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De l’horizon borné à l’horizon ouvert
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La géographie est entièrement fondée sur un espace fixe de représentation comme l’impose la carte, le mouvement étant, de ce fait, conçu comme un déplacement, pas loin d’un dérangement. Pourtant, la mobilité est productrice de l’organisation de l’espace. Ce texte milite alors pour une inversion du paradigme sédentaire de la géographie, plaçant le mouvement comme fait premier. Il en découle une révision épistémologique touchant à l’ontologie des objets géographiques, et une reprise méthodologique qui sont évoquées comme des programmes de recherche utiles au déchiffrement du monde. La proposition de l’espace mobile ouvre cette perspective.
Abstract
Geography is entirely based on a fixed space of representation as required by the map. Movement is, therefore, conceived as a change of place, not far from a crisis. However, mobility is producing the organization of space. This text while campaigning for a reversal of the sedentary paradigm of geography, placing the movement first in fact. It follows an epistemological revision concerning the ontology of geographic objects, and a methodological recovery is discussed as research programs useful in deciphering the world. The proposal for the mobile space opens this perspective.
Table of content
1L’espace terrestre est différencié, c’est la condition de la géographie. « Si notre globe était une boule bien ronde, uniforme, polie… il est probable qu’il n’y aurait guère de différences régionales et que les sources de production, la population, seraient également réparties partout » (Gottmann, 1952, p. 2). « Tous les caractères naturels rendent l’espace différencié. L’homme vient ajouter à ces différences ; bien plus, par ses instincts d’organisation sociale et son besoin de logique, il cherche constamment à mettre de l’ordre dans cette différenciation que la nature avait laissée complexe, toute en nuance et en transitions. Il en est résulté la division de l’espace qui lui était accessible en compartiments » (Ibidem, p. 5). « L’organisation de l’espace s’effectue en plusieurs termes successifs et associés. Le premier de ces termes est l’appropriation qui implique la délimitation. Tout espace organisé est borné » (George, 1968, p. 35).
I. MOUVEMENT ET RÉSISTANCE AU MOUVEMENT
2Les lectures d’apprentissage laissent des traces. Le chapitre introductif que Jean Gottmann consacre au « cloisonnement du monde » dans « La politique des États et leur géographie », et auquel Pierre George fait écho dans « L’action humaine », résonne dans l’esprit de l’apprenti géographe devenu mûr. Ils reviennent en mémoire quand la monolangue du territoire qui s’est développée au cours des deux ou trois dernières décennies dans la géographie francophone (Elissalde, 2002), néglige de traiter à sa juste hauteur problématique la question de la mobilité (Giraut, 2008). Pourtant, chez Gottmann déjà, « les faits géographiques sont, par leur nature même, des faits relationnels » ; « il ne peut y avoir de déterminisme que sous la forme d’un déterminisme de relations » (Gottmann, 1952, p. 15). Et dans la conclusion que tout le monde a retenue, le même auteur note que « la position géographique d’un lieu ou d’un territoire… résulte d’un certain état de la circulation » ou encore que « l’iconographie devient… un môle de résistance au mouvement ». Entre deux, il note aussi que « la circulation permet d’organiser l’espace, et que c’est au cours de ce processus que l’espace se différencie (Gottmann, 1952, p. 215 et 221). De la différenciation de l’espace terrestre au cloisonnement de l’espace géographique, il faudrait donc admettre que le mouvement est premier et que les compartiments sont produits par appropriation puis construction d’une idéologie territoriale. Avec ce livre majeur bien que modeste, Jean Gottmann pose dans les termes les plus clairs la tension de l’ancrage et du mouvement alors que la guerre froide s’installe et que le cloisonnement du monde est confirmé de manière radicale.
