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Lena SANDERS

Un cadre conceptuel pour modéliser les grandes transitions des systèmes de peuplements de 70 000 BP à aujourd’hui

(63 (2014/2) - Varia)
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Résumé

Au cours de l’histoire de l’homme, certains grands bouleversements ont entraîné des changements irréversibles de la configuration spatiale du système de peuplement, changements qui ont été observés sur l’ensemble des continents à des périodes et des rythmes divers. L’objectif est de développer un cadre conceptuel générique pour décrire et modéliser ces grandes transformations du système de peuplement en termes de transition. Ce cadre est fondé sur l’articulation entre des enjeux conceptuels, empiriques et de modélisation. Trois cas empiriques de transitions servent de support à la présentation : - la colonisation de la planète par homo sapiens il y a 70 000 ans ; - le passage de groupes nomades de chasseurs-cueilleurs à des groupes sédentarisés pratiquant l’élevage et l’agriculture; - l’émergence des villes et des systèmes de villes.

Index de mots-clés : changement de régime, modélisation dynamique, simulation, système complexe, système de peuplement, temps long, transition

Abstract

During modern human’s history, a few upheavals have led to irreversible changes in the spatial configuration of settlements’ systems, changes which have occurred in all continents, at different periods and various rhythms. The aim is to develop a generic conceptual frame to describe and model such important transformations of settlement systems in terms of transitions. This frame is based on the linking of conceptual, empirical and modeling issues. Three empirical case studies will be used as a support for the presentation: - homo sapiens’ colonization of the world from 70,000 BP; - changing from hunter-gatherer nomadic organization to sedentary farming; - emergence of cities and system of cities.

Index by keyword : complex system, dynamic modeling, long term, regime shift, settlement system, simulation, transition

I. Introduction

1Il y a environ 70 000 ans, l’homme moderne (homo sapiens) sort d’Afrique pour progressivement conquérir l’ensemble de la planète. Il utilise la surface de la terre, l’habite, s’y déplace, agit sur elle de multiples façons. Les modes d’habiter, de se déplacer et d’exploiter les ressources ont évolué au cours du temps, parfois de manière continue, parfois sous formes de changements brusques sous le jeu de contraintes environnementales et de processus d’adaptation et d’innovation. Ces grands bouleversements ont entraîné des changements irréversibles de la configuration spatiale du peuplement, marquant un « avant » et un « après » radicalement différents. Le concept de transition est mobilisé ici pour appréhender de tels changements. Trois cas serviront de support à l’exposé : - la colonisation de la planète par homo sapiens ; - le passage de groupes de chasseurs-cueilleurs, nomades, à des groupes sédentarisés pratiquant l’élevage et l’agriculture ; - l’émergence des villes et des systèmes de villes. Du point de vue thématique, il s’agit de trois histoires bien distinctes, qui mobilisent des disciplines, des observations, des théories différentes. L’objectif est de développer un cadre conceptuel générique pour décrire ces grandes transformations du système de peuplement. Ce cadre doit être suffisamment spécifique pour cerner la dimension spatiale du changement et suffisamment générique pour pouvoir être appliqué à des périodes, des espaces et des échelles variés.

2Les travaux relatifs aux trois cas empiriques évoqués sont nombreux et émanent de plusieurs communautés disciplinaires. Ils concernent souvent des espaces et des périodes bien délimités. L’objectif n’est pas d’approfondir ces aspects thématiques mais plutôt de donner à voir une démarche permettant de faire des parallèles, sinon des comparaisons, entre des changements ayant opéré sur des espaces et des périodes différents, impliquant des sociétés et des systèmes socio-économiques de nature variée. L’objectif principal de l’article est ainsi de proposer une démarche qui permette d’articuler les points de vue empirique, théorique et modélisateur sur les transitions des systèmes de peuplement. Des interactions variées jouent un rôle moteur dans les transitions concernées (entre les sociétés et leur environnement, entre individus, entre groupes, entre lieux) et la plupart sont multi-échelles. Le cadre des systèmes complexes est de ce fait approprié pour penser la modélisation de ces transitions.

3La première partie est consacrée à la présentation d’un cadre méthodologique générique qui permet de lier les enjeux conceptuels, empiriques et de modélisation liés à une recherche. Ce cadre est ensuite appliqué au cas des systèmes de peuplement en croisant des propositions émanant de différents champs de recherche, avec le but d’identifier, de conceptualiser et de modéliser des phases de changement en termes de transitions pour les trois cas empiriques évoqués. La dernière partie présente des perspectives d’application de ce cadre méthodologique au sein notamment du projet TransMonDyn sur lequel la réflexion prend appui et qui s’intitule : « Modéliser les grandes transitions de l'évolution du peuplement dans l'Ancien et le Nouveau Monde : contraintes environnementales, interactions spatiales et innovations sociales dans la dynamique multi-échelle de systèmes complexes ».

II. Définition d’un cadre méthodologique permettant de lier les enjeux empiriques et théoriques associés à la dynamique des systèmes de peuplement

4De façon générale, l’activité scientifique repose sur l’articulation de plusieurs domaines de recherche et de réflexion. Livet et al. (2010, 2014) suggèrent ainsi de distinguer trois domaines qui constitueraient les trois sommets d’un triangle épistémologique et méthodologique (Figure 1) :

5- Le domaine empirique est lié au champ thématique en jeu, celui où on fait état de la question, et où on rassemble et traite les données relatives à cette question. On y privilégie l’observation, la mesure et la description des objets et des phénomènes d’intérêt, en cherchant à repérer des régularités et des similitudes, à construire des catégorisations, à explorer des relations. Plusieurs disciplines sont concernées par les systèmes de peuplement, notamment géographes, archéologues, historiens, paléontologues, linguistes. Les spécialistes de ces disciplines seront qualifiés, de façon englobante, de « thématiciens » dans la suite du texte (Livet et al., 2014). Ce sont eux qui ont une « histoire » à raconter, qui sont les experts capables d’interpréter et d’élaborer des hypothèses sur les transformations des systèmes de peuplement étudiés. Chaque spécialiste a ses objets d’observation privilégiés : des ossements fossiles pour le paléontologue, des vestiges matériels pour l’archéologue, des textes pour l’historien, des données de recensement ou d’enquêtes pour le géographe, les mots et leurs relations pour les linguistes. La connaissance sur l’évolution des systèmes de peuplement se nourrit du croisement de ces différents points de vue.

