ambrosino, Andres (2008) propose l’idée d’un temps de veille de la friche qui n’est pas un simple temps de l’entre-deux, entre l’abandon d’un espace et sa réinsertion dans un projet encadré. Ce temps révèle les stratégies différenciées des acteurs concernés. Raffestin (1997) démontre que le processus d’abandon produit une dynamique de déterritorialisation/désocialisation et dé-temporalisation. La friche est un stade transitoire.
Les friches agricoles sont les espaces laissés à l'abandon, temporairement ou définitivement, à la suite de l'arrêt d'une activité agricole (Terrasson, 1988). C’est sur ce constat, qu’Eric Fottorino (1989) a publié son ouvrage « La France en friche » où il développe des propos alarmistes. F. Plet (2003) précise que la friche est un statut temporaire de l’espace résultant de l’abandon agricole et du retour à la végétation spontanée.
Il existe un autre champ d’étude qui porte sur les friches urbaines. Ces travaux sont à la fois convergents avec ceux portant sur les friches agricoles mais ils interrogent très clairement les relations entre les friches et les espaces environnants. De même, l’impact social est précisé. La friche devient le révélateur et le cristallisateur de dysfonctionnements plus larges.
Parmi ces disfonctionnements, l’inculte vient de l’agronomie, il est intéressant car il met en évidence la charge émotionnelle, affective vis-à-vis du processus d’abandon mais aussi son ambiguïté liée à l’usage qui en a été fait dans certaines politiques. Il s’utilise en parlant d'une terre, qui n'est pas cultivée, qui ne se prête pas à la culture d’où le synonyme : abandonné, en friche, incultivé (CNRTL5). Dans l’ancien occitan, il correspond à l’adjectif erm « solitaire, mélancolique », au substantif erm « terre inculte, lande », et au terme languedocien hèrme « désert ». Avec le suffixe dépréciatif : ermas, armas qui accentue l’idée de « terre inculte »6.
« Le terme jachère pose un problème particulier : il a complètement changé de sens depuis deux siècles. Changement qui, lorsqu’il n’est pas pris explicitement en compte, entraîne les malentendus les plus graves» Morlon (2008). Le dictionnaire Larousse ajoute « Terre non cultivée temporairement pour permettre la reconstitution de la fertilité du sol ». Mais historiquement, la jachère correspondait à une « pratique agricole consistant à maintenir inutilisée pendant une certaine période une surface agricole pour lui permettre de reconstituer ses réserves en eau, sa capacité de production » (Actu environnement, 2015). Au cours des dernières décennies, la jachère a été utilisée afin de réduire la surproduction agricole, notamment dans la PAC. De ce fait, l’usage du terme de jachère est limité parce qu’il est ambigu.
Encadré n° 2 : L’agri-interstice urbain fait référence à différentes analyses de la place et du rôle des espaces libres, vacants
Les mots identifiés dans ce deuxième encadré ont une parenté avec le vocabulaire venant de l’agriculture mais ils apportent d’autres dimensions et l’enrichissent.
Le délaissé correspond à des zones provisoirement sans affectation fonctionnelle, des terrains marginaux et n’a pas de statut reconnu au moins temporairement. Le délaissé urbain appartient au lexique des travaux publics (un déchet de l’aménagement vs une construction par l’aménagement). Il pourrait être l’indice du décalage entre l’espace « conçu » et l’espace « vécu ». De grandes incertitudes pèsent sur son avenir car il correspond à un impensé de la ville, en référence à P. Degeorges & A. Nochy (Maurice, 2010). Il comprend une dimension temporelle, à la fois vis-à-vis du processus qui l’a généré mais aussi par rapport à l’avenir qui est considéré comme incertain. C’est donc à la fois un entre-deux spatial et temporel, qui correspond à un écart entre plusieurs logiques (Vermeille, 2008).
Left-over spaces (restes) : L’idée d’un reste était déjà incluse dans le délaissé. L’analyse proposée par Hudson (2015) renforce la connaissance de ce processus en démontrant que ces restes témoignent de ruptures, de bifurcations du contexte macro-économique. Ces ruptures étaient d’ailleurs fondamentales dans les mutations des espaces ruraux tout comme elles le sont aujourd’hui dans l’idéologie et la mise en œuvre de la ville durable. Cette idéologie n’est pas stabilisée, la place et le rôle attribués aux restes est symptomatique des dynamiques actuelles qui laissent une large place à l’expérimentation interstitielle.
Le terme de Terrains vagues résume à lui seul l’ambigüité et la complexité de ces espaces interstitiels, qui sont à la fois tout et leur contraire. On mesure de ce fait, le potentiel qu’ils représentent ainsi que la difficulté de savoir qu’en faire. Le dictionnaire Larousse définit le terrain vague comme un terrain à proximité d'une agglomération qui n'est ni cultivé ni construit. Lévesque (1999) et De Solà Morales (1995) précisent le double sens de ce mot : « Alors que le terme « vague » se lie au flux, à l'indéterminé et au vide, le « terrain » se réfère plutôt, quant à lui, à l'idée de limite et de support d'appropriation ». L’intérêt du terrain vague est qu’il apporte l’idée que ces espaces aussi flous, imprécis, délaissés soient-ils, sont toujours revendiqués par quelqu’un pour un usage et des pratiques donnés.
Chacun de ces termes contribue à un éclairage de l’idée d’interstice. Ils sont complémentaires les uns par rapport aux autres mais l’ampleur des processus sociaux et spatiaux qui se joue dans ces espaces appelle d’autres points de vue. Ce qui se traduit par la création de nouveaux termes, qui apportent un plus pour saisir les processus sociaux qui se structurent dans ces espaces.
G. Clément, (2004) avec le « tiers-paysage » intègre l’idée qu’il y a sur terre des espaces dont la valeur est liée à la présence de la diversité biologique. Certes, cette valeur n’est pas toujours reconnue et prise en compte dans les décisions et les actions d’aménagement. De ce fait, il milite pour que ces espaces non aménagés soient enfin reconnus et qu’ils soient intégrés en tant que tel et non en les transformant. Les paysages sauvages interstitiels (Ambivalent landscapes) complètent l’approche de G. Clément en insistant sur la relation ambiguë des sociétés à la nature sauvage. Ce courant étudie sous quelles formes la nature sauvage pourrait être intégrée dans les projets urbains et ce qu’elle pourrait apporter (Jorgensena, Tylecotea, 2007).
