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Andrea Cavazzini

Propositions politiques et horizon communiste. Remarques à propos de la reconstruction d’un monde failli chez Frédéric Lordon.

(N° 6 (juillet 2016) — Dossier: Frédéric Lordon et la politique. Enjeux philosophiques, socio-économiques et rhétoriques.)
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1Frédéric Lordon propose depuis de nombreuses années des analyses et des diagnostics portant sur le « capitalisme mondialisé à dominante financière », sur les effets de la mondialisation financière et marchande, et sur les racines et la dynamique de la crise actuelle. Tant dans ses interventions publiques que dans son effort théorique en faveur d’un programme « spinoziste » en sciences sociales, Lordon a souvent associé à ses analyses des propositions politiques relativement immédiates. Il s’agira dans ce texte d’interroger ce qui, en elles, semble faire problème.

2Bien sûr, le caractère « immédiat » de ces positionnements ne saurait être que relatif. La perspective théorique adoptée par F. Lordon a pour objectif d’articuler les différents niveaux institutionnels qui composent la « scène » mondiale du capitalisme contemporain. Selon ce structuralisme sociologique renouvelé, l’économique et le politique obéissent à des logiques structurales dont la compréhension demande de cerner un fonctionnement d’ensemble plus qu’une simple séquence de décisions ponctuelles. C’est pourquoi les prises de position politiques de l’auteur ne peuvent que viser des logiques et des structures générales des rapports sociaux – telles que la « basse pression » salariale et la double mondialisation-déréglementation financière et marchande. Autrement dit, la politique que prône F. Lordon suppose une série d’hypothèses théoriques sur les structures fondamentales des institutions économiques et politiques contemporaines et, par conséquent, elle engage des analyses en mesure de cerner ces structures dans leurs effets différents.

1. Analyse de la conjoncture et propositions politiques

3La conjoncture historique dans laquelle F. Lordon vise à inscrire son intervention est caractérisée en première instance par une configuration de la structure sociale du capitalisme qui fait désormais de la masse salariale « la variable d’ajustement » autrefois attribuée au profit ou du moins régulée par la répartition des rôles sociaux du capitaliste et du salarié1. Cette situation historique – qui est l’objet des travaux d’économistes « critiques » comme Jacques Sapir, Pierre-Noël Giraud, André Orléan, et Frédéric Lordon lui-même – correspond à un changement épochal dans les rapports de force entre détenteurs de capitaux et salariés2. La prise du pouvoir par les investisseurs institutionnels dans le cadre du capitalisme mondialisé impose comme centrale l’exigence d’un revenu actionnarial minimum garanti, et ce indépendamment de la performance de l’entreprise. En d’autres termes, ce qui définit la précarisation et la flexibilisation du salariat moderne, c’est la tentative du capital financier d’imposer « au facteur travail un équivalent de la propriété de liquidité dont le marché financier dote le capital3 ». Le paradigme du rapport salarial tendrait ainsi aujourd’hui à prendre pour modèle le principe de liquidité propre à la sphère financière. C’est ce qu’en révèle la manifestation principale, à savoir « le pouvoir de se débarrasser de ses salariés avec la même facilité qu’il y a à céder un titre sur le marché financier4 ». Une telle tendance implique aussi bien le démantèlement juridique de la protection salariale que la transposition, au statut salarial, de la temporalité de court et moyen terme, incertaine et fluctuante, propre à la finance.

4Cette structure de la précarisation s’articule à la mise en concurrence généralisée par le truchement du marché international du travail : financiarisation et concurrence généralisée constituent la structure fondamentale du capitalisme contemporain à une échelle qui est d’emblée mondiale. D’où l’essor d’une strate spécifique d’acteurs qui occupent une place décisive dans le système : les investisseurs institutionnels, les gestionnaires d’épargne pour compte de tiers, qui prétendent détenir l’expertise et la capacité de traitement de l’information requises par la complexité de la finance globalisée. Cette émergence du primat des investisseurs institutionnels restructure profondément les rapports de propriété et la forme des entreprises, comme y insiste Pierre-Noël Giraud :

Peut-on parler de transfert de la propriété des grandes entreprises cotées de leurs dirigeants aux actionnaires institutionnels ? J’avancerai la thèse que oui . Les dirigeants restent, il est vrai, responsables de la formulation de la stratégie et de la direction opérationnelle. Mais les orientations stratégiques doivent être approuvées par les actionnaires institutionnels, et la direction opérationnelle est fortement contrainte par la décentralisation, au sein de l’entreprise, de l’objectif de création de valeur. Les dirigeants ne sont plus que les fondés de pouvoir des nouveaux propriétaires5.

