Fédéralisme Régionalisme Fédéralisme Régionalisme -  Volume 4 : 2003-2004 - Régions et sécurité 

Frontières en Afrique centrale : gage de souveraineté ?

Bob Kabamba

Politologue, Chargé de cours adjoint à l’Université de Liège

Introduction

1La notion de délimitation des espaces étatiques implique la problématique des frontières. En Afrique, elle continue à faire couler beaucoup d'encre dans la littérature politique, économique ou juridique. En effet, dès les premières années des indépendances africaines, elle était à l'ordre du jour et incarnait déjà la pomme de discorde entre les leaders africains. La question centrale était de savoir s'il fallait remettre en question ces tracés de frontières. L’option choisie fut le maintien des frontières héritées de la colonisation. L'Afrique hérita du tracé territorial opéré à la fin du XIXe siècle. Ce partage fut établi en faisant fi de la réalité ethnique, identitaire, linguistique, religieuse et politique des sociétés africaines précoloniales. De ce fait, il était à l’origine et est la cause de nombreux différends étatiques.

2Comment en est-on arrivé là ? Ces frontières, continuent-elles à remplir leur mission de départ ? En quoi, l’option choisie garantit-elle toujours la souveraineté des États africains en général et ceux de l’Afrique centrale en particulier ?

3Les réponses à ces questions constituent l’essentiel de cette contribution.

À l’origine des frontières africaines

4La notion de frontière1 est relativement récente dans l'histoire africaine. Les frontières africaines actuelles, résultent, bien plus, de l'ordre arbitraire imposé de l'extérieur par des conquérants que la conséquence d’une évolution sociopolitique des sociétés africaines. Le modèle d'organisation spatiale et politique européen, résultat de plusieurs siècles d'évolution, fut transposé tel quel sur le continent africain. Au moment de cette transposition, les royaumes et empires d'Afrique ne connaissaient pas la même notion de frontière que l'Europe. En effet, sur le continent, il y a des ethnies et nations pour qui les frontières étaient inexistantes ou vagues et d'autres pour qui les frontières étaient établies par des éléments naturels comme les montagnes, rivières, lacs, etc. Dans toute l’Afrique pré-coloniale, elles s'apparentaient à des zones floues, mouvantes et perméables qui séparaient les empires et royaumes. Ces frontières n'étaient jamais occlusives.

5De manière générale, c'était plutôt la notion de frontière-zone qui prévalait. Le flou et l'incertitude entourant les limites et les configurations des communautés territoriales précoloniales étaient essentiellement dus à une absence de pression démographique2.

6Ce fut dans la perspective d’occupation et d’exploitation du continent africain qu’au cours des vingt dernières années du XIXe siècle, les puissances européennes se le sont partagé. Sur le papier, ce partage se fit sans grande difficulté. Les premiers administrateurs coloniaux s’efforcèrent de créer des États modernes dans un continent sous-peuplé et difficilement domptable. Dans un premier temps, l’implantation des colons se fit de manière progressive sur les zones côtières essentiellement, et puis, connaîtra une brutale accélération à la fin des années 1870. Plusieurs raisons justifièrent cette accélération. Les pays colonisateurs disposaient désormais de moyens techniques pouvant faciliter la conquête des territoires. Parmi ceux-ci, l’introduction de la quinine permit de réduire considérablement le taux de mortalité des Européens. Au début du siècle, la moitié des Européens engagés dans la conquête du continent décédait de malaria. Autre explication, l’apparition sur le terrain africain des fusils à chargement par la culasse et plus tard des modèles à répétition, assura aux colons une supériorité militaire écrasante face aux opposants et autres résistants à l’occupation de leur terre.

7Dès lors, en vue du contrôle et de l’exploitation des territoires, les opérations militaires de longue envergure pouvaient être entreprises.

8L’avancée française à l’intérieur des territoires fut lancée au Sénégal en 1876 par un nouveau gouverneur, Brière de l’Isle. Ce dernier était de ceux qui voulaient revitaliser la France par la richesse coloniale, surtout celle de la savane d’Afrique occidentale. Ce fut ainsi que des agents français cherchèrent d’abord à conclure des traités avec des notables africains. Traités devant être ratifiés, ensuite, par l’Assemblée nationale française. Elle put, ainsi, progresser du Sénégal au Gabon3. Le Congo Brazzaville actuel fut contrôlé par les Français lors de la ratification par les députés français du traité signé par le souverain du Lac Malebo, au terme duquel ce dernier cédait ses droits héréditaires à l’explorateur Savorgnan de Brazza. Par cette ratification, se consolida l’Empire français d’Afrique équatoriale.