Les vides (Voids) renvoient aux processus mis en évidence en particulier dans les deux termes précédents qui posent la question de l’utilité sociale de ces espaces. L’idée de vide est particulièrement forte puisqu’elle questionne le sens de la vie même ainsi que celui de l’action humaine. La réalité et les évolutions de ces espaces n’est pas qu’une question d’aménagement mais plus encore une question philosophique, culturelle voire métaphysique. La phénoménologie et l’existentialisme considèrent que le vide est l’existence même de l’être. Le vide est donc l’être indéfini. Il faut dominer le vide afin de l’humaniser et s’en libérer. D’un point de vue aménagiste, un vide ne possède a priori aucune matière utile pour la ville. Il faudrait alors le façonner pour lui donner un sens urbain. Les espaces vides c’est-à-dire les espaces sans fonction, sans usage préétabli, ne pourraient-ils pas appuyer l’idée qu’il n’y a pas que des questions utilitaristes dans la construction de l’espace urbain ? (Vermeille, 2008) démontre que « l’urbanisme pourrait laisser des espaces être sans fonction, laisser s’insinuer le vide, le neutre, le rien, l’imprévu. L’espace n’a pas toujours besoin d’être plein pour exister. Le sens de la ville peut aussi s’imaginer ». D. Perrault (2010) va plus loin en écrivant que « le vide n’est pas rien. Le vide est ce tout qui ouvre autant de perspectives sur l’avenir que sur l’espace urbain ». Le vide ne peut plus être synonyme de « réserve foncière » car il comporte d’autres potentialités aujourd’hui recherchées pour réorienter le projet urbain (F. Rambert, 2010).
Vacant and derelict sites et Spaces of uncertainty : l’incertitude devient un paramètre dans l’action que les différents acteurs ont à apprendre et à intégrer. L’incertitude renvoie aux changements de perspective du projet urbain en soi mais aussi au fait que le projet urbain doit intégrer des dimensions non urbaines. L’entre-deux, l’interstice existe bien dans le vocabulaire des urbanistes. De fait, ils s’imposent et deviennent l’un des paramètres du développement urbain (C.V. Deutsch, 1994).
Interstitial/interstices et Urban interstices : L’interstice devient incontournable dans les espaces urbains parce qu’il est le résultat de leur évolution et de leur transformation. L’interstice a aussi une connotation sociale puisqu’il sépare des espaces, des individus, des groupes. Mais aujourd’hui, l’interstice change de statut dans le modèle de la ville inclusive où il est question de repenser l’ensemble des espaces et des usages en les incluant dans de nouvelles pratiques.
20Cette première série de résultats met en évidence la richesse des concepts, des enjeux constitutifs de l’agri-interstice urbain mais aussi son ambigüité au regard de la place accordée aujourd’hui aux interstices agricoles en ville. L’agri-interstice urbain est bien à l’interface entre des problématiques agricoles anciennes et des questionnements sur l’évolution des formes et des réalités urbaines qui interrogent la réalité et le statut de ces espaces. Ces espaces sont investis par différents acteurs qui les qualifient et les reconstruisent. La richesse sémantique révèle et permet cette diversité de constructions sociales des agri-interstices urbains. On ne peut apprécier cette richesse quand la confrontant à diverses expériences conduites dans ces espaces. De façon synthétique, cf. schéma n° 1, ces agri-interstices urbains correspondent à trois réalités spatiales où l’espace a à chaque fois un statut différent. Cette classification est évolutive dans le temps. Les expériences liées à la transition témoigneraient d’une avancée vers la reconnaissance des interstices comme un espace original.
Schéma 1. Trois réalités spatiales
21La richesse sémantique de l’interstice traduit et donne lieu à une grande diversité d’utilisations de ces espaces. En étant de plus en plus reconnus, les interstices deviennent visibles et sont de plus en plus appropriés dans des actions politiques et plus encore dans des initiatives sociales d’installations de nouveaux usages. La réalité de ces agri-interstices urbains ne devient visible que lorsqu’elle pose problème ou lorsqu’elle est confrontée à un ou des projet(s) qui entendent utiliser, valoriser ou remédier à l’abandon. Autant dire que l’existence de ces espaces a priori disponibles n’a rien d’évident. Elle génère des prises de position passionnées, ne laisse personne indifférent et aujourd’hui contribue à l’émergence d’une multitude d’expériences de réappropriation. Afin d’illustrer cette dynamique, l’idée est d’utiliser un corpus d’expériences. Le mouvement de la transition regroupe des expériences dont certaines portent sur l’agriculture et les interstices dans la ville. Les exemples relatés ne sont qu’une petite partie des expériences en cours. En effet, le réseau français de la transition mentionne 80 initiatives territoriales, de nombreux partenaires associatifs… Compte tenu de cette complexité, j’ai fait le choix de me focaliser sur les expériences françaises visibles sur le réseau international de la transition (sept villes françaises y figurent en 2015).
22L’intérêt de la confrontation avec ces expériences interstitielles, ces projets est de repérer de nouvelles façons de penser et de construire le rapport social à ces espaces. D’une part comment sont pris en compte les espaces vacants et d’autre part y a-t-il une ou des volonté(s) de faire appel à l’agriculture et de la pratiquer ? Cette deuxième partie de résultats présente une grille de lecture des expériences françaises affiliées au mouvement de la transition et répertoriées dans le site du réseau international de la transition avec une problématique agricole affichée. Y figurent sept villes françaises : Bordeaux, Caen, Chaville, Paris (10ème et 15ème arrondissements), Saint-Quentin en Yvelines, Sucy-en-Brie et Toulouse. Il s’agit de métropoles régionales ou de villes de l’agglomération parisienne. Les problématiques et les enjeux agricoles sont posés différemment dans chacune de ces villes. L’analyse textuelle des documents d’urbanisme, en particulier les rapports de présentation et les projets d’aménagement et de développement durable (inclus dans les PLU) permettent de saisir l’histoire agricole de ces villes ainsi que les façons dont elles intègrent ou pas l’agriculture dans leur avenir.