5En énonçant l’objectif de la création de valeur, Giraud fait référence aux caractères spécifiques de la manière dont le pouvoir des investisseurs institutionnels gère et organise le fonctionnement des entreprises :

Quand les institutionnels investissent en actions, leur objectif est donc d’optimiser le couple rendement/risque de ce type placement. Le risque d’un placement en actions est la volatilité du prix de l’action. Réduire ce risque, c’est se donner les moyens de prévoir l’évolution des cours. Cela passe par l’information sur ce que font et ce que veulent faire les dirigeants . Quant au rendement, c’est simple : l’objectif des dirigeants doit être la maximisation de la valeur de l’entreprise pour ses actionnaires, donc de la rentabilité des fonds propres6.

6Or, cet impératif de rentabilité détermine la spécificité des stratégies de l’entreprise qui dépend désormais de la mise en place de méthodes comptables et de contrôle de gestion destinés à identifier les activités de l’entreprise qui « créent de la valeur7 ». Mais les modifications du périmètre des entreprises et les autres opérations portant sur l’organisation de la production auxquelles se livrent les investisseurs institutionnelles demandent, pour être complètement intelligibles, d’avoir recours à l’autre « moment » de la structure du capitalisme contemporain – la globalisation marchande. Les institutionnels imposent leurs stratégies – plus précisément, ils imposent leurs critères de rentabilité que les dirigeants devront traduire par des stratégies directement opérationnelles – à partir d’un cadre dont les paramètres et les contraintes impliquent immédiatement de faire référence au marché mondialisé des biens et des services, lequel est le résultat de décisions politiques visant l’ouverture délibérée des frontières commerciales. Ce qui signifie : évaluer la capacité d’une entreprise à créer de la valeur – sa rentabilité, ses coûts – à partir d’un contexte mondial, donc fortement hétérogène. Les effets du choc entre le marteau des exigences de rentabilité et l’enclume des contraintes de compétitivité globale sont bien connus de tous, désormais :

La mise en concurrence « plane » entre des pays aux standards sociaux et environnementaux extrêmement disparates entraîne des ajustements salariaux par le bas dont les termes sont maintenant trop bien connus : intensification du travail, plans sociaux en série, et surtout pression constante sur les salaires, le tout sous évocation répétitive, mais hélas bien fondée, de la contrainte de compétitivité, ou la menace de délocalisation. Attaqué du côté des pressions concurrentielles, le salaire ne l’est pas moins du côté des pressions actionnariales. L’emprise des grands actionnaires institutionnels a installé la rentabilité des capitaux propres en tête des priorités de l’entreprise (cotée), laquelle mobilise de force tous ceux qui sont sous sa dépendance pour mieux servir l’« objectif unique »8.

7C’est de cette analyse des structures générales du capitalisme que le diagnostic portant sur la crise actuelle dépend étroitement. Le phénomène de l’endettement privé au cœur de la crise des subprimes doit être rapporté au régime de « basse pression salariale » instauré par ce dispositif globalisé financier-marchand. Ce régime entraîne une régression du pouvoir d’achat des salariés, elle-même productrice d’un effet « dépressif » faisant de l’endettement, dans ces conditions, la seule manière « d’étendre par le crédit la capacité de dépense des salariés » et par conséquent de fournir un débouché intérieur aux marchandises (et donc au capital)9. Ainsi peut-on voir dans le régime de « basse pression salariale » le facteur principal de la crise.