6- Le domaine conceptuel est celui où l’on cherche à identifier les concepts pertinents et à élaborer des théories. Ceux-ci sont issus, d’une part, des domaines thématiques impliqués et, d’autre part, des sciences formelles. Souvent des concepts élaborés dans une discipline sont transférés dans d’autres et leur pouvoir heuristique exploré. Dans le champ des systèmes de peuplement, de nombreuses disciplines contribuent à l’élaboration des concepts et des théories. Parfois des théories sont en concurrence : homo sapiens est-il né d’un centre unique en Afrique (« hypothèse d’une origine unique récente »), et il a ensuite colonisé l’ensemble de la terre à partir de là, ou bien a-t-il émergé en plusieurs lieux (« hypothèse de l’origine multirégionale de l’homme moderne ») ? La colonisation de l’Amérique par l’homme moderne s’est-elle faite par voie de terre ou de mer ? La diffusion du néolithique est-elle démique (passant par les migrations des hommes) ou culturelle (passant par la diffusion des savoirs) ou les deux ? Ces questions sont approfondies entre autres par les généticiens des populations, les anthropologues, les archéologues, les préhistoriens et les linguistes, chaque discipline apportant son regard et ses techniques (interprétation des vestiges, analyses génétiques, etc). Au cours du temps de nouveaux objets apparaissent, villages, réseaux d’habitats, villes, cités-états, mégapoles, systèmes de villes, états, pour citer quelques entités fondamentales des systèmes de peuplement. Les concepts associés sont proposés par les thématiciens concernés (dont les géographes, archéologues et économistes) et par ailleurs des concepts transversaux, comme mutation, transition, bifurcation, régime, peuvent être mobilisés. Dans la mesure où on formalise un système de peuplement comme un système complexe (comme cela sera discuté plus loin) l’ensemble des concepts et théories développés dans ce champ sont appropriés.

7- Le domaine du modèle correspond à la formalisation et à l’implémentation d’un modèle mettant en lien les théories formulées dans le domaine conceptuel et les observations réalisées dans le domaine empirique. Il s’agit de choisir un formalisme (qui peut être mathématique ou informatique), d’implémenter le modèle et de l’utiliser afin de tester des hypothèses sur le phénomène étudié. Les modèles mobilisés dans une recherche sont de nature multiple (Mathian, Sanders, 2014). Je ferai ici référence à deux catégories de modèles : - ceux permettant de décrire des structures, spatiales, hiérarchiques ou relationnelles, telles que l’on peut les observer dans les systèmes de peuplement. Il peut s’agir de la structure des différenciations spatiales que permettent de mettre en évidence les analyses factorielles, ou de structures de relations entre différents phénomènes que l’on peut saisir par des modèles de régression par exemple. - la deuxième catégorie de modèles a pour objectif d’identifier les processus menant à ces structures, c’est-à-dire menant à une certaine organisation spatiale des différenciations ou à une certaine forme de relations. Ces deux familles de modèles ont des objectifs complémentaires, la première de description et de mise en évidence des structures du phénomène d’intérêt, la seconde d’exploration de la dynamique de ce phénomène et d’identification des mécanismes conduisant à l’émergence de ces structures. La première catégorie prend généralement appui sur la formalisation statistique, la seconde sur les équations différentielles et les modèles informatiques comme les automates cellulaires (AC) et les systèmes multi-agents (SMA).

Figure 1. Triangle méthodologique liant théorie, empirie et modèles

Image1

Source : Livet et al., 2014, d’après Livet et al., 2010.

8Idéalement le chercheur circule entre les pôles de ce triangle. Suivant son orientation et ses compétences, il en privilégiera parfois un : ce ne sont en général pas les mêmes chercheurs qui explorent les propriétés formelles d’un modèle de dynamique de population et qui construisent des bases de données exhaustives sur la répartition géographique de la population ou de l’habitat à différentes dates. Les avancées de la connaissance doivent beaucoup à l’interaction entre ces pôles de compétence.

III. Application de ce cadre méthodologique pour étudier les grandes transitions dans les systèmes de peuplement

9Décrire et comprendre l’évolution des systèmes de peuplement, et notamment les transitions qui les transforment, nécessite de nombreuses formes d’aller-retour entre les trois domaines représentés sur la figure 1. Circuler entre ces trois domaines permet de vérifier la cohérence des propositions émanant des différents thématiciens et des modélisateurs et de tester le caractère générique d’un concept ou d’un modèle appliqué à différentes transitions du système de peuplement, que celles-ci réfèrent à des périodes différentes (s’inscrivant ou non dans une chronologie), à des espaces différents ou enfin à des échelles différentes.

10La présentation commence par le domaine empirique qui est le plus spécifique et qui ne sera de ce fait qu’effleuré (A). Les deux domaines abordés ensuite, portant sur les concepts et les modèles, sont ceux qui permettent de faire des parallèles entre les transitions et d’identifier et de construire de la généricité. Ils seront respectivement approfondis en B et en C.

A. Travaux empiriques : une variété d’histoires1 ayant en commun une transition dans l’organisation spatiale du système de peuplement

11L’objectif de cet article étant principalement méthodologique, les faits empiriques qui sont mobilisés sont décrits de manière simplifiée, en insistant principalement sur la dimension spatiale du changement. Trois cas de changement dans le système de peuplement pour lesquels le concept de transition est éclairant sont utilisés.

12Un premier cas concerne la sortie d’Afrique de l’homme moderne. Suivant une majorité de chercheurs l’homme moderne est né en Afrique et il semble que les premières migrations hors du continent datent d’environ 70 000 ans. Il a ensuite peuplé progressivement l’ensemble de notre planète, remplaçant les populations antérieures (l’homme de Neandertal par exemple). Le changement en jeu dans cette transition (Coupé, Hombert2) est celui de l’étendue spatiale de l’occupation de la terre par l’homme moderne. Avant la transition, celui-ci n’était présent qu’en Afrique. Ceci correspond donc à la situation initiale et on peut noter que dans l’hypothèse d’une multi-origine de l’homme, cette situation initiale aurait été différente. Cette situation d’avant la transition aurait perduré environ 100 000 ans, avant qu’un (ou plusieurs ?) groupe(s) d’homo sapiens ne franchisse(nt) la Mer Rouge (dont le niveau était à cette époque-là 70 m plus bas qu’aujourd’hui) pour atteindre le Proche Orient. Si on suit cette hypothèse, le processus central de cette transition est l’extension spatiale de l’œkoumène à l’ensemble de la terre. Peu à peu va émerger une échelle monde pour appréhender les interactions entre les individus et entre les lieux.

13Un deuxième cas réfère au néolithique, avec la progression de l’agriculture et de la sédentarisation. Avant la transition (situation initiale), la société est organisée en groupes de chasseurs-cueilleurs de taille relativement similaire (environ 25 à 30 personnes). Ce mode de vie a perduré depuis que homo sapiens existe et Bocquet-Appel (2008) souligne que 95% du temps de son existence, l’homme moderne a été chasseur-cueilleur. Le système fonctionnant avant la transition a ainsi été très pérenne, grâce notamment à la capacité de homo sapiens à s’adapter à des milieux très divers. La transition décrit le passage à des communautés sédentarisées et à l’émergence de concentrations de populations. Elle correspond, avec la maîtrise de la culture des plantes et de la domestication d’animaux, à une exploitation plus intensive de l’espace et à une nouvelle forme d’habiter la surface terrestre. Ce changement s’est diffusé à l’ensemble de la planète, en des périodes et à des rythmes différents. Cette transition peut être abordée à l’échelle du monde (Bocquet-Appel et Naji, 2006) et à l’échelle locale (Kohler et Reese, 2014).