9L’occupation de la République démocratique du Congo par Léopold II fut conséquente aux hésitations britanniques. En effet, l’explorateur Stanley avait au cours des années 1870 proposé ses services au Royaume-Uni qui les avait refusés. Il s’était alors tourné vers le roi Léopold II de Belgique qui, intéressé par l’aventure africaine, avait utilisé sa fortune personnelle pour installer des comptoirs commerciaux dans le Bas-Congo malgré le refus du parlement belge. Il se sentit obligé et contraint d’émettre des revendications territoriales redoutant la mise en place d’un pouvoir protectionniste français devant mettre en péril son investissement. Il en fit un domaine personnel dénommé Association internationale du Congo (AIC) qu’il allait faire reconnaître par les autres puissances coloniales comme État indépendant du Congo (EIC) en août 1885.

10Ailleurs sur le continent, les Britanniques appliquèrent à la lettre les préceptes mercantilistes qui avaient pour principe que les colonies devaient s’autofinancer : le système de chartes commerciales concédées par le Souverain britannique depuis la Renaissance pour des régions spécifiques, fut revitalisé pour la conquête de l’Afrique. Mais dans le nouveau système mis en place, les compagnies privées, ne se voyaient plus garantir le monopole du commerce sur les régions concernées et devaient assumer elles-mêmes leurs frais d’administration et de défense. L’action d’autres entrepreneurs, comme Cecil Rhodes, désireux de rejoindre Le Caire (Egypte) depuis l’Afrique du Sud, passant par des territoires qui avaient porté son nom jusqu’aux indépendances (les Rhodésies), illustrait bien l’idée suivant laquelle «les Anglais ont conquis la moitié du monde sans s’en rendre compte»4.

11En fait, sans exception et sous prétexte ou un autre, la Couronne reprit directement toutes les colonies conquises par des aventuriers ou des entrepreneurs. Le prétexte de la protection des ressortissants européens, missionnaires, marchands ou mineurs, fut le plus souvent utilisé. En 1902, l’annexion des républiques Boers de l’Orange et du Transvaal en Afrique du Sud, où d’importantes richesses minières avaient été découvertes en 1856, fut suscitée par le «traitement discriminatoire» à l’encontre des étrangers dans ces républiques, à savoir principalement des Britanniques. Les seules conquêtes que la Grande Bretagne entreprit en tant qu’État furent décidées pour des raisons techniques et stratégiques. Ce fut le cas pour des points d’appui et de ravitaillement sur la route des Indes, notamment le Cap et les Mascareignes, l’Aden et le Somaliland. La politique britannique d’occupation territoriale fut plus efficace que les politiques française, belge, allemande ou portugaise5.

12Quant à l’Allemagne, partie bonne dernière dans la course aux territoires, Bismarck ne souhaitait nullement créer des colonies allemandes, mais assurer la protection des intérêts commerciaux de son pays en Afrique faisait partie de ses responsabilités, et pouvait également lui permettre de se gagner des soutiens politiques. Ainsi, profitant d’une querelle entre l’Angleterre et la France en 1884, il autorisa donc la création de protectorats allemands dans l’Afrique sud-ouest, au Togo et au Cameroun.

Le Congrès de Berlin de 1884-1885 ou le tracé des frontières

131885 fut une date clé dans l’histoire de la colonisation. Dans la mémoire collective africaine, c’est la matérialisation du partage du continent par les métropoles. Pour l’essentiel, les frontières africaines actuelles sont le fruit du partage de la Conférence de Berlin (1884-1885). En effet, cette conférence fixa les règles du partage de l’Afrique et marqua le début de la course aux territoires bien que la quasi-totalité de l’Afrique centrale et australe était déjà attribuée à Léopold II, à l’Angleterre, à l’Allemagne ou au Portugal. Le processus d’attribution de territoire tenait de la supercherie en ce qui concernait l’accord des chefs africains censés se mettre sous la protection d’une puissance européenne particulière. Un premier type de traité interdisant de s’engager avec d’autres métropoles occidentales en l’échange d’une protection. Suivait un second traité qui instituait un protectorat en bonne et due forme. Les chefs récalcitrants étaient simplement destitués ou renversés par la force. Au moment où le processus s’engageait, les chefs avaient rarement conscience de l’enjeu et considéraient le traité initial comme révocable et sans plus de poids que les traités de commerce auxquels ils étaient habitués. Cette conférence précipita une expansion européenne rapide en Afrique occidentale où les Britanniques s’installèrent dans le delta du Niger et à partir de là, ils purent mettre sous protectorat le Bénin et le Nigeria.

