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Jérôme Nossent

Les autorités publiques francophones et flamandes influencent-elles le jeu mémoriel ?
Étude de deux instruments d’action publique.

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1Depuis les années 1970-1980, des changements dans le rapport qu’elles entretiennent au passé peuvent être observés au sein de diverses sociétés démocratiques européennes1. Les mémoires d’évènements, de personnages ou de pratiques du passé, ainsi que leur exploitation, sont devenues des sujets de société. Ces sujets sont rarement consensuels et activent une variété d’acteurs. Les rapports qu’ils entretiennent entre eux peuvent donc être paisibles, concurrentiels ou conflictuels et, révélateurs d’une certaine violence, symbolique ou pas2.

Autorités publiques et usages politiques du passé

2Parmi ces acteurs se détache un groupe particulier, tant par son statut que ses attributs : les autorités publiques3. Une autorité publique se définit comme un organe étatique investi du pouvoir de commander. Sa nature étatique et sa capacité de commandement lui permettent de mobiliser certaines ressources dont sont a priori dépourvus les autres acteurs. Dans le cadre des politiques mémorielles qu’elles mènent, les autorités publiques auront recours à une panoplie d’instruments d’action publique. Ceux-ci peuvent être communicationnels et informatifs, conventionnels et incitatifs ou législatifs et règlementaires, selon la typologie de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, reprise par Johann Michel4. Sont notamment reprises dans ces catégories : les politiques de commémorations, les « lois mémorielles » et d’autres interventions publiques faisant usage du passé5. Ces instruments interviennent dans le cadre des activités menées par les autorités publiques afin de s’assurer la maitrise des processus de production des politiques mémorielles6. En effet, face à la concurrence mémorielle induite par l’intervention d’autres acteurs, les autorités publiques sélectionnent et mettent en exergue certains récits, certaines mémoires, organisant les représentations d’un passé conçu comme commun afin de promouvoir des thématiques porteuses des valeurs spécifiques7.

3Le cas de la Belgique est, à ce titre, assez intéressant puisque la fédéralisation du pays a entrainé une multiplication des niveaux de pouvoirs, et donc des autorités publiques. La plupart d’entre elles interviennent dans le domaine mémoriel, en fonction des compétences qu’elles détiennent (au niveau fédéral, régional, communautaire, mais aussi provincial ou communal). Ainsi, au niveau fédéré, la Communauté flamande et la Communauté française, deux des trois communautés belges, ont adopté des approches spécifiques8. Chacune a en effet mis en place des instruments de gestion et de promotion de mémoires, dans le cadre de ses compétences en matière culturelle et d’éducation permanente essentiellement9.

4La Communauté française s’est dotée, en 2009, d’un Conseil de transmission de la mémoire, par le biais du décret du 13 mars relatif à la transmission de la mémoire des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des faits de résistance ou des mouvements ayant résisté aux régimes qui ont suscité ces crimes, dit « décret mémoire ». D’autre part de la frontière linguistique, la Communauté flamande, quant à elle, a procédé à la mise en place par le biais de son ministre de l’Enseignement d’un « Bijzonder Comité voor Herinnering » (Comité spécial pour l’Éducation à la Mémoire), en 2008.

Instrumentation du passé et relations de pouvoirs

5L’instrumentation du passé par les autorités publiques désigne leur action dans le champ mémoriel au moyen d’instruments d’action publique. Ce faisant, elles revendiquent la maîtrise des processus de production des politiques mémorielles10. Dans ce contexte, au cours des vingt dernières années, elles eurent particulièrement recours à l’édiction de normes juridiques (instrument législatif)11.

6Lorsque Geoffrey Grandjean propose une typologie des instruments mémoriels, au niveau belge et français, sa classification repose sur le type de contrainte qu’ils font peser sur leurs destinataires (sanctionnatrice, prescriptive ou latente). Le point commun des instruments repris par le politologue serait la contrainte, c’est-à-dire par la promesse d’une sanction négative en cas de non-respect des normes édictées, que les autorités publiques font peser sur leurs destinataires afin d’imposer certaines mémoires officielles12.

7Cette typologie exclut cependant certains instruments mémoriels, dès lors que ceux-ci n’imposent pas, de manière unilatérale, certaines mémoires ou certains comportements à leur destinataire13. En effet, dès lors que les autorités publiques s’octroient la possibilité d’interdire certains comportements et de potentiellement les sanctionner, elles exercent un pouvoir de contrainte.