3Depuis 1952, le monde a changé et, plus encore, la représentation qui en est donnée. C’est « la fin de la géographie » avance O’Brien (1992) ; « le Monde est plat » proclame Friedman (2005). Entre temps, et évacuant toute référence idéologique pour mieux masquer ses fondements sous couvert de scientificité, l’analyse spatiale avait placé le mouvement en tête de chapitre, pour montrer des structures fixes attachées à des pôles organisateurs (Haggett, 1973). Avec le monde d’aujourd’hui, il semble nécessaire de revenir sur l’axiomatique de la géographie qui pose que l’espace est différencié ; qu’en un lieu il n’y a qu’une seule chose ; que deux lieux sont nécessairement espacés. Je propose ici que l’espace est animé par le mouvement généralisé, que les lieux surgissent au croisement d’itinéraires provoquant l’entrée en corrélation réciproque d’éléments qui sont d’abord dispersés et ne peuvent supporter une définition par substance (Retaillé, 1997).
4Cette reprise qui peut sembler critique d’une lecture de Gottmann, intervient après de nombreuses années consacrées à l’espace des nomades, puis autant consacrées à la mondialisation, avec un transfert de l’un à l’autre opéré à la fin du siècle dernier (Retaillé, 1997 & 1998). Tout ce qui a suivi fut consacré à la mise en place d’une hypothèse et à la recherche de l’espace mobile et de ses manifestations. Alors qu’arrivent à point nommé l’Atlas mondial des matières premières (Mérenne-Schoumaker, 2013) et la Géographie des transports (Mérenne, 2013), il semble nécessaire de reprendre à nouveau frais le rapport de l’ancrage et du mouvement en inversant les termes pour poser le mouvement d’abord et observer comment s’ordonnent les lieux qu’il produit. La « révolution de la mobilité » (Mérenne, 2013, p. 299) qui accompagne la « mondialisation » atteint même le coeur de la contrainte géographique que représente la localisation des ressources. « Dans ce contexte, le principe de souveraineté des Etats sur leurs ressources… pourrait « être remis en cause » (Mérenne-Schoumaker, 2013, p. 68). Effectivement, nos outils forgés sur la base du déterminisme du lieu fixe dans sa double qualité de localisation et d’attribut sont aujourd’hui pris en défaut d’efficacité. Il faut alors mesurer les conséquences qu’un pareil constat éclaire.
5L’inversion de l’ancrage et du mouvement comme premier fait géographique impose deux défis. Le défi épistémologique est poussé au plus loin quand il touche à l’ontologie même des objets géographiques. Le défi méthodologique éclaire, quant à lui, l’échec relatif de la systémique qui n’a jamais pu se départir de l’identification des éléments d’abord, en contradiction avec l’idée même de système. Empiriquement comme théoriquement enfin, c’est rien moins que la question du lieu qui est éclairée. Les quelques lignes qui suivent reprennent ces points selon un objectif programmatique.
II. DE L’IMMANENCE À LA SAILLANCE DES LIEUX
6Par fonction, la géographie disciplinaire nomme, délimite et fixe à la surface de la terre des objets variés qui prennent leur nature géographique par l’association intime de deux attributs : la localisation et un caractère majeur permettant d’identifier et de singulariser le dit objet (une forêt, une mine, une ville, un port…). La carte sert de support à l’information, de mémoire mais aussi d’outil d’analyse. Ce choix scientifique antique néglige simplement que l’information n’est possible qu’à la condition de la recueillir pour la classer, à la condition d’un mouvement au long d’un itinéraire qui peut avoir de l’importance, en lui-même, dans l’opération. C’est le mouvement qui permet de noter la similitude ou la différence, le seuil ou tout autre forme de la limite.