14Le lendemain de la conférence, Bismarck déclara placer sous protectorat le territoire faisant face à l’île de Zanzibar ou des aventuriers allemands avaient signé des traités. Ce territoire fut étendu au Rwanda et Burundi pour constituer l’Afrique orientale allemande. L’Angleterre se satisfit d’exercer un contrôle sur le Kenya actuel qui lui fut attribué par un  traité signé en 1886.  En 1890, un second traité lui octroya l’Ouganda où se trouvaient les sources supposées du fleuve Nil considérées indispensables à la sécurité de l’Egypte.

15L’Afrique du Nord fut également mise sous protectorat européen mais de manière différente car la «puissance entraînante», fut la France contrairement à ce qui se passa en Afrique noire où l’Angleterre joua les premiers plans. Après l’occupation du Soudan, les Anglais s’emparèrent de l’Egypte et en échange, les Français obtinrent une plus grande liberté d’action au Maroc. Les Italiens, quant à eux, purent obtenir la liberté d’envahir la Libye actuelle.

16L’Afrique du Sud fut occupée par les armes par les Britanniques ainsi que le Zimbabwe, le Botswana, la Zambie et le Malawi. Malgré les prétentions territoriales du Portugal sur l’Afrique australe, les Anglais n’accordèrent que l’Angola et le Mozambique en échange de la liberté d’y commercer. Ces deux territoires étaient sous contrôle du Portugal depuis le XVe siècle.

17Avant la Première Guerre mondiale, tous ces États créés par les coloniaux étaient, en règle générale, des squelettes à qui les forces politiques africaines donnaient chair et vie. Néanmoins, cette conquête dut développer une production spécialisée à l’intention du marché mondial. Les colonies acquirent une structure économique qui survécut souvent tout au long du XXe siècle. Ainsi, d’emblée une nette distinction sépara la production paysanne locale d’Afrique occidentale, de celle, européenne et capitaliste de l’Afrique orientale, perpétuant un très ancien contraste entre les deux régions. En outre, l’instruction européenne eut des effets profonds sur la démographie du continent sous-peuplé au début du dernier siècle.

18Ce partage du continent n’obéissait pas à une motivation unique. Au XIXe siècle, l’Afrique n’était nullement essentielle aux économies européennes : dans les années 1870, elle représentait à peine 5 % du commerce britannique, qui se limitait à l’Egypte et à l’Afrique du Sud. En Afrique subsaharienne, les intérêts commerciaux rendaient vitales les annexions à l’Ouest africain, mais ailleurs les marchands et entrepreneurs européens s’opposèrent souvent à la conquête, de peur qu’elle ne perturbe leurs activités. Les hommes d’affaires abandonnaient les investissements coloniaux, toujours risqués, à des concurrents moins prospères ou à des enthousiastes qui n’étaient pas poussés par des motivations économiques6. D’autres raisons poussèrent l’Europe à s’intéresser au continent noir notamment, l’interdiction de la traite négrière, le début d’un grand mouvement scientifique de découverte de l’intérieur de l’Afrique et l’évangélisation par les missionnaires catholiques7.

Les frontières de l’Afrique centrale

19Contrairement à ce que l’on peut penser, le tracé des frontières actuelles de l’Afrique centrale n’était pas le fait des travaux de la conférence de Berlin. Il était le résultat d’un processus de négociations entamées entre les Britanniques, les Allemands et les agents de l’État du roi des Belges. C’était essentiellement dans les chancelleries coloniales que des experts à coup de crayons de couleurs avaient établi les frontières. La délimitation des différents États futurs demanda un travail ardu et long qui ne tenait pas du tout compte des réalités ethniques en place. En effet, le premier découpage de la République démocratique du Congo fait par Léopold II reprenait les deux tiers du territoire actuel. La riche province du Katanga n’y était pas incluse. Ce n’est que plusieurs mois plus tard en décembre 1884, que le nouveau tracé put inclure le Katanga et la frontière orientale coupait en deux le Rwanda et le Burundi actuels. Sur base d’une carte particulièrement fantaisiste, Stanley travailla pour l’extension de ce territoire tantôt se fondant sur l’hydrographie, tantôt sur le relief8. Finalement, ce n’est qu’en décembre 1894 que les limites du Congo actuel furent établies. La frontière orientale avec le Rwanda et le Burundi fut établie en 1890 mais elle ne connut des mises au point des détails qu’en 1910.

20Contrairement aux autres entités africaines, les frontières du Rwanda et Burundi peuvent être considérées comme respectant pour l’essentiel les démarcations politiques et culturelles de la période précoloniale.