14Un troisième cas est celui de l’émergence des villes et des systèmes de villes. Environ 3 000 ans après le début du néolithique des villes ont émergé de manière indépendante en différents lieux du monde (Pumain, 2010, 2013). Elles correspondent à une complexification de la société et à l’introduction d’un fonctionnement en réseau, avec échanges de biens matériels et d’informations, qui rend leurs évolutions interdépendantes (Garmy, 2014 ; Pumain, 1997). Peu à peu les villes grossissent en taille, gagnent encore en complexification et elles se hiérarchisent. La transition décrit ainsi le passage d’un système de peuplement peu hiérarchisé et peu différencié à un système de villes intégré et structuré suivant une hiérarchie rang-taille, structure que l’on retrouve avec une grande régularité à travers le monde (Batty, 2001 ; Bretagnolle et al., 2007 ; Pumain, 1997, 2006). Cette différenciation hiérarchique intervient dans la forme des échanges entre les villes et dans leur capacité à entretenir des processus d’accumulation et de diversification fonctionnelle.

15Dans chacun des trois cas évoqués il y a clairement un « avant » et un « après », notamment dans la dimension spatiale des phénomènes évoqués : extension spatiale de l’occupation de homo sapiens dans le premier cas, apparition d’habitats sédentaires dans le deuxième cas, apparition de villes et de systèmes de villes dans le dernier. Il s’agit de s’interroger sur les concepts appropriés pour appréhender de telles transformations.

B. Les concepts de la dynamique des systèmes de peuplement : systèmes complexes, transition, émergence

16La conceptualisation de l’évolution des systèmes de peuplement réfère d’un côté à des développements théoriques menés au sein des différentes disciplines concernées et de l’autre à des concepts transversaux développés dans des cadres interdisciplinaires. Je me concentrerai sur ces derniers dans cette partie.

1. Les systèmes de peuplement en tant que systèmes complexes

17Dans chacun des trois cas, une conceptualisation en termes de système spatial est un point d’entrée fécond. On est, en effet, face à des ensembles d’entités en interaction. Les groupes de chasseurs-cueilleurs interagissent entre eux et avec leur environnement. Ces interactions sont motrices dans leurs actions, le manque de ressources, par exemple, incitant à migrer, l’accès à un cours d’eau facilitant le déplacement, etc. Les interactions avec l’environnement constituent également un élément moteur dans le comportement des agriculteurs qui dépendent de leur environnement et des fluctuations climatiques pour la production agricole. Les interactions entre les agriculteurs obéissent à des logiques de complémentarité (relations de réciprocité par exemple) et de compétition (pouvant se traduire par des conflits). Ces conflits et leurs conséquences en matière de sécurité sont un des éléments expliquant la concentration en communautés plus larges, plus stratifiés, sous la domination d’un chef (Kohler, 2012 ; Turchin et al., 2013). De même, l’évolution des villes dépend de leurs places respectives les unes par rapport aux autres et des interactions entre elles, faites également de relations de complémentarité et de compétition.

18En tant que systèmes complexes, l’évolution des systèmes de peuplement implique en plus des interactions entre plusieurs niveaux d’organisation : “complex systems consist of qualitatively different organisational strata, in particular, a microlevel and a macrolevel. Between them there exists a “bottom up” and “top down” interaction, i.e., a quasi-cyclical causal relation” (Weidlich, 2006). Les interactions entre les niveaux opèrent ainsi dans les deux sens. Les interactions entre les entités du niveau élémentaire conduisant à l’émergence de structures observables au niveau supérieur (bottom up) sans que ces structures aient été voulues ou même perçues par les entités du niveau inférieur. Une fois ces structures en place, elles constituent le « contexte » dans lequel évoluent les entités élémentaires et influent sur leurs interactions (top down). Les structures qui émergent ne sont pas prédictibles et il suffit d’un léger aléa pour qu’elles se présentent sous une forme différente. En revanche, une fois qu’elles existent, elles influent sur l’évolution à venir, amenant le système à suivre une certaine trajectoire (path-dependency).

2. Regards croisés sur le concept de transition

19Le concept de transition, en tant que changement profond d’un système donné, est mobilisé dans de nombreux domaines, mais les terminologies sont variées : les termes de transition, de transition critique, de bifurcation, de changement de régime, d’état stable alternatif, de régime alternatif, se côtoient dans la littérature, parfois comme synonymes, parfois avec des sens complémentaires. Souvent la notion de transition apparait comme indissociable de celle de régime. Le régime décrit un système de fonctionnement (ou de gouvernement dans le domaine politique) fondé sur des mécanismes et/ou des règles qui maintiennent une certaine configuration de variables à peu près stable au cours du temps. Sans chercher à présenter une définition consensuelle, soulignons que la plupart des auteurs font référence à un jeu de temporalité pour caractériser un changement de régime ou une transition : “… large, sudden and long-lasting changes in structure and function” (Scheffer et al.,2012) ; “ A shift suggests an abrupt change in relation to the duration of a regime” (Hare et al., 2000) ; “…any recognizably sudden, large and persistent change in the behaviour of relevant actors. » (Lade et al., 2013).

20Les domaines de l’écologie et de la socio-écologie ont donné lieu à des développements théoriques fondés sur les systèmes dynamiques et les systèmes complexes. En géographie, démographie, sciences politiques et histoire, ce sont le plus souvent les théories référant aux changements des sociétés qui sont mobilisées. Les uns comme les autres fournissent des pistes pour analyser le changement dans les systèmes de peuplement.

a. Origine endogène ou exogène d’une transition ou d’un changement de régime

21L’évolution d’un système suit classiquement une trajectoire faite de fluctuations autour d’une tendance générale (Scheffer et al., 2012). La question est de comprendre ce qui fait basculer cette trajectoire vers une autre tendance. De nombreux travaux, sous des formes diverses, se concentrent sur la distinction entre deux types de transition, celles qui découlent d’une perturbation exogène et celles qui résultent d’interactions qui sont endogènes au système. La formalisation mathématique, classiquement utilisée pour décrire les systèmes dynamiques, repose sur la définition de variables et de paramètres. Le fait qu’une quantité soit appréhendée comme variable ou paramètre est un choix de formalisation, le paramètre correspondant à une dynamique plus lente que la variable. Les variables définissent l’état du système et les paramètres caractérisent les relations qui entraînent leur évolution.