7Même l’analyse spatiale, qui insiste sur l’action à distance et sur l’interaction dans la qualification des lieux, a conservé un espace d’enregistrement inscrit dans l’ordre du fixe sur un plan neutre mais quadrillé de géoréférences. Et si Haggett ouvre son fameux ouvrage par un chapitre sur le mouvement après les « généralités » (Haggett, 1973, p. 41-72), il n’en reste pas moins que l’interaction suppose des lieux toujours déjà là et hiérarchisés. Le travail sur les réseaux a pu, cependant, conduire à transporter l’attention de la localisation à la position (Sheppard, 2002), ce qui importait déjà pour Ratzel, soit dit, et se retrouve chez Gottmann ! Quand bien même, la géographie des relations attentives aux flux n’est pas allée jusqu’à la révision des outils. Le mouvement reste un déplacement entre des points fixes dotés du double attribut mentionné plus haut et les territoires (ne serait-ce que par la fabrication des données) restent les unités de la description par l’agrégation des lieux liés. Même les textes de Castells sur « la société en réseaux » (1996, 1999) distinguent encore l’espace des lieux et l’espace des flux pour examiner les interactions jouant entre les deux plans et conclure que l’espace des flux devient dominant et impose sa forme. De nouvelles définitions du territoire en sont les conséquences avec les « clusters » comme type idéal. La géographie relationnelle tente alors de comprendre comment les « régions » se créent et se recréent par des relations sociales nouées en réseaux (Allen & Cochrane, 2007, p. 1162). Dans la géographie francophone, Bernard Pecqueur (2005) propose de cerner le territoire comme un « concours d’acteurs » qui n’a évidemment rien de figé. Mais toujours la dichotomie persiste entre l’ancrage et le mouvement et en géographie économique, par exemple, l’attention est portée sur la manière dont les lieux sont transformés par la globalisation du système de production et des échanges, et comment les institutions et les acteurs ancrés tentent de capter les flux globaux à leur profit. Les lieux et les territoires sont toujours déjà là dans cette approche.
8L’inscription des lieux à la surface de la terre et dans la forme qu’impose la carte par surcroît, établit un espace de représentation dans lequel ou sur lequel le mouvement ne peut intervenir qu’en second, entre des points fixes et qualifiés. Les plus vieilles traditions géographiques donnent aux lieux des qualités qui sont tirées du milieu d’inscription (le site) puis de la position relative (la situation). Les ensembles de lieux liés forment des territoires (auparavant des régions) ; mais ce sont bien les lieux qui sont liés, les acteurs étant perçus à travers leur lieu et la manière dont ils peuvent ou non s’inscrire dans des horizons plus lointains que ceux de leur circonscription limitée au voisinage. En conservant des acteurs ancrés, la géographie relationnelle leur assigne toujours un horizon borné. Les flux ne sont que des échanges, et la mobilité une abstraction qui caractérise l’ensemble des lieux arrêtés et animés sur « place » par une force invisible qui pourrait être le marché par exemple. Pour prendre la mobilité au sérieux, une hypothèse plus radicale doit être formulée. Si le mouvement est premier, il faut l’observer en lui-même. En géographie, il nous faut l’observer « spatialement » en étant dedans et non dehors avec des points fixes pour repères.
9En étant en mouvement, nous ne pouvons observer que trois qualités rapportées au mouvement lui-même : soit le mouvement se divise et il y a divergence avec la dispersion pour résultat ; soit le mouvement attire le mouvement et il y a convergence avec le rassemblement pour résultat ; en continuant leur trajectoire les mouvements convergents deviennent divergents. À l’étape du croisement nous plaçons le lieu comme saillance par annulation des distances dans la mobilité. Si la mobilité est continue et généralisée, les saillances se produisent sans cesse et partout, pour s’éteindre aussi rapidement, paraître ailleurs et ainsi de suite à la surface d’un espace courbe dont Charles-Pierre Péguy (2001) a pu montrer qu’il était fini mais non borné. L’hypothèse de l’espace mobile tient dans cette proposition à trois ressorts (convergence, croisement, divergence), qui se noue autour de la définition du lieu lorsque, par le mouvement, la distance s’annule et que des éléments dispersés entre en corrélation réciproque pendant un temps plus ou moins long. Le lieu est alors distingué du site où il se produit ; il est distingué aussi de la localité qui accumule des traces (sous forme d’infrastructures et sous forme de mémoire) rendant plus commode donc plus probable la reproduction du lieu au même « endroit ». Le « déplacement » d’une fête foraine annuelle de site en site, d’un boulingrin à un boulevard puis à un quai enfin d’un quai amont à un quai aval n’empêche pas que le même lieu est rassemblé chaque année par la convergence d’attractions, de joueurs et de flâneurs, où que cela se produise, avec toujours le regret d’abandonner un site qui avait pris de la « mémoire » comme une localité1. On peut même montrer comment tout le dispositif urbain change de forme à l’occasion de tels événements par déplacement de la centralité (Lucchini, Elissalde, Freiré-Diaz, 2013). L’espace est mobile ! Le défi épistémologique se pose bien en termes ontologiques.