21La découpe de l’ensemble de l’Afrique centrale a été cassée en trois espaces branchés sur Kinshasa, Mombasa et Dar-es-Salaam, contrôlés par trois puissances coloniales. Ce fut ainsi que les anciennes entités politiques furent dispersées. À l’Ouest, l’ancien royaume du Kongo fut découpé entre l’Angola, la RDC et le Congo Brazzaville; au Sud l’empire Lunda entre l’Angola, la RDC et la Zambie; au Nord les Zandés entre la RDC, la Centrafrique et le Soudan; à l’Est le domaine des Bami entre la RDC, le Rwanda et le Burundi. L’espace des Bami se retrouva intégré dans trois pays différents. Ainsi, on retrouve des populations rwandophone (Nord-Kivu) et burundophone (plaine de la Ruzizi au Sud-Kivu) au-delà des limites territoriales imposées par les puissances coloniales9.

Les indépendances

22Depuis ce découpage, les frontières sont restées, depuis plus d’un siècle, presque immuables, à quelques exceptions près. Cette stabilité des frontières africaines, pendant et après la colonisation, s'explique en partie par l'attachement respectif des métropoles à leurs colonies ainsi que par le fait que l'État colonial était avant tout un État militaire. Or, l'État, tel que connu en Afrique, depuis les indépendances, fut également un État militaire et répressif calqué sur le modèle colonial.

23En 1963, le principe d'intangibilité des frontières fut adopté dans un but prioritaire de stabilisation des frontières coloniales ainsi que de sécurisation des confins des États africains nouvellement indépendants. En effet, toute revendication territoriale risquait d'enclencher un processus d'instabilité pouvant compromettre la viabilité de certaines entités. Ce fut dans ces limites que les dirigeants africains s’attelèrent à construire leur espace politique pour préserver leur souveraineté nouvellement acquise.

24Le fondement de l’Afrique postcoloniale est en même temps la trace majeure laissée par le colonisateur : les frontières, les formes politiques et les concepts. L’Acte constitutif de l’Union africaine se fixe comme objectif la «défense de la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance»10 et affirme comme principe «le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque État et de son droit inaliénable à une existence indépendante».

25Malheureusement, plus de quarante ans après les indépendances, force est de constater que la pratique d'intangibilité des frontières et de l'exercice du pouvoir n'a pas vraiment contribué à la stabilisation politique et territoriale, ni au développement économique, ce pour quoi, elle avait été décidée.

26Plusieurs observateurs11 ont développé la thèse selon laquelle, la persistance des conflits armés, des tensions entre États ou les velléités sécessionnistes de certains peuples au sein des États découlent de l’application du principe de l'intangibilité des frontières africaines.

27Pour les pays de l’Afrique centrale, les indépendances les firent basculer dans un cycle sans précédent de violences : les sécessions katangaise et kasaïenne, la rébellion muléliste en République démocratique du Congo, début de l’exil des Tutsi et les violences interethniques au Rwanda et des tensions permanentes au Burundi.

28Néanmoins, les systèmes politiques des trois pays de l’Afrique centrale connurent une évolution institutionnelle similaire qui les conduisit vers des régimes autoritaires monopartistes avec la prise de pouvoir par les militaires (le général Mobutu au Congo, le général Habyarimana au Rwanda et le colonel Micombero au Burundi). L’ascension des militaires dans les trois pays permit une accalmie des tensions dans et entre les différents États de la Région. Ces régimes calqués sur le modèle de domination coloniale rendirent possible la consolidation de ces nouveaux États dans leurs frontières héritées de la colonisation.

Vers l’Union des États africains ?

29Dans l’enthousiasme des indépendances, au début des années soixante, le rêve panafricain semblait reprendre forme. Né au début du XXe siècle, ce rêve fut aussi le fruit de la colonisation : l’Afrique dominée, partagée, découvrit dans cette servitude, son unité. De plus, celle-ci dépassait à la fois sa fragmentation tribale et les frontières artificielles des empires coloniaux12. D’où les projets ou des tentatives éphémères de fédération de certains États africains comme en 1959, pour le Mali, fédération regroupant le Sénégal, le Soudan, le Burkina Faso et le Bénin.

30Toutefois, en 1963, le rêve panafricain se concrétisait lors de la constitution de l’organisation de l’Unité africaine (OUA) qui évolua en Union africaine (UA). Or, celle-ci, si elle se référait aux principes tiers-mondistes d’alors (égalité souveraine des États, non-ingérence dans les affaires intérieures…) et eut pour fondement le maintien des frontières héritées de la colonisation. Par ailleurs, l’autre objectif primordial de l’Union africaine est de «réaliser une plus grande unité et solidarité entre les pays africains et entre les peuples d’Afrique»13. Ainsi, l’UA veut réaliser l’Union tout en maintenant les frontières héritées de la colonisation.