22- Changement provoqué par une perturbation extérieure : le changement a pour origine un processus exogène (par exemple un changement climatique). Deux points de vue sont alors possibles : la perturbation exogène entraîne un changement de paramètre (traduisant un changement de l’environnement) qui provoque l’apparition d’un nouvel état stable pour le système (correspondant à une nouvelle configuration de variables) ; ou bien les paramètres ne changent pas (l’environnement est supposé constant) et la perturbation affecte directement les valeurs d’une variable du système, le faisant évoluer vers un autre état. Cela suppose, contrairement au cas précédent, que différents états stables « co-existent » dans la nature, le système allant de l’un à l’autre en fonction de perturbations extérieures au système (Beisner et al., 2003).

23- Changement provoqué par des interactions endogènes : dans un système donné, dont on connait a priori bien le fonctionnement et l’évolution, une ou plusieurs variables peuvent à un certain moment passer un seul critique. Il s’ensuit la mise en place de boucles de rétroaction positives qui entraînent un changement de régime et emmènent le système sur une autre trajectoire (Scheffer et al., 2012).

24La distinction entre ces différents types de transition n’est pas toujours évidente, notamment lorsqu’il s’agit d’identifier empiriquement une transition.

b. Le caractère multi-dimensionnel et multi-échelle d’une transition

25Dans les systèmes où les composantes environnementales et sociales sont étroitement imbriquées, plusieurs variables sont en général en jeu et on peut alors se trouver face à des seuils critiques multiples et en interaction (Kinzig et al., 2006). Il peut alors y avoir des effets de cascade, le passage d’un seuil entraînant d’autres passages de seuils. Les travaux de Scheffer et al. (2012) s’inscrivent dans une perspective opérationnelle où l’anticipation des transitions à venir représente un enjeu. Ils montrent qu’un système composé de nombreux composants est résilient localement si ces composants sont homogènes et que la connectivité est forte, grâce à des mécanismes de subsidiarité. En revanche, à proximité d’un point critique, cette forte connectivité va favoriser un effet domino et une petite perturbation locale pourra alors provoquer une transition systémique, alors qu’un système hétérogène et plus modulaire évoluera de manière plus graduelle. Les mêmes caractéristiques qui favorisent la résilience face à des perturbations locales peuvent ainsi entraîner un effondrement de l’ensemble du système dans certains contextes critiques.

26Les transitions et changements de régime que l’on peut observer dans les systèmes socio-environnementaux proviennent le plus souvent de processus interagissant à travers différentes échelles. Walker et al. 2006 associent le concept de résilience à celui de transition, soulignant que celui-ci est nécessaire pour déterminer si un changement peut être interprété comme une transition ou non. Ces auteurs présentent la résilience comme la capacité d’un système à absorber des chocs tout en maintenant sur le fond les mêmes fonctions, structures et feedbacks, et par conséquent la même identité. Cette définition, notent-ils, est dans le même esprit que celle de Holling (1973) pour qui la résilience est la quantité de perturbation qu’un système peut absorber sans changer de régime. Il s’agit ainsi de distinguer un simple changement d’état d’un changement de régime. Si le fonctionnement et la structure du système se maintiennent, il s’agit du même régime, même s’il a évolué vers un état différent (c’est-à-dire une nouvelle configuration des variables). Pour Walker et al. (2006), un changement de régime implique un changement de fonctionnement tel que le système a changé d’identité, ce qui pose évidemment la question des critères permettant de repérer un tel changement d’identité.

c. Comment identifier une transition dans le domaine empirique

27La question de l’identification d’une transition dans le domaine empirique intéresse particulièrement le thématicien, qu’il soit écologue ou qu’il relève des sciences sociales. à quel moment un changement observé peut-il être qualifié de transition ? Parmi les définitions repérées dans la littérature, une est très directement ancrée dans le domaine empirique : il y a transition si on peut identifier dans une série temporelle des intervalles où un indicateur a des valeurs significativement différentes. Le fait d’identifier plusieurs indicateurs qui enregistrent le même changement significatif renforce la probabilité d’un changement de régime (Overland et al., 2008). Parallèlement, le fait d’identifier le même changement en des lieux et périodes différents soulignent son caractère générique.

28L’identification d’indicateurs pertinents, capables de « signer » une transition, constitue ainsi une étape essentielle. Le cas des transitions démographiques est exemplaire dans ce sens. Alors que la baisse de la mortalité est l’élément déclencheur dans la transition classique et entraîne une croissance de la population particulièrement élevée pendant le temps de la transition, c’est l’augmentation de la fécondité qui est l’élément déclencheur dans le cas de la Transition Démographique du Néolithique (TDN), identifiée par Bocquet-Appel (2008). Pour estimer la natalité dans les temps anciens (mésolithique et néolithique), cet auteur utilise comme indicateur le nombre de squelettes d’adolescents de 5 à 15 ans rapporté à l’ensemble des squelettes trouvés dans des cimetières. Pour tirer profit de l’ensemble des observations existantes, éparses, incomplètes et issues de terrains divers, Bocquet-Appel utilise une chronologie relative, le point origine correspondant au début de la tendance à la hausse. En ramenant les taux observés à cette origine, les signatures obtenues en Europe, en Afrique et en Amérique coïncident (les courbes d’évolution des squelettes de 5-15 ans sont quasi confondues). Cette hausse de la natalité est expliquée par l’espacement moindre entre les naissances dans les sociétés sédentarisées relativement aux sociétés de chasseurs-cueilleurs. La grande question est ensuite de comprendre comment fonctionnent les interactions entre la sédentarisation, la hausse de la natalité et la croissance de la population qui sont au cœur de cette transition. Qu’est ce qui est cause, qu’est ce qui est conséquence dans ces processus de changement ? Afin de creuser cette question, Bocquet-Appel (2008) utilise la méthode de chronologie relative qui permet de situer des signatures démographiques relativement à un événement donné, ici le début de l’agriculture. L’analyse d’observations faites en Europe, Afrique et Amérique permet d’évaluer à environ 500-700 la durée qui s’écoule entre les premières traces de sédentarisation et le pic dans la croissance de la population.

29Utilisant la même méthode sur une cinquantaine de sites amérindiens du sud-ouest (SW) des états-Unis, Kohler et al. (2008) ont identifié la signature de la TDN vers le milieu du premier millénaire (500 AD). Or, notent-ils, le début de la culture du maïs dans la région est bien antérieur (2 000 BC). Les auteurs concluent que ces premières cultures n’ont probablement pas affecté les modes d’habiter des chasseurs-cueilleurs. Le décalage temporel de 500 à 700 ans constaté ailleurs trouve en revanche sa correspondance dans l’usage intensif du maïs (estimé à partir de l’apparition de récipients en céramique). Cet exemple illustre comment les résultats d’un modèle développé sur d’autres terrains peuvent servir de grille de lecture pour interpréter les données d’un terrain correspondant à un espace, une période et une échelle différents.

