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Erinç Aslanboga

Le geste et l’expérience

(Volume 12 (2016) — Numéro 4: La modernité: Approches esthétiques et phénoménologiques (Actes n°9))
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Annexes


1Dans ses Notes sur le geste, Giorgio Agamben pose un diagnostic sur nos sociétés. À la fin du xixe siècle « toute une génération a, selon lui, perdu le contrôle de ses gestes pour se mettre à gesticuler et à déambuler frénétiquement »1. Dans ce texte, Agamben crée une analogie entre le regard du cinématographe et celui du médecin par le biais de la figure de Gilles de la Tourette, qui dissèque la marche, ce geste le plus quotidien de l’homme, avec une attention particulièrement minutieuse. Gilles de la Tourette divise en effet les mouvements des parties inférieures du corps en des minuscules fragments en séparant chaque segment l’un de l’autre. Ensuite, il reconstitue ces fragments divisés en fonction de leur rapport au sol, au poids, à la direction, à la position et à l’ampleur du mouvement tout en incluant le moindre rapport de chaque petite portion l’une avec l’autre.

2Les reproductions des empreintes de pas prélevées aux patients et publiées par Gilles de la Tourette font penser, selon Agamben, aux instantanés de Muybridge. Ces instantanés, qui montrent les différents gestes quotidiens exécutés par des hommes et des femmes, avec ou sans objet, sont, pour le dire en utilisant les mots d’Agamben, « les jumeaux heureux et visibles des créatures inconnues et souffrantes qui ont laissé ces traces »2. Ces inconnus seront plus tard classifiés sous le nom médical du syndrome « de Gilles de la Tourette » — cette maladie neurologique caractérisée par l’incoordination motrice, accompagnée d’écholalie et de coprolalie, et dont les signes les plus remarquables sont de se traduire par des tics moteurs et sonores involontaires, soudains, brefs et intermittents, comme cette tendance à dire des mots grossiers de façon inusuelle et à les répéter systématiquement. Agamben décrit de la sorte ce qu’a provoqué chez lui la vue de ces personnes, qu’il appelle « créatures » :

La même mise à distance du geste le plus quotidien par laquelle la méthode des empreintes était devenue possible est ici appliquée à la description d’une impressionnante prolifération de tics, de spasmes, de saccades et de maniérismes, qui ne peut être définie que comme une catastrophe généralisée de la sphère de la gestualité3.

3Quel diagnostic est-il possible de poser sur nos sociétés à partir de ce thème principal de la perte du geste ? Dans le texte d’Agamben, l’analogie entre le regard du médecin et celui du cinématographe, entre les empreintes de Gilles de la Tourette et les instantanés de Muybridge, semble suggérer un accord silencieux entre la technique médicale et les techniques modernes de reproduction (imprimerie, photographie, cinéma). Cet accord tacite qu’Agamben évoque, fonctionne, d’après lui, au détriment de la « naturalité » du corps et de ses gestes, jusqu’au point de prélever à ces hommes leur « humanité » et de les transformer en créatures. Selon Agamben, la mise à distance de la marche, ce geste le plus quotidien de l’homme, donne lieu à ce qu’il appelle « une catastrophe généralisée de la sphère de la gestualité »4. Autrement dit, lorsque la technique pénètre entre l’homme et ses gestes, lorsqu’elle joue le rôle de médiateur entre les deux, l’homme perd son « humanité » et se transforme en une créature souffrante.

4Toutefois, en appuyant l’idée d’une prétendue naturalité du geste, Agamben se laisse emporter par un courant, presque imperceptible, de regret de la perte de l’« authenticité » du corps. Ainsi, lorsqu’il nous décrit ce qu’a provoqué chez lui la vue des personnes atteintes du « tourettisme », lorsqu’il détaille la fragmentation des mouvements par la pratique des empreintes et par les instantanés, nous avons l’impression d’assister à l’extraction technique de l’« unicité », de l’« intégrité » ou, en pensant avec Benjamin, de l’« aura » du corps humain. Tout se passe comme si, à la suite de l’extraction de cette aura, en conséquence de l’éclatement de cette unicité qui est censée garantir la coordination des mouvements et l’harmonie entre les gestes, on assistait à la « prolifération de tics, de spasmes, de saccades et de maniérismes »5. Mais ce qu’Agamben nous décrit là avec la perte du geste, à son propre insu, entre les lignes donc, n’est-il pas l’extraction de l’« aura » du corps humain par le moyen de la technique ? Cette entrée au cœur du problème des rapports entre nature et technique ne peut manquer de susciter toute une série de questions : est-ce que la souffrance dont témoigne la gestuelle du malade — ou de l’homme contemporain — est due à la perte d’une « nature », de l’« authenticité » des gestes ? Ou alors l’infiltration de la technique entre l’homme et ses mouvements n’est-elle pas la condition du geste plutôt que de sa perte ?

5Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions que nous venons de poser, il nous semble important de parler de la distinction qualitative que Benjamin élabore, dans la première version de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée6, entre la première et la seconde technique. Dans cet ouvrage, la distinction en question est doublée d’un second couple conceptuel, celui de la première et de la seconde nature. La première technique nous renvoie au moment « préhistorique » de la praxis humaine, à un art cultuel, « auratique » et collectif, et exprime le désir du monde humain de se protéger de l’hostilité du monde naturel par la production et la contemplation des objets magiques. Pour que la magie fonctionne, pour qu’elle arrive à combattre les forces nuisibles de la nature, l’objet du rite, la figure taillée d’un ancêtre doivent être présentés comme un objet naturel et non pas comme le produit de la technique humaine. Selon Benjamin, dans le cadre de cette première technique, l’œuvre se manifeste comme pure apparition en dissimulant les processus de sa réalisation. Ainsi la première technique, dont la visée est la lutte contre la nature, construit un monde tissé des produits humains qui cachent leur nature éminemment technique. La seconde technique — autrement dit la technique mécanique — va de pair avec la sécularisation de l’art et le développement des techniques modernes de reproduction. Selon les mots de Benjamin, « une fois pour toutes »7, qui était la devise caractérisant la première technique, se transforme en « une fois n’est rien »8 lorsque l’on arrive à la seconde. Contrairement à la première, la seconde technique, dont le mode de fonctionnement est explicitement basé sur la reproduction, c’est-à-dire sur la production du multiple, ne peut plus cacher son mode d’apparition. Elle dévoile alors la reproductibilité de l’œuvre comme la condition de son existence et expose son mode d’apparition — ce que la première technique avait omis. L’exemple développé par Bruno Tackels à partir de Benjamin nous permettra, sur ce point, de constituer le lien entre le sujet des deux techniques, que l’on vient d’introduire brièvement, et celui de la nature :

Dans le jeu, en taillant un morceau de bois […] les hommes produisent un geste absolument unique. Ce geste d’apparence banal est décisif parce qu’il affirme la faculté humaine de se séparer de la nature, et de s’entourer d’un monde qui n’est pas la nature mais qui [se] joue [de] la nature9.

6Cet exemple, qui se concentre sur l’un des premiers gestes de l’homme, sur le geste de tailler le bois, signale la séparation de la faculté humaine de toute forme de naturalité. En fait, dès le départ, l’homme s’entoure des produits humains, d’un monde qui n’est pas naturel. Il joue la nature, c’est-à-dire qu’il se produit une contre-nature par le moyen de l’imitation de la nature. Pour le dire avec Kant, ce que l’homme imite n’est pas la nature telle qu’elle est « en soi », il s’agit plutôt de ce que l’homme voit dans la nature, du rapport qu’il entretient à la nature. La première technique, parce qu’elle n’assume pas encore cette séparation et le geste d’imitation sur lequel elle est basée, parce qu’elle attribue une aura, un caractère sacré à ses propres produits, qu’elle expose alors en tant que naturels, se joue en réalité de la nature et l’asservit. A contrario, en faisant la distinction entre l’objet naturel et historique, la seconde technique défait cette naturalité et permet ainsi à l’homme de se distancier de la nature. C’est ce qui fait, selon Benjamin, la puissance de la seconde technique : en assumant l’idée qu’elle produit par elle-même ses objets, la seconde technique permet qu’émerge un monde humain, mais aussi, de la sorte, qu’il se dote d’une autre nature, d’une nature produite par la technique. Pour filer la métaphore, nous pourrions dire que, par le geste de tailler le bois, c’est-à-dire la technique consistant à tailler le bois, l’homme taille en retour, et dans ce mouvement même, un corps humain à sa mesure. La nature et la technique se mêlent inséparablement ; s’il y a une nature humaine, la technique lui sera immanente. Mutatis mutandis, ce n’est pas un hasard si le célèbre texte de Marcel Mauss s’intitule Techniques du corps.