31Depuis lors, les prises de position de cette organisation sont le reflet des contradictions internes. Elle défend toujours le statu quo territorial. Ainsi, elle écarta tout soutien à la sécession du Biafra (1967-1970), à la tentative de reconquête de l’Ogaden par la Somalie (1977-1978) ou encore à la déclaration d’indépendance de l’île d’Anjouan de l’archipel des Comores en 1997. La médiation de l’Union africaine fut invoquée dans les conflits armés (Maroc et Algérie en 1977-1978, Ouganda et Tanzanie en 1978-1979,  Congo (RDC) et Angola en 1977-1978, dans bien d’autres crises encore ces dernières années) mais la grande majorité de ces affrontements s’épuisèrent ou se fondirent dans d’autres conflits.

32Dans le conflit au Sahara occidental14, la prise de position de l’Union africaine ne pouvait qu’être le miroir de ses divisions : les partisans du Polisario privilégièrent le respect du tracé des frontières héritées de la colonisation; les alliés du Maroc soutirent un équilibre politique, la stabilité de la monarchie alaouite. L’admission en 1982 au sein de l’organisation de la République saharouie confirmait l’attachement au principe d’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Le Maroc se retira de l’organisation panafricaine.

33L’UA a toujours souffert d’une pénurie de moyens pour faire face aux différents conflits qui déchirent le continent. Pourtant, à la fin des années 70, certains États africains (Nigeria, Tanzanie), hostiles aux interventions des ex-puissances coloniales, préconisèrent la création d’une force d’interposition interafricaine, mais le projet ne se concrétisa pas. En 1979-1980, une force d’interposition africaine fut déployée quelques mois au Tchad, afin de permettre l’exécution de l’accord de réconciliation nationale et mettre fin aux velléités expansionnistes du colonel Kadhafi sur la bande d’Aouzou.

34En 1981, la 17e conférence de l’UA adopte une Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Elle entrait en vigueur le 21 octobre 1986. Le dispositif est plus modeste que ceux des Conventions européenne et américaine des droits de l’homme. Une Commission africaine des droits de l’homme et des peuples peut être saisie, tant par les États que par des personnes physiques ou morales, de plaintes relatives aux violations des droits de l’homme. Mais cette procédure ne conduit pas éventuellement à la saisie d’une juridiction. La Commission attire seulement l’attention de la conférence des chefs d’État et de gouvernement sur les cas graves.

35Le seul cas où l’Union africaine accepta une modification majeure des frontières héritées de la colonisation fut lors de l’accession de l’Érythrée (précédemment considérée comme une province éthiopienne) à l’indépendance en mai 1993, suite à un référendum d’autodétermination.

36Au-delà de cette dichotomie entre la volonté politique de constituer une véritable Union des États africains et le principe d’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, l’Afrique (53 États) développe une politique de promotion des organisations d’intégration sous-régionale censées faciliter et accélérer l’Union. Pour l’UA, les organisations sous-régionales sont le pilier de toute politique d’union. Ce fut dans ce cadre que plusieurs tentatives virent le jour : La Communauté Économique des Pays des Grands Lacs (CEPGL), la Communauté Économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), l'Union Douanière et Économique de l'Afrique Centrale (UDEAC), la Communauté de l'Afrique de l'Est (CAE), la Communauté pour le développement de l’Afrique australe (SADC).

La CEPGL : vers la création d’un État des Grands Lacs ?

37La Communauté Économique des Pays des Grands Lacs en abrégé CEPGL, fut créée le 20 septembre 1976. Elle regroupe le Burundi, le Rwanda et la RDC. Ces trois pays formaient à l’époque coloniale une union économique et monétaire. Avec leur accession à l’indépendance, ils décidèrent de démanteler cette coopération et s’engagent à définir leur propre politique monétaire en particulier et leur politique économique en général. Néanmoins, les liens historique, géopolitique, socioculturel et économique ainsi que les relations privilégiées qui se sont tissées entre ces trois pays depuis les indépendances furent, entre autres, à la base de la création de la CEPGL.

38En outre, les déclarations politiques sur le développement collectif de l’Afrique à travers la Charte des Nations Unies, le Plan d’action de Lagos/l’Acte final de Lagos et l’acte constitutif de l’UA confortèrent largement les gouvernements de trois pays dans leur idée de construire un espace économique viable et prospère se situant à l’intersection de deux grands groupements sous-régionaux à savoir la Communauté Économique des États d’Afrique centrale (CEEAC) et le marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA).

39La CEPGL fut, à cet égard, conçue pour devenir un instrument capable de promouvoir la stabilité et le développement socio-économique dans la sous-région des Grands Lacs. Elle se fixa un programme ambitieux qui, à terme, devrait lui conférer le statut d’une Communauté très avancée. Pour y arriver, elle s’était fixée les objectifs suivants15 :

  • assurer la sécurité des États et de leurs populations de façon qu’aucun élément ne vienne troubler l’ordre et la tranquillité sur leurs frontières  respectives;

  • concevoir, définir et favoriser la création et le développement d’activités d’intérêts communs;

  • promouvoir et intensifier les échanges commerciaux et la circulation des personnes et des biens et;

  • coopérer étroitement dans le domaine social, économique, commercial, scientifique, culturel, politique, militaire, financier, technique et touristique plus spécialement en matière judiciaire, douanière, sanitaire, énergétique, transports et communications.