30Dans une étude portant également sur le SW des états-Unis, Kohler et Reese (2014) ont analysé la diversité inter-régionale de la diffusion de la TDN à partir de données de 1 000 BC à 1 500 AD. Les auteurs montrent que l’accroissement de la natalité et l’accroissement de la sédentarité ont globalement co-évolué dans ce SW. Les auteurs proposent une interprétation dans les termes systémiques discutés plus haut : la population aurait franchi un seuil critique vers 500 AD, suivant le principe du « more became different ». Pour faire face à l’augmentation de la population, les sociétés se sont adaptées en développant de nouvelles stratégies : - une expansion territoriale par « l’exportation » de leurs descendants ; - lorsque les possibilités de colonisation sont plus restreintes, ces sociétés exploitent des territoires plus petits mais de manière plus intensive ; - la taille des groupes augmente progressivement comme une réponse à une compétition accrue, augmentation qui se traduit par une complexification de la société. Ces transitions successives s’inscrivent dans un contexte de croissance de population. Les agriculteurs de maïs de ce SW ont ainsi mis 2000 ans pour remplir leur niche agricole et à partir de ce moment-là ils seront sensibles à la moindre variabilité climatique.

31Dans le domaine des sciences humaines et sociales, certains travaux sur les transitions résultent d’un transfert de concepts à partir de l’écologie (sur les crises financières par exemple), d’autres de développement menés directement au sein même des sciences sociales, en particulier en sciences politiques. Tel est le cas des travaux de Inglehart et Welzel (2009) par exemple, sur la transition vers la démocratie dans les pays du monde. Le lien étant moindre avec les systèmes de peuplement ils ne seront pas approfondis ici.

C. Le domaine des modèles

32Comme cela a été souligné plus haut, toute une variété de modèles peut être mobilisée au cours d’une recherche. Les modèles statistiques sont incontournables pour analyser des données, identifier des régularités et mettre en évidence des structures. Ils ont permis à Bosquet-Appel (2008), à partir de l’analyse de données issues de vestiges archéologiques et d’ossements, de repérer l’existence d’un changement démographique qu’il a interprété en termes de transition démographique néolithique. Les modèles dont il sera question ici concernent l’étape de modélisation suivante, celle dont l’objectif est de reproduire un processus de changement afin de comprendre et d’expliquer comment les structures que l’on a identifiées ont émergé (Bulle 2005, Mathian et Sanders 2014) et quelle est la nature des forces motrices qui les ont fait évoluer. Parmi les modèles centrés sur l’émergence de nouvelles structures, plusieurs sont appropriés pour étudier les recompositions spatiales des systèmes de peuplement associées aux transitions empiriques dont il est question ici. Les catégories suivantes ont été utilisées afin de structurer ce bref état de l’art :

33- La nature du processus qui va enclencher et « tirer » la dynamique du système : diffusion, concentration, hiérarchisation, tous issus d’un jeu d’interactions. S’agissant de modéliser une transition, la situation initiale est censée représenter la situation « d’avant » et la situation finale celle « d’après ». Dans un contexte de modélisation, la première est souvent très stylisée comme vont l’illustrer les exemples suivants, et pour un modèle de simulation, la seconde est souvent multiple, donnant à voir les différentes situations auxquelles les mécanismes modélisés peuvent mener ;

34- Le degré d’abstraction du modèle : certains auteurs explorent les résultats des mécanismes modélisés sur un espace abstrait et homogène alors que d’autres partent d’une réalité géographique, s’intéressant aux conséquences de ces mécanismes dans un contexte spatial et environnemental précis ;

35- Le formalisme utilisé pour développer le modèle, mathématique, en formalisant les hypothèses sur le changement sous forme d’équations différentielles, ou informatique, en privilégiant une formulation par règles, à l’aide d’un automate cellulaire (AC) ou d’un système multi-agents (SMA).

36La première de ces entrées structure le plan de ce paragraphe, les autres catégorisations sont ensuite discutées au sein de chaque famille de modèles.

1. Processus de diffusion spatiale : colonisation de nouveaux espaces, diffusion du néolithique

37Les deux premiers cas empiriques de transitions mettent en jeu un processus de diffusion spatiale. Dans un cas, il s’agit de modéliser les grandes migrations entraînant la colonisation de nouveaux espaces précédemment inoccupés, dans l’autre, les migrations dans des espaces occupés par des populations culturellement et économiquement différentes (des populations maîtrisant l’agriculture colonisant les espaces occupés par des chasseurs-cueilleurs). Il s’agit de deux « histoires » très différentes sur le plan thématique, mais les concepts spatiaux servant à leur modélisation sont de même nature. On distinguera deux types de modèles.

a. Des modèles très stylisés sur des espaces abstraits

38L’espace peut être représenté sous la forme d’une simple grille homogène. Young (2002) part ainsi d’une grille vide comme situation initiale et les agents pénètrent dans cet espace par l’intermédiaire d’un « robinet » de migration situé dans un des coins de la grille. Ces agents représentent soit des individus, soit des groupes. à chaque itération, le comportement de chacun des agents en matière de démographie et de mobilité est régi par des tirages aléatoires. Les paramètres du modèle caractérisent les valeurs des probabilités suivantes : - de décéder de mort naturelle ; - de décéder par compétition pour l’espace si plusieurs agents occupent la même cellule ; - de donner naissance à un nouvel agent (par naissance ou scission du groupe suivant ce que représente l’agent) ; - de se déplacer, suivant un principe proche de la marche aléatoire (l’agent peut se déplacer dans chacune des huit cellules qui l’entourent). Un taux de croissance élevé associé à un taux de migration faible aboutit à une vague migratoire dense qui se déplace lentement, pour finalement couvrir l’ensemble de l’espace. L’auteur souligne qu’une telle dynamique correspond à la diffusion d’une population d’agriculteurs sédentaires telle qu’on a pu l’observer en Europe au Néolithique. à l’opposé, un taux de croissance faible associé à un taux de migration élevé débouche sur une occupation relativement rapide de l’ensemble de l’espace, mais avec une faible densité (front migratoire diffus). L’auteur évoque cette fois la colonisation de l’Australie durant le Pléistocène comme illustratif de ce cas de figure. Ce même modèle permet ainsi d’éclairer les processus en jeu (certains aspects du moins) dans la transition portant sur la colonisation d’un continent nouveau il y a 50 000 ans aussi bien que sur celle portant sur la diffusion du néolithique.