7Le corps humain, ses mouvements à l’instar de ses gestes, doivent être repensés dans cette optique. On a souvent attribué un caractère sacré, voire auratique au corps en le catégorisant en tant que naturel. Pourtant l’homme qui, dès le départ, a commencé à s’entourer d’un monde humain par le geste de tailler le bois, s’est par là même doté d’un corps humain. En ce sens, on peut renverser le propos des Notes sur le geste et affirmer que l’infiltration de la technique entre l’homme et ses mouvements est justement la condition d’un geste humain et non pas sa perte.

8Benjamin met en question et renverse la thèse habituelle qui attribue à la technique moderne l’objectif de dominer les forces naturelles. D’après lui, la visée d’asservir la nature appartient à la première technique plutôt qu’à la seconde. La seconde technique, autrement dit la technique mécanique moderne, cherche plutôt une harmonie de la nature et de la technique. Cependant, cette harmonie ne peut être constituée tant que la seconde technique ne s’affranchit pas de l’héritage qu’elle a reçu de la première ou, pour le dire autrement, tant qu’elle ne crée et n’assume pas la distanciation existant entre la technique et la nature. « Pour être libératrice, la technique doit être véritablement rendue à elle-même, c’est-à-dire elle doit être authentiquement seconde — ou originaire »10.

9Benjamin n’envisage pas les deux techniques dans un rapport de succession. Pendant que la première technique nie la seconde qui pourtant la constitue, la seconde technique implique encore l’aura héritée de la première. Les deux techniques s’entremêlent et persistent sous des formes différentes. « La modernité s’appuie sur une seconde technique qui fonctionne encore comme [la] première technique et impose à l’homme la maîtrise que la première exerçait sur la nature »11. Ainsi, à l’instar de l’homme préhistorique face aux puissances indomptables de la nature, l’homme moderne se trouve démuni de la capacité à disposer des conditions de son existence face aux productions techniques modernes. L’homme de la première technique attribuait un caractère sacré aux objets qu’il produisait afin de se protéger des événements naturels. Comme nous l’avons déjà évoqué, le mode de fonctionnement de la magie nécessite l’oubli du geste humain produisant l’objet du culte. Avec les mots de Benjamin, il s’agit de la sacralisation de la technique et du rapport à la nature. Aujourd’hui, à l’époque de la technique mécanisée où les éléments naturels d’autrefois sont devenus les productions techniques, afin de se protéger des effets néfastes de la seconde nature, qui est encore plus hostile que la première, l’homme moderne a de nouveau eu recours aux objets qu’il a lui-même produits, tout en ayant oublié qu’ils ne sont pas dotés eux-mêmes d’une âme magique. Ces objets sacrés, ces fantasmagories, ces fétiches des temps modernes ne sont rien d’autres que ce que Marx appelles les marchandises12.

10Pour Benjamin le problème qui va de l’asservissement de la nature par l’homme jusqu’à l’asservissement de l’homme par la technique réside dans la subsistance encore puissante de la vision mythique du monde. Ni la révolution industrielle ni l’apogée des sciences et de la technique n’ont fait reculer d’un pas cette vision qui terrorise d’avantage les grandes villes et hantent leurs habitants. Les « fantasmagories »13, les choses « sensibles suprasensibles »14 se nourrissent et témoignent de la crainte, de l’inquiétude devant un monde indéchiffrable et souverain. Elles servent à modérer cette peur que Benjamin appelle l’« angoisse mythique »15.