8Pourtant, bien que dépourvu de potentialité de sanction négative, le décret mémoire et le BCH, en tant qu’instruments mémoriels, sont eux-aussi susceptibles d’engendrer certaines relations de pouvoir. Mais ces relations ne sont pas basées sur la potentialité d’une sanction négative de la part des autorités publiques. Au contraire, elles reposeraient sur d’autres mécanismes de pouvoir appartenant au registre de l’influence.

9Dans le cadre des recherches exploratoires que nous menons actuellement, nous partons du postulat que l’adoption d’instruments mémoriels d’action publique par les autorités publiques francophones et néerlandophones leur permet, consciemment ou non, d’influencer d’autres acteurs mémoriels. Ces instruments contribueraient à modifier le comportement de ces derniers, à modifier leur environnement et à renforcer la position centrale à laquelle les autorités publiques prétendent.

10En outre, ils partagent un certain nombre de caractéristiques communes. Premièrement, ils sont directement liés au domaine de l’éducation officielle et leurs actions sont particulièrement dirigées vers ce domaine. Deuxièmement, ils s’inscrivent dans la permanence : il ne s’agit pas de politique ponctuelle, mais bien d’institutions créées par les autorités publiques pour agir à long terme. Troisièmement, comme le montrent les prochains développements, leur nature est indéterminée : ils n’appartiennent pas seulement à la catégorie des instruments communicationnels et informatifs, ni à celle des instruments conventionnels et incitatifs ni à celle des instruments législatifs et règlementaires (pour ce qui est du décret mémoire).

11Afin de ne pas se laisser entraîner dans des suppositions normatives, nous nous sommes intéressés aux deux instruments et à leurs fonctionnements tels que conçus par les autorités publiques elles-mêmes et tels que perçus par certains destinataires14. Notre présentation consiste davantage à donner de premiers éléments de réponses à nos interrogations. Comment le fonctionnement des instruments mémoriels d’action publique est-ilmini susceptibles d’engendrer des relations d’influence entre les autorités publiques et les destinataires de ces instruments ?

Contrainte et influence

12Selon Philippe Braud, l’injonction (à laquelle la contrainte peut être assimilée, selon la définition qu’en donne Geoffrey Grandjean) et l’influence sont les deux formes que peut prendre le pouvoir. Dans le cadre d’une relation de pouvoir, là où l’injonction suppose la possibilité d’infliger à sa cible une sanction négative (ou punition), ce qui correspond à une dégradation de ses conditions d’existence, l’influence se fera en l’absence de ce type de sanction, voire via le recours à la promesse d’une sanction positive (ou récompense).

13Encadré 1 : les types d’influences selon Philippe Braud15

L’influence vise à créer chez l’assujetti la « perception subjective d’un avantage positif à subir l’influence »16. Il s’agit donc de convaincre le sujet qu’il est dans son intérêt de modifier son comportement, ce qu’il n’aurait pas fait sans l’intervention de l’entité exerçant le pouvoir, dans une situation excluant la contrainte. Notons toutefois qu’absence de contrainte ne signifie pas pour autant absence de conditionnement17.

Trois types d’influences, éventuellement cumulables, sont recensés par Philippe Braud : la persuasion, la manipulation et l’autorité18. Primo, la persuasion consiste à convaincre un individu, ou un groupe d’individus, que ses intérêts ne sont pas là où il le croit, par la prise de connaissance d’informations nouvelles ou rectifiées. La persuasion peut, elle-même, prendre deux formes : soit en permettant à l’individu de prendre conscience de ses intérêts grâce à l’apport d’information, soit en « recalibrant » ses intérêts par l’offre d’une récompense potentielle. Comme le souligne Philippe Braud, la distribution inégalitaire des ressources peut permettre à l’acteur influent de tirer beaucoup de l’influencé si ce dernier a un besoin crucial de la récompense pour survivre. Secundo, la manipulation signifie que le manipulateur obtient du manipulé qu’il agisse selon ses désirs sans en avoir conscience, en agissant sur son environnement. Philippe Braud parle de « persuasion clandestine » pour désigner ce phénomène19. C’est la seule forme d’influence à laquelle il ne peut être résisté, puisque le manipulé est dans l’ignorance de sa situation. Tertio, le phénomène d’autorité désigne les situations où le souhait informulé de la figure influente est interprété par le sujet qui s’efforce de l’exaucer. Cette autorité se fonde sur les caractéristiques propres des acteurs. L’origine de leur autorité varie cependant. Elle peut être basée sur :

le charisme personnel, soit les qualités exceptionnelles qui sont attribuées à l’individu ;

la compétence, soit la maîtrise de savoirs utiles dans un cadre social déterminé ;

la légitimité, soit la conviction qu’ont les individus sur lesquels s’exerce l’autorité qu’il est juste de lui obéir20.