39Ce modèle met principalement l’accent sur les dimensions spatiales et temporelles du système de peuplement et n’intègre aucune des variables expliquant pourquoi l’agent migre. L’agent a ses raisons que le modèle n’explicite pas. Son objectif est d’explorer les conséquences spatiales du comportement démographique plus ou moins fécond de l’agent et de son comportement plus ou moins mobile sur le plan migratoire. D’autres modèles se concentrent à l’opposé sur l’élément déclenchant de la migration.

b. La prise en compte d’une géographie réaliste dans les modèles de diffusion

40L’élément déclenchant le plus classiquement modélisé est lié à l’interaction entre la pression démographique et les ressources disponibles: un potentiel agricole insuffisant constitue un facteur de répulsion (push factor), entraînant le départ d’une partie de la population vers des espaces plus attractifs. Pour rendre compte de la diffusion de l’agriculture au cours du néolithique, certains modèles combinent ce facteur aux processus démographique et de diffusion décrits précédemment. Dans le modèle de Parisi et al. 2008, utilisant les AC, la géographie de l’Europe est prise en compte à travers des données environnementales permettant d’estimer le potentiel agricole au niveau de cellules de 70 km de côté. La situation initiale correspond au début de la diffusion du néolithique en Europe : les agriculteurs sont présents dans une unique cellule (représentant le sud-ouest de l’Anatolie). Lorsque leur nombre dépasse un certain seuil relativement au potentiel agricole de la cellule, une partie de la population migre. La cellule de destination est choisie au hasard parmi les cellules voisines qui sont vides tout en possédant un potentiel agricole. Ce modèle reproduit dans ses grandes lignes les phases successives de la diffusion de l’agriculture en Europe et fait émerger un taux d’avancement du front de migration de 1km/an, ce qui correspond aux estimations faites à partir de travaux archéologiques. Cette valeur n’a pas été explicitement introduite dans le modèle, elle émerge de la combinaison de la croissance démographique et des caractéristiques agricoles du terrain.

41Le modèle développé par Davison et al. (2006) concerne le même processus dans la même aire géographique, mais porte l’attention sur les effets de l’accessibilité sur les variations régionales du processus de diffusion. Contrairement au précédent, ce modèle a été développé avec un formalisme mathématique. Le modèle combine un terme de type logistique (la croissance de la population ralentit au fur et à mesure qu’elle approche la capacité maximale de l’espace considéré) et un terme de diffusion prenant en compte la facilité de circulation le long des cours d’eau. Les auteurs notent que les mêmes équations sont adaptées que le processus soit démique ou culturel. Hazelwood et Steele (2004) utilisent un modèle proche pour étudier la diffusion du néolithique en Europe et le premier peuplement de chasseurs-cueilleurs de l’Amérique, en faisant simplement varier les paramètres d’un même modèle. Ils montrent que les paramètres associés à la vitesse de la propagation notamment diffèrent : de l’ordre de 1 km/an pour le néolithique en Europe, la vitesse de la propagation du peuplement des chasseurs-cueilleurs en Amérique serait de l’ordre de 6-10 km par an. Cela implique dans le premier cas un déplacement de 10-30 km pour un individu entre sa naissance et la date de procréation (Ammerman et Cavalli-Sforza, 1984), et de l’ordre de 300 km dans le cas américain. Ces quelques exemples illustrent combien certains processus à caractère générique peuvent être mobilisés pour modéliser des transitions thématiquement variées.

2. Modéliser des processus de concentration, de croissance et de déclin comme résultat d’un jeu d’interactions opérant à des échelles fines 

42Les modèles évoqués jusqu’ici sont à l’échelle de continents et même les plus réalistes adoptent un découpage grossier de l’espace pour estimer les potentialités agricoles. D’autres modèles, s’intéressant aux mêmes processus, s’attachent à représenter ce potentiel de manière fine. L’objectif est alors différent, il s’agit d’explorer au niveau local quelles dynamiques accompagnent différentes phases de la transition associée à la sédentarisation et au développement de l’agriculture.

43Kohler et al. (2008) utilisent par exemple un SMA pour explorer les conséquences des interactions population-environnement dans le SW du Colorado entre 600 et 1 300 AD. Dans ce modèle, les agents-ménages sont positionnés de manière aléatoire dans un environnement dont les ressources ont été reconstituées (potentiel agricole, eau et chasse). Supposés rationnels, ils localisent leur habitat en fonction de ces ressources. L’objectif est de suivre les trames spatiales issues des choix de localisation et relocalisation des agents au cours du temps. Des concentrations émergent puis se défont en fonction de l’évolution des ressources et du jeu des échanges entre les ménages suivant un principe de réciprocité. Ce modèle a permis de montrer que plus les ressources sont limitées relativement aux besoins, plus les comportements se rapprochent du rationnel. Kohler et al. (2012) couplent ce SMA avec un modèle de théorie des jeux sur l’émergence d’un leader. Ce modèle repose sur l’hypothèse que les ménages préfèrent, dans certaines conditions, vivre dans un groupe plus hiérarchisé avec un leader qui bénéficie d’une partie de leur production en échange d’assurer un certain ordre. L’avantage de vivre dans des groupes hiérarchisés est tel que ces groupes croissent en taille. En termes de transition, ce modèle permet d’explorer le passage d’une répartition aléatoire de la population sur l’ensemble d’un territoire à l’émergence de villages et progressivement de villages plus importants en tailles, plus hiérarchisés et dirigés par un chef.

44Le modèle MayaSim (Heckbert, 2013) qui a pour objectif d’explorer les conditions d’émergence et d’effondrement de la civilisation Maya, repose également sur une reconstitution fine des composantes environnementales du terrain (climat, potentialités agronomiques du sol). Le modèle, développé avec un SMA, intègre aussi des composantes démographiques et socio-économiques (connexions commerciales, choix d’utilisation du sol). Le modèle est utilisé comme un laboratoire d’expérience pour mieux comprendre, d’une part, quelles dynamiques ont pu conduire au peuplement dense et bien interconnecté des Mayas et, de l’autre, comment ce système socio-écologique a répondu au changement des conditions environnementales. Les agents représentent les unités de peuplement et le SMA gère leurs interactions avec leur environnement (activité agricole, consommation de vivres) et les conséquences de ces interactions en termes de démographie et de migrations. Les agents sont connectés en réseaux au sein desquels ils effectuent des échanges commerciaux desquels ils tirent des bénéfices. Partant d’une situation initiale sans peuplement, de nombreuses simulations rendent compte d’un essor conduisant à une population importante, des habitats bien interconnectés, une surface agricole qui s’est étendue aux dépens de la forêt et des sols qui se sont dégradés. à ce stade le système est très sensible et les variations climatiques se traduiront par de forts effets démographiques. Le déclin d’un noeud important dans le réseau se traduira par une cascade de déclins, suivant le schéma décrit plus haut (II.2). Toutes les simulations ne conduisent cependant pas à une forte augmentation de la population et à ce fameux pic qui correspond à l’estimation faite à partir de l’observation des vestiges archéologiques et où le système est extrêmement sensible à la moindre perturbation. L’auteur conclut que son modèle a contribué à montrer qu’il n’y a pas une causalité unique, comme une sécheresse qui a parfois été évoquée, pour expliquer le déclin de la civilisation maya. C’est l’interaction entre plusieurs phénomènes (variation climatique, pression démographique, configuration des réseaux commerciaux) qui est à l’origine du déclin.

