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Andrea Cavazzini

L’activité d’autrui : Notes à partir de La Passion de l’origine

(Volume 10 (2014) — Numéro 11: Don — Langage — Contretemps: Diagonales giovannangeliennes (Actes n°7))
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Annexes


1Dans La Passion de l’origine, Daniel Giovannangeli explore les limites de la phénoménologie — « son irréductible au-delà », selon l’expression de Jean-Toussaint Desanti — que représentent l’autre et le temps1. S’il est vrai que, « de son au-delà, la phénoménologie désigne elle-même l’accès»2 — et il est certainement possible de reconnaître dans cet énoncé tant la problématique de l’ontologie phénoménologique que l’idée de l’être transphénoménal de la conscience, deux notions que D. Giovannangeli a travaillées en faisant référence à la fois à Sartre et à Derrida3 — ; si cela est vrai, on pourra en tirer la conséquence que, à travers la rencontre avec ces limites internes, la phénoménologie rencontre avant tout les questions ou les principes ultimes qui structurent son champ. Personne n’ignore que ces principes s’organisent autour de l’intentionnalité de la conscience. Dès lors, le problème de l’altérité qui marque les limites de la phénoménologie ne pourra pas ne pas impliquer des conséquences portant sur le statut de la conscience intentionnelle: « Dans son principe, en tant qu’elle est conscience d’autre chose, en tant que, paradoxalement, elle accueille ce qu’elle produit, la conscience intentionnelle est inséparablement passivité et activité »4. Autrement dit: « La nouveauté qu’introduit la constitution reste solidaire d’un sens déjà constitué qu’elle éveille et dépasse en l’élucidant; son caractère instaurateur est indissociable de la rétention d’un donné qui la supporte et sur le fond duquel elle surgit»5. Cette coappartenance entre passivité et activité est rigoureusement déduite de l’intentionnalité : « Si c’est essentiellement et non pas seulement par surcroît, que la conscience est intentionnelle, l’auto-affection n’est jamais rigoureusement pure»6. Là où il y a conscience, il y a hétéro-affection — rapport à « autre» qui fonde la structure essentielle de la conscience, laquelle ne se définit que par son « débouché » sur l’altérité. Un « débouché » qui est en réalité un moment originaire: la conscience qu’il définit ne « débouche» que sur ce qui la détermine toujours-déjà en tant que conscience. C’est pourquoi l’hétéro-affection correspond à une structure originaire d’ex-centration qui est immanente à l’intentionnalité. Lorsque Michel Henry fait de l’affectivité le fondement de tous les phénomènes c’est la centralité de l’intentionnalité qu’il doit critiquer et, avec elle, le primat de l’altérité qui se trouve subordonnée à « l’immanence pure de l’auto-affection»7.

2La voie de l’ontologie phénoménologique insiste au contraire sur les implications de la transcendance en tant qu’elle constitue la conscience à partir de l’excès qui la renvoie à ses limites internes. Si la structure de la conscience dépend finalement d’une facticité antécédente et transcendante, cette facticité ne peut jamais se manifester que par la révélation qu’opère d’elle la conscience. L’antériorité du monde qui constitue la conscience en tant que conscience émerge toujours comme terminus ad quem d’un dépassement immanent de la conscience. L’être-déjà-là de ce qui précède la conscience suit l’expérience que celle-ci fait de ses propres limites, de son autonomie impossible: « L’ontologie phénoménologique sartrienne prend acte du retard de la conscience sur l’être. L’antériorité de l’être en soi sur le pour-soi (et qui amène Sartre à parler, presque indifféremment, non seulement de l’être transphénoménal du phénomène mais aussi de l’être transphénoménal de la conscience) est la solution que cette ontologie phénoménologique [...] apporte à l’épreuve que la conscience fait de son retard originaire»8. L’analyse de ce retard originaire rapproche le projet sartrien de l’ontologie phénoménologique et le travail de Derrida lecteur de Husserl. L’ouverture de l’analyse de la conscience à l’ontologie est le résultat des célèbres recherches de Derrida sur la temporalité et sur la modification originaire du présent de l’impression: « Si chaque présent reste inséparable du présent passé qu’il retient, l’idée ne s’imposerait-elle pas, intuitivement paradoxale, d’un retard originaire de la conscience?»9. En assumant la possibilité écartée par Husserl d’un « retard originaire de la conscience», Derrida franchit le seuil de l’ontologie phénoménologique: « Admettre, avec Husserl, que l’instant de l’impression originaire suppose d’ores et déjà la rétention, reviendrait à introduire au cœur de la conscience constituante, avec l’antériorité, la transcendance de la chose constituée»10. Par un mouvement analogue à celui de la réflexion sartrienne, l’analyse de Derrida montre que, dans la sphère de la conscience intime du temps, la dynamique immanente de la position phénoménologique débouche sur la réintroduction d’une facticité qui précède la conscience: « La rétention du passé renverrait ainsi à la facticité du monde. Une commune antériorité imposerait à la conscience et le monde et le passé qu’elle retient. En d’autres termes, la constitution dépendrait du donné qu’elle conserve en le dépassant en quelque sorte dialectiquement»11. Or, si cette « figure de la facticité » qu’est le temps marque une première limite de la phénoménologie en renvoyant la conscience à son retard originaire, la deuxième limite que représente autrui s’articule à la rencontre de la conscience avec l’impossibilité de fonder son activité propre sur l’autonomie supposée de sa propre ipséité.