Type de pouvoir

Modalité

Nature des sanctions

Garantie d’efficacité

Influence

Persuasion

Manipulation

Autorité

Sanction positive (Univers de la récompense)

plus-value d’information (réelle ou imaginaire)

rémunération matérielle

rémunération symbolique

Pas de coercition

Tableau I. Synthèse des divers types de pouvoirs, ou contrôle social. 21

14Si la classification des types d’influences créée par Philippe Braud n’a, a priori, pas vocation à être opérationnelle, elle permet toutefois de décomposer les instruments étudiés. En effet, la pluralité des activités qu’ils peuvent englober les rend complexe au premier abord. Une approche par les types d’influences qu’ils sont susceptibles d’exercer permet de les réduire à un nombre limité d’éléments basiques22.

Instrumentation de l’action publique dans les Communautés belges

Le décret mémoire

15Adopté par le parlement de la Communauté française, le 13 mars 2009, le décret organise la mise en place du soutien par le gouvernement d’initiatives temporaires ou pérennes de valorisation de la transmission de la mémoire. S’il n’exclut pas la possibilité de soutenir des initiatives liées à d’autres « évènements historiques qui interpellent la conscience collective », le décret vise principalement au développement de « la transmission de la mémoire des faits qualifiés de crimes de génocide, de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre d'ampleur notable, ainsi que la transmission de la mémoire des faits de résistance ou des mouvements ayant résisté aux régimes qui ont suscité ces crimes »23. La réalisation de cette ambition est prévue au travers de la reconnaissance, de la labellisation et du soutien d’acteurs, d’institutions et de projets. Le système mis en place par le décret est à vocation éducative : favoriser la réflexion critique des destinataires (désignés comme « les jeunes générations »), et développer une citoyenneté responsable et la transmission de valeurs démocratiques.

16Pour assurer sa mise en œuvre, le décret prévoit la mise en place d’un « Conseil de Transmission de la Mémoire » (CTM). Composé de différentes catégories d’acteurs (universitaires et membres de la « société civile »), celui-ci a pour attribution de conseiller le gouvernement. Il rend ainsi des avis concernant la reconnaissance des centres ressources et des centres labellisés, il formule un avis sur les projets déposés dans le cadre du décret et joue éventuellement, d’initiative, le rôle de conseiller concernant les matières visées par le décret.

17Au CTM est adjoint un secrétariat, la cellule, préexistante au décret, « Démocratie ou barbarie » (DOB). Hormis sa fonction de secrétaire, la cellule a pour mission d’assurer la mise en œuvre du décret, notamment par le suivi des procédures de reconnaissance des centres ressources et des centres labellisés mais aussi par le suivi des projets ponctuels résultant d’appels à projets annuels. Elle fait également office de portail d’informations relatives à l’objet du décret et aux activités soutenues.

18Le décret prévoit la reconnaissance, pour une durée de cinq ans, de trois « centres de ressources relatifs à la transmission de la mémoire » et, pour deux ans, de cinq « centres labellisés relatifs à la transmission de la mémoire ». Il s’agit d’opérateurs dont les activités, en tout ou en partie, s’inscrivent dans l’objet du décret. La reconnaissance d’un centre lui donne droit à un financement de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles en contrepartie de l’accomplissement d’un certain nombre de missions ou du respect de certaines conditions. Les missions des centres de ressources sont plus complexes que celles des centres labellisés et donnent droit à une subvention plus élevée aux premiers.

19Par ailleurs, le lancement annuel d’appels à projets fait partie de l’organisation mise en place par le décret. Ceux-ci sont à destination de personnes morales sans but lucratif et d’établissements organisés ou subventionnés par la Communauté française. Ces organismes ont la possibilité de déposer des projets pour lesquels le gouvernement (le ministre-président et le ministre en charge de l’Enseignement), sur base de l’avis du CTM, accordera certains montants. Trois types de projets peuvent être déposés : recueil, valorisation, exploitation et préservation de témoignage (article 15 du décret mémoire), organisation de séminaires à destination des enseignants et de visites de lieux de mémoire (article 16), la troisième catégorie désigne les projets qui ne relèvent pas des articles 15 et 16, mais qui sont en lien avec l’objet du décret.