11Chez Benjamin, on trouve une parenté entre la fureur des mythes et la substitution de l’expérience effective (Erfahrung) par l’expérience vécue du choc (Chockerlebnis). Le décroissement de la faculté de communiquer et d’échanger l’expérience, la rupture avec le passé et la tradition, la disparition des proverbes, des règles de conduite, des recommandations pratiques, la pauvreté en histoires curieuses, le remplacement de la narration par l’information sont tous, selon Benjamin, les symptômes du déclin de l’effectivité de l’expérience. « On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d’échanger nos expériences. […] Le cours de l’expérience a baissé. Et il a l’air de prolonger sa chute »16. La figure du narrateur nous guide afin de comprendre ce que Benjamin entend avec la notion d’expérience :

La narration telle qu’elle prospère longtemps dans la sphère de l’artisanat — artisanat paysan, maritime, puis citadin — est elle-même une forme en quelque sorte artisanale. Elle ne vise pas à transmettre la chose nue en elle-même comme un rapport ou une information. Elle assimile la chose à la vie même de celui qui la raconte pour la puiser de nouveau en lui. Ainsi adhère à la narration la trace du narrateur comme au vase en terre cuite la trace de la main du potier17.

12Dans ce texte, la narration et la figure du narrateur nous renvoient à la forme d’expérience effective. Il montre le lien qui se tisse entre ce dernier et un mode spécifique de travail dans lequel on trouve une affinité entre le geste de la main qui imprime l’expérience dans la matière et l’art de narrer à partir de laquelle le narrateur s’assimile à sa propre expérience, créant ainsi une continuité entre les histoires passées et futures. Dans les deux cas — celui de la main laissant sa trace sur la vase en terre cuite et celui de la narration assimilant la chose à la vie du narrateur — on trouve le même geste qui assume la distance entre la nature et la technique, qui assume son propre produit.

13La dégradation de l’effectivité de l’expérience va de pair avec une transformation spécifique du rapport au temps et à l’espace. Dans Le Narrateur, Benjamin décrit plus précisément cette transformation en se rapportant à Paul Valery : « “Toutes ces productions d’une industrie opiniâtre et vertueuse ne se font guère plus, et le temps est passé où le temps ne comptait pas. L’homme d’aujourd’hui ne cultive point ce qui ne peut point s’abréger” »18. Plus le temps compte et se fait précieux, plus s’appauvrit l’expérience qui se déploie à l’intérieur de ce temps rétrécit. Les mouvements de plus en plus petits et précipités des corps incarnent et impriment quotidiennement ce temps dans l’espace. Suite à l’automatisation des conditions du travail, celui qui effectue la tâche se trouve dans l’obligation d’ajuster ses mouvements à ceux de la machine. Le travail devient hermétique à l’expérience en se heurtant aux gestes pressés, continus et répétitifs. Contrairement au travail artisanal, la main est dépossédée dans ce contexte de la possibilité d’imprimer à l’expérience de ce que l’artisan produit, d’assumer le geste de distanciation par le biais de la technique. Par ailleurs, la substitution de l’information à la narration fait obstacle à l’incorporation de l’expérience au vécu. Benjamin retrouve ces mêmes gestes pressés, stéréotypés et accompagnés des voix inentendues chez les passants des grandes villes, dans les descriptions qu’en donnent Baudelaire et Poe :

Voici comment Poe décrit la classe des premiers commis de commerce : « Ils avaient tous la tête légèrement chauve, et l’oreille droite, accoutumée dès longtemps à tenir la plume, avait contracté un singulier tic d’écartement. J’observais qu’ils ôtaient ou remettaient toujours leur chapeau avec les deux mains […] ils fronçaient les sourcils et roulaient les yeux vivement ; quand ils étaient bousculés par quelques passants voisins, ils ne montraient aucun symptôme d’impatience, mais réajustaient leurs vêtements et se dépêchaient. D’autres, une classe fort nombreuse encore, étaient inquiets dans leurs mouvements, avaient le sang à la figure, se parlaient à eux-mêmes et gesticulaient […] Quand ils étaient arrêtés dans leur marche, ces gens-là cessaient tout à coup de marmotter, mais redoublaient leurs gesticulations, et attendaient, avec un sourire distrait et exagéré, le passage des personnes qui leur faisaient obstacle. S’ils étaient poussés, ils saluaient abondamment les pousseurs, et paraissaient accablés de confusion »19.