10Qu’est-ce qui fait être le lieu, le site immuable dans ses qualités, augmenté de la mémoire des nostalgiques, ou le croisement permettant la poursuite d’une rencontre plus ou moins programmée ? Le hasard autant que le calendrier récurrent sont placés sur un même plan. Divergence, convergence, croisement, divergence, convergence… rythment temporellement l’espace sphérique, et le lieu est un moment plus ou moins confirmé. Il faut y insister, le site ou la localité n’ont de valeur ontologique, socialement parlant, qu’à la condition d’être sans cesse ranimés par le mouvement qui produit le lieu. Cette condition a été oubliée dans l’ordre sédentaire : les lieux ne pouvaient être que la confirmation des sites devenus localités. Lorsqu’il faut se rendre à l’évidence, délocalisation oblige, que même un site industriel peut être « déplacé », il est sans doute nécessaire de s’interroger sur la nature de l’espace géographique et sur l’universalité de la référence terrestre arrêtée dans ses qualités différenciées selon un seul système d’évaluation. Cela revient à se poser la question de savoir ce que c’est qu’une ressource. Avec l’espace mobile, comme d’ailleurs Gottmann le faisait remarquer malgré sa démonstration du nécessaire cloisonnement : « la position géographique d’un lieu ou d’un territoire… résulte d’un certain état de la circulation ».
III. L’ESPACE MOBILE
11L’hypothèse de l’espace mobile est sortie d’une tentative de compréhension de l’espace nomade au Sahara-Sahel, lorsqu’il est apparu que la mobilité concernait nomades et sédentaires, inégale selon d’autres critères que les critères « ethniques » attachés à de présumés genres de vie naturalisés. Pour aller vite, sont mobiles aussi bien des nomades « ethniques » que des sédentaires « ethniques » ; de la même manière, des nomades « ethniques » sont attachés à la terre (en majorité même), tout comme leurs voisins sédentaires « ethniques ». Il fallait donc sortir de l’opposition d’un espace nomade et d’un espace sédentaire, quitter la recherche d’une ligne de front ou de la bonne limite, comprendre les dispersions et les rassemblements des « nomades » comme des « sédentaires », le tout accordé à une grande variété de rythmes temporels. La seule solution, c’était que l’espace lui-même soit mobile, change de forme avec les mouvements qui le traversent, qui l’animent en fait. Il reste alors à résoudre la difficulté du passage d’un espace anthropologique (celui de la mêlée nomade-sédentaire au Sahel) à un espace méthodologique, l’espace mobile comme espace de la mobilité généralisée mais fortement discriminante socialement (et peut-être culturellement).
12Au Sahel, c’est la parfaite incongruité du concept de territoire et sa réalisation fictive qui a d’abord retenu l’attention. C’était au sortir de la sécheresse des années 60-70 (en fait jusqu’à 1984-1987). Les modes extensifs d’exploitation des ressources avaient été rendus responsables de la catastrophe liée à la sécheresse exceptionnelle. Il fallait donc sédentariser sur la base d’activités adaptées aux vocations des lieux et maîtriser l’eau pour l’attribuer. Ce type de politique d’urgence fondée sur l’évidence apparente d’une géographie fixe et cloisonnée écologiquement, ethniquement puis finalement politiquement avec la sédentarisation comme mot d’ordre, fut la cause de conséquences aggravées de la sécheresse. La suppression des possibilités de mobilité était aussi celle de la capacité d’adaptation à l’incertitude. Ce constat des années 70 et 80 est resté comme un exemple de l’expertise fautive bien que « scientifique » et « technique ». En effet, l’espace mobile des sahéliens constitue une ressource en lui-même, à la fois matérielle mais aussi sociale et par là « symbolique ». Des textes rédigés entre 1986 et 1989 ouvraient un cycle de révision critique du paradigme de l’affrontement nomades-sédentaires, et de formulation de ce qui était d’abord appelé « espace de l’incertitude » (Retaillé, 1986, 1989).