45L’auteur ne mobilise pas explicitement les concepts de transition ou de changement de régime. En revanche, il qualifie le système modélisé de système complexe et plusieurs des concepts évoqués plus haut sont mobilisés : existence de seuils critiques multiples, effets de cascade. La répétition des simulations montre que l’essor exceptionnel et le déclin de la civilisation Maya n’étaient pas joués d’avance. Cet essor et ce déclin accentués correspondent à une trajectoire parmi d’autres tout aussi possibles. En revanche, une fois la trajectoire de grande croissance enclenchée, celle-ci mène à une situation sensible ayant de très fortes chances de s’effondrer en cas de perturbation, que celle-ci soit d’ordre climatique ou autre.

3. Modéliser l’émergence de systèmes de villes hiérarchisés

46Un troisième ensemble de modèles met l’accent sur le rôle moteur des interactions entre des ménages, des établissements ou des entités spatiales pour engendrer l’émergence d’un système urbain hiérarchisé (Axtell et Florida ; 2006, Batty, 2001 ; Sanders et al., 1997 ; Schmitt et Pumain, 2013). En termes de transition, le modèle concerne ainsi le passage d’une situation peu structurée (semis aléatoire ou uniforme des entités considérées) à l’émergence d’une structure hiérarchisée et organisée spatialement sans qu’un tel objectif figure dans les règles du modèle. Trois modèles, tous formalisés avec un SMA, permettent d’illustrer la diversité des choix pour un même objectif.

47Dans le modèle SIMPOP, les entités de peuplement sont les agents, l’hypothèse étant qu’il existe des processus d’interaction au niveau méso-géographique qui entraînent la trajectoire du système de peuplement dans une direction plutôt qu’une autre. Partant d’une situation initiale où seuls existent des villages agricoles peu différenciés en fonction et en taille, des villes émergent, acquièrent en croissant de nouvelles fonctions et la possibilité d’échanger à des portées géographiques plus larges. La croissance ou le déclin d’une ville est fonction de la réussite de ses échanges commerciaux avec les villages et les autres villes avec lesquelles elle est en interaction (Sanders et al., 1997 ; Pumain et al., 2009). L’interférence des zones d’influence des autres villes crée un contexte de compétition interurbaine dans laquelle la ville doit valoriser sa position.

48Dans le modèle de Batty (2001), les agents représentent des individus qui se déplacent sur une grille, à la recherche de ressources. Un mécanisme d’apprentissage de type éthologique est à la base de la dynamique du modèle : une fois que l’agent a découvert une ressource, il retourne à sa cellule d’origine, en laissant une trace sur les cellules traversées. La situation initiale correspond à un espace homogène et les déplacements se font suivant une marche aléatoire. Les traces laissées sont perçues par les autres agents et exercent sur eux une attraction, faisant émerger progressivement des chemins préférentiels. De nouveaux agents sont introduits à chaque itération et localisés en fonction du potentiel des cellules, potentiel d’autant plus élevé que la cellule est dans un voisinage déjà occupé. Peu à peu émergent des agrégats, qui se renforcent progressivement et sont de plus en plus différenciés en taille. L’auteur remarque que la compétition entre les différents agrégats ne permet à aucun d’entre eux de capter l’ensemble de la croissance et favorise l’émergence d’une organisation polynucléaire.

49La situation initiale du modèle de Axtell et Florida (2006) correspond à la répartition aléatoire de 1 000 000 d’agents-individus et 100 000 d’agents-entreprises. Il ne s’agit donc pas d’un système en croissance, l’intérêt porte sur la réorganisation d’un nombre fini d’agents dans l’espace. Les agents-entreprises peuvent changer de localisation au cours de la simulation et les agents-individus peuvent changer d’entreprise pour améliorer leurs revenus ou créer une nouvelle entreprise. Ces derniers sont hétérogènes quant à leur valorisation des revenus relativement aux loisirs. Les interactions entre les agents se font par le biais des entreprises dont ils font partie. Le moteur du modèle est économique, chaque agent cherchant à maximiser son utilité. Une cellule de la grille sera considérée comme ville lorsque le nombre d’entreprises qui y sont localisées atteint un certain seuil. Les auteurs soulignent que si le jeu des paramètres est « raisonnable », toutes les simulations mènent à l’émergence d’une organisation rang-taille.

50Ces trois modèles concernent la même transition menant d’une situation initiale « neutre » (il s’agit ici d’espaces abstraits) à l’émergence d’un système de villes hiérarchisé. Les trois sont formalisés avec des SMA mais à des niveaux différents (des agents-villes dans un cas, des agents-individus dans les deux autres) et supposent des interactions motrices différentes : interactions entre entités spatiales dans un cas, entre individus et ressources dans le deuxième et entre entités économiques dans le troisième.

51Les modèles ont été groupés en trois familles et présentés dans un ordre correspondant à celui des trois transitions empiriques qui ont été discutées, la première portant sur la colonisation d’un espace vide, la seconde sur la diffusion du néolithique et les relations entre les sociétés et leurs environnements et la troisième sur l’émergence des systèmes de villes. On remarquera que la situation finale d’une des familles de modèle ne représente pas la situation initiale d’une autre. La plupart des modèles simulent l’émergence d’une structure à partir d’une absence de structure (espace vide ou répartition aléatoire des éléments) et non la transition d’une structure à une autre. Ainsi chaque modèle traite un mécanisme qui peut être utile pour des transitions différentes, relevant d’époques ou d’échelles différentes, mais seul un couplage adéquat de tels modèles et l’interprétation du spécialiste du domaine permettent de reconstruire les « histoires » associées.

IV. Perspectives

52Faire la part du particulier et du général (Durand-Dastès, 1991) et « Comparer l’incomparable » (Detienne, 2009) représentent deux piliers du projet TransMonDyn. Ce positionnement peut être mis en parallèle à celui de Kinzig et al. (2006) qui ont mobilisé 15 cas empiriques correspondant à des situations socio-environnementales d’une très grande variété à travers le monde pour développer un cadre conceptuel et méthodologique sur la résilience et la vulnérabilité. L’objectif de ce projet consiste à développer un modèle générique sur les effets d’interactions entre les seuils critiques associés à trois domaines (écologique, économique, socio-culturel) et à trois échelles (cellule, exploitation, région) du système considéré. Multidimensionnels et multi-échelles, de tels systèmes socio-écologiques présentent des effets de cascade dans les seuils critiques qu’il s’agit de comprendre (III.B.2). Plus un nombre important de seuils critiques sont passés, plus il y a de chance que le changement qui en découle soit irréversible et conduise vers un nouveau régime qui, de ce fait même, à de fortes chances d’être plus résilient que le précédent, même si cette résilience n’est pas désirable.