40Cette organisation sous-régionale connut d’intenses activités dans les deux premières décennies de sa création. Des efforts furent fournis dans les domaines de la prévention et de la gestion des conflits aux frontières communes.

41Différentes actions furent menées par la CEPGL dans le domaine économique. Il s’agit de la signature des accords de coopération dans les secteurs de l’agriculture, du développement industriel, de l’énergie, des communications, des transports, des échanges commerciaux et du tourisme. Cette coopération s’était, en outre, renforcée dans les domaines de la sécurité sociale, de la libre circulation des personnes, de la santé et de la justice.

42Depuis 1996, elle fut confrontée à une crise politique caractérisée par un profond climat de méfiance entre les États membres. L’implication timorée des États membres dans ses activités fut, à cet effet, la traduction éloquente d’une politique de bon voisinage défaillante.

43Les divergences persistantes de vision politique de chacun des pays membres coïncidèrent malheureusement avec des tensions internes dont les ondes de choc propagèrent dans toute la zone entraînant des graves conséquences : pertes humaines, déplacement des populations, destructions matérielles, dégradation des infrastructures de base et désorganisation des circuits économiques.

44Aucune des conventions instituant la CEPGL et les accords définissant les champs d'application de ces quatre axes, ne mentionnent l'intention des pays d'arriver à l'abolition de leurs frontières nationales. Cependant, comme la CEPGL s'inscrit dans le cadre de la construction de la future Communauté Économique Africaine ayant comme objectif final la constitution des États-Unis d'Afrique, elle est souvent perçue au Congo principalement comme le prélude à la constitution d’un «État Grands Lacs» devant être dominé par l’axe politique Rwanda-Ouganda. Il s’agirait d’un plan des «Tutsi» dont l’objectif est de coloniser toute l’Afrique centrale16.

Absence d’État… plus de frontières

45Pour expliquer et analyser un certain nombre de conflits, Nouschi estime que la conquête n’est plus l’enjeu central des derniers conflits. Ils naissent des fractures du système local là où le territoire, la frontière, l’identité nationale, l’autorité étatique sont les plus fragiles17. Nul enjeu n’est plus clairement défini, puisque les objectifs sont très évolutifs. Nul camp n’a plus de limites très nettes, mais une grande fluidité des acteurs en présence.

46Or en Afrique centrale, la fin des années ’80 marque le début de la décompression autoritaire des différents régimes. La fin de la bipolarité avec la chute du mur de Berlin occasionnèrent l’effritement de la plupart des autoritarismes en Afrique. L’émergence de la société civile et les débats sur la démocratisation du continent fragilisèrent profondément les régimes rwandais, congolais et burundais. Ainsi, l’affaiblissement des différents régimes se manifesta principalement, aux frontières héritées de la colonisation entre les trois pays.

47Au Burundi, les troubles survenus en 1988 (événements de Ntega et Marangara) suite aux provocations par des extrémistes de tous bords tant hutu que tutsi aboutirent à une sanglante répression de l’Armée burundaise. Elle fit entre 5 000 et 10 000 morts.

48En octobre 1990, des éléments armés du Front Patriotique Rwandais (FPR) attaquèrent le Rwanda dirigé par le président hutu Habyarimana. Ce mouvement, composé d'anciens réfugiés rwandais tutsi, envahit leur pays d’origine à partir de l'Ouganda. Le Rwanda subit les effets de la guerre civile, avec comme conséquence des déplacements et massacres à grande échelle des populations civiles et une ethnisation plus grande de la vie politique. Le Burundi, dirigé par la minorité tutsi fut soupçonné d’appuyer le FPR. Certains observateurs interprétèrent la position burundaise comme la preuve d’une solidarité ethno-raciale entre tutsi rwandais et burundais. Ainsi, beaucoup des jeunes recrues du FPR, majoritairement tutsi en provenance du Kivu voisin et d’autres pays africains, transitent par le Burundi avant de rejoindre le maquis et le front au Rwanda.

49En novembre 1991, le Parti pour la Libération du Peuple Hutu (Palipehutu), mouvement rebelle burundais attaquait le Nord-Ouest du Burundi, près de la frontière congolaise. Ce mouvement bénéficia du soutien des commandos congolais installés à Luberizi, dans la province frontalière du Sud-Kivu. Cet appui aurait été justifié par la volonté du chef d’État congolais de déstabiliser le régime burundais afin de mettre fin à la tentative de démocratisation entreprise dans ce pays. Cette tentative constituait un risque de voir naître des revendications démocratiques au Congo du Maréchal-président. Cette période vit également se développer les revendications démocratiques qui poussèrent le chef de l'État à mettre fin à son régime.