23Sur la dimension historique, les rapports de présentation de Paris et de Chaville (commune de l’agglomération parisienne) ne mentionnent jamais la problématique agricole. Celui de Sucy-en-Brie (autre commune de l’agglomération parisienne) clos la question en mentionnant que la vocation agricole de la commune a pris fin juste après la seconde guerre mondiale. Il ne restait que trois agriculteurs dans la commune en 2006 mais leur présence n’appelait pas de commentaire. Les villes de Caen et Bordeaux reconnaissent une large place à l’agriculture en raison de la dynamique particulière de la viticulture dans la région bordelaise et d’une polyculture dynamique dans la périphérie de Caen. Les cas de Toulouse et de Saint-Quentin en Yvelines sont très intéressants avec des histoires différentes. Toulouse avec près de 450 000 habitants est l’une des grandes métropoles régionales et malgré l’ancienneté de l’urbanisation, la commune dresse un véritable bilan de l’évolution de l’agriculture sur son territoire. A Toulouse, une volonté politique a permis au moins temporairement de préserver des terres agricoles, comme le plan Nicod de 1955 dont l’objectif était de préserver une ceinture agricole sur le pourtour de la commune. Certains de ces terrains ne subsistaient plus que de façon précaire au début des années 1980 et le POS de 2000 ne fait plus apparaitre de terres à vocation agricole. Les parcelles qui subsistent sont aujourd’hui considérées comme un potentiel, un atout. A contrario, Saint-Quentin en Yvelines est l’une des villes nouvelles d’Ile-de-France et l’urbanisation récente de son territoire (après 1970) fait que la réalité agricole n’est pas oubliée si ce n’est encore présente. Le rapport de présentation de SQY est original pour une ville de 145 000 habitants. La question agricole est appréhendée via la réalité de ces « 60 % d’espaces verts et bleus ». L’agriculture y est clairement présentée au travers de son potentiel agronomique, voire de la possibilité de développer une agriculture de proximité. Les rapports de présentation font apparaitre un gradient allant de villes qui ne se disent plus agricoles jusqu’à certaines où l’enjeu agricole exprimé est encore très fort.
24Comment ces bilans structurent-ils les PADD qui permettent de saisir la projection de ces villes pour les années à venir ? L’agriculture en tant que telle est absente dans les PADD de Toulouse, Chaville et Sucy en Brie. A Bordeaux, il n’est question que d’espaces verts, de parcs. A SQY, la problématique première dans ce registre est la préservation des espaces verts dans un contexte de poursuite de l’urbanisation. On y repère aussi la volonté de pérenniser les espaces agricoles et de rendre possible le développement d’une agriculture périurbaine. A Caen, il est écrit qu’il n’y a pas d’espace agricole dans les limites communales. Par contre, la question agricole est présente dans les communes périurbaines, à qui l’on demande de « soutenir une agriculture (notamment maraîchère) compatible avec la préservation de l’environnement, dans le souci de bonne cohabitation et d'échange entre la ville et les espaces agricoles de proximité (nouvelles aménités pour les habitants des villes, nouvelles ressources pour l'agriculture locale)» (p. 31).
25Ces sept cas permettent de bien prendre conscience des évolutions, du recul voire de la disparition des activités agricoles à l’échelle communale. Les surfaces agricoles d’aujourd’hui sont modestes, perdues dans les données statistiques et fondues dans la catégorie espaces naturels. Pour autant, elles subsistent à l’état de parcelles souvent dispersées et de petite taille. Ainsi, dans les PADD, l’idée d’agriculture est souvent remplacée par celle des jardins. Ce glissement se rencontre dans les sept villes avec des variantes. A Sucy et Toulouse, les jardins collectifs sont mentionnés comme des contributeurs à l’émergence de nouveaux lieux de convivialité. A Chaville, depuis 2009, la municipalité encourage le jardinage pour ses vertus pédagogiques et le fait que cette activité permette une participation des habitants. Les jardins potagers collectifs et partagés sont inscrits dans la constitution de la trame verte que la ville veut protéger. A Caen, le PADD fait mention des jardins partagés comme l’un des moyens de réintroduire et de préserver la nature en ville. Ces jardins sont aussi pensés comme un moyen de modifier le rapport des habitants à l’architecture et aux pratiques de jardinage en prônant l’abandon de l’usage des produits phytosanitaires. A SQY, une mention particulière est faite sur la préservation des jardins à toutes les échelles, de l’intercommunalité jusqu’aux quartiers.
26à Bordeaux, il faut attendre le PADD de 2010 pour que les jardins soient intégrés dans des préconisations sur des agencements architecturaux qui prennent en compte et valorisent mieux ces espaces verts. A Paris, les jardins sous différentes formes sont mis en avant pour contribuer à la stratégie de développement des espaces verts. « La participation des habitants à la gestion de certains de ces espaces libres, notamment sous forme de jardins partagés, contribue aussi à l’amélioration du cadre de vie, des relations entre les habitants d’un quartier ainsi qu’à établir un nouveau rapport des Parisiens avec la nature. » (PADD, p. 4).
27Les contextes socio-spatiaux sont aujourd’hui favorables au développement du jardinage si ce n’est de l’agriculture que les différentes municipalités appellent de leur vœu. Ces activités sont considérées comme alternatives car elles ne correspondent pas au modèle agricole classique et ce d’autant qu’elles émanent d’acteurs non agricoles qui se revendiquent de mouvements alternatifs. Le mouvement de la transition entre dans cette catégorie. L’objectif de ces derniers résultats est de saisir comment cela se passe dans les sept villes en question.
28A Bordeaux, le collectif de la transition affiche une orientation sur l’agriculture urbaine portée par un groupe de citoyens qui a décidé de travailler ensemble sur cette pratique. L’objectif est d’appuyer le développement des jardins partagés, des jardins collectifs, des fermes urbaines afin d’engager une réappropriation de l'espace, une autonomie alimentaire et du lien social. On mesure bien qu’ils en sont essentiellement au stade du projet et de la réflexion puisqu’ils posent deux questions de fond (qu'est-ce que l'agriculture urbaine ? quelles perspectives à Bordeaux ?). Quelques initiatives pionnières sont en cours, telle une ferme urbaine portée par le Darwin Eco-Système, ou encore les actions d’associations telles « Les jardins d’aujourd’hui », en coopération avec l’agenda 21 de la ville de Bordeaux.