3Le traitement de ces problématiques dans les dernières pages de la Passion de l’origine s’achève sur l’évocation de la notion derridienne de différance en tant qu’elle désigne ce qui n’est « ni simplement actif ni simplement passif», et sur l’inclinaison ou la déclinaison de cette notion « vers l’indécidabilité du don»12. Cette association de la différance au don exprime un trait spécifique de l’ouvrage: l’articulation qu’il établit entre, d’une part, les problématiques de l’affection et de l’activité/passivité, et, d’autre part, un souci lato sensu politique qu’implique l’idée même d’autrui et qui s’avère, de ce fait, enraciné dans les questions principielles de la phénoménologie — du moins dans la mesure où ces questions portent sur la structure de la conscience dont autrui est un moment essentiel. La première page de l’« Introduction» institue implicitement ce rapport en articulant la problématique kantienne et phénoménologique de l’auto-affection à la problématique foucaldienne du gouvernement de soi et des autres: « Loin d’ignorer l’auto-affection, les Grecs, bien avant Kant, y puisaient leur originalité. Comment des hommes libres en gouverneraient-ils d’autres s’ils ne se dominaient eux-mêmes? […] Dire que pour les Grecs, seuls des hommes libres peuvent gouverner d’autres hommes, c’est dire que le rapport aux autres se double nécessairement d’un rapport à soi»13. Mais il est légitime de se demander si la problématique du rapport aux autres est épuisée par la formule de l’auto-affection, laquelle suggère que le « bon» rapport à soi précède et rend possible le rapport à autrui. Ne conviendrait-il pas de conclure que le primat de l’hétéro-affection met en cause l’idée d’une ipséité conquise à travers la mise à l’épreuve et la maîtrise de ses forces propres? La thématique derridienne de la responsabilité originaire suggère la possibilité d’un rapport à l’altérité différent de celui qu’implique l’idéal du gouvernement propre à cette société de maîtres qu’est l’Antiquité gréco-latine: « Derrida souligne que les idées de promesse ou d’alliance originaire supposent un engagement préalable à tout contrat […]. À ce oui originaire, s’attachent les concepts, dont la résonance sartrienne est malaisément éludable, d’engagement, de responsabilité, de liberté»14.

4Or, si le dernier auteur évoqué dans le développement de ces thèmes est bien Derrida, il est néanmoins possible de suggérer que c’est la confrontation avec Sartre qui fournit l’un des fils conducteurs des essais recueillis dans La Passion de l’origine et du questionnement qui les relie. Inutile de rappeler le statut politique de la figure de Sartre et les raisons historico-politiques de la centralité du rapport à autrui chez le philosophe qui a été successivement l’emblème de l’existentialisme engagé, le compagnon de route du Parti communiste et l’interlocuteur des mouvements et des luttes des années 1960 et 1970. Il convient, par contre, de préciser de quelles manières le statut d’autrui chez Sartre s’articule aux traits spécifiques de son appréhension de la phénoménologie et comment cette articulation implique certaines difficultés dont les conséquences sont aussi bien philosophiques que politiques ou, comme l’aurait dit Gérard Granel, archi-politiques. Il faudrait peut-être les qualifier également d’archi-historiques, dans la mesure où c’est précisément à travers la confrontation avec autrui que l’engagement existentiel dans les « destinées générales» des hommes devient pensable dans toutes ses conséquences15.