14Le passage du travail artisanal au travail mécanique, qui va de pair avec la dégradation de l’expérience effective se montre, au premier abord, contradictoire avec la thèse que développe Benjamin sur la première et la seconde technique. Pourtant, la transformation de l’expérience effective en une expérience vécue du choc ne provient pas de la substitution d’un état de nature à celui de culture, du passage de la nature à la technique mais de la modification du rapport à la technique. Ce que Benjamin nous propose n’est ni un retour à la nature par l’abolition de la technique ni la reconstitution de la forme antérieure du travail artisanal. Il s’agit plutôt d’assumer le geste de distanciation entre la nature et la technique afin d’établir ensuite une harmonie entre les deux. En parlant avec Benjamin, il s’agit de techniciser le sacré plutôt que de sacraliser la technique, autrement dit de maitriser le rapport de l’homme à la nature par le biais de la technique afin de transformer le processus dans lequel la technique a fini par surplomber les hommes qui désiraient l’asservissement de la nature. Selon Benjamin, l’art, notamment ce qu’il appelle l’art politique, permet de signaler par la technique les contre-coups du sacré et des mythes, de se délivrer de la technique par la technique. Les thèses qui configurent le problème de la modernité autour de l’invention d’une technique qui asservit la nature manquent le cœur du problème. La constitution d’un rapport harmonieux entre l’homme et la nature peut être envisagé une fois que cette distanciation est assumée, c’est-à-dire à partir du moment où l’homme s’avoue avoir inventé ses propres produits et va jusqu’à affirmer qu’il s’est taillé un corps humain par la technique.

15Sous cette optique, retournons aux Notes sur le geste. Si la technique est immanente à la nature dont l’homme s’est doté, dans ce cas il ne peut y avoir de geste sans technique et réciproquement. En outre, lorsqu’Agamben déplore la mise à distance du geste le plus quotidien, il perd de vue que le plus quotidien n’est pas toujours le mieux connu ; au contraire, ce qui est le plus proche et familier peut être le plus lointain et le plus obscur. La proximité n’est pas un signe de clarté. Il est opportun d’établir une certaine distance critique entre nous et ce qui nous est le plus familier pour le voir et l’expérimenter effectivement. Lorsque Benjamin évoque cette distanciation entre l’homme et la nature en tant que puissance de la seconde technique, c’est parce qu’il voit les effets dévastateurs de la persistance de la première technique à l’intérieur de la seconde. Ceci va pair avec la survivance, dans les sociétés modernes, de ce que Benjamin appelle la vision mythique du monde.

16Dans Notes sur le geste, le fait qu’Agamben commence sa réflexion en postulant un geste dit naturel l’a empêché de concevoir le tourettisme sous une autre perspective que celle qu’il a proposée (cf. supra). Il a vu un événement uniquement malheureux, un destin incontournable dans cette incapacité de l’homme à maîtriser ses mouvements, à établir la coordination entre ses gestes locutoires et physiques. Or, en refusant un quelconque geste naturel qui serait opposé à un geste culturel ou social, nous proposons de voir le tourettisme non pas comme une perte de la dimension naturelle de la sphère gestuelle, ni comme un cas psychologique ou pathologique à analyser, mais à la fois comme un effet de surface entendu dans le sens benjaminien et kracauerien, ainsi que comme une forme de résistance, de désobéissance entendue au sens foucaldien.

17Dans L’Ornement de la masse, Siegfried Kracauer définit de la sorte ce qu’il entend par manifestations de la surface :

L’analyse des manifestations superficielles d’une époque aide à déterminer la fonction que celle-ci assume dans le processus historique avec plus de certitude que les jugements qu’elle a donnés d’elle-même. Ceux-ci, en tant qu’expression de tendances du temps, ne peuvent être considérés comme un témoignage valide de la structure de l’époque. Au contraire, les manifestations de la surface, dans la mesure où elles ne sont pas éclairées par la conscience, nous garantissent un accès immédiat au contenu de l’existant, à la connaissance duquel — et réciproquement — est liée leur interprétation. Le contenu fondamental d’une époque et ses impulsions inobservées s’éclairent réciproquement20.