29A Chaville, l’agro-écologie urbaine est le point de départ de l’action. Le collectif « Chaville en transition » considère que ce choix permet de créer du lien social, des échanges solidaires inter-générationnels. Il justifie cette position par le fait que les terres de Chaville soient riches et bien exposées et qu’elles aient eu une vocation agricole dans le passé. Ce collectif développe également une analyse spatiale du territoire communal lui permettant de faire apparaitre un potentiel agri-naturel. Ainsi, il considère que les talus des voies SNCF, non constructibles, pourraient assurer à la fois la continuité écologique (trame verte et bleue) et l’installation d’une agriculture urbaine en prenant appui sur des exemples de communes proches. Ainsi, depuis 2009, la ville de Vanves a signé une convention avec RFF7 qui fait entretenir les talus ferroviaires situés sur la commune par l'association « Espaces ». Des jardins familiaux y ont été installés. Le collectif veut poursuivre et développer ces différentes expériences de production locale [rucher, vignes (plantées en 1988 et entretenues par l’association Vivre à Chaville depuis 1998), potagers] et aller plus loin en soutenant la mise en place d’un zonage favorable à l’agriculture urbaine dans le PLU. Il souhaite soutenir la production locale d’arbres fruitiers destinée à une consommation locale (collectivités, restaurants scolaires) et porte un projet politique autour de l’alimentation.
30A Paris, différentes actions locales comme la création de jardins urbains, l’alimentation saine et locale, le troc vert de plantes et de graines ont vu le jour. Au sein de la ville nouvelle de Saint-Quentin en Yvelines, le collectif Transition apparait particulièrement actif. Depuis 2010, un verger a été créé, 190 arbres plantés dans 4 communes de la ville et dans sept communes limitrophes de SQY, dans 8 écoles maternelles et primaires. Depuis 2011, 1200 habitants ont participé à un atelier et environ 30 ateliers ont été proposés par les bénévoles de SQY en transition dans le cadre du projet « Un verger dans ma ville ». L’action symbolique est « les récoltes solidaires de fruits ». Le collectif propose de récolter les fruits laissés à l’abandon dans les espaces publics ou chez les particuliers moyennant un accord écrit de toutes les parties. Une partie de la récolte est offerte au propriétaire de l’arbre si l’action a lieu chez un particulier et le reste de la récolte est partagé entre les participants. En 2013, le jardin éducatif "les Mains dans la Terre" (en permaculture) propose des stages aux habitants. Les Incroyables Comestibles sont présents sur le territoire. SQY en transition est engagé dans le projet « le champ des découvertes » portant sur un espace de 70 ha de terres agricoles limitrophes de la base de loisirs. Deux objectifs ont été retenus, (i) donner l’accès à un environnement de qualité, (ii) construire une démarche de développement durable. Concrètement, cette action vise le soutien à une économie sociale et solidaire en aidant les circuits courts alimentaires, en culture biologique via la participation d’un magasin de produits biologiques. Il s’agit de renforcer la participation des habitants via des semis, cueillette, jardin et ferme pédagogiques, stages, classes découvertes, vente directe, etc…
31Sucy environnement & transition porte des actions depuis 2009 sous le slogan « Agir localement pour une vie plus respectueuse de l’homme et de la nature ». Deux AMAP existent, « l’AMAP de Sucy » créée en 2010, « les paniers bio » créée en 2012. En 2010, un groupe d’habitants a porté la création d’un verger communautaire (767 m²), appuyée et reprise par la municipalité lors du vote de son agenda 21 en 2012. Les membres des AMAP et du verger communautaire se sont fédérés en 2012 dans l’association Terre d’ici. Son objet est de sensibiliser les habitants aux cultures nourricières traditionnelles et locales, et de promouvoir une alimentation saine respectueuse de la terre et des hommes. L’objectif est de mettre en pratique les valeurs d’éducation à la terre, de transmettre les savoir-faire et de favoriser les liens humains.
32« Toulouse en transition » porte différents projets parmi lesquels quatre orientations et actions. Le groupe « Jardins sur les toits » argumente son action de façon assez classique. Pour eux, ces jardins permettent de récupérer des espaces urbains inutilisés que sont les toits plats. Ils peuvent fournir une production locale d’aliments biologiques et sont aussi à même d’agrémenter le paysage urbain. Ils peuvent avoir aussi un impact climatique, en tempérant les températures extrêmes. La démarche proposée est de partir à la recherche d’espaces accessibles, lumineux, sécurisés, d’avoir une action pédagogique sur les techniques de culture, de mobiliser des volontaires, de définir les objectifs et la répartition de la récolte. Cette action suppose un encadrement des participants, lié au fonctionnement de ces jardins collectifs. Le groupe « Jardins partagés / Partageons les jardins » bénéficie du soutien de la municipalité. Cet engagement collectif a permis la création d’une dizaine de jardins, régis par une charte des jardins partagés. L’objectif est de donner un cadre commun aux différentes initiatives. L’ouverture d’un jardin partagé s’inscrit dans un processus en quatre étapes : le diagnostic des lieux, la mobilisation des habitants, la définition concertée des usages et la mise en place de règles communes de fonctionnement. Pour chaque jardin, une convention annuelle, précisant les termes et les conditions de partenariat entre le référent du groupe de jardiniers et le maire de Toulouse, est signée. Le renouvellement de la convention annuelle se fait sur la base d’un bilan. Le groupe Rucher urbain collectif est encore à l’état de projet, il reste à trouver des financements, un terrain et éventuellement construire les bâtiments en auto-construction. Le groupe Permaculture demeure un lieu de débats et d’échanges.
33Ces expériences sont de plus en plus médiatisées via des actions ponctuelles relayées par des réseaux comme Quartiers en transition ou lors d’évènements médiatiques comme le festival Tropismes de Montpellier en 2015. Ce festival a consacré une journée à la question « Agriculteur urbain, métier de demain ? ». Dans le compte-rendu de cette journée et des débats, le lien est clairement établi entre l’agriculteur, le jardinier urbain ou l’urbainculteur (version québécoise8) et son investissement dans les espaces délaissés voire déclassés. Pour preuve, les auteurs relatent les formes d’inscription territoriale ponctuelles, temporaires de ces personnes qui en jardinant modifient la forme, le contenu, le statut de ces espaces oubliés, invisibles9.