Le comité spécial pour l’éducation à la mémoire

20De son côté, la communauté flamande, par le biais de son ministre de l’Enseignement, a mis en place, dès 2008, un comité spécial pour l’éducation à la mémoire (Bijzonder Comité voor Herinneringseducatie, BCH)24. La création de ce comité répond au désir de combler l’absence de lien entre les professionnels de l’éducation (enseignants, guides, éducateurs) désireux d’aborder des sujets passés et les organisations susceptibles de les aider dans ces domaines25. Par ailleurs, le Comité spécial est également chargé de mettre en place certaines initiatives et outils jugés nécessaire dans le cadre de ses missions.

21Contrairement au décret-mémoire cependant, cet instrument politique est instauré sans passer par la case législative : il s’agit d’une création du ministère de l’Enseignement, en étroite collaboration avec une association sans but lucratif, l’asbl Kazern Dossin : Mémorial, Musée et Centre de Documentation sur l'Holocauste et les Droits de l'Homme à Malines et un établissement public, le Mémorial National du Fort de Breendonk. La coordination du BCH est confiée à l’asbl Kazern Dossin26.

22Il est important de noter dès à présent que, de fait, le Comité spécial désigne deux entités. Premièrement, il s’agit de la cellule de coordination au sein de l’asbl Kazern Dossin, comprenant une coordinatrice et un chargé de projets. Secondement, il s’agit, au sens large, d’un comité pédagogique de réflexion et de délibération composé de représentants du ministère de l’Enseignement et du cabinet du ministre, des quatre réseaux d’enseignement flamands et d’associations actives dans les domaines de l’éducation à la citoyenneté et de la transmission mémorielle. La composition du conseil n’est pas figée, de nouveaux membres pouvant être acceptés, moyennant le respect de certains critères.

23À travers ses activités, le BCH vise à la transparence de l’offre et au soutien des professionnels de l’éducation27. Il établit ainsi un catalogue des activités disponibles via un site internet28 et diffuse les informations relatives aux activités au travers de celui-ci, d’une lettre d’information électronique, mais également en bénéficiant du relais des associations membres précitées. Le BCH est également à l’origine d’un programme d’auto-évaluation en ligne à destination des professionnels de l’éducation ainsi que de guides pour l’enseignement de la mémoire (Toetssteen Herinneringseducatie­ – Pierre de touche, éducation à la mémoire29) ou de thèmes actuels pouvant être considérés en regard du passé, tels les phénomènes de radicalisation30. Enfin, le BCH organise lui-même des formations à destination des enseignants.

De la persuasion, de la manipulation et un brin d’autorité31

24Premièrement, au travers du fonctionnement des deux instruments, le recours à la persuasion se fait jour à plusieurs niveaux.

25Concernant le décret mémoire, tout d’abord, il ressort que son fonctionnement, au niveau des appels à projets, repose sur les deux modes de persuasion précédemment décrits. Ainsi, la prise de conscience de leurs intérêts par les acteurs via la réception d’informations nouvelles est inhérente au décret. Lorsque les individus prennent conscience des possibilités qu’offre le décret, ils rejoignent l’organisation des appels à projets et acceptent de se conformer à une série d’exigences déterminées par les autorités publiques. L’intérêt principal étant l’obtention d’un support financier, la persuasion exercée se présente simultanément sous ses deux modes possibles (réorganisation des intérêts et récompense). Cette modification du comportement des acteurs, exclusivement par la promesse d’une récompense, est identifiable à différents niveaux de l’organisation. Le décret exploitant une gamme réduite de thèmes, il est concevable que certains acteurs choisissent de donner à leur projet un accent allant dans le sens du décret, au niveau des thématiques exploitées par exemple, afin de bénéficier d’un subside. Pareillement, l’adaptation du contenu et de la façon de présenter certains projets, pour correspondre aux attentes et aux critères édictés dans le cadre des appels à projets, dans l’espoir d’être sélectionné, renvoie à ce mécanisme. Enfin, la promesse de récompense est une manière d’appâter les opérateurs, de les conduire à modifier leur projet de manière plus ambitieuse, ceux-ci reconnaissant être motivés par la manne promise par le décret.