5Comme le rappelle D. Giovannangeli: « Que Sartre récuse toute existence passive […] n’est certes pas insignifiant: il refuse à la chair, ce nœud de passivité et d’activité, ses prétentions à l’originarité, puisqu’elle procèderait du point de vue de l’autre, simplement dérivé à ses yeux»16. Autrement dit: le refus sartrien de la chair implique le refus de mélanger activité et passivité, et la réduction d’autruià un statut dérivé, à un moment de passivité, incompatible par conséquent avec le moment originaire de la conscience que définit l’activité pure. Comment donc, se demande D.Giovannangeli, fonder sur l’intentionnalité un « nouveau traité des passions», dès lors que l’incompatibilité entre conscience et passivité assigne le rapport à autrui à la sphère extérieure de la simple rencontre17? La Transcendance de l’Ego statue: « Tout est […] clair et lucide dans la conscience»18; du coup, le statut d’autrui pose problème dans la mesure où il implique un mode d’évidence singulier et irréductible. D. Giovannangeli analyse la série des différentes formulations que Sartre propose de ce problème: la conscience « translucide» est irréductible à l’objet transcendant qu’est le moi— à l’inverse, celui-ci ne serait accessible qu’en prenant sur soi « le point de vue d’autrui, c'est-à-dire un point de vue nécessairement faux»19. Chacune de ces formulations vise à déjouer le spectre du solipsisme que La Transcendancede l’Ego essayait d’éviter à travers l’idée d’un champ impersonnel de la conscience. Mais dans L’Être et le Néant cette solution est considérée comme insuffisante: « Même réduite à l’anonyme spontanéité d’un champ transcendantal, même délivrée du sujet, la conscience d’autrui continue de m’échapper. Sartre le note expressément: “J’avais cru autrefois pouvoir échapper au solipsisme en refusant à Husserl l’existence d’un ego transcendantal […]. Mais, en fait, bien que je demeure persuadé que l’hypothèse d’un sujet transcendantal est inutile et néfaste, son abandon ne fait pas avancer d’un pas la question de l’existence d’autrui […]. La seule façon d’échapper au solipsisme serait, ici encore, de prouver que ma conscience transcendantale, dans son être même, est affectée par l’existence extra-mondaine d’autres consciences du même type” »20. Si l’égologie transcendantale de Husserl ne permet pas d’atteindre autrui, dans la mesure où elle réduit son appréhension à un acte de connaissance reconduisant la dualité du sujet et de l’objet21, l’émancipation de l’approche phénoménologique qu’opère Heidegger de tout privilège accordé aux problèmes de la théorie de la connaissance s’avère pourtant également insatisfaisante: « [Avec l’analyse du Mitsein] Heidegger implique l’être d’autrui, semble-t-il, dans l’être du Dasein. En réalité, le Dasein n’échappe toutefois pas à la solitude […]. En privilégiant le rapport à soi qu’autorise l’être-pour-la-mort, le Dasein heideggerien, objecte [Sartre], prend sur soi le point de vue d’autrui. Un point de vue […] nécessairement faux»22. Selon Sartre, « la mort est coextensive à l’être du pour-autrui […]. Entre l’autre et la mort, le lien est de nécessité […]. Mourir, c’est […] n’exister plus que pour autrui»23, donc être séparé de toute activité.