8Dans ce cadre d’analyse, F. Lordon s’emploie à cerner la fonction des institutions politiques dans la mise en place de cette configuration historique des rapports capitalistes. La fonction décisive du « jeu » total des différentes institutions est mise en évidence suivant les principes de l’École de la Régulation que F. Lordon reprend et développe : « Ce sont les États qui ont été les instituteurs des marchés, et la mondialisation, qui a si dramatiquement restreint la marge de manœuvre des politiques publiques, a été le fait d’autres politiques publiques – on pourrait dire de "métapolitiques publiques" puisqu’elles déterminent les conditions d’exercice des politiques publiques ordinaires »10. La généalogie de ces politiques remonte, selon F. Lordon, à l’action gouvernementale de la gauche socialiste française durant les années 1980 :

L’acte le plus significatif est la loi de déréglementation des marchés financiers de 1986, présentée par Pierre Bérégovoy . Par un télescopage qui est en soi tout un symbole, cette histoire mise en marche dans le cadre national va trouver son premier relais à l’échelon européen. Car la déréglementation a pour projet d’être opérée sur la base internationale la plus étendue possible, et l’Europe, « relancée » au milieu des années 80 par le sommet de Fontainebleu (1984) puis par l’Acte unique (1986), se saisit de la question financière comme de l’un des domaines où l’idée du "grand marché" peut s’accomplir le plus rapidement et le plus intensément. La directive Delors-Lamy prise en 1988 se donne l’horizon de l’été 1990 pour la réalisation de la pleine mobilité des capitaux, non seulement intraeuropéenne mais également entre les États membres et les États extérieurs à l’Union – c’est l’actuel article 63 du traité de Lisbonne11.

9On voit que les raisons de désespérer à l’égard de l’Union Européenne en tant qu’espace politique ne sont pas moins importantes que les critiques plus ponctuelles portant sur l’évolution de la gauche gouvernementale, véritable force de frappe de la déréglementation mondiale :

Il faut s’attarder sur cette clause extraeuropéenne [la directive Delors-Lamy] pour voir apparaître d’un coup l’énormité du mensonge de "l’Europe bouclier contre la mondialisation", Europe dont les textes mêmes organisent la parfaite porosité aux mouvements de capitaux de toute la planète et font du marché financier européen une sorte de terrain vague de la finance ouvert à tous les vents12.              

10C’est à partir de cet ensemble de présupposés que F. Lordon amorce ses propositions politiques visant à agir sur les structures socio-institutionnelles directement responsables de la crise actuelle. D’emblée, il affirme que « la sortie du capitalisme est l’issue la moins probable de la crise actuelle »13, d’où le choix de travailler à définir les conditions d’une sortie nettement moins épochale (bien que nullement évidente dans la situation actuelle) : la sortie du capitalisme anti-salarial contemporain, dont la dynamique tend vers la « régression de statut, de revenu, de protection, de condition de travail, de qualité de vie14 ». De cette configuration du capitalisme, quelles sont les structures principales ? « La contrainte actionnariale et la contrainte concurrentielle. L’une exige des efforts indéfinis d’extraction des gains de productivité à servir sous la forme de la rentabilité des capitaux propres. L’autre, sous les oripeaux idéologiques de la non-distorsion, crée les conditions d’affrontement les plus distordues entre des systèmes socio-productifs aux normes parfaitement hétérogènes15 ». Le poids de ces structures est tel que « toutes les transformations des marchés financiers ne changeront rien à cet état de fait »16. Pourtant, les transformations envisageables concrètement n’atteignent pas l’échelle du mode de production capitaliste en tant que tel : « À défaut du grand saut post-capitaliste, une transformation suffisamment profonde des structures actionnariales et concurrentielles serait déjà à même de produire le renversement non pas du capitalisme tout court, mais de ce capitalisme-, le capitalisme anti-salarial17 ».          

2. Crise et capitalisme

11Pourquoi la sortie du capitalisme serait-elle, aujourd’hui, improbable ? Cette improbabilité tient peut-être aux caractères intrinsèques de cette crise, laquelle ne toucherait pas véritablement aux structures fondamentales du capitalisme. Mais les crises n’éclatent-elles pas toujours dans un « point sensible » ou un « maillon faible » du mode de production capitaliste ? La question se pose de savoir dans quelle mesure la crise actuelle rend l’issue post-capitaliste moins probable que n’importe quelle autre crise passée ou future. Une telle hypothèse risque de mobiliser une certaine conception, éminemment discutable, du rapport entre le système économique capitaliste et les crises qui l’affectent. L’idée de la crise comme exception pathologique est intrinsèquement liée au paradigme dominant en théorie économique, la Théorie Générale de l’Equilibre. Que la dynamique économique soit analysable à partir d’une situation optimale d’équilibre est un présupposé des paradigmes économiques classique et néo-classique. La métaphore de la « main invisible » d’Adam Smith se fonde précisément sur cette hypothèse : la dynamique du système engendre une situation finale qui reproduit l’harmonie des besoins et des intérêts postulée au départ.