26Concernant le BCH, la persuasion, en tant que mode d’influence semble être primordiale dans les initiatives mises en œuvre. Le but du BCH est de permettre aux acteurs de l’éducation de prendre connaissance d’informations nouvelles lesquelles sont susceptibles de permettre aux individus d’adapter leurs intérêts, de prendre conscience de ceux-ci, voire simplement de les satisfaire32. À travers cette action, les autorités publiques promeuvent certains groupes et certaines initiatives, de même qu’elles conduisent les acteurs de l’éducation à avoir recours aux premiers. De cette manière, elles contribuent au façonnement du paysage mémoriel-éducatif en Flandre. De plus, au travers de l’auto-évaluation précitée, les autorités publiques donnent à voir ce qu’elles considèrent comme la (les) façon(s) d’aborder les questions mémorielles. En indiquant aux acteurs qui se soumettent à cette évaluation des pistes de réflexions et en leur suggérant de s’orienter dans certaines directions, celle-ci concourt effectivement à la modification de leurs comportements, et de leurs intérêts.

27Deuxièmement, le recours à la manipulation, selon le sens qu’en donne Philippe Braud, peut être considéré comme inhérent au fonctionnement des deux instruments. En modifiant l’environnement des acteurs sans que ceux-ci en aient conscience ou sans qu’ils aient conscience des impacts de certaines actions, les autorités publiques stimulent une modification du comportement des porteurs de projets33.

28Pour ce qui est du décret-mémoire, on peut ainsi déceler de la manipulation dans le fait que, progressivement, le décret est devenu un portail presqu’unique pour les acteurs travaillant sur des thématiques mémorielles et faisant appel aux autorités publiques. La mise en place d’une temporalité définie participe aussi de l’action des autorités sur l’environnement des porteurs : les activités soutenues doivent se produire sur une durée courte strictement encadrée par les règles de fonctionnement (concernant le versement des subsides notamment). Enfin, la manifestation la plus répandue de la manipulation apparait dans le cadre de l’octroi ou non des subsides, ainsi qu’au niveau des montants de ceux-ci, ces différentes modalités impactant particulièrement le comportement des acteurs.

29Pour ce qui est du BCH, si les acteurs mémoriels visés, parmi lesquels les enseignants, mais aussi des guides ainsi que certaines associations, sont a priori conscients des actions des autorités publiques, ils n’en appréhendent pas nécessairement tous les aspects. Le rôle de « facilitateurs » dans le cadre des relations enseignants-organisations, n’est pas une évidence. De plus, lors de la constitution, permanente, du catalogue des actions et des associations, les autorités publiques procèdent évidemment à une sélection. Les thèmes ou actions qui ne correspondent pas à la vision que les autorités veulent transmettre ne seraient dès lors pas évoqués. On retrouve ici le principe que les autorités publiques, au travers des politiques du passé, procèdent à une sélection des récits qu’elles désirent promouvoir.

30Troisièmement, l’idée d’une influence au travers de l’autorité est visible au travers de la conception de certains outils ne ressort que dans la mise en œuvre du BCH, particulièrement le programme d’auto-évaluation. En effet, au travers de cet instrument, le BCH envisage que les enseignants cherchent à correspondre volontairement à la figure de l’enseignant construite. La légitimité attribuée aux autorités dans la description de la façon dont les enseignants doivent aborder les questions mémorielles serait le moteur de ces changements de comportements. Il serait cependant intéressant d’évaluer dans quelle mesure ces auto-évaluations produisent effectivement des effets.

Conclusion

31Il ressort, au terme de cette première tentative de décomposer ces deux instruments d’actions publiques, que leur étude au prisme des relations de pouvoirs qu’ils entrainent d’un point de vue fonctionnel, et, à ce stade, indépendamment de toute considération idéologique, est prometteur. L’application pratique de la typologie de Braud permet néanmoins de clarifier les situations. Mais elle montre rapidement ses limites dans la situation présente. L’instantané ici présenté doit être complété. En amont, il sera utile d’étudier les intentions et les intérêts tant des acteurs ayant contribué à la mise en place de chaque instrument que de ceux qui contribuent à leur fonctionnement et leur maintien. En aval, bien que les résultats de ces instruments aient déjà été étudiés sous certains angles34, leurs effets réels ne sont pas estimables.