50L’effritement des régimes autoritaires permit l’apparition de nouveaux acteurs politiques dans les différents pays.

51À partir de 1990, en RDC, une opposition politique se constitua autour de Tshisekedi, devenu un acteur incontournable dans la politique intérieure. Le 17 mai 1997, Mobutu, fut chassé du pouvoir par une rébellion, initiée sept mois plus tôt à la frontière orientale du pays et dirigée par Kabila, un ancien maquisard. Un an plus tard après la prestation de serment du nouveau chef, une deuxième rébellion, le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) soutenue par les pays voisins (Rwanda, Ouganda et Burundi), relance une nouvelle guerre civile toujours à partir de la frontière orientale. Elle causa la mort de plus de 3,5 millions de congolais et le déplacement de plus de deux millions de personnes. Dans cette guerre, furent impliqués pas de moins de sept États et une multitude de mouvements rebelles. En janvier 2001, Kabila fut assassiné et remplacé à la tête de l’État congolais par son fils Joseph Kabila. L’arrivée de Joseph Kabila marqua un tournant dans ce conflit. Des accords de paix furent signés. Les pays impliqués retirèrent leurs forces. Les mouvements rebelles se transforment en parti politique et participent à un gouvernement de transition censé mener le pays aux élections libres et démocratiques. Malgré la fin des hostilités et le début de la transition démocratique, des heurts subsistent à la frontière orientale.

52En juin 1993, Melchior Ndadaye et son parti politique le Front pour la Démocratie au Burundi (Frodebu) gagnaient les élections législatives et présidentielles. Pour la première fois dans l’histoire du Burundi, un hutu accéda à la magistrature suprême. Car depuis l'indépendance du Burundi, les Tutsis contrôlaient de façon ininterrompue le pouvoir. Mais, en octobre de la même année, lors d’une tentative de putsch, il fut assassiné et remplacé par Cyprien Ntaryamira, qui succomba lors d'un attentat en même temps que le président rwandais Habyarimana, en avril 1994. Ntibantunganya devint président avant d’être renversé par Buyoya, militaire tutsi (contre qui Ndadaye avait gagné les élections en 1993). De juin 1993 à juillet 1996, vit l'émergence du Frodebu comme un des acteurs politiques majeurs au Burundi. Suite à l’assassinat du président Ndadaye, la tendance dure de son parti allait former plus tard les Forces pour la Défense de la Démocratie (FDD) et le Front de Libération Nationale (FROLINA), mouvements armés luttant contre l’armée burundaise. Le Burundi fut plongée dans une guerre civile causant la mort de plus de 300 000 personnes, essentiellement des civils.

53Sous la pression de la communauté internationale et grâce à la médiation sud-africaine, un accord de paix fut signé en août 2000 à Arusha (Tanzanie) et débuta une période de transition qui prendrait fin avec la tenue des élections libres et démocratiques.

54Le Burundi tente difficilement de sortir de onze ans de guerre civile, qui oppose l'armée, jusque-là dominée par les Tutsis aux rebelles hutus. Un seul des différents mouvements rebelles continue aujourd'hui de combattre.

55En juillet 1994, le FPR gagnait la guerre et mit fin au génocide qui fit près d’un million de morts rwandais (Tutsi et Hutu modérés). Cette victoire du FPR jeta sur les routes de l’exil plus de 3 millions de Hutu rwandais. La fin de la guerre civile marqua le début d’une période de transition dirigée par Kagame, devenu l’homme fort du Rwanda. En 2003, des élections présidentielles et législatives eurent lieu au Rwanda malgré les imperfections relevées, notamment, par la mission d'observation électorale dépêchée sur place par l'Union européenne.

Un citoyen transfrontalier ?

56Depuis la fin des régimes autoritaires et les tentatives de démocratisation, la frontière héritée de la colonisation n’est plus le garant de la souveraineté nationale. L’intégration régionale, étape préalable à l’Union africaine, semble être une des voies devant garantir la stabilité et le développement de l’Afrique centrale. Cette intégration est attendue et espérée par les populations locales. Les espoirs de ces dernières sont avant tout ceux d’une intégration régionale dépassant les limites territoriales, qui se traduiraient en une meilleure utilisation des ressources communes, à une extension des échanges commerciaux pour plus de richesses partagées, à un accès à des marchés plus vastes et rentables. Ils s’interprètent également en espace de paix, de démocratie et de libre circulation pour les citoyens. Mais, souvent, ils s’accompagnent aussi de peurs : perte d’identité et assimilation, dictature, assimilation forcée. C’est en fin de compte le citoyen qui sera porteur du projet d’intégration. C’est ce citoyen transfrontalier qui pourra développer des pratiques et des stratégies répondant aux objectifs d’intégration régionale.