12Mais, comme l’ont montré les principaux théoriciens non classiques tels Marx et Keynes, le mode de production capitaliste n’est pas un système à l’équilibre – ce serait incompatible avec sa dynamique de reproduction élargie. La structure qui gouverne l’évolution du système des relations économiques n’est pas une situation d’équilibre, laquelle assurerait l’homogénéité du processus et partant la reproduction de l’équilibre à travers l’auto-régulation. Le processus du développement capitaliste est indissociable d’une situation d’asymétrie permanente, que les différentes théories formulent chacune selon ses propres critères. Par exemple, si on assume le critère de la lutte des classes, la brisure de symétrie fondamentale à la base de la dynamique du système est l’appropriation par le capital des conditions de la production – précisément en tant que l’expropriation des travailleurs conditionne l’accumulation du capital. En outre, chaque moment du processus d’ap-propriation – qui est en fait un processus d’ex-propriation – la séparation plus ou moins violente entre les producteurs et les conditions de la production doit être reproduite, assurée et rejouée dans des conditions nécessairement surdéterminées. Ce conflit « souterrain » soutient tout le dispositif – apparemment circulaire et autopoïétique – de la valorisation du capital, qui semble dépendre uniquement de l’auto-régulation du système. En réalité, les résultats de la dynamique capitaliste dépendent des allures aléatoires d’un conflit incessant au sein duquel aucun équilibre ne saurait être repéré : bien au contraire, l’homéostasie du système, sa capacité à conserver sa structure en neutralisant les ruptures, n’est que l’effet de surface d’une situation de criticité permanente.     

13L’état de crise au sens théoriquement rigoureux du terme doit alors être compris comme immanent à sa structure profonde, bien que les crises manifestes et leurs effets traumatiques soient généralement épisodiques et limités à des points déterminés du système. En réalité, les crises manifestes – avec les conséquences que tout le monde a récemment (ré)appris à connaitre – ne sont que les émergences symptomales où se rend visible la structure du capitalisme en tant que système par définition en état de crise permanente. Une telle criticité permanente implique une imprédictibilité structurelle, et la surdétermination nécessaire du processus du système ouvre la possibilité d’une série non totalisable de bifurcations à chaque étape de l’évolution. Autrement dit, si on suppose que la crise, fût-elle latente, est une forme normale du capitalisme liée à la nécessité de rejouer incessamment les conditions de l’accumulation18, et nullement un accident pathologique, il devient très difficile de tirer des conclusions politiques univoques des caractères intrinsèques d’une crise particulière.

14Mieux, il convient peut-être de considérer ces caractères défavorables à la perspective d’une sortie du capitalisme comme surdéterminés par les données spécifiques de la conjoncture historique actuelle. C’est alors une autre hypothèse que l’on peut convoquer pour expliquer l’improbabilité de l’issue post-capitaliste : elle tiendrait à une conjoncture politiquement défavorable, par exemple à l’absence de forces sociales et politiques organisées visant le dépassement du capitalisme. La crise serait certes immanente au système, mais les conditions d’une « dérive » de l’instabilité structurelle vers une issue post-capitaliste seraient absentes. Si la situation actuelle relève bien d’une labilité nécessaire des structures à laquelle ne correspondent pas les conditions de transition d’un système à un autre, si la probabilité plus ou moins grande de l’issue post-capitaliste relève des « conditions subjectives » (politiques), un problème se pose aux propositions visant à travailler à la mise en place d’un capitalisme « moins anti salarial » : ne seraient-elles pas moins une conséquence qu’un présupposé du diagnostic d’improbabilité ? Autrement dit : ce qui rend improbable qu’une crise donnée ouvre la voie à la sortie du capitalisme est peut-être justement la décision de travailler politiquement, à l’occasion de chaque crise, à la mise en place d’un capitalisme plus viable parce que moins anti-salarial, comme l’a été le capitalisme « keynésien » des Trente Glorieuses. On pourrait précisément reformuler la question du point de vue d’un réformateur du capitalisme : à quoi bon présenter des propositions politiques au fond « keynésiennes » ou « keynéso-fordiennes » comme des mesures à prendre faute de pouvoir dépasser le capitalisme en tant que tel ? Ne vaudrait-il pas mieux d’assumer comme stratégique la perspective à laquelle on travaille concrètement au lieu de l’inscrire dans un découplage difficile entre les urgences présentes et les vœux généraux19 ?