34Quel bilan peut-on dresser de l’apport croisé des trois types de résultats ? Indéniablement, l’entrée par l’interstice ouvre l’accès à une pluralité de sens qui a donné lieu et génère une grande diversité de points de vue et d’actions politiques. L’interstice n’est plus un espace oublié, il est au contraire de plus en plus revendiqué par des acteurs variés qui y trouvent l’opportunité de structurer une action et donc d’agir dans la sphère publique. Il se matérialise par un émiettement de l’espace, par de petites surfaces, par des parcelles. Ces « miettes » font que l’interstice est accessible à des acteurs peu organisés, du fait qu’elles n’apparaissent pas dans un premier temps comme des espaces essentiels dans les mutations et les projets urbains. De ce fait, les interstices permettent la structuration d’expériences informelles de valorisation. Cette évolution est révélée dans les documents d’urbanisme, par le passage d’un bilan où il est question d’héritages et d’histoire agricoles à une prospective où la référence porte sur le jardinage. Mais très rapidement, cette émergence est reprise par les acteurs politiques qui prennent conscience que ces « confettis » peuvent donner du sens aux projets politiques. L’analyse simultanée des PLUs et des actions associatives montre bien qu’il y a convergence entre la reconnaissance politique des interstices et l’expérimentation interstitielle. Cette convergence prouve que chacun des deux processus est à la fois cause et conséquence de l’autre. Ce bilan ouvre cependant plusieurs questions qui vont être débattues dans la discussion.
V. DISCUSSION
35L’idée d’agri-interstice urbain est-elle seulement un jeu de mots, une belle idée ou bien voit-on se dessiner des expériences qui préfigurent ce qu’elle pourrait être ?
36En combinant dans un même mot – agri-interstice – la dimension agricole d’une part, et d’autre part l’espace disponible dans un contexte urbain, je fais l’hypothèse que cette rencontre improbable entre ces deux problématiques ouvre des perspectives riches sur les façons de penser et d’envisager la gouvernance territoriale des villes en établissant des liens, des passerelles avec les acteurs privés, notamment les associations de citoyens. Didier Debaise (2009) démontre que l’interstice – cet entre-deux – combine deux sens, le spatial et le temporel. La réalité spatiale correspond à des espaces vides, intermédiaires ou à des fissures, des espaces intercalés. Au sens temporel, l’interstice équivaut à un intervalle entre deux moments. L’objet est ici d’utiliser cette définition générique en associant agriculture et interstice. Mais cette agriculture potentielle est particulière. On peut partir de la définition de l’agriculture interstitielle proposée par Pervanchon & Blouet (2002) pour qui elle correspond à « l'agriculture mêlée à la ville, qu'elle soit au milieu de l'agglomération, qu'elle l'entoure, ou encore qu'elle sépare deux agglomérations entre elles. […] ainsi définie elle a une fonction sociologique car, espace vert, réserve d'air et de chlorophylle, elle réalise une rupture avec le béton ; elle constitue un espace biologique nécessaire aux citadins, et permet de réaliser l'équilibre ville-campagne » (Gaye, 1974). Cette association caractérise un moment particulier dans l’histoire des interstices et des villes et met en évidence un recentrage des problématiques à l’échelle locale.
37Ces expériences bousculent très clairement les modes habituels de création et de gestion des projets territoriaux. En effet, le monde associatif, voire la nébuleuse associative y trouve de nouveaux moyens d’expression, d’investissement, d’engagement. De plus, elle se reconstruit via ces enjeux et l’appropriation de problématiques locales. Cela rejoint l’idée d’expériences interstitielles développée par Guillaud (2009) dans lesquelles elle observe l’émergence de nouvelles pratiques sociales liées à des espaces vacants qu’elle définit comme des espaces de respiration, de créativité. La force de ces interstices est leur disponibilité. Mais ces expériences interstitielles demeurent uniques dans le sens où elles puisent leur existence dans une réalité locale territorialisée. De ce fait, la mobilisation de ces expériences dans un projet politique est très souvent hasardeuse. L’agri-interstice urbain s’apparente bien à une expérience interstitielle dans laquelle l’agriculture ou le jardinage se révèlent être un objet particulièrement fort, et ce d’autant qu’il touche à des besoins humains fondamentaux.
A. La richesse des agri-interstices urbains mais aussi une certaine confusion
38Cataloguer les agri-interstices urbains comme des espaces libres, ouverts et disponibles au travers d’une multitude de termes revient à leur donner un statut, à les mettre dans une ou plusieurs catégories, à porter un jugement de valeurs sur les hommes et activités présents. En effet, les termes employés sont souvent caricaturaux par rapport à la réalité sociale complexe de ces espaces. Existe-t-il des espaces réellement vides mais vides de quoi ? A-t-on l’assurance que les espaces abandonnés liés à l’arrêt d’une activité, au départ de populations soient réellement abandonnés ? Qu’est-ce qui fait vacance et comment se matérialise la vacance d’un espace ? Ces quelques questions montrent bien que ces qualificatifs sont excessifs et que chacun d’entre eux permet de poser des questions majeures d’aménagement et de gestion des espaces et de saisir le rapport des sociétés à leurs espaces. Ainsi, le rapport de la société française à la friche est toujours aussi ambigu. Dans la friche, il y a l’idée de l’abandon, de la déprise, de la désertification, de la disparition d’une culture mais aussi celle du retour de la nature, de la biodiversité, de l’espace vert, de l’espace ouvert, de la créativité…, bref tout et son contraire. Comment approcher, saisir le vide, l’abandon qui renvoie nos sociétés à leurs difficultés à occuper l’espace dans le temps ? Ces espaces abandonnés sont à la fois l’objet de controverses sociales et scientifiques dont témoignent différents ouvrages et manifestations scientifiques. Ces postures questionnent la prise en compte du temps, la projection dans l’avenir vis-à-vis de lieux et d’objets patrimoniaux ; la construction même des lieux, l’utilité sociale de ces espaces, l’intérêt même de ces espaces comme potentiel dans le renouvellement des villes.