18Dans le cas où on les considère comme un effet de surface, que disent sur notre époque ces tics, ces dystonies, ces ataxies et ces saccades ? Le mode de vie urbain, l’organisation spécifique du temps et de l’espace, les nouvelles technologies imposent à l’homme une certaine manière de se conduire, un usage particulier du corps et de ses mouvements. En corrélation avec ses nouvelles technologies sont apparus de nouveaux gestes, de nouveaux usages du corps ainsi que de nouveaux partages entre un geste dit normal et anormal. Comme nous l’avons déjà indiqué, nous proposons de penser cette situation non pas comme la perte d’une prétendue nature, mais en tant que transformation de la sphère gestuelle. Ainsi on arrive à voir ces tics, ces dystonies, ces ataxies sous un autre angle, à la fois comme une forme de résistance aux conditions intolérables de la vie et comme le refus de conjurer l’angoisse mythique.

19Chez les personnes atteintes de tourettisme, la césure entre les gestes et les paroles, le décalage entre ce qui est dit et fait devient un réel obstacle devant la possibilité de la transmission de tout message. Les gestes qui sont interrompus par la répétition des mots restent inachevés. Les mots qui sont lancés, un peu partout, comme des flèches sans cible, empêchent l’apparition de sens. Ainsi les gestes et les paroles qui se sabotent mutuellement ne laissent pas de chance à un quelconque échange. Autour de la figure du tourettisme, on voit la concrétisation de ce que Benjamin entend avec l’affaiblissement de l’expérience. Cet affaiblissement qui se traduit par l’incapacité à communiquer, à échanger, à recevoir et à transmettre l’expérience se dissimule, dans la vie quotidienne, derrière la prolifération excessive des moyens de communication21. Contrairement à l’homme moderne, dont certains gestes sont effectués afin de conjurer l’angoisse mythique et de s’adapter à un monde qui le démunit des expériences effectives, les gestes manqués, saccadés, les paroles inachevés de la personne atteinte du tourettisme font apparaître une forme de résistance, une lutte entre le désir et le refus de s’accommoder. La personne atteinte du syndrome « de la Tourette », à qui les gestes et les paroles échappent, se trouve divisée entre deux forces contradictoires : d’une part, celle qui vise à assurer une certaine continuité des gestes et des paroles, une certaine harmonie et correspondance entre eux et, d’autre part, celle qui ne cesse de casser, de morceler, de ruiner cette continuité. Cette tension, qui se manifeste ouvertement dans la figure du tourettisme, rend visible ce que l’homme moderne ne cesse de voiler.

20Pour conclure, nous proposons d’en venir à un autre diagnostic posé par Agamben dans ses Notes sur le geste : « Dans le cinéma, une société qui a perdu ses gestes cherche à se réapproprier ce qu’elle a perdu, et en consigne en même temps la perte »22. Agamben, même s’il nous propose ce constat pertinent, ne répond pas à la question de savoir comment l’art, et spécifiquement l’art cinématographique, se réapproprie ce qu’il a perdu. Il est important de préciser ce que l’on entend par l’expression « réapproprier ». S’agit-il de reconstituer, de retrouver ce qui est censé être perdu ? Si c’est le cas, on risque de tomber à nouveau dans la même erreur, l’erreur de postuler une nature, une origine. La tentative de reconstituer le geste perdu sera non seulement un effort vain, mais elle reconduira à son tour les mythes face auxquels Benjamin a ouvert le feu. Si le geste est irrécupérable, si la tentative de le récupérer est risquée, comment, dans ce cas, est-il possible de formuler le problème ? En prolongeant le geste benjaminien de réflexion sur la possibilité de faire l’histoire avec les déchets de l’histoire, nous pouvons avancer la thèse de constituer des gestes inédits avec les fragments des gestes morcelés, interrompus, court-circuités.

21Selon Sohn-Rethel, les choses […] ne commencent à fonctionner que lorsqu’elles sont cassées. […] La véritable technique commence lorsque l’homme parvient à s’opposer à l’automatisme hostile et aveugle des machines pour les déplacer sur des territoires imprévus, comme ce garçon qui, dans une rue de Naples, avait transformé un moteur de mobylette en une moulinette à crème23.

Notes

1  Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », dans Id., Moyens sans fins : Notes sur la politique, trad. fr. D. Valin, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2002, p. 63.

2  Ibid.,p. 61.

3  Idem.

4  Idem.

5 Ibid., p. 61.

6 6 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), dans Id., Écrits français, Paris, Éditions Gallimard, 1991, p. 188-189.