13Si les lieux peuvent se déplacer selon les circonstances climatiques au Sahel, mais aussi économiques et politiques, pour se renouer semblables ou un peu différents ailleurs, c’est toujours le long de lignes connues comme « routes » ou comme « parentés » qui peuvent se traduire en voisinages eux aussi mobiles car sans cesse recomposés. Dispersion et rassemblement alternent, les lieux surgissent et s’effacent, certains durcissent en localité, mais 11 De l’horizon borné à l’horizon ouvert la centralité circule entre les localités. La pseudo-sédentarisation a été retournée en mobilité généralisée (toujours discriminante) par la mobilité de l’espace.
14Cette leçon sahélienne a été transposée dans le corpus de la géographie bien qu’il soit toujours très difficile de fonder en théorie des situations exotiques tant l’héritage de l’universel européen puis américain domine, rendant délicate l’appréhension des phénomènes étrangers. Pourtant, si l’espace mobile est étrange, bon pour les nomades, sa valeur heuristique pourrait dépasser les marges de l’écoumène et atteindre, analogiquement pour commencer, l’espace de la mobilité qu’est le monde. Après « L’espace mobile » (2005) et « Malaise dans la géographie » (2009), l’espace de la gouvernance dans la mutation vitivinicole, l’espace du contrat et la privatisation des services publics, la reconversion des savoirs nomades par les « terroristes » présents au Sahara, la mobilisation normande autour de l’impressionnisme, la mouvance de l’économie sociale et solidaire, les lieux de la mondialisation, ont été autant d’occasion de mettre en oeuvre l’outil progressivement amélioré et présenté en 2011 (Retaillé & Walther, 2011, p. 85-101).
15Les lieux paraissent par saillance. Leur profil tient aux trajets qui se croisent et à leurs traits en mouvement. Ce peut être de l’identité culturelle mobilisatrice, une situation géopolitique dans le champ de force étatique et interétatique, une position économique dans le réseau des échanges globalisés, une position de hot spot mondial associée à une des grandes injonctions globales circulant à travers le monde ou associée à une actualité. Tous les lieux qui surgissent sont des mixes d’ingrédients (et non des hybrides) dont la pertinence scalaire est variée et mélangée. Il y a de tout dans « Fukushima », mais c’est autour des conséquences nucléaires du tsunami de mars 2011 que le lieu a pris sa consistance pour un temps qui n’est pas encore révolu, prenant place parmi d’autres lieux qui donnaient sa forme à l’espace mondial au même moment. Mayotte, par exemple, est devenue un département français avec un moindre niveau de résonnance, et l’actualité a continué de tourner faisant sans cesse surgir des lieux aux profils sans cesse remaniés. Si l’espace terrestre de référence est fixe, quoique (!), l’espace géographique est animé par une circulation des centralités principalement liée à la circulation de l’information et à ses conséquences. Les bourses sont ainsi de bons lieux d’enregistrement, mais pas seulement. Les mobilisations populaires spontanées et d’abord peu organisées en sont d’autres exemples (le « printemps arabe » et sa diffusion). La liste est infinie de ce qui fait lieu. Et même les lieux attachés à des sites fortement contraignants (une mine) voient leur position changer au gré des marchés ou des choix politiques. Matériellement immobile, elle est mobile parce que l’espace qui la comprend est mobile ; les « villes fantômes » en sont de belles preuves, au même titre que les campements miniers.