39L’identification, la compréhension, la reconnaissance de ces espaces libres, ouverts et disponibles sont visibles au travers de postures professionnelles, politiques, habitantes. Ils deviennent un véritable enjeu de société progressivement retranscrit dans des politiques publiques (documents d’urbanisme, agenda 21) et dans des mobilisations plus informelles (expériences agricoles). Le fond du débat renvoie à un autre terme identifié qui est celui de l’incertitude. Les itinéraires de ces espaces sont vécus et pensés comme incertains, donnant lieu soit à un refus de la déshérence, soit à l’enthousiasme des naturalistes et des militants de la protection de la nature qui y repèrent un retour de la biodiversité. Cette incertitude est la source de tensions entre ces différents points de vue. Cette diversité génère aussi un regain d’intérêt qui se traduit par un recul de l’abandon avant même que ces espaces ne soient à nouveau exploités ou entretenus.
40L’incertitude caractérise à la fois l’espace en question mais aussi le contexte dans lequel il se trouve. Quelles sont les potentialités de ces espaces pour l’agriculture urbaine ? Les caractéristiques agronomiques, bio-physiques, morphologiques, les risques dus aux pollutions des activités passées, l’environnement actuel vont rendre possible ou pas l’installation d’une activité agricole. L’incertitude peut également être contextuelle. En effet, l’informalité de l’activité agricole en ville, la relative indépendance vis-à-vis du politique posent en permanence la question de la pérennité de ces activités. Au regard des nombreuses expériences recensées, il semble que l’on soit dans une période charnière. Les acteurs politiques urbains disposent de plus en plus d’outils opérationnels leur permettant d’inscrire ces expériences dans le projet urbain (PLU et SCOT, PCET en France, agenda 21). La mise en œuvre des agendas 21 est révélatrice de ce changement de perspective, et du recul de l’incertitude. Les exemples de Saint-Quentin en Yvelines ou de Sucy-en-Brie illustrent l’intégration de l’agriculture dans les documents de planification urbaine. On voit apparaitre une certaine forme d’institutionnalisation qui pour l’instant n’affaiblit pas le foisonnement d’expériences.
B. L’agriculture, une expérience interstitielle qui renouvelle la problématique des interstices urbains
41L’ambiguïté de la présence de l’agriculture est encore largement repérable lorsqu’on cherche à saisir la réalité des espaces vacants, abandonnés en ville dans un contexte où la pression sociale sur l’espace est particulièrement forte et dans une période où il n’est question que de densifier, de verdir la ville. Le travail de P. Vermeille (2008) sur l’opération d’intérêt national Seine-Arche questionne le retour de la nature voire de l’agriculture dans la ville dense. Il montre bien la grande difficulté à se saisir d’un espace a priori libre, mais dans le cas présent soumis à de fortes contraintes techniques parce que fortement artificialisé. Ce cas illustre magnifiquement une réalité d’incertitude opérationnelle et technique (comment aménager un espace artificiel dans lequel il n’y a que des contraintes techniques ?) d’une part, et d’autre part un espace certes libre mais central et incontournable dans la problématique d’aménagement d’un espace urbain dense. D’un point de vue technique, il s’avère aujourd’hui quasiment impossible d’en faire quelque chose. En même temps, aucun acteur ne peut ignorer sa présence et tous s’accordent à penser que l’inclusion de cet espace est nécessaire au grand projet d’aménagement Seine-Arche. L’incertitude est de ce fait un paramètre essentiel, qui peut bloquer l’action temporairement ou définitivement mais qui ouvre en même temps la mobilisation des acteurs et l’expression de leur créativité.
42La multiplication des travaux de recherche sur les espaces vides urbains de la part d’étudiants en architecture est symptomatique de la période actuelle. L’association Arturbain.fr a d’ailleurs proposé en 2010-2011 un appel à réflexion sur le thème « Valoriser les espaces vides oubliés ». En partenariat avec le ministère de l’Ecologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, Arturbain s’engage à soutenir des actions innovantes portant sur la lutte contre l’étalement urbain, une réflexion sur la densité et la qualité de vie urbaine, la mise en œuvre d’une gouvernance adaptée et la mise en valeur du patrimoine naturel et urbain. L’entrée retenue pour le concours était la qualité du cadre de vie définie par la qualité architecturale (insertion dans le site et prise en compte du paysage, identité du lieu et patrimoine), la qualité de la vie sociale (convivialité et accessibilité) et le respect de l’environnement (respect de la biodiversité, trame verte et bleue, gestion des déchets, gestion des nuisances, des pollutions et des encombrements dus à l’automobile). Les expériences primées donnent à voir des actions de réhabilitation urbaine combinée à une volonté de positionner l’action dans l’espace et de veiller à une bonne articulation entre le périmètre de l’action et son environnement. La vision demeure très aménagiste. Mais en même temps, la philosophie de cette association est d’avoir une « réflexion et une action sur l’espace vide » qui influent de manière importante l’espace de vie. L’espace vide se développe et est représenté à trois échelles : le territoire intercommunal, le quartier et l’espace public qualifié. « L’espace vide est l’essentiel de l’Art urbain, a écrit Robert Auzelle ; s’il était enseigné, peut-être alors pourrions-nous espérer une amélioration du cadre de notre vie urbaine ». L’agriculture ne serait alors qu’un moyen parmi d’autres de traiter des vides urbains.
43Certes, les espaces abandonnés correspondent à la réalité décrite précédemment mais en même temps le contexte urbain, son renouvellement actuel attribuent à ces espaces un potentiel particulier qui ouvre de nouvelles perspectives. L’objet espace délaissé est particulièrement riche car il se caractérise par sa marginalité mais une marginalité réinterrogée par le développement urbain. A la rencontre entre espaces abandonnés et développement urbain se produisent des espaces originaux, des hybrides, des dynamiques inédites. Les espaces délaissés se révèlent être des lieux novateurs dans leurs paysages et les pratiques qui s’y installent. Ces espaces sont en train de changer de statut sous nos yeux, ils deviennent exceptionnels car ils offrent un espace de liberté pour de nombreux acteurs et usagers qui y trouvent les moyens de s’en saisir sous différentes formes.