7  Ibid., p. 188.

8  Idem.

9  Bruno Tackels, L’Œuvre d’art à l’époque de Benjamin : Histoire d’aura, Paris, Éditions L’Harmattan, 1999, p. 72.

10  Ibid., p. 73.

11  Idem.

12  Cf. Karl Marx, « Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret », dans Id., Le Capital, livre I, tome I. Voir également Antoine Artous, Le Fétichisme chez Marx : Le marxisme comme théorie critique, Paris, Éditions Syllepse, 2007.

13  Apparitions surnaturelles, spectacle enchanteur et irréel.

14  « La théorie du fétichisme de la marchandise ne se situe pas chez Marx dans la stricte continuité de sa reprise de la critique feuerbachienne du phénomène religieux que l’on trouve dans les Manuscrits de 1844. En effet, lorsqu’il critique ce phénomène, Feuerbach, comme Marx d’ailleurs dans toute son œuvre, vise “les pouvoirs invisibles” des dieux, eux-mêmes présentés comme êtres surnaturels. Par contre, l’originalité de la théorie marxienne du fétichisme dans la période du Capital est de viser des objets qui ont une matérialité ; contrairement aux dieux, la marchandise est une chose “sensible suprasensible”, explique Marx » (Antoine Artous, Le Fétichisme chez Marx : Le marxisme comme théorie critique, op. cit., p. 22). « Il est évident que l'activité de l’homme transforme les matières fournies par la nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l’on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. À la fois saisissable et insaisissable il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser » (Karl Marx, Le Capital, trad. fr. J. Roy, Paris, Éditions Flammarion, 1985, p. 99).

15 « L’existence de fantasmagories montre qu’il existe toujours une “angoisse mythique”, c'est-à-dire une peur de l’environnement tout puissant et impénétrable ; cette peur peut être réduite grâce à des images trompeuses qui sont du même genre que celle que s’invente le flâneur. Mais cela signifie que les fantasmagories ne proviennent pas de l’inclination personnelle du flâneur ; il faut bien plutôt voir dans leur existence un besoin social de contenir cette peur » (Walter Benjamin, Passagen-Werk, tome V, p. 1256, cité dans Rolf-Peter Janz, « Expérience mythique et expérience historique au xixe siècle », dans Heinz Wismann (dir.), Walter Benjamin et Paris, Paris, Éditions Le Cerf, 1986, p. 459).

16  Walter Benjamin, « Le Narrateur : Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », dans Id., Écrits français, op. cit. p. 265.

17  Ibid., p. 275.

18  Paul Valéry, Broderies de Marie Monnier, cité dans Walter Benjamin, « Le Narrateur : Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov », dans Id., Écrits français, op. cit. p. 277.

19  Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », dans Id., Œuvres III, trad. fr. M. de Gandillac et alii,Paris, Éditions Gallimard, 2000, p. 353-354.

20  Siegfried Kracauer, « L’Ornement de la masse », dans Id.,Le Voyage et la danse. Figures de ville et vues de films, textes choisis et présentés par P. Despoix, trad. fr. S. Cornille, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1996, p. 69-70.

21  Les habitants des grandes villes conjurent la peur de solitude, d’isolement, la conscience du déclin d’échanges et de relations effectives par l’usage immodéré des nouvelles technologies. La peur contenue se manifeste dans la violence des réactions lorsque les individus restent, pour une quelconque raison, privés de l’usage de leurs appareils. La demande de couper le téléphone portable équivaut sur le moment à celle de couper une oreille. En outre, lorsque nous nous observons attentivement, il est difficile de rater les gestes compensateurs de ces peurs. La consultation presque interrompue de la boîte mail, du compte Facebook, les doigts tapotant les claviers ou effleurant les écrans tactiles ne sont-ils pas des tics inavoués ?

22  Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », dans Id., Moyens sans fins, op. cit.,p. 63.

23  Giorgio Agamben, Image et mémoire : Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, trad. fr. Marco Dell’Omodarme et alii,Paris, Éditions Desclée de Brouwer, 2004, p. 118.

Pour citer cet article

Erinç Aslanboga, «Le geste et l’expérience», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 12 (2016), Numéro 4: La modernité: Approches esthétiques et phénoménologiques (Actes n°9), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=854.

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