16Divergence, convergence, croisement produisant les lieux sont des formes de la mobilité suffisamment générales pour échapper au point de départ anthropologique de l’histoire qui est contée ici. Cette étape méthodologique peut être considérée comme franchie. Mais un signe ne trompe pas. L’impératif cartographique qui reste associé à l’élucidation du mystère géographique demande qu’un effort soit encore consacré à la théorisation de l’espace mobile. D’emblée, l’animation de la carte ne suffit pas si l’espace de représentation reste celui du fond fixe. Pour aller vers un progrès théorique, l’astuce technique n’est qu’un leurre. L’espace de représentation étant en cause, c’est bien de ce côté qu’il faut chercher : du côté du cadre donc. Par bonheur, l’impératif cartographique peut nous y aider, contre toute attente. Avec l’espace mobile, ce ne sont pas seulement les lieux qui changent de définition pour devenir eux-mêmes mobiles et éphémères quand ils sont distingués des sites et des localités.
17La géographie, « science royale », « machine de guerre » et « appareil de capture » (Deleuze & Guattari, 1982) a eu pour fonction de fixer les limites des lieux comme étendue des corps selon la conception aristotélicienne, de les ramener au plan euclidien de la terre figurée en cartes pour (dé)montrer des territoires et cerner des ensembles géographiques. Avec l’espace mobile la limite n’est plus si simple. Elle s’ouvre. Si la porosité des frontières est devenue un thème courant en géographie de la mondialisation, il se produit plus que cela. Avec l’espace mobile, le mouvement de divergence produit une limite de type « confins » dont les bases arrière sont reconnues mais pas l’avant. Les mouvements de convergence produisent de la coalescence qui peut se traduire en frontières à deux bords renvoyant la force du mouvement vers son origine et confortant ainsi un centre. Mais si le mouvement continue, le croisement produit le lieu et les frontières héritées de l’espace fixe découpé deviennent des lieux privilégiés qui relient plus qu’ils ne séparent.
18Au Sahel, il a ainsi été possible de montrer comment la charnière des circulations (définition du Sahel comme rivage du Sahara) s’était décalée vers le sud pour s’attacher aux frontières méridionales des États sahélo-sahariens, laissant libre ou même en déshérence l’espace de la mobilité mafieuse et terroriste (Retaillé & Walther, 2013). Alors qu’il a été parcouru pendant des siècles, le Sahara est devenu une frontière morte (autre manière de dire « confins ») un « no man’s land » qui n’était plus celui des nomades.
19Puis, après confins et frontières qui renvoient aux formes de la limite de l’espace mobile dont la transcription cartographique fixe est encore possible, une dernière forme s’impose aujourd’hui, celle qui est produite par le mouvement continu et la saillance des lieux mobiles. C’est l’horizon. L’horizon borné des compartiments du monde cloisonné décrit par Jean Gottmann s’est ouvert. La carte ne peut plus avoir de bord et les lignes qui s’y trouvent tracées ne sont que les souvenirs de moments de lieux (MIT, 2005) et de territoires. Il nous faut désormais admettre les configurations provisoires. Un véritable programme de recherche s’impose là, dans la plus grande et la plus libre collaboration : il n’est pas facile de faire muter le noyau dur d’un paradigme.