53Dans le cas du projet TransMonDyn, l’enjeu n’est pas d’anticiper des transitions à venir, même si la mise en évidence des aspects génériques des transitions permet de mieux appréhender les dynamiques actuelles et à venir des systèmes de peuplement. En revanche, sur le plan méthodologique le parallèle est intéressant. L’objectif de TransMonDyn est de construire un cadre générique qui permette de conceptualiser et de modéliser les transitions dans les systèmes de peuplement. Une telle construction a l’avantage de désambigüiser les descriptions pour mieux valoriser le potentiel heuristique de la comparaison et permettre de faire ressortir respectivement les caractères général et spécifique de chaque transition. De ce fait, la variété des cas empiriques (au nombre de 12 dans ce projet), couvrant une variété d’échelles géographiques (de l’échelle locale à l’échelle du monde) et s’inscrivant dans le temps long mais sur des durées extrêmement variées (du siècle aux dizaines de millénaires), est une grande richesse. Les transitions ont été conceptualisées pour chacun des 12 terrains suivant une stratégie définie collectivement et consistant en trois étapes (TransMonDyn, 2014) :

541. identifier un régime (R1) fonctionnant à une période donnée pour le terrain concerné, c’est-à-dire un régime de fonctionnement qui amène le système à se reproduire dans son identité et en maintenant les principales propriétés de la structure du système de peuplement ;

552. identifier un régime (R2) qualitativement différent du premier et fonctionnant à une période postérieure ;

563. la transition est définie comme le processus menant d’un régime à l’autre (changement de régime) (Figure 2).

Figure 2. Représentation schématique d’une transition d’un régime R1 à un régime R2

Image2

Légende. Les symboles représentent les différents types d’objets, les traits des relations entre eux.

57Toute la difficulté consiste à interpréter dans le domaine empirique ce « qualitativement différent ». Comme le soulignent Cumming et Collier (2005) : « how to maintain a constant definition of a changing system? ». Cette question de la définition est liée à celle de l’identité du système. à partir de quel moment peut-on considérer qu’un système a changé d’identité ? Dans le projet TransMonDyn, le choix a été fait d’aborder la question de l’identité par une approche ontologique (Phan, 2014). En suivant Barry Smith, l’ontologie est « la science de ce qui est, des types et des structures des objets, propriétés, événements, processus et relations en tout domaine de la réalité » (Smith, 2003). La figure 2 représente sous forme très schématique les changements d’ontologie entre les systèmes associés à chacun des deux régimes, le changement pouvant toucher : - les objets, avec l’apparition en R2 d’objets nouveaux ; - les propriétés des objets, que l’on appréhende à partir d’indicateurs sur le plan empirique ; - les relations entre les objets, qui peuvent apparaître, disparaître ou changer d’intensité et de sens. Les cas empiriques évoqués dans cet article et les modèles exposés au III.C mobilisent l’ensemble de ces changements quoique ils ne soient pas toujours explicités. Pour Cumming et Collier, le maintien de l’identité passe par : 1- le maintien des composantes essentielles, celles qui font fonctionner le système, et qui correspondent aux objets dans l’approche ontologique ; 2- le maintien de leurs interactions, c’est-à-dire les relations entre les objets dans l’approche ontologique. Ces balises facilitent la distinction, dans le domaine empirique, entre les cas où le système se transforme tout en maintenant son identité, et celui où le système se développe en un nouveau système avec un fonctionnement différent, impliquant un changement d’identité.

58Cette conceptualisation développée sur un ensemble de 12 cas empiriques peut être consultée en ligne (TransMonDyn, 2014). Le pari de « comparer l’incomparable » (Detienne, 2009) conduit à expliciter en profondeur les concepts en jeu et à confronter les points de vue théoriques des spécialistes des différentes périodes et des modélisateurs spécialistes des systèmes complexes. Une circulation entre les différents domaines de la figure 1 constitue un support dans ce sens. Il reste à opérationnaliser des modèles pour chaque transition. Comme le montre l’état de l’art sur les modèles (III.C) il s’agira d’identifier des familles de modèles pertinents pour un sous-ensemble de transitions partageant les mêmes processus clés (diffusion, concentration, dispersion par exemple). De tels modèles génériques, construits en prenant appui sur le domaine des concepts, prennent leur sens lors de l’interprétation dans le domaine empirique (Figure 1). Certains de ces modèles sont en cours d’opérationnalisation (Tannier et al., 2014 ; Le Néchet et al., 2013), d’autres en sont au stade conceptuel.

Remerciements

59Cet article prend appui sur le projet TransMonDyn, financé par l’ANR-Programmes Blancs édition 2010, France (2011-2014). L’auteur remercie ses collègues pour les échanges riches qui ont eu lieu durant le projet. Celui-ci réunit des géographes (Anne Bretagnolle, César Ducruet, Lahouari Kaddouri, Lucie Nahassia, Denise Pumain, Lena Sanders, Clara Schmitt, Cécile Tannier, Céline Vacchiani), des archéologues (Frédérique Bertoncello, François Favory, Jean-Luc Fiches, Pierre Garmy, Julie Gravier, Tim Kohler, Elizabeth Lorans, Laure Nuninger, Marie-Jeanne Ouriachi, Xavier Rodier, Elizabeth Zadora-Rio), un historien (Samuel Leturcq,), des linguistes (Christophe Coupé, Jean-Marie Hombert) et des modélisateurs thématiciens, informaticiens, mathématiciens et épistémologues (Arnaud Banos, Robin Cura, Jacques Ferber, Alain Franc, Thérèse Libourel, Pierre Livet, Florent Le Néchet, Hélène Mathian, Denis Phan, Sébastien Rey, Franck Varenne).

Notes

601 Au sens de « story » tel que l’emploie les anglo-américains pour « raconter » de quoi il est question dans la recherche entreprise.

612 Pour une description et interprétation complète de cette transition qui représente une des études de cas du projet TransMonDyn, se reporter à : http://www.transmondyn.parisgeo.cnrs.fr/transitions-etudiees/t1

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To cite this article

Lena SANDERS, «Un cadre conceptuel pour modéliser les grandes transitions des systèmes de peuplements de 70 000 BP à aujourd’hui», Bulletin de la Société Géographique de Liège [En ligne], 63 (2014/2) - Varia, URL : https://popups.ulg.ac.be/0770-7576/index.php?id=3904.

About: Lena SANDERS

Directrice de recherche au CNRS,

UMR Géographie-cités,

lena.sanders at parisgeo.cnrs.fr

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