44Les espaces libres, disponibles sont présents dans les projets d’aménagement et les stratégies de développement des villes. Ils deviennent un objet de cristallisation entre différents points de vue, entre les acteurs politiques et les acteurs sociaux, entre une opportunité d’aménagement et d’équipement et le maintien ou l’installation d’usages alternatifs. Bien sûr, ils ont toujours été là car ils ont été et sont encore très souvent une réserve foncière, une variable d’ajustement pour l’urbanisation. Mais en même temps, l’urbanisation des décennies passées les a largement multipliés en laissant des dents creuses. Aujourd’hui, ils sont plus que cela car leur utilisation pour l’ajustement de l’urbanisation est abandonnée, n’est plus affichée voire est politiquement incorrecte. Le transfert de l’utilisation de ces espaces se fait au profit d’usages jugés plus nobles. Ces nouveaux usages sont loin d’être stabilisés et de nombreuses questions demeurent en suspens : quelles mutations, quelles transformations, quelles évolutions pour quel avenir ? Quelle pourrait être leur place et leur rôle dans des stratégies urbaines en plein renouvellement ? Historiquement, de nombreux travaux ont bien montré comment les activités culturelles avaient récupéré et réutilisé des espaces libres. Ce mouvement d’installation de la culture dans la ville, hors des sites dédiés est en route depuis les années 1970 (Poggi & Vanhamme, 2004). Il est reconnu dans les « friches culturelles », appelées également « lieux émergents » ou « espaces intermédiaires ». La nature des enjeux posés par ces expériences culturelles devient aujourd’hui générique. Poggi & Vanhamme montrent que ces projets culturels instaurent des processus de resocialisation d’espaces désaffectés en structurant de nouvelles formes d’appropriation. Mais en même temps, ces projets provoquent l’émergence de nouveaux espaces publics, accessibles, ouverts, reconnus au travers de ces nouveaux usages. Les « friches culturelles » sont typiques de ce processus de reconquête des espaces libres, abandonnés. Bien que les surfaces concernées soient modestes, les expériences de reconquête sont fortement médiatisées et changent le statut de ces espaces. Tout projet d’aménagement et d’équipement destiné à être mis en place sur un tel espace est aujourd’hui immédiatement saisi par des collectifs d’habitants, de riverains, associatifs qui s’y opposent au nom de la valeur et de l’intérêt de cet espace pour le collectif. Ces espaces libres sont donc de plus en plus investis, appropriés, revendiqués au point qu’ils correspondent de moins en moins à l’idée de la friche.
45En quoi ces expériences culturelles pourraient-elles être un modèle pour la réintroduction de l’agriculture dans la ville ? Qu’est-ce qui peut faire modèle ? Est-ce l’organisation sociale autour qui peut le permettre (capacité d’initiative, acceptation de ces expériences par les propriétaires des lieux voire accords temporaires, mobilisation…) ? Qu’est-ce qui fait que les responsables urbains trouvent un intérêt dans ces expériences agricoles ? Il est indéniable que l’organisation sociale autour de l’agriculture en ville existe déjà. Par exemple, dans la mouvance de la ville résiliente ou en transition, on peut repérer plusieurs structures associatives engagées dans ces expériences agricoles. La transition vers un autre modèle de développement fait partie du contexte qui accompagne le retour de l’agriculture en ville sous différents prétextes et différentes formes. Ce réseau de la transition donne à voir les villes emblématiques de cette réappropriation de l’agriculture et de son utilisation par le projet urbain. Les associations identifiées sont particulièrement visibles dans les villes prises en exemple mais sont aussi présentes ailleurs, dans d’autres pays notamment. Chacune d’entre elles soutient une vision et une conception de l’agriculture. Ainsi « Toits Vivants » soutient des projets d'agriculture participative, localisés en particulier sur des toitures et terrasses. Le collectif Babylone est un laboratoire collaboratif sur l’agriculture urbaine (Lab’AU) et le développement des systèmes résilients. La SCIC Ville comestible est une structure d’appui à la mise en œuvre d’écosystèmes comestibles urbains. Le Festival des utopies concrètes est un collectif informel portant le festival du même nom, issu du réseau des villes en transition. Le collectif Vergers urbains milite pour la réinstallation d’arbres fruitiers en ville et l’aménagement d’écosystèmes fruitiers participatifs en ville. L’association française de permaculture « Brin de paille » a pour mission de promouvoir la permaculture, de mettre en réseau ses acteurs français et d’accompagner les projets.
46Au regard des sept expériences présentées dans les résultats, on constate une profusion d’expériences agricoles et / ou de jardinage portées par des associations similaires à celles présentées ci-dessus. La mention du lien entre l’agriculture et la récupération d’espaces interstitiels n’est pas toujours affichée. Bien souvent, l’originalité de l’activité se suffit à elle-même. Peut-on les qualifier d’expériences interstitielles ?
C. Interstices, expériences interstitielles, agriculture interstitielle….
47Les interstices urbains sont bien réels, voire sont multipliés par les effets des politiques et pratiques urbaines des dernières décennies. Les regards portés sur les interstices sont en train de changer. Aujourd’hui, les espaces libres, disponibles ne sont plus nécessairement vécus comme un handicap, un problème dont il faudrait se défaire. Ils sont de plus en plus pensés au travers des possibilités, des potentialités qu’ils offrent, à tel point qu’ils sont inclus dans différentes stratégies. Ils peuvent se retrouver au cœur de politiques foncières publiques dont l’objet est l’acquisition foncière par des collectivités locales, voire leur intégration dans les documents d’urbanisme et de planification urbaine. Le lancement des Agriparcs est une politique publique de la Métropole de Montpellier qui cherche à valoriser les espaces naturels et agricoles et à les intégrer dans le projet urbain. Dans un premier temps, ce type de projet souffre du manque d’intérêt du monde agricole qui ne se projette pas dans l’agriculture urbaine d’une part, et d’autre part le monde urbain méconnait l’agriculture. En ce sens, cette politique publique s’apparente à une expérience interstitielle puisqu’il n’y aura succès qu’à la condition de l’implication et de la participation des acteurs agricoles et des populations. Elle remplit par ailleurs la première condition des expériences interstitielles qui est d’être territorialisée puisque l’action s’inscrit dans l’espace en construisant un projet, en donnant une nouvelle légitimité à cet espace. Ces projets mélangent plusieurs registres, une approche esthétisante des espaces agricoles vs un intérêt porté à l’alimentation de proximité. Ceci les renforce et est probablement une des raisons de l’engouement des acteurs politiques vis-à-vis de la problématique agricole.