3. L’horizon communiste

15On peut déplacer l’interrogation, pour la porter sur le problème des puissances et des initiatives politiques à même de renverser le capitalisme. Selon Lordon, la seule manière de limiter la puissance de la finance actionnariale consisterait à lui opposer d’autres puissances qui fonctionneraient comme des limites face au conatus virtuellement infini du pouvoir financier. Et pourtant, l’économiste reste assez réticent à propos des forces qui pourraient mettre réellement en œuvre cette fonction limitatrice, consistant, par exemple, à « borner autoritairement l’exigence actionnariale de rentabilité indéfiniment croissante20 ». Qu’est-ce qui pourrait concrètement incarner cette autorité ?

16 La question se pose d’abord à propos de la convergence en espaces régionaux de pays socialement homogènes comme alternative à la mondialisation et à la concurrence généralisée : quelles forces politiques et sociales, et quelles institutions, pourraient assumer et rendre effectives ces propositions ? Il semblerait bien que la concrétisation politique la plus plausible de ces propositions reste celle des années « fordiennes » : institutionnalisation étatique d’un compromis entre le capital et les représentations politiques et syndicales de la force-travail, avec les hauts salaires échangés contre la collaboration aux objectifs généraux de la production. Il est impossible ici de proposer une analyse à la fois globale et fine de ce dispositif – que pourtant des luttes sociales intenses ont pris comme cible pendant deux décennies au XXème siècle21. On peut néanmoins d’ores et déjà se demander si, après avoir montré le rôle que la gauche gouvernementale a joué dans l’instauration de la configuration actuelle des rapports capitalistes, il est toujours concevable que la structure actuelle des partis, des syndicats et des États, en somme les circuits actuels de la représentation et les structures de la sphère politique contemporaine, puissent être les opérateurs de cette solution politico-institutionnelle.

17Dans un ouvrage moins récent, F. Lordon adoptait le même schéma, en proposant la recomposition d’un « front de classe » à partir de la « multitude des mécontents22 ». Cette perspective est dite « communiste » par Lordon, impliquant l’idée qu’en toute situation où se composent des puissances d’agir, c’est l’égalité qui devrait prévaloir23. F. Lordon a le mérite incontestable de prendre au sérieux le principe d’égalité et le mot « communisme » qui l’a incarné pendant une longue séquence historique dont le bilan commence à peine à être esquissé. C’est pourquoi il peut affirmer – suivant une inspiration communiste bien « classique » – que la coopération égalitaire des puissances trouve son aboutissement logique dans le dépérissement de la division entre travail de direction et travail d’exécution24. Mais il ne faudra pas passer sous silence l’absence de précision politique concernant les opérateurs historiques singuliers de cette perspective de dépérissement, ce qui est très certainement moins une limite de l’auteur qu’un symptôme de notre époque post-marxiste. Pour le marxisme, la classe ouvrière exprimait la puissance collective du travail, et semblait incarner la possibilité concrète de ce dépérissement ; mais, aujourd’hui, l’ancrage de cette hypothèse dans la phénoménologie immédiate des rapports sociaux est radicalement absent. C’est pourquoi F. Lordon propose de limiter les programmes politiques viables à l’objectif plus modeste d’une délibération démocratique à propos de décisions qui portent sur des intérêts communs25 – ce qui est passablement décevant après la description sarcastique et effrayée des horreurs du capitalisme déchaîné et total.

18Cette stratégie du repli, consistant à indiquer un horizon maximal communiste ou post-capitaliste, tout en proposant des mesures démocratiques ou sociales-démocrates faute des conditions requises pour saturer l’horizon maximal –, cette stratégie donc est difficilement contestable du point de vue immédiat : personne aujourd’hui ne saurait indiquer un programme concret pour le dépassement communiste des structures capitalistes fondamentales. Pourtant, il reste tout aussi difficile de se satisfaire – du point de vue de la rigueur conceptuelle, mais aussi de la clarté des perspectives politiques – de cette oscillation entre un horizon maximal et un prétendu programme « faute-de-mieux », lequel est moins un ersatz, un compromis ou une étape préliminaire qu’une négation formelle de l’horizon maximal. Tant le communisme souhaité que le réformisme radical concrètement proposé en deviennent opaques et incertains, faute d’être assumés – l’un ou l’autre ! – comme objectif politique à part entière, suivant une articulation sur un même plan entre principes et conditions de réalisation. Si un monde failli doit être reconstruit, et si le désir-maître du capitalisme à dominante financière doit être limité par une coopération égalitaire, c’est peut-être de cette articulation qu’il faudra repartir. Mais il se peut que cette position implique moins l’esquisse de propositions politiques immédiates – et qui sont en réalité affaiblies par leur prétendue « faisabilité » immédiate – que l’inscription d’un horizon communiste dans une temporalité plus longue, qui n’est accessible qu’à la conjecture et à la préfiguration « abstraites ». L’intensité faible de ce qui apparaît aujourd’hui comme totalement irréalisable pourrait être multipliée et amplifiée par le temps géologique qui porte les révolutions et leurs raisons inépuisables.