IV. PROGRAMME
20En géographie de tradition occidentale, le paradigme dominant qui a prévalu de l’antiquité à nos jours, est arrêté à la conception aristotélicienne du lieu, conception essentialiste qui reporte le dilemme de sa définition au rapport substance/forme. Lorsque la « substance » n’a pas de consistance depuis toujours et pour toujours, sinon portée par des discours très idéologiques, il est nécessaire de se placer dans un autre rapport qui est celui de la circonstance. L’ouverture à d’autres systèmes ontologiques (Berque, 1982 ; Descola, 2005) offre ainsi des voies de liberté mais à la condition de ne pas les enfermer dans l’exception culturelle. Les mixes prolifèrent et l’horizon du monde s’ouvre en même temps que la terre est comptée comme de plus en plus finie. C’est là le paradoxe mais aussi, sans doute, l’ouverture vers le futur d’une discipline géographique libérée de ce qui est contraignant parce que déjà inscrit à la surface de la terre. La géographie, en prenant à bras le corps la mobilité de l’espace lui-même et non plus seulement les mobilités comme déplacements parcourant une matrice fixe, s’ouvre un nouveau champ qui peut rappeler celui des explorateurs : l’horizon à proprement parler. Si le mouvement permanent est la règle, toutes les configurations que nous observons ne sont que provisoires. C’est une vieille leçon que professait déjà Ibn Khaldûn (1377), observateur des sociétés nomades aux prises avec la fabrication d’un empire à la dimension du monde d’alors. Trois temps et trois mouvements rythment l’espace mobile : conquête du pouvoir par les guerriers nomades, civilisation et luxe urbain, ramollissement et conquête du pouvoir par d’autres guerriers nomades, accompagnée d’un transfert de la ville et de la civilisation. Toujours en vue, l’horizon des nomades, qu’ils en viennent ou qu’ils s’y projettent, gouverne l’action.
21L’histoire recommence mais jamais à l’identique. Les configurations spatiales, ou plus précisément territoriales dans le vocabulaire d’aujourd’hui, sont provisoires au sens où elles sont contestables et peuvent être contestées à tout moment. L’organisation de l’économie mondiale contemporaine rappelle le nomadisme guerrier qui n’est plus fondé sur la « assabiyah » (esprit de corps) mais sur le rendement du capital au mépris du travail et de l’économie réelle, à l’affût de toutes les bonnes prises où qu’elles se trouvent : le monde est l’horizon de cet espace mobile qui est celui de la finance. Il en va de même de l’information, des modes circulatoires, et de toutes ces choses que l’on dit « nomades » par métaphore. Or la métaphore n’est pas que figure, elle entraîne une réalité qu’il est bon d’identifier : la mobilité de l’espace et la grande inégalité d’y accéder. Cette vieille nouveauté que la fiction de l’État national et territorial, hérité de cette autre fiction du « contrat social », avait réussi à masquer (re)voit le jour. Qu’il y ait ancrage, c’est une proclamation liée à un mode d’organisation des sociétés autour de l’idée clé de l’appropriation par l’habitant. Que se passe-t-il lorsque l’« habitant » est dominé par le passant ?
22Il n’y a pas si longtemps l’homme habitant était au coeur de la réflexion de géographes devenant progressivement marginaux dans leur époque (Le Lannou, 1949). Les travaux de Jean-Paul Ferrier (1981-1998), puis une vague presque déferlante à dominante écologique mixée avec les approches phénoménologiques ont rénové la question. La mobilité toujours reste un dérangement. Mais pourquoi donc alors que c’est la condition même de la survie ? La mobilité n’est pas que celle du capital, elle est aussi celle des migrants circulatoires, celle des diasporas, celle des mobilisations (le mot tombe juste) de tous ordres liés aux événements désormais toujours très proches. L’horizon est toujours ouvert mais il s’est rapproché, si l’on peut dire ainsi, et les figures du moment du monde devenu comme un lieu, surgissent et s’évanouissent sans cesse. Il n’y a plus de centre au monde ou bien ce centre-là est-il mobile (Retaillé, 2001). Selon l’actualité, nous sommes tous touristes à Phuket, éleveurs de chevaux aux alentours de Fukushima, citoyens américains… « juifs allemands ». Le confort des cloisonnements a disparu ; ce n’était qu’un moment de l’histoire de l’espace des sociétés humaines. Encore le confort était-il tout relatif puisque durant la parenthèse de la fiction des ancrages et de l’identité immanente, le mouvement s’est toujours poursuivi malgré la malédiction pesant sur les mobiles, moblots, chemineaux ; tous les romanos, migrants, apatrides. Quelques grands écarts sont encore à réduire dans notre discipline pour occlure les effets de l’idéologie malgré le rappel incessant de la réalité. La réalité, c’est la mobilité sous toutes ses formes et l’inégalité sociale et culturelle face à cette dominance (Godelier, 1984).
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