32À ce stade de notre réflexion, les deux instruments présentent toutefois certaines caractéristiques communes.

33Primo, la négociation des problématiques mémorielles par les autorités publiques montre que celles-ci disposent toujours de moyens leur permettant d’organiser une partie de l’espace mémoriel, dont elles déterminent la circonscription. Ne pouvant user de la contrainte, les autorités publiques francophone et flamande usent de leur influence pour entrainer une modification comportementale de la part des acteurs ciblés. L’incitation leur permet de canaliser les comportements, l’influence de les modifier. Elles ont ainsi la possibilité d’exclure et d’inclure certains acteurs, thèmes, méthodes et projets.

34Deuzio, différents modes d’influence sont mobilisés à ces fins. Là où le décret mémoire semble user davantage de la persuasion et de la manipulation, le BCH s’appuierait en sus sur la légitimité des approches proposées35. Ainsi, bien que la nature des instruments mobilisés au Nord et au Sud du pays soit différente, on retrouve au travers de ceux-ci la volonté des autorités publiques d’influencer le jeu mémoriel. L’origine de ces différentes approches, ainsi que de la désignation des acteurs visés par les instruments, est, là aussi, à rechercher. D’autant plus que les rapports de pouvoirs, prévisibles ou non, désirés ou non, qui sont engendrés entrainent la modification des comportements des acteurs inclus dans ces relations.

35Tertio, les processus de sélections des mémoires promues et de leurs porteurs ne sont pas impartiaux : le paysage mémoriel résultant est foncièrement inégalitaire. En effet, alors que certains groupes et certaines mémoires sont vouées aux gémonies, d’autres semblent condamnées à rester dans l’ombre tant qu’elles ne parviendront pas à se développer de façon autonome ou tant que les autorités publiques ne les soutiendront également.

Notes

1  Rousso Henry, Face au passé : essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, Collection Histoire, 2016, p. 91.

2  Grandjean Geoffrey et Jamin Jérôme (dir.), La concurrence mémorielle, Paris, Armand Colin, Recherches, 2011, 251 p.

3  Cette expression signifie que l’on assiste au choix d’un ou plusieurs évènements passés, mis en récit public ou autorisés afin de donner un sens au souvenir individuel dans une perspective collective. Voir Van Ypersele, Laurence, « Les mémoires collectives », in Van Ypersele Laurence (dir.), Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoires et identités, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 195.

4   Michel, Johann, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 6 et p. 16.

5  Grandjean, Geoffrey, « Mémoires et contraintes déclinées. Classification des instruments mémoriels en Belgique et en France », inGrandjean, Geoffrey, Paulus, Julien et Henrard, Gaëlle (dir.), Mémoires déclinées. Représentations, actions, projections, Liège, Les Territoires de la Mémoire, Voix de la Mémoire, pp. 97‑115, p. 97.

6  Grandjean Geoffrey et Jamin Jérôme (dir.), La concurrence mémorielle, op. cit, pp. 39-62.

7  Lavabre, Marie-Claire, « Usages et mésusages de la notion de mémoire », Critique internationale, 2000, vol. 7, p 54.

8  La dénomination politique, non juridique, de la Communauté française de Belgique est, par une résolution de son Parlement du 25 mai 2011, « Fédération Wallonie-Bruxelles »).

9  Art. 4 de la Loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 (M.B. 15 août 1980).

10  Michel, Johann, op. cit, p. 45

11  Michel, Johann, op. cit, p. 184.

12  Grandjean, Geoffrey, « Quand science politique et droit dialoguent : quelle typologie des instruments mémoriels en fonction du degré de contrainte ? », présenté dans le cadre du 6e Congrès International des Associations Francophones de Sciences Politiques, Lausanne, 7 février 2015. Voy. également Grandjean, Geoffrey, « Mémoires, identités et contraintes. Classification des instruments mémoriels en Belgique et en France », in Grandjean Geoffrey, Paulus Julien et Henrard Gaëlle, Mémoires déclinées, à paraitre fin 2016.

13  Grandjean, Geoffrey, « Mémoires et contraintes déclinées. Classification des instruments mémoriels en Belgique et en France », op. cit., p. 100.

14  Nous basons donc notre réflexion sur l’analyse des documents législatifs relatifs aux deux instruments, à la documentation mise à disposition par les organismes chargés de leur fonctionnement ainsi que sur des entretiens exploratoires menés en 2015 et en 2016.