Notes

1 Rappelons que F. Lordon adopte du capitalisme la définition suivante (empruntée à Marx) : « Le capitalisme est la conjonction de trois rapports sociaux fondamentaux : le rapport monétaire-marchand, le rapport de propriété, le rapport salarial – lui-même défini comme un rapport de double séparation : séparation des travailleurs d’avec les moyens de la production et d’avec les produits de la production » (La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009,p. 156).   

2 On reprend ici les analyses consacrées au capitalisme contemporain par le Séminaire 2012-2013 du Groupe de Recherches Matérialistes intitulée « Capitalisme, accumulation et lutte des classes » (http://grm.hypotheses.org/seminaire-6e-annee-2012-2013). Voir en particulier le texte de la séance du 13 octobre 2012, http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1106/files/2013/01/GRM_6annee_Presentation_seminaire1.pdf.     

3 F. Lordon, Fonds de pension, piège à con ?, Paris, Raisons d’agir, 2000, p. 62.

4 Ibid., p. 63.

5 P.-N. Giraud, Le commerce des promesses, Paris, Seuil, 2009,  p. 205-206.

6 Ibid., p. 204.

7 Ibid.

8 F. Lordon,  Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Paris, Raisons d’agir, 2008, p. 188.  

9 Ibid., p. 190.

10 F. Lordon, La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, p. 49.

11 Ibid., p. 50-51.

12 Ibid., p. 51.  

13 Ibid., p. 158.

14 Ibid., p. 159.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 Ibid., p. 160.

18 Sur la notion de « criticité étendue » – qui a été construite d’abord pour penser la singularité des êtres vivants –, voir F. Bailly-Giuseppe Longo, Mathématiques et sciences de la nature, Paris, Hermann, 2006. Sur le rapport de cette notion aux critiques de l’économie classique et néo-classique, je me permets de renvoyer à A. Cavazzini, « Beyond (and without) the invisible hand. Conceptual Shifts Between Economics and the Theory of Evolution », dans A. Minelli-T. Pievani (dir.), Stephen Jay Gould : The Scientific Legacy, New York, Springer, 2013.

19 Il faudrait poursuivre cette discussion à partir du récent ouvrage de F. Lordon, La Malfaçon, Paris, Les liens qui libèrent, 2014.

20 F. Lordon, La crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, p. 206.

21 Sur le capitalisme keynéso-fordien – certes nullement « anti-salarial », mais également porteur d’une forme de domination de la force-travail qui en accentue l’expropriation – restent paradigmatiques les analyses pourtant anciennes des Quaderni Rossi et de l’opéraïsme italien (voir à ce sujet A. Cavazzini, Enquête ouvrière et théorie critique. Enjeux et figures de la centralité ouvrière dans l’Italie des années 1960, Liège, Presses de l’Université de Liège, 2013).

22 F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, p. 189.

23 Ibid., p. 166.

24 Ibid., p. 168.

25 Ibid., p. 169.

Pour citer cet article

Andrea Cavazzini, «Propositions politiques et horizon communiste. Remarques à propos de la reconstruction d’un monde failli chez Frédéric Lordon.», Dissensus [En ligne], N° 6 (juillet 2016), Dossier: Frédéric Lordon et la politique. Enjeux philosophiques, socio-économiques et rhétoriques., URL : https://popups.uliege.be/2031-4981/index.php?id=1499.

A propos de : Andrea Cavazzini

Membre du Groupe de Recherches Matérialistes et collaborateur de l’UR « Matérialités de la politique » (ULg).