6D. Giovannangeli note que cette critique de Heidegger « suppose elle-même la prévalence inentamée du cogito»24: le privilège du Je est reconduit par-delà la tentative de La Transcendance de l’Ego à travers une préférence accordée à l’intimité du Je qui finit par rendre autrui le simple porteur d’un point de vue illégitime, parce qu’extérieur, sur mon activité constituante. « Mais qu’adviendrait-il à récuser ces préférences? À penser, peut-être, le rapport à soi à partir du rapport à la mort d’autrui?»25. C’est par ces allusions explicites aux problématiques de Maurice Blanchot et de Jean-Luc Nancy qu’il esquisse une proposition d’inscription d’autrui dans la structure essentielle de la conscience: « Heidegger et Sartre conjugués: par la médiation de la mort d’autrui, ma conscience excède les limites du pour-soi en anticipant — tel est l’authentique rapport à soi du Dasein heideggerien — ma propre mort. Il semble bien que, de la sorte, la conscience aurait à soi, un rapport, non seulement originairement différé, mais peut-être originairement endeuillé. On peut bien douter, il est vrai, que Sartre se fût rallié à cette position. Il n’aurait vraisemblablement pu […] admettre qu’il puisse m’être donné, par cette médiation nécessaire, de me rapporter à moi-même»26. Mais l’impossibilité pour Sartre de se rallier à cette position relève peut-être moins de sa volonté de sauvegarder « les exigences du cogito»27 que de la centralité acquise dans son trajet par la politique militante en tant qu’expérience d’une activité créatrice collective: le dépassement du solipsisme, l’exigence que ma conscience soit affectée, dans son être même, par l’existence d’autres consciences irréductibles à elle, renvoient pour Sartre à l’expérience des révolutions modernes et des luttes de libération dans lesquelles il a essayé, à partir des années 1960 au moins, d’inscrire sa pensée. Or si la mort d’autrui s’articule incontestablement au problème de la communauté, elle n’en reste pas moins, du moins chez Blanchot et chez J.-L. Nancy, un rappel des limites de l’action collective impliquant un rapport uniquement négatif à la politique dont le « groupe en fusion» de la Critique de la Raison dialectique est la cible privilégiée: « Cette communauté, Blanchot la dresse contre le principe, gros du totalitarisme, d’une “humanité transparente” »28. Telles que Blanchot les décline, les problématiques de la mort d’autrui et de la communauté relèvent bien plutôt d’une critique éthique de la politique que d’une élaboration de ce que l’expérience politique du XXe siècle peut apprendre à la réflexion sur les structures fondamentales de la subjectivité.

7C’est chez Merleau-Ponty qu’un souci politique « positif» s’articule au statut phénoménologique d’autrui, dans la mesure où l’auteur de La phénoménologie de la perception « établit l’intersubjectivité sur une intercorporéité conçue sur le mode de l’affection originaire» : « Merleau-Ponty reconduit la communauté intersubjective du monde […] à l’expérience individuelle de la chair»29. L’essai que D. Giovannangeli consacre à Claude Lefort commence précisément par une citation dans laquelle l’ancien militant de Socialisme ou Barbarie ancre le problème de la démocratie dans la phénoménologie de la chair de son maître: « Une même nécessité le fait passer d’une pensée du corps à une pensée de la chair et le délivre d’un attrait par le modèle communiste en lui faisant redécouvrir l’indétermination de l’histoire et de l’être du social»30. Or cette indétermination du social que la démocratie reconnaît, exprime et incarne, révèle d’abord que la politique a des limites, qui font l’objet de la réflexion de Lefort: « Ce qui l’arrête d’abord, c’est la question des limites du politique»31. Et le respect de ces limites identifie ce qu’il appelle l’éthique démocratique32. L’opérateur fondamental de cette éthique des limites de la politique sont les droits de l’homme, dont l’indétermination empêche toute « appropriation par un pouvoir déterminé »33.

8Du coup, la vérité de la politique pensée depuis ses limites se trouve coïncider avec le dépassement de la politique par l’éthique — dépassement qui peut parfois ressembler à une dissolution, dans la mesure où la thématisation des limites tend à refouler ce qu’une expérience politique effective peut impliquer d’authentiquement enraciné dans l’originarité d’autrui. Pour Blanchot et Lefort, la politique n’existe proprement que comme pouvoir virtuellement « totalitaire» niant l’irréductibilité d’autrui. Mais il est légitime de se demander si une expérience politique irréductible à une volonté hyperbolique de maîtrise, et pourtant relevant entièrement d’une dimension commune ou « communielle», pourrait constituer une manifestation paradigmatique du fait que l’être d’autrui est toujours-déjà impliqué dans l’être du Dasein. Ce que cette expérience révèle devient inaccessible dès lors que autrui n’est pensé, comme chez Blanchot-Nancy et Merleau-Lefort, que dans les termes d’une limite face à la volonté perverse de faire-de-l’Un. Une fois autrui thématisé à travers la mort et la chair, il finit paradoxalement par devenir l’opérateur de l’impossibilité d’un commun des existences. Par là, est évacué le questionnement proprement sartrien, qui consiste à penser comment l’être-affectée par autrui détermine la conscience dans son activité, et non seulement dans ce qui lui fait obstacle. Ce qui reste sans réponse est donc la question d’une activité fondée sur autrui et d’une implication effective d’autrui dans l’activité de la conscience ou dans la conscience comme activité.

9L’hypothèse que cette question ne saurait être abordée qu’à travers le mode politique permet de comprendre l’irréductibilité de Sartre à toute position éthique ne convoquant autrui que là où l’activité cesse, et suggère une lectio difficilior de l’obstination sartrienne à vouloir penser la co-implication originaire des consciences sans renoncer pour autant à les concevoir comme activité : l’enjeu de cette recherche d’une activité originairement commune est sans doute la fidélité sartrienne à une dimension politique de l’existence dont la conscience du philosophe a été profondément et radicalement interpellée, au point d’accepter de mettre en question son identité de sujet singulier de la pensée dans ses dialogues avec Benny Lévy. C’est dans les entretiens avec ce dernier que Sartre essaye de formuler l’activité de la conscience comme radicalement conditionnée — et nullement limitée — par l’altérité irréductible des autres consciences34. Les dialogues entre Sartre et l’ancien chef de la Gauche prolétarienne esquissent un bilan du gauchisme en tant que reprise critique du paradigme révolutionnaire: Sartre ébauche une critique à la fois des dérives révolutionnaires et des conséquences de la théorie des groupes en fusion qui reprend ou anticipe les positions de Lefort et Blanchot. Pourtant, il ne cède pas sur l’exigence de reformuler ses concepts à l’aune de l’horizon révolutionnaire qu’il se refuse à abandonner. Cet horizon est interrogé à partir de la problématique d’autrui développée dans L’Être et le Néant: « Quand j’écrivais la Critique, j’avais OUBLIÉ que dans L’Être et le Néant je parlais d’échec dans le rapport avec autrui»35. La possibilité de surmonter cet échec constitue un problème crucial dans la mesure où la révolution se fonde sur l’avènement d’une réciprocité accomplie qui manifeste un être-en-commun originaire: « La révolution transcendantale […] constituerait un monde où “les yeux dans les yeux” serait possible. Par conséquent, supprimer la coupure maître-esclave»36. La révolution transcendantale devient, au fil des entretiens, le communisme transcendantal: structure archi-historique soustraite à la temporalité empirique, et qui identifie l’arché de l’histoire à un être-en-commun persistant dont toute révolution n’est qu’une actualisation événementielle. Mais comment penser le « commun» de cette structure communiste originaire? Il s’agit toujours de cerner la co-implication des consciences dans une activité effectivement commune. Dans l’entretien du 27 mai 1977, la notion apparaît d’une « possibilité du Toi constituant intimement la conscience»37: la conscience est originellement réciproque, mais le Toi n’est donné d’emblée que comme possibilité dont l’actualisation par un Toi réel reste contingente. La conscience est constituée par un débouché sur l’altérité qui précède toute définition des pôles de la relation. La possibilité est ouverte de penser la réciprocité — le rapport Toi-Moi — comme fondée par un manque qui se situe au niveau de la conscience avant toute individuation. Le Toi ne surgit que depuis l’horizon du manque par lequel la conscience a comme moment constituant le rapport à une altérité indéterminée. L’altérité première qui constitue la conscience institue un lien irréductible qui continue à opérer dans l’histoire humaine, y compris dans la sphère politique. Dans L’espoir maintenant ce lien ineffaçable est associé à la réquisition de la conscience: « Dans chaque moment où j’ai conscience de quoi que ce soit […] il y a une sorte de réquisition qui va au-delà du réel […], n’importe quel objectif [que la conscience a] se présente en elle avec un caractère de réquisition»38. Sartre et Lévy développent aussitôt la notion de réquisition en direction de l’idée que l’individu est « mandaté », tout en précisant que — selon Sartre citant Kafka dans L’Idiot de la famille — « on ne sait par qui». Le mandat « vide» par lequel l’individu est réquisitionné peut être associé à la structure générique, « vide» de contenus spécifiés, de l’altérité constitutive de la conscience. Le Mal et le Bien ne sont pas deux moments symétriques immanents à la structure de manque de la conscience: l’altérité « pure» implique en tant que telle un primat du Bien qui précède toute réciprocité. C’est pourquoi Sartre dit préférer parler de l’« autre» que du « réciproque» : les passages qui suivent cette précision montrent que la présence de l’« autre» constitue certes la conscience, mais que cette présence reste purement formelle, pure ligne de fuite vers l’altérité comme telle, impossible à fixer dans une réciprocité réelle: « Tout ce qui se passe pour une conscience dans un moment donné est nécessairement lié, souvent même engendré par la présence en face d’elle ou même l’absence dans l’instant, mais l’existence de l’autre […]. Nous sommes constamment en présence d’autrui […], ma réponse, qui n’est pas seulement ma réponse à moi mais qui est une réponse déjà conditionnée par autrui dès la naissance»39. Autrement dit, l’altérité « pure» révèle « la dépendance de chaque individu par rapport à tous les individus»40: décentrage constitutif de toute conscience qui est la marque de la racine commune de l’humanité.

10Tout se passe donc comme si l’activité même de la conscience coïncidait avec une polarisation de cette dernière autour d’un trou dans l’être compact tant de l’individu que du collectif. Si la conscience est active, c’est parce que le manque creusé en elle par autrui l’a toujours-déjà attirée hors d’elle-même. Or son activité n’est que cette sortie originaire d’elle-même qui se révèle dans certaines intensités politiques: « Multiplicité de petits “sujets”. Dispersion du sujet […]. Sujet comme être diasporique. Irrécusable point de départ insurrectionnel […]. Établir le développement des formes de l’insurrection comme puissance de désintégration»41.

11Ce que Sartre essaye de penser à la fin de son trajet est une activité fondée sur un manque. Mais le problème du manque est immédiatement le problème du partage du manque: comment penser le commun de l’activité à partir du fait que celle-ci ne se fonde que sur un vide originaire creusé dans toute auto-suffisance ontologique? Dans quelle mesure le décentrage opéré par la co-implication des consciences ouvre-t-elle la dimension d’une activité réellement commune? Faute de pouvoir réellement épuiser les implications de cette question, on pourra se limiter à rappeler le passage du Saint Genet qui critique l’éthique de la générosité et que cite D. Giovannangeli. Sartre y esquisse la proposition d’un partage paradoxale qui revient à donner ce qu’on n’a pas, donc à mettre-en-commun le manque qu’est notre exposition à l’existence: « De tel Saint, de tel Bienfaiteur, on dit qu’il donne tout ce qu’il a: cela est bien. Mais Simone Weil, au Puy, vivait dans un hôtel misérable et mettait sur la cheminée tout l’argent dont elle disposait; la porte restait ouverte, puisait qui voulait: cela est mieux. Le Bienfaiteur troque un titre de rente contre un mérite […]: la générosité est la vertu cardinale du propriétaire. Simone Weil n’acquérait pas de vertu, pas même de mérite: elle ne donnait rien, n’imaginant pas que l’argent fût à elle »42. Simone Weil ne donne rien, ne croyant pas posséder autre chose que Rien. Son geste est un acte dont le ressort est le manque intime qui oriente sa conscience vers le manque d’un autre inconnu dont elle n’obtiendra aucune récompense. C’est peut-être dans cet entrelacs de gestes paradoxaux sans symétries ni compensations que le réel d’une activité commune pourrait être cerné par-delà tout rêve de fusion: il ne faut pas négliger la possibilité que ce réel implique une redéfinition de l’altérité qui pourrait bien excéder la polarité entre auto-affection et hétéro-affection: « La fraternité est ce que seront les hommes les uns par rapport aux autres quand, à travers toute notre histoire, ils pourront se dire liés affectivement et activement les uns aux autres»43. Le dépassement du clivage entre activité et passivité, entre auto-affection et transcendance, n’est accessible qu’à une humanité libérée.

Notes

1  D. Giovannangeli, « Introduction », dans La Passion de l’origine, Paris, Galilée, 1995, p. 12. La citation de J.-T. Desanti est tirée de Phénoménologie et praxis, Paris, Éditions sociales, 1963, p. 121.

2  Id.

3  Voir en particulier, D. Giovannangeli, Figures de la facticité. Réflexions phénoménologiques, Berne, Peter Lang, 2009 et Le Retard de la conscience, Bruxelles, Ousia, 2001. Je me permets de renvoyer également à A. Cavazzini, « Compte rendu de Figures de la facticité», dans G. Cormann (éd.), L’Année sartrienne, n° 27, 2013, p. 85-89 (téléchargeable à cette adresse: http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/153718).

4  D. Giovannangeli, « Épilogue », dans La Passion de l’origine, op. cit., p. 136.

5  Ibid., p. 137.

6  Ibid., p. 136.

7  D. Giovannangeli, « Introduction », art. cit., p. 11.

8  D. Giovannangeli, «Du retard dans la conscience au retard de la conscience», dans Figures de la facticité, op. cit., p. 131.

9  Id.

10  Id.

11  Id.

12  D. Giovannangeli, « Épilogue », art. cit., p. 137.

13  D. Giovannangeli, « Introduction », art. cit., p. 9.

14  D. Giovannangeli, « La Phénoménologie partagée », dans La Passion de l’origine, op. cit., p. 117-118.

15  Sur la notion d’archi-histoire, que je dois à mes discussions avec Jonathan Soskin, je me permets de renvoyer à A. Cavazzini, « La Révolution et l’archi-histoire. Sur les dialogues entre Sartre et Benny Lévy», dans G. Cormann (éd.), L’Année sartrienne, n° 28, 2014, p. 19-27 (téléchargeable à cette adresse: http://orbi.ulg.ac.be/myorbi ).

16  D. Giovannangeli, « Épilogue », art. cit., p. 136.

17  D. Giovannangeli, « Introduction », art. cit., p. 11.

18  J.-P. Sartre, La Transcendance de l’Ego, cité dans D. Giovannangeli, « Le point de vue d’autrui », dans La Passion de l’origine, op. cit., p. 122.

19  D. Giovannangeli, « Le Point de vue d’autrui », art. cit., p. 122.

20  Ibid., p. 126. Le passage cité est tiré de J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 290-291.

21  Comme le note D. Giovannangeli, la critique de Deleuze portera sur l’incapacité de Sartre à se déprendre de ce modèle même en l’absence d’un sujet-ego (D. Giovannangeli, « Le point de vue d’autrui », art. cit., p. 126, n. 1).

22  D. Giovannangeli, « Le Point de vue d’autrui », art. cit., p. 126-127.

23  Ibid., p. 130-131.

24  Ibid., p. 131.

25  Id.

26  Ibid., p. 133.

27  Id.

28  Ibid., p. 131. Comme le rappelle D. Giovannangeli, dans La Communauté inavouable (Paris, Minuit, 1983, p. 18) la référence polémique à Sartre est explicite.

29  D. Giovannangeli, « La Chair et l’Autre », dans La Passion de l’origine, op. cit., p. 51.

30  C. Lefort, Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 9, cité dans D. Giovannangeli, « La Chair et l’Autre », art. cit., p. 52.

31  D. Giovannangeli, « La Chair et l’Autre », art. cit., p. 52.

32  Ibid., p. 63.

33  Ibid., p. 58.

34  Voir J.-P. Sartre et B. Lévy, L’Espoir maintenant. Les entretiens de 1980, Lagrasse, Verdier, 2007 et B. Lévy, Pouvoir et Liberté, texte établi, présenté et annoté par Gilles Hanus, Lagrasse, Verdier, 2007. Pour un commentaire détaillé de ces textes, je me permets de renvoyer à mon texte déjà cité, « La Révolution et l’archi-histoire. Sur les dialogues entre Sartre et Benny Lévy », op. cit. Voir aussi le texte de Chiara Collamati, toujours dans G. Cormann (éd.), L’Année sartrienne, n° 28, 2014, p. 10-18.

35  B. Lévy, Pouvoir et Liberté, op. cit., p. 137.

36  Ibid., p. 44.

37  Ibid., p. 101.

38  J.-P. Sartre et B. Lévy, L’Espoir maintenant, op. cit., p. 35.

39  Ibid., p. 36.

40  Ibid., p. 37.

41  B. Lévy, Pouvoir et Liberté, op. cit., p. 68-69.

42  J.-P. Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 531, cité dans D. Giovannangeli, « L’Imprésentable », dans La Passion de l’origine, op. cit., p. 102.

43  J.-P. Sartre et B. Lévy, L’Espoir maintenant, op. cit.,p. 57.

Pour citer cet article

Andrea Cavazzini, «L’activité d’autrui : Notes à partir de La Passion de l’origine», Bulletin d'Analyse Phénoménologique [En ligne], Volume 10 (2014), Numéro 11: Don — Langage — Contretemps: Diagonales giovannangeliennes (Actes n°7), URL : https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=752.

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