Bibliographie

57Article 2 de la convention portant création de la CEPGL, Gisenyi, Rwanda, 1976.

58Article 3 al. 1, Acte constitutif de l’Union africaine, Lomé, Togo, juillet 2000.

59Article 3 de l’Acte constitutif de l’Union africaine, Lomé, Togo, 11 juillet 2000.

60Benmessaoud Tredano (A.), Intangibilité des frontières coloniales et espace étatique en Afrique, Paris, Bibliothèque africaine et malgache, 1989.

61Chretien (J.-P.), L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Flammarion-Aubier, 2000.

62Iliffe (J.), Les Africains, Histoire d’un continent, Paris, Flammarion, 1997.

63Kodjo (E.), Et demain l'Afrique, Paris, Stock, 1986.

64Lemarchand (P.), L’Afrique et l’Europe, Atlas du XXe siècle, Paris, Editions Complexes, 1994.

65Moreau Defarges (P.) Relations internationales. 1. Questions régionales, Paris, Editions du Seuil, 1993.

66Ndaywell (I.), Histoire du Zaïre. De l’Héritage ancien à l’âge contemporain, Louvain-La-Neuve, Duculot-Afrique Editions, 1997.

67Noushi (M.), Lexique de géopolitique, Paris, Armand Colin, 1998.

68Reyntjens (F.), «La rébellion au Congo-Zaïre : une affaire de voisins», in Hérodote, n° 86-87, 1997, p. 57-77.

69Seely (J.B.), The Expansion of England, écrit en 1883 et publié en 1906, repris par Lemarchand (P.) (dir), L’Afrique et l’Europe, Paris, Editions Complexes, 1994.

Notes

1  La frontière se définissant comme, «la ligne qui limite l'espace sur lequel s'étend une souveraineté nationale. Le long de la frontière deux souverainetés entrent en contact et s'opposent : de part et d'autre de cette ligne, tracée d'abord sur une carte, démarquée ensuite sur le terrain, les autorités ne sont pas les mêmes, les lois ne sont pas les mêmes; donc l'organisation des sociétés diffère» in Benmessaoud Tredano (A.), Intangibilité des frontières coloniales et espace étatique en Afrique, Paris, Bibliothèque africaine et malgache, 1989.
2  Iliffe (J.), Les Africains, Histoire d’un continent, Paris, Flammarion, 1997, p. 267.
3  Iliffe (J.), op. cit., p. 268.
4  Seely (J.B.), The Expansion of England, écrit en 1883 et publié en 1906, repris par Lemarchand (P.) (dir.), L’Afrique et l’Europe, Paris, Editions Complexes, 1994, p. 23.
5  Ibidem.
6  Iliffe (J.), op. cit, p. 273.
7  Lemarchand (P.), op. cit, p. 20.
8  Chretien (J.-P.), L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Champs/Flammarion. Aubier, 2000, p. 185.
9  Ndaywell (I.), Histoire du Zaïre. De l’Héritage ancien à l’âge contemporain, Louvain-La-Neuve, Duculot-Afrique Editions, 1997, p. 315.
10  Article 3 de l’Acte constitutif de l’Union africaine, Lomé, Togo, 11 juillet 2000.
11  Kodjo (E.), Et demain l'Afrique, Paris, Stock, 1986; Moreau Defarges (P.) Relations internationales. 1. Questions régionales, Paris, Editions du Seuil, 1993; Benmessaoud Tredano (A.), (1989), op. cit.
12  Moreau Defarges (P.), op. cit., p. 311.
13  Article 3 al. 1, Acte constitutif de l’Union africaine, Lomé, Togo, juillet 2000.
14  Dans ce conflit commencé en 1975, s’affrontent le Maroc voulant proclamer sa souveraineté sur le Sahara occidental et le Front Polisario revendiquant le droit à l’autodétermination des peuples saharouies.
15  Article 2 de la convention portant création de la CEPGL, Gisenyi, Rwanda, 1976.
16  Lire à ce sujet : Reyntjens (F.), «La rébellion au Congo-Zaïre : une affaire de voisins», in Hérodote, n° 86-87, 1997, p. 57-77.
17  Noushi (M.), Lexique de géopolitique, Paris, Armand Colin, 1998, p. 38.

Pour citer cet article

Bob Kabamba, «Frontières en Afrique centrale : gage de souveraineté ?», Fédéralisme Régionalisme [En ligne], Volume 4 : 2003-2004 - Régions et sécurité, URL : https://popups.uliege.be/1374-3864/index.php?id=294.