48Parallèlement le développement d’usages alternatifs se renforce, comme par exemple la multiplication des jardins partagés, communautaires ; des résidences d’artistes (Andres, 2011) témoignant de l’engagement d’acteurs privés, individuels ou associatifs (réseau Saluterre dans le sud-ouest ; à Toulouse où sept associations différentes gèrent près de 900 parcelles ; l’association Graine de jardin en Ile-de-France qui fédère 155 jardins intra-muros…). Ces expériences sont à la fois institutionnelles et plus informelles. Seule la catégorie des expériences artistiques est aujourd’hui étudiée comme expérience interstitielle (Guillaud, 2009). Les sept expériences françaises relatées dans le réseau international de la transition entrent parfaitement dans ce schéma. Ces expériences se saisissent « d’espaces sans affectation précise, immiscé pour une période indéterminée entre des configurations fonctionnelles déterminées » (Guillaud, 2009).
49L’agriculture interstitielle aurait donc toutes les caractéristiques pour légitimer le retour de l’agriculture dans la ville. L’oxymore ville-agriculture des dernières décennies aurait vécu. Pour autant, comment conserver la liberté, la créativité, l’innovation, rendues possibles par l’existence même des interstices alors que les politiques publiques les abordent par une quête de normalisation et d’homogénéisation ? Gourlet (2012) démontre que l’interstice est nécessaire pour l’évolution du système et qu’en absence d’interstice, le système se sclérose puisqu’il n’y a plus de place pour l’initiative et l’engagement social.
50Au regard des résultats obtenus, du foisonnement des expériences interstitielles, l’agriculture apparait aujourd’hui comme un bon outil pour assurer le renouvellement voire la pérennité des interstices urbains, au même titre que les expériences culturelles. Les faibles compétences des acteurs politiques urbains, la diversité et la richesse des collectifs associatifs enrichissent les enjeux sociaux et spatiaux portés par ces expériences. On est la plupart du temps très loin des modèles classiques de développement agricole. On est plus près de projets productifs multifonctionnels. De ce fait, parler d’agri-interstices urbains parait justifié pour essayer de capter ce qui est en train de se construire, de se créer dans ces intervalles spatio-temporels.
VI. CONCLUSION
51Le choix conceptuel et méthodologique de combiner agriculture et interstice dans un contexte urbain se révèle particulièrement pertinent pour saisir la richesse et la diversité des expériences qui se structurent dans ces espaces marginaux. Cette analyse apporte un éclairage complémentaire aux travaux scientifiques réalisés sur les expériences culturelles menées dans les espaces délaissés urbains. Les expériences interstitielles culturelles et agricoles sont à la fois de même type mais les expériences agricoles sont plus fortes parce qu’elles mettent en jeu une fonction humaine vitale. De ce fait, le panel des acteurs mobilisables est plus large. La mise en pratique de l’agriculture sur ces espaces interstitiels montre bien que ces expériences témoignent d’un nouveau rapport des populations à leur environnement urbain, d’une créativité sociale débridée et parfaitement relayée par des réseaux associatifs. La visibilité de ces expériences est d’ailleurs attestée par la prise en compte de ces actions dans les documents de planification, dans les politiques publiques locales et par des stratégies de communication des collectivités locales et des associations de plus en plus élaborées. Cette communication tous azimuts des associations a d’ailleurs des velléités d’appuyer une volonté de lobbying ainsi que d’attirer de nouveaux habitants, participants. Pour l’instant, les collectivités locales accompagnent ces mouvements, les facilitent, en mettant notamment du foncier à disposition des candidats. Cette mise à disposition de terres suppose en face une organisation collective, d’où le renforcement du mouvement associatif, pour garantir l’éthique, la philosophie de ces pratiques. Les exemples des sept villes montrent bien que tout cela est en cours de construction puisqu’il n’y a pas véritablement de modèles clé en main. Ce sont bien des arrangements locaux qui émergent entre des acteurs très différents. N’y a-t-il pas là un risque de récupération, de normalisation de la part des collectivités locales qui pourrait appauvrir cette dynamique associative, collective ? Il semble de ce fait que l’étude des agri-interstices urbains est une bonne maille pour saisir l’implication des populations, des habitants dans la gestion, l’utilisation voire la planification des espaces urbains.
52Ce choix pose également des problèmes méthodologiques car il s’agit de travailler sur de micro-expériences éclatées, dispersées, temporaires. L’information n’est donc pas toujours facile à récupérer, ni à rassembler. L’approche ne peut être que qualitative et elle peut prendre appui sur l’existence de réseaux régionaux, nationaux et internationaux qui construisent la visibilité et la légitimité de ces expériences interstitielles.
Notes
53 https://villepermaculturelle.wordpress.com/objet/resilience-urbaine/, 2015
542 Les AMAPS sont des associations œuvrant pour le maintien et le développement d'une agriculture paysanne et biologique. La finalité est de créer un lien direct entre producteurs et consommateurs, qui s'engagent à acheter la production de ces producteurs à un prix équitable et en payant par avance.
553 Le SEL est un système d’échange local. Ce sont des groupes de personnes qui pratiquent l'échange multilatéral de biens, de services, et de savoirs, au moyen d'une unité d'échange choisie par ses membres.
564 http://www.transitionfrance.fr/
575 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, CNRS & Atilf, http://www.cnrtl.fr/lexicographie
586 http://www.etymologie-occitane.fr/2011/06/herm-erm/
597 Réseau ferré de France
608 http://urbainculteurs.org/
619 https://quartiersentransition.wordpress.com/
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About: Lucette Laurens
Professeur des universités Géographie
Université Montpellier 3
Co-responsable de la mention de master DDA et du master recherche T&D
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