15 ---

16  Braud, Philippe, « Du pouvoir en général au pouvoir politique », in Grawitz, Madeleine. et Leca, Jean, Traité de science politique – tome 1 – La science politique, science sociale. L’ordre politique, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 352.

17  Ibid.

18  Ibid.

19  Braud, Philippe, Sociologie politique – 10e édition, Paris, Lextenso éditions, 2011, p. 788.

20  Balzacq, Thierry, Baudewyns, Pierre, Jamin, Jérôme, Legrand, Vincent, Paye, Olivier, Schiffino, Nathalie, Fondements de Science politique, De Boeck, 2014, p. 89.

21 Braud, Philippe., 1985, op. cit

22 Hood, Christopher et Margetts, Helen, The tools of government in the digital age, New ed., Basingstoke, Palgrave Macmillan, Public policy and politics, 2007.

23  Décret du 13 mars 2009 relatif à la transmission de la mémoire des crimes de génocide, des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre et des faits de résistance ou des mouvements ayant résisté aux régimes qui ont suscité ces crimes (M.B. du 3 avril 2009), article 1er.

24  « Over BCH | Bijzonder Comité voor Herinneringseducatie », URL complète en biblio.

25  Question orale de M. Johan Verstreken au Ministre Frank Vandenbroucke du12 juin 2008, Parl. fl. 2008-2009.

26  Entretien exploratoire de Simon Schepers, collaborateur BCH, réalisé le 5 juillet 2017.

27  Site du Bijzonder Comité voor Herinneringseducatie, consultable sur : http ://herinneringseducatie.be/over-bch/, (consulté le 18 juillet 2016).

28  Klascement herinneringeducatie, consultable sur : https ://www.klascement.net/herinneringseducatie/ (consulté le 18 juillet 2016).

29  Version française disponible au téléchargement à l’adresse suivante : http ://herinneringseducatie.be/wp-content/uploads/2014/06/Pierre-de-Touche.pdf (consulté le 18 juillet 2016).

30  « Herinneringseducatie | Bijzonder Comité voor Herinneringseducatie », URL complète en biblio.

31  Dans le cadre d’une précédente recherche consacrée aux modes d’influence qu’engendre l’organisation créée par le décret mémoire, la focale avait été mise sur un groupe cible particulier du décret : les porteurs de projet des appels à projets lancés en 2014. L’analyse de leurs comportements au regard de l’organisation permettait de mettre à jour une série de domaines dans lesquels pouvaient être identifiées certaines modalités d’influence. Voy.Nossent, Jérôme, « Les instruments mémoriels comme moyens d’influence », inGrandjean, Geoffrey, Paulus, Julien et Henrard, Gaëlle (dir.), Mémoires déclinées. Représentations, actions, projections, Liège, Les Territoires de la Mémoire, Voix de la Mémoire, 2016, pp. 133‑150.

32  Cette mise à disposition d’un catalogue des ressources fait également partie des ambitions du décret mémoire. Il ne s’agit cependant pas de ses principales activités.

33  Braud, Philippe, « Du pouvoir en général au pouvoir politique », inGrawitz, Madeleine (dir.), Traité de science politique. 1: La science politique, science sociale. L’ordre politique, 1. ed, Paris, Presses Univ. de France, pp. 335‑393, p. 352.

34  Bousmar, Éric, de Broux, Pierre-Olivier, Franssen, Abraham et Maertens, Florence, Évaluation du Décret du 13 mars 2009 relatif à la transmission de la mémoire des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre - Rapport final [Rapport], Bruxelles, Centre d’étude sociologiques (CES) et Centre de recherches en Histoire du droit et des institutions (CRHiDi), Université Libre de Bruxelles, 2016.

35  Celles-ci reposant sur l’expertise de ses membres et sur la caution apportée par le ministère de l’Enseignement. Si ces catégories d’acteurs interviennent également dans le cadre du fonctionnement du décret mémoire, leurs actions se situent davantage au niveau de l’évaluation des centres et des projets.

Pour citer cet article

Jérôme Nossent, «Les autorités publiques francophones et flamandes influencent-elles le jeu mémoriel ?», Cahiers Mémoire et Politique [En ligne], Cahier n°4. Approche comparée des politiques mémorielles, 99-111 URL : https://popups.uliege.be/2295-0311/index.php?id=187.

A propos de : Jérôme Nossent

Assistant-doctorant en science politique à l’